Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

Par |2020-05-06T06:09:01+02:00 6 mai 2020|Catégories : Essais & Chroniques, Gérard Mordillat|

Fig­ure-toi, si tu veux bien, une con­science vrai­ment mal­heureuse, un dés­espoir pro­fond, étayé par la rai­son. Ulysse, par exem­ple, quand il cherche Ithaque. Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. 

Nous savons que quelque chose ne va pas dans l’organisation sociale des Hommes. Nous savons que le con­cept le plus général de tra­vail a été pul­vérisé dans la polynésie mon­di­ale de l’emploi et du mini-job : nous savons très bien compter, mais très mal val­oris­er. Nous savons que la Terre n’est qu’un océan de batailles com­mer­ciales opposant des réseaux dont les postes sont des humains numériques (hommes mach­inées et machines human­isées). Nous savons par ailleurs que cer­tains des derniers métiers libres sont acculés, comme cer­taines espèces ani­males, à des ter­ri­toires si petits et si coupés de toute ressource que l’extinction ou l’insignifiance sem­blent bien­tôt la seule issue. La poésie est l’un de ces êtres vivants affaib­lis dont l’existence repliée ne nous appa­raît que comme une sur­vivance n’ayant plus rien à offrir que la tristesse d’une irréversible stéril­ité. Le noir de cette con­science mal­heureuse est lucide, hélas.

Gérard Mordil­lat, Le Linceul du 
vieux monde
, Edi­tions Le temps 
qu’il fait, 2011, 80p, 12€.

Gérard Mordil­lat a choisi de ne rien cacher des « rav­ages » qui nous alarment :

 

Regarde bien
C’est ça
Quand le libéral­isme passe
Rien ne reste
Plus rien. 

 

Devant des mots que trop de poètes refuseraient, il ne recule pas. L’auteur ne s’en tient pas à la bonne con­science poé­tique : à force de rester retranch­er der­rière les fron­tières du signe, celle-ci a fini par devenir mori­bonde, pudi­bonde à l’excès, et du coup la bête ne sait plus mor­dre. Ce sauvage, au con­traire, la fait bondir hors de son ter­ri­toire, lui fait ban­der ses mus­cles et ruer dans les bran­car­ds. Le Linceul du vieux monde est un livre de poèmes qui per­met de pren­dre la tem­péra­ture de notre longue nuit d’hiver, mais sans com­plai­sance pour elle. Il ne s’agit surtout pas de la jouis­sance nihiliste d’un vieux bande-mou tiré de Houelle­becq, ni du plaisir sénile de quelque déclin­iste ami des médias. Au con­traire, quand le poète Mordil­lat par­le, la bouche de l’enfant se met à par­ler, et c’est une langue qui vient d’ailleurs : c’est, sinon un espoir, du moins un désir d’espoir, et c’est en cela que le poème mérite que cer­taines bêtes s’y achar­nent, presque à l’insu de tous les civilisés.

Mais c’est si dur, d’écrire des poèmes. Il faut être ou bien ter­ri­ble­ment sur­doué, ou bien naïf, ou bien out­re­cuidant pour croire qu’aujourd’hui encore, c’est facile de faire un poème, que c’est néces­saire d’y croire, et que d’emblée on y respire à l’aise. Car il ne s’agit pas sim­ple­ment de vouloir échap­per au néant : cela aus­si, l’écrivain néo-libéral le veut ; d’une cer­taine manière son sens du con­fort et sa bonne con­science lui dictent son cre­do moral. Lui aus­si veut la vie, la lumière, il veut le droit, en un mot le com­merce avec ses  « frères humains ». Mais si Le Linceul du vieux monde nous touche à ce point, c’est que l’on y voit bien qu’écrire encore et tou­jours de la poésie, c’est plus dif­fi­cile que ça. Qu’est-ce que c’est que cette « cause », celle de l’enfant assas­s­iné qui « pend à la cré­mone » ? Qu’est-ce que c’est que cet « orage » qui est le gros temps de la poésie ? Que nous dis­ent ces amantes mul­ti­ples, désirées, désir­antes, irra­di­ant sous nos yeux dans l’écriture ? Que nous dis­ent les flammes de ces fig­ures mythiques, porta­bles dans le texte de Mordil­lat, et qui éclairent nos mains de char­bon comme autant de petits foy­ers ? Et qu’est-ce que c’est que ce mince espoir révo­lu­tion­naire con­tenu dans le poème, cette pâle lueur, trans­portée de mon­tagne en mon­tagne à tra­vers la nuit, et que l’on se trans­met tant bien que mal, généra­tion après génération ?

Chaque jour tu fais l’épreuve de la foule, épaule con­tre épaule, tu pass­es par le temps de la foule. Tu vois par exem­ple ce peu­ple qui jubile :

 

Les petits-bour­geois
Français.

 

Ils étran­g­lent les singes, ils hurlent « mort à l’étranger » ! L’élan fas­ciste du peu­ple existe, il se laisse même observ­er avec une pré­ci­sion toute doc­u­men­taire : la machine éco­nom­i­co-poli­tique fab­rique un désir ter­ri­ble­ment per­vers, une pas­siv­ité incon­sciente face à la puis­sance de mort qui se développe à tous les étages de la fusée sociale. Sale ivresse, qui n’a rien à voir avec l’enivrement de l’extase ou du gai savoir, mais tout à voir avec une méchante biture, binge drink­ing ou alcoolisme du mis­érable. On s’avilit, on s’abrutit, métro-boulot-dodo-roto­to, et là-dessus la for­ma­tion sociale con­stru­it la fierté, la morale, les icônes et les dieux. Le poète a la tâche dif­fi­cile de sor­tir de l’addiction, de dessoûler son être. Il doit pou­voir écrire à Zeus tout-puissant :

 

J’arrache le rêve délicieux
D’un Par­adis pour tous[…] Les dieux ne sont plus nécessaires 

 

Le livre de Mordil­lat est l’écrit d’un « réfrac­taire » qui n’a pas dés­ap­pris l’art de se met­tre en colère. C’est l’acte de résis­tance d’un enfant pirate con­tre les saints patrons de la bien­veil­lance et du bien-être, grands con­tremaître de la per­for­mance sociale moyenne, grands man­agers d’endurance à des­ti­na­tion des class­es laborieuses et anonymes. Voilà « solo », dur et sec, farouche­ment indépen­dant. L’émancipation, c’est comme la pen­sée, ça com­mence par un non, et tant pis pour la bonne édu­ca­tion, et, à tout pren­dre, tant pis même pour la bonne foi.

L’orage a ses éclairs.

Chaque jour tu te pos­es ce genre de ques­tions : où vont, coude à coude, ces cos­tumes, ces tailleurs ? Quel est le sens de leurs tra­jets pen­du­laires ? Chaque matin, chaque soir, ces femmes « [d]e rai­son corsetée », ces « employés mod­èles », ces étu­di­ants, ces écol­iers, où peu­vent-ils bien aller ? Mordil­lat doc­u­men­tariste regarde, il note :

 

Ils vont
Igno­rant les leçons de l’histoire 

 

C’est dire qu’ils ne vont nulle part. Pour repren­dre le titre du poème, ils vont « Cap aux morts », insou­ciants, sûrs de leur inno­cence. Or, toi et moi, nous mar­chons aus­si dans cette foule « au pas cadencé », il est si dur de s’en extraire, nous sommes dedans. Jusqu’au cou ! Et depuis la nais­sance ! Nous sen­tons depuis tou­jours la sueur froide, à la fois frater­nelle et rivale, pathé­tique et odieuse, de ces épaules pressées con­tre les nôtres, assu­jet­ties aux trans­ports, ces épaules employées, entre­pre­neuses ou ouvrières, épaules creusées par l’airain du marché. On bosse, et on attend de pass­er à la caisse !

Mais le poète nous dit : jusqu’au cou ce n’est pas jusqu’aux yeux. Ce n’est pas jusqu’aux oreilles. Ce n’est pas jusqu’à la cervelle. Je peux émerg­er du « silence océanique », je peux recon­quérir les traits de ma lib­erté : le « je » du soli­taire, dans l’échange du poème, devient aus­si le mien, lire-écrire sur autrui c’est devenir l’enfant qui rêve, devenir poète, devenir « Jacques Pre­v­el », « Pao­lo Ucel­lo », ou bien d’autres encore, peu importe les noms de ces encagés-vifs :

 

Comme lui je suis
Seul en compagnie 

 

Une sim­ple com­para­i­son, et peut-être, peut-être que nous sommes sauvés : l’empathie, chez Mordil­lat, est l’émotion qui ral­lume le grand feu de la métaphore, c’est-à-dire le grand voy­age de la matière jusqu’à la vie.

Faire une métaphore, c’est faire un saut « hors du rang » :

 

Elle dort enfin. Elle dort enfant.
Elle dort en fa. Elle dort en faon.
Elle dort en fille. Elle dort en fesses. 

 

Émou­vant mir­a­cle de « L’allitérée ». Jon­g­lerie ? Oui. Vir­tu­osité gra­tu­ite des signes ? Non. Le jon­gleour fait pass­er les élé­ments de parole les uns dans les autres, c’est un alchimiste qui inten­si­fie les échanges, un physi­cien nucléaire qui brise, con­casse et réassem­ble, si bien qu’autre chose ray­onne, un ani­mal sauvage frémit en plus d’un corps nu. Mais le proces­sus métaphorique n’est pas qu’un fan­tasme : c’est une recon­fig­u­ra­tion objec­tive de nos désirs. Le moment où l’on se plonge dans la natu­ra nat­u­rans des syl­labes et dans l’har­mo­nia mun­di du chant poé­tique, le moment où ça nous chauffe au fond du four dan­tesque, ce n’est pas de l’ordre de la représen­ta­tion, ce n’est pas du « foutre à blanc » selon l’expression désen­chan­tée de Bernard Noël. C’est un change­ment révo­lu­tion­naire de toute l’économie poli­tique de nos désirs : la chaleur du regard sur « elle » la fond, elle rede­vient fis­si­ble, chan­tante comme la roche, frag­ile, sa beauté sur­git, fraiche, « ten­dre et rose », trem­blante comme une forêt à l’aube. La poésie enri­chit l’expérience con­crète du désir. Alors à côté de ça, le  grand col­li­sion­neur de hadrons n’est qu’une grosse quin­cail­lerie préhis­torique ! Et ce serait mal com­pren­dre la puis­sance poé­tique que d’imposer là-dessus la ques­tion de la fidél­ité. Écrire un car­net de « Beautés » nues et plurielles n’est pas le symp­tôme d’une dom­i­na­tion don­juanesque, c’est tout aus­si bien faire « Retour à la bien-aimée », se retrem­per dans Péné­lope, dans sa sin­gu­lar­ité, mais à neuf, tou­jours autrement. C’est cass­er les habi­tudes de « la con­ju­gal­ité », réin­ven­ter l’amour con­tre les habi­tudes et la rou­tine. Allitér­er : réitér­er la pre­mière fois.

 

Bien sûr que la poésie trans­forme objec­tive­ment la réal­ité : pour preuve, l’homme en colère est donc trans­mué en amoureux Éros, le jon­gleur en per­pétuel e‑jaculator !

 

L’oiseau plaisir
Lui serre le kiki
Mon sexe s’envole à tire d’ange
Lave sa plaie au ciel 

 

Le jon­gleur Mordil­lat reprend à son compte le téle­sco­page qui a tou­jours car­ac­térisé cette parole : une gour­man­dise dans le maniement des mots, sans dis­tinc­tion de classe ou d’origine (« oiseau », « kiki » et « ange » cohab­itent très bien !) vient ren­con­tr­er une ten­dance bouf­fonne à railler. Le Linceul du vieux monde est le livre d’un satiriste.

Beau­coup d’ouvrages sat­urent leur texte de mots d’ordre. Le mot « ange », par exem­ple, ou le mot « ciel », finis­sent par con­stituer chez cer­tains auteurs de véri­ta­bles trous noirs qui sur­déter­mi­nent toutes les pages, toute l’écriture. Leur redon­dance monot­o­ne sem­blent anni­hiler la lec­ture : ils fasci­nent, stupé­fient, comme les yeux de la Méduse. L’industrie de l’édition adore cet effet : les lecteurs, tou­jours facile­ment roman­tiques ou enclins à la spir­i­tu­al­ité, en rede­man­dent encore, et les auteurs, com­plaisants, sages et frater­nels, acceptent timide­ment d’embobiner l’audience. On appelle ça la grandeur de la lit­téra­ture, et il paraît qu’en dernier recours, on ne doit pas rire avec ça. Hé bien la con­tre-grandeur de ce Linceul, c’est de se moquer de cette noblesse angélique, de ces nappes de lumière cen­sées annon­cer la présence glo­rieuse de l’être-au-monde : le jok­er asso­cie « l’oiseau » et « le kiki », et si ange il y a, ange il tire. Humour cru, peut-être, mais humour tout de même. Mordil­lat, sem­ble-t-il, fait hon­neur à son lecteur en lui offrant une var­iété qui laisse le choix. L’homme du peu­ple est bigar­ré. Son poème est ouvert en ce sens sim­ple qu’il n’enferme pas. Il con­jure ses pro­pres héros qui dis­parais­sent à mesure qu’ils apparaissent.

Une fois enclenché le proces­sus de la métaphore, né de la colère et de l’empathie, le désir pour­suit son envol et la vie reprend son souf­fle : rythme du poème. Lire ou écrire trans­forme, intérieure­ment, objec­tive­ment. Avec Mordil­lat ce mou­ve­ment libéra­teur ne se fige pas. Il peut bien con­vo­quer Ulysse, ce n’est pas le vain­queur de Troie qui l’intéresse : nous savons aujourd’hui que ce que l’on appelle révo­lu­tion­naire court le risque de tourn­er à la haine, au dog­ma­tisme, au ter­ror­isme. Mai 68 comme mythe, Deleuze comme icône, Marx comme stat­ue : dan­ger du glacis autori­taire et con­ser­va­teur. Par bon­heur, la tem­po­ral­ité des poèmes de Mordil­lat n’est pas linéaire. Com­ment l’écriture pour­rait-elle sépar­er les épo­ques comme s’il s’agissait de sta­tions qui seraient quittes les unes des autres ? Le joueur de let­tres en cos­tume à losanges révèle le « mag­ma incan­des­cent » qui forme la pâte du monde : les « pôles », les « jours » et les « nuits » se rejoignent, « les mois, les saisons » se « rap­prochent » :

 

Il n’y eut plus qu’un temps
Le temps T
La croix des amants terrassés

 

Le poète partage la même intu­ition que l’historien matéri­al­iste dont Ben­jamin fait le por­trait dans ses Thès­es. Le temps n’est pas une frise, il n’est pas un anneau ser­pen­tiforme car chaque présent n’en a jamais fini de bondir sur le passé et le passé n’en a jamais fini d’appeler le présent. Le temps est plutôt une étoile dont les couch­es ne cessent de gliss­er l’une sur l’autre et de fluer l’une dans l’autre. Ce sont des éner­gies qui font l’amour, qui font la vie. Et c’est ain­si que le fauve aux milles tours ne cesse, depuis son pro­fond navire, de trac­er son par­cours pro­pre, et de nous mor­dre le cœur – rapi­de comme la let­tre, à la vitesse d’un esprit qui s’efforce de ne pas oubli­er son histoire.

Présentation de l’auteur

Gérard Mordillat

Gérard Mordil­lat est écrivain et cinéaste. Son œuvre s’at­tache à “affron­ter le réel, c’est-à-dire ce qui ne va pas”. Or au cœur de la réal­ité, il y a les femmes et les hommes qui tra­vail­lent. De film en film, de livre en livre, le poète se bat con­tre un sys­tème social qui dis­qual­i­fie le tra­vail vivant : il s’ag­it au con­traire d’en affirmer l’in­dompt­able valeur. 
‑Bib­li­ogra­phie et Fil­mo­gra­phie sélectives
Poésie : Som­bres lumières du désir, Le Temps qu’il fait, 2014
Prose : Ces femmes-là, Albin Michel, 2019 ; Quartiers de noblesse, Édi­tions du son­neur, 2020 ; Subito presto, Albin Michel, 2020
Films : La véri­ta­ble his­toire d’Ar­taud le Mômo, 1993 ; Les Vivants et les Morts, 2010 ; Mélan­col­ie ouvrière, 2018, adap­té de l’ou­vrage éponyme de Michelle Per­rot ; Tra­vail, salaire, prof­it, 2019, coréal­isé avec Betrand Rothé (6 épisodes, Arte)

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Autres lec­tures

Gérard Mordillat, Le Linceul du vieux monde

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…

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