Patricia Cartereau & Albane Gellé, Pelotes, Averses, Miroirs,

L’espace.

Avant même l’alternance des dessins et des poèmes, nous remar­quons le blanc, vaste, omniprésent, intact. Pri­mor­diale inno­cence ? En tout cas nous nous inter­ro­geons sur la con­no­ta­tion de la trace, les valeurs ambiguës de ce qui sur­git : formes, couleurs, poèmes, à peine apposés sur le monde, est-ce vio­lence ou douceur, vie ou iner­tie ? Et après tout, faudrait-il trancher ?

Patri­cia Cartereau & Albane Gel­lé, Pelotes, Avers­es, Miroirs, L’atelier con­tem­po­rain, 2018

Nous nous promenons dans les bois. « De bon matin lichen s’étend », la nature frémit, nous la sen­tons qui respire et l’eau coule : encre, aquarelle, écri­t­ure comme un souf­fle et une flaque. Pelotes, avers­es, miroirs : ce n’est pas tant une unité que ce titre résume, mais un per­pétuel mobile, d’incessants pas­sages d’une fig­ure à l’autre, labiles transformations :

 Je suis chevreuil, oiseau de juin

je suis nous sommes une guirlande 

[…] 

 

Cette espèce de vaste com­mu­ni­ca­tion des choses entre elles (que Ludovic Deg­roote a rai­son de rap­procher de la cor­re­spon­dance baude­lairi­enne), nous la sen­tons, sou­vent par la peau. Chaque être, tous les êtres, comme ces « petits os poin­tus », ces « branch­es », ces « nids de che­nilles » en sont autant d’indices : ils ren­voient vers d’autres êtres. Chemin faisant, nous ramas­sons par exem­ple des pelotes de réjec­tion. Le cray­on du dessin ou la plume de l’écriture tis­sent un obscur réseau ser­ré sur la can­deur absol­u­ment antérieure à tout.

 

 Nous ne sommes pas seuls, à tâtonner

sur de petites pier­res, se frayant

un pas­sage, n’évitant pas

quelques bosses. 

 

Touch­er, tact, cour­toisie : les êtres par­lent, les êtres répon­dent. Seul un bien triste tech­ni­cien de l’esprit réduirait les êtres à de mornes choses-en-soi. Dans ce livre de Patri­cia Cartereau et Albane Gel­lé, le mou­ve­ment du poème, et avec lui la trace légère du pinceau sur la feuille, révèle le rythme d’un cœur et la vie d’une con­science. Nous nous promenons dans les bois, des fougères nous caressent, et nous devi­nons l’âme. 

Et si nous sommes inter­pel­lés par l’apparition d’un noir, cap­tivés par un rose, un vert, un mauve, si nous ignorons com­ment inter­préter leur sur­gisse­ment par rap­port au vir­ginal immac­ulé, c’est parce qu’ils par­lent la langue auro­rale de l’animal sauvage :

 

« Il fau­dra trouver

des gestes d’antilope, des sabots un peu sauvages,

[…] »

Au plus proche de l’émotion, l’écriture poé­tique com­mu­nique avec le lan­gage ani­mal. Elle prend son rythme à même le tres­saille­ment nerveux et san­guin du mus­cle d’un cheval, d’un cerf, d’un loup, aux pieds nus d’un homme qui marche dans la nature. Si la poésie rafraî­chit la parole humaine, c’est à l’étalon de cette étrange altérité : l’animal. Le poème provient de cet « autre ver­sant », « les lan­gages sans mots, les renards  ». La rai­son et son arma­da de tech­niques de l’esprit, qui nous ensevelis­sent de ques­tions, men­a­cent inces­sam­ment de nous le faire oubli­er. 

Mais nous mar­chons dans les bois, tâchant d’apprendre de l’ignorance des bêtes.

 

 Asseyons-nous dans l’herbe,

les ques­tions s’arrêtent. 

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…