Aux amis, les essentiels.

 

Les sur­réal­istes par le rêve. Hugo par les tables tour­nantes. De grands moments de créa­tion selon des modal­ités inter­per­son­nelles. L’écri­t­ure se ploie à des volon­tés, qui sont davan­tage qu’une volon­té indi­vidu­elle, laque­lle est vite entravée par son iden­tité, c’est-à-dire par ses habi­tudes, ses usages, ses codes et ses académismes. L’écri­t­ure devient finale­ment per­son­nelle dans cette mise en scène col­lec­tive au ser­vice de son émergence.

Hugo se trou­ve dans les textes de Jer­sey[1]. Il dépasse les mots, cette matière bornée qui enferme l’e­sprit. Il s’ou­vre, c’est la grande vic­toire de la libre expres­sion. Il n’y a pas lieu de blâmer son chemin, au con­traire il faut louer l’ef­fort d’écri­t­ure quo­ti­di­en, l’ex­er­ci­ce inces­sant de venir à la table, se laiss­er aller à la con­nex­ion ami­cale des psy­chismes, puis de tran­scrire, not­er, met­tre en forme, trou­ver sou­vent la spon­tanéité qui émancipe l’écri­t­ure et ouvre à la ten­sion spir­ituelle de l’être humain. Le lan­gage est ici pris à bras le corps, com­bat­tu afin de livr­er une parole fidèle à “l’é­cho sonore” le plus vierge, le plus pri­mor­dial. Si la matéri­al­ité du mot sub­siste (car l’art est avec la matière), c’est pour indi­quer son au-delà, pour faire enten­dre son élar­gisse­ment, son déploiement vers un absolu, un indif­féren­cié tout à fait expéri­mentable et acces­si­ble[2], quoique sur un mode para­dox­al puisqu’à par­tir de ce qu’il n’est pas : le corps.

Ce n’est pas seule­ment l’alexan­drin qu’Hugo fait sauter. Il con­quiert, à Jer­sey, en pro­scrit, dans l’ex­il, un vocab­u­laire sin­guli­er, un agence­ment par­ti­c­uli­er de ses mots irré­ductible à la syn­taxe et à la ver­si­fi­ca­tion clas­sique. La réso­nance des rimes, le rythme des phras­es autorisent l’in­ter­férence des ondes entre elles, qui, de leur brouil­lard même, annon­cent claire­ment un illim­ité, un infi­ni auquel l’hu­main a accès, au moins en puis­sance. Doré­na­vant, le poème s’emploie à sous­traire la langue aux tenailles du Même et de l’Autre. Sans cela, l’art ne porte aucune vision. Il reste donc petit et anec­do­tique, recettes ou belles formules.

Il est amu­sant de not­er que celui qui se laisse aisé­ment car­i­ca­tur­er par l’am­pleur de son Ego ne parvient à lui-même qu’en famille et avec des amis, en un mot avec d’autres que lui. Certes il appa­raît comme le maître de céré­monie, le met­teur en scène de sa pro­pre pro­duc­tion[3]. Mais elle n’est pas soli­taire, elle est cou­vée sous les feux de plusieurs sub­jec­tiv­ités. Les séances de som­meil des sur­réal­istes seront ana­logues[4] : s’y man­i­feste une ému­la­tion col­lec­tive qui a le pou­voir d’élever, de déjà sig­naler avec force un extérieur à soi-même, un au-dehors com­plet, seule instance pos­si­ble­ment absolue.

           

La poésie des Tables, qui n’est donc jamais faite d’une seule parole, doit éveiller à ce Dieu-là. La lisant, il serait naïf de la pren­dre trop aux mots. Son effet pure­ment sen­soriel, envoû­tant, enivrant, con­fon­dant, est un paramètre essen­tiel de sa com­préhen­sion. On est autorisé, on est invité à rester à la sur­face irisée des choses, au niveau-même où s’en­ten­dent les tur­bu­lences ou les har­monies des mots, ces fusions des éner­gies qui trans­portent, exci­tent et font désir­er l’ab­solu[5]. C’est une erreur, nous dit-elle, de s’ingénier à l’analyser en pro­fondeur, à la prob­lé­ma­tis­er savam­ment : ces opéra­tions men­tales ne sont que la reprise en main de l’il­lim­ité par le fini et la rigueur des ter­mes ; bien plus — tout cri­tique hon­nête en fait l’ex­péri­ence — l’im­po­si­tion de van­ités intel­lectuelles, aus­si éphémères qu’outre­cuidantes, sur la frag­ile matéri­al­i­sa­tion d’une expéri­ence humaine de la plus haute inten­sité. L’écrivant, Hugo nous la communique.

 

 

 

 


[1] De sep­tem­bre 1853 à octo­bre 1855, les séances des Tables font l’ob­jet de procès-ver­baux pré­cis et notés sur le vif. Quelques-unes sont ensuite mis­es au pro­pre dans des cahiers à part. Hugo n’est jamais le seul rédac­teur. On con­state égale­ment que les ren­con­tres avec cer­tains esprits atten­dus sont pré­parées à l’a­vance (on lui écrit un poème, par exemple…)

[2] Ce qui ne veut pas dire que l’être humain est de taille à com­pren­dre cette expérience.

[3] Dra­maturgie du Livre des Tables, qui s’ap­par­ente si sou­vent à un grand texte de théâtre.

[4] Par­al­lèle­ment aux réc­its de rêves, à par­tir de sep­tem­bre 1922, les sur­réal­istes fer­ont aus­si “la chaîne” autour de la table. Ce sera dans l’ate­lier mont­martrois de Bre­ton, qui don­nait alors sur les cabarets “Le Ciel” et “L’En­fer”. Voir, par exem­ple, les textes de Desnos en 1922 ; ou les réc­its de Bre­ton, Les Pas per­dus (1924) et Aragon, Une Vague de rêve (1924).

[5] Ce n’est pas un irra­tional­isme de mau­vais roman­tisme. Se man­i­feste ici tout bon­nement l’ir­ré­ductible résis­tance cri­tique pro­pre à la poésie, qui la rend inca­pable d’ad­hér­er aux jeux de vérité d’une époque donnée. 

 

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…