Livres en vie, 1

 

 

Debenedet­ti*, Ghez,
Momies,
Ellé­bore, typogra­phie et impres­sion J.-J. Ser­gent, 1984. 

 

à Jean Réal

 

Puisqu’on peut hasarder, tout au plaisir de se four­voy­er sans pour autant tromper per­son­ne, qu’écrire est une vraie manière de se trans­former, alors “sous un globe de verre, paupières et lèvres cousues, une tête humaine réduite“idoit sans doute fascin­er notre regard comme l’un des ter­mes les plus énig­ma­tiques du cours de nos méta­mor­phoses. Telle fut du moins l’im­pres­sion que lais­sa, un jour, sur l’en­fant Debenedet­ti, une momie cap­i­tale pré­parée dans le Haut-Amazone.

Plus tard, il fut décidé de faire devin­er cette région incon­nue dans ce qui serait comme un réc­it de voy­age, de refab­ri­quer en fait l’é­trange “ne plus être” de ce chef fan­toma­tique sans fond qui, sous tous ses aspects, n’est que la présence para­doxale d’une “faille”, d’une “béance” effrayante. Et il était comme de bien enten­du que le réc­it devrait émerg­er de la matéri­al­ité même d’un livre où seraient notés

 

“des mots en forme
de cha­cal ou d’ibis”,

 

des créa­tures de glyphes pour approcher ce que l’au­teur appelle la “Con­nais­sance”. Il s’agis­sait donc de réduire sa pro­pre tête. Et, par là, de mod­i­fi­er le regard que nous, ceux d’une autre époque, devions porter non seule­ment sur les momies (au British Muse­um, j’en avais eu peur) mais, plus générale­ment, sur le livre : en décou­vrant sous le sable du présent l’une des 33 Momies voulues par Debenedet­ti, l’archéo­logue du futur apprend qu’il s’ag­it là moins d’un objet que du pro­jet d’une pen­sée dans une matière. Il fau­dra revenir sur les 3 têtes A, B, C, con­servées dans un sar­cophage de Craven A (l’en­fant songe avec délice à la con­tre­bande des Cig­a­res des Pharaons), pin­cer du doigt le BFK de Rives en In-folio sous cou­ver­ture rem­pliée, ban­delettes essen­tielles à la pro­tec­tion des 5 cahiers de poèmes accom­pa­g­nés de 4 eaux-fortes. Dans ce livre, les mots lais­sent pass­er le vent, le désert, l’eau du passeur, la cen­dre des corps con­sumés. Étui de cig­a­rettes, “rêve de cuir”, tête réduite : Momies con­dense ain­si les images d’Anu­bis et les cor­re­spon­dances entres ses signes incarnés.

Le livre, comme la dépouille qui s’au­réole de mys­tères quand on la pare pour son plus long voy­age, est un corps empreint d’indices. C’est alors que l’ex­plo­rateur est pris d’un doute : et s’il n’é­tait qu’un pilleur pro­fane ; et si le sens de toute cette pra­tique d’embaumement devait lui demeur­er résol­u­ment étranger, inter­dit ? Après tout, nous sommes cap­tifs d’un temps, et ma nais­sance a eu lieu si loin de ce monde chargé d’écri­t­ures et de gra­phies… Com­ment puis-je être sûr de ne pas man­quer de cour­toisie dans mon approche, mon igno­rance ? Le livre pose à toute curiosité la ques­tion du sacré, c’est-à-dire de la ligne de partage entre l’ac­ces­si­ble et l’i­nac­ces­si­ble. Les momies peu­vent-elles encore nous enten­dre, elles qui, dans leur robe aux motifs de silence, par­ticipent déjà de la “Con­nais­sance” ? Ne suis-je pas exclu par principe des jeux trop sub­tils de l’éru­di­tion, de la sci­ence et du pou­voir ? Heureuse­ment l’art n’est pas la sci­ence, et la rela­tion sci­en­tifique ne con­di­tionne pas la rela­tion artis­tique. Dans notre face à face avec la tête momi­fiée, nous sommes tou­jours enfants : autant l’assumer.

Avec Bre­ton, Debenedet­ti nous dit que notre incom­pé­tence à déchiffr­er est ce qui nous pro­cure la jouis­sance. Pour ma part, je recon­nais que ma peur de la momie, parce qu’elle m’a fait pren­dre con­science que j’é­tais un enfant, a déclenché en réac­tion ma volon­té esthé­tique de me chang­er, de voir dif­férem­ment, la prochaine fois. Trop de savoirs empêche de réa­gir, et, par voie de con­séquence, anni­hile la volon­té de se trans­former. Il n’est qu’à tourn­er les grandes feuilles de Momies pour faire l’ex­péri­ence qu’un livre n’est pas l’ob­jet que cer­tains voudraient faire croire.

Tout d’abord, l’écri­t­ure du poète est un art qui n’a presque jamais recours aux mar­ques de la signification :

 

“Un bou­quet entre les seins
cer­tains soirs
allu­ment leurs rêves
à la queue des chiens”.

 

Dans une stro­phe, les noms se suiv­ent à la faveur de l’or­eille, et affran­chis des con­traintes thé­ma­tiques. C’est ain­si que “seins” devient “soirs” puis “chiens”, sans qu’au­cun voca­ble ne soit mis sur le même plan. Cette chaîne de devenir ini­tiée par “un bou­quet” trace en fait l’une de ces images dynamiques dont les moteurs sont sou­vent les puis­sances psy­chiques : la mémoire, le rêve, le désir. Voilà une écri­t­ure en quête de jubi­la­tion par l’ex­er­ci­ce de sa lib­erté, et qui offre à voir plutôt qu’à comprendre.

Une écri­t­ure dont la qual­ité est d’in­stau­r­er une présence sen­si­ble plutôt que de se con­stituer par l’ab­strac­tion d’ob­jets. Le livre se man­i­feste par son grand for­matii qui l’im­pose à la vue (qui est comme un touch­er de loin), par son papi­er, qui inter­ag­it avec le noir des car­ac­tères imprimés, avec la pulpe des doigts qui le par­courent, l’ef­fleurent puis le touchent. Il est une expéri­ence sen­sorielle qui suf­fit à faire savour­er l’essen­tiel et qu’au­cune descrip­tion n’épuise. En son éclat se recon­nais­sent d’in­tens­es cir­cu­la­tions de “matelots”. Un livre n’est jamais l’œu­vre d’un seul auteur ; il n’est pas de poésie sans ren­con­tres. Déter­mi­nante fut donc celle avec feu Jean-Jacques Ser­gent, canon­nier maître de la typogra­phie et des gravures. Son œuvre, immense et juste­ment recon­nue des bib­lio­philes, a tou­jours su accueil­lir les pro­jets d’Ellé­bore, la struc­ture édi­to­ri­ale de Debenedet­ti. Il est indu­bitable que le “Voyageur Ful­bert” était le marin idéal, l’im­primeur capa­ble de don­ner aux mots du poète le poids d’une “poitrine blanche gon­flée de lait”. Non moins impor­tante fut la par­tic­i­pa­tion de Gilles Ghez, dont l’a­vatar Lord Dou­glas Dart­wood, à force d’éc­umer les mers et les ter­ri­toires les plus secrets, a dû s’aven­tur­er plus d’une fois dans les par­ages de ces “con­ti­nents qu’on ne vis­it­era jamais”. Grâce à son dessin, l’aven­turi­er entre

 

“Dans la jun­gle cachée
sous la rétine des oiseaux”.

 

Le pein­tre se saisit par­fois de quelques vers puis, par des traits à la fois dens­es et déliés, il fait émerg­er les étapes du réc­it de voy­age. Son graphisme élève sa puis­sance nar­ra­tive aux con­fins de la bande-dess­inée et du rébusiii. Il sol­licite l’œil de l’ig­no­rant, et ce n’est pas si grave si tu ne sais pas si bien lire, l’im­age est là pour te retenir, pour t’aider à connaître.

 

Un sim­ple coup d’œil au colophon l’au­rait attesté : pour devenir sen­si­ble et sen­suelle, l’écri­t­ure doit se faire aven­ture col­lec­tive. Debenedet­ti dédie nom­bre de ses textes. C’est ain­si que son lecteur devient con­tem­po­rain de Vas­co de Gama ou de Jean Orizet. La boîteiv qui ren­ferme les Momies n’en­ferme pas, elle emboîte : la vie dans la mort et la mort dans la vie. Elle entrelace dif­férentes matières, jusqu’aux plus douces, jusqu’à celles qui ne font que vibr­er. Engin synesthésique, elle mul­ti­plie les per­son­nes et nous ren­voie de l’une à l’autre en un trans­port qui vise le per­pétuel mobile. Aus­si impie soit la main qui s’ap­proche d’elle, aus­si étrangère au sens secret des anciens rites, nul sac­rilège n’est à crain­dre : la momie est faite pour être débal­lée, ouverte, revécue comme expéri­ence présente. La momie est un véhicule de com­mu­ni­ca­tion entre les vivants, entre les vivants et les morts, entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre les épo­quesv.

 

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notes :

 

*Jean-Marc Debenedet­ti (1952–2009) , poète, pein­tre et sculp­teur, il dirigea la revue “Ellé­bore” (1979–1984) source : http://www.idref.fr/026815508

i Les cita­tions en prose font référence à “Ouver­ture”, texte pré­façant l’édi­tion courante de Momies, parue chez Ellé­bore en 1984. 

ii Le cat­a­logue raison­né de l’œu­vre de Jean-Jacques Ser­gent (Ich&Kar, 2013) pré­cise : 33 par 25.

iii Sur Gilles Ghez, voir Robert Bonac­cor­si, Gilles Ghez, auto­por­traits d’une vie, Vil­la Tamaris, 2015. Voir aus­si son site www.gillesghez.com

iv La séri­gra­phie ornant la boîte-objet conçue par Gilles Ghez, et qui s’in­spire donc des paque­ts de cig­a­rettes Craven A, a été réal­isée par Jean-Marie Biardeau. 

v Le cherche midi a édité Dans la nef du passeur en 2006, 3 ans avant la mort de Debenedet­ti, le 19 juin 2009. Il avait 57 ans. 

 

 

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Thomas Demoulin

Thomas Demoulin, né en 1980 près de Paris, vit et tra­vaille à Lille depuis 2007. L’écriture de poèmes est insé­para­ble d’amitiés pas­sion­nées et d’échanges avec des per­son­nal­ités intel­lectuelles et artis­tiques aux tra­jec­toires divers­es. L’autre : l’écriture n’en serait que la perpétuation…