La poésie de Jean Lavoué est une terre d’accueil, un asile, une sauve­g­arde. Ne s’échafaudant pas sur une archi­tec­ture alam­biquée et ne s’éparpillant pas en de mul­ti­ples pièces, elle n’a rien d’un imposant édi­fice. Au con­traire, elle ressem­ble à un arbre qui unit et rassem­ble et qui bruit de toutes ses feuilles. 

Cha­cune d’elles a un mot pour les exilés qui vien­nent, sous son ombre, s’abriter du soleil éblouis­sant et sur­chauf­fé du moi. Ces âmes y trou­vent le sens de la com­mu­nauté dans ce « nous » chéri du poète. Au fil des pages, au fil des ans, se forme une assem­blée appelée au partage, con­viée à la table de la sol­i­dar­ité des joies comme des trist­esses, de l’espérance réaf­fir­mée au creux même, par­fois, de la détresse.

S’il est par­fois ques­tion d’épreuves et de tristesse – cer­tains poèmes en por­tent mag­nifique­ment la mémoire – le lecteur est néan­moins invité à se tourn­er vers l’espérance et à accueil­lir l’esprit d’une joie élargie. Jamais le texte n’enferme.

Nous écriv­ions, à l’instant, « l’émotionnel » mais il serait tout aus­si juste de par­ler « d’affectif ». En lecteur atten­tif de Hille­sum, Jean Lavoué ne cède jamais à une quel­conque déso­la­tion personnelle.

Cette poésie, ori­en­tée vers la com­mu­nauté, ouverte au souf­fle, invite cha­cun à explor­er une réal­ité « dont les bornes sont sans cesse reculées » sans jamais se repli­er sur elle-même. Tou­jours, elle ouvre grand la fenêtre pour se laiss­er cueil­lir par la lumière et le vent. Les aspérités, les pous­sières sem­blent dis­paraître grâce à cette invi­ta­tion à élargir le regard. Cette poésie ne reste pas « der­rière les vit­res » (René Guy Cadou, Usage interne).

Olivi­er Riss­er, La Sève et le ruis­seau, édi­tions A l’ombre des mots, 250 pages, 22 €.

*

Cette idée que l’être humain doit accom­plir un chemin pour se trou­ver soi, et con­naître sa pro­pre voca­tion, par­court toute l’œuvre de Lavoué. Sa poésie est l’héritière d’une anthro­polo­gie ouverte à l’espérance et à la foi qu’elle con­tribue, à son tour, à trans­met­tre. Elle ne verse ni dans l’angélisme ni dans un opti­misme de sur­face mais, s’il est bien vrai qu’elle ne mécon­naît ni la part d’ombre des exis­tences et des des­tins, ni les con­di­tions réelles et his­toriques où l’on voit les humains se per­dre et se détourn­er de leur voca­tion, elle se tourne résol­u­ment vers la clarté (voici deux extraits qui illus­trent notre propos) :

 

Com­bi­en nous sommes dispersés,

Allant nos chemins sans boussoles,

D’informations en images,

De curiosités en impatiences

Igno­rants du peu qu’il nous faudrait

(…)

Pour être dans la joie !

Ou comme l’exprime un autre pas­sage du même recueil et en des ter­mes très sem­blables, comme une sorte de variation :

 

Nous sommes faits pour le large,

Le mys­tère,

L’insoupçonné :

Du désir,

Ne man­quons pas la cible  !

Tout âge d’homme est sacré, tout âge doit être préservé, soigné.

*

En défini­tive, chaque être de cette com­mu­nauté du « nous » est appelé à pren­dre soin de soi, non pre­mière­ment pour soi mais, dit l’un des poèmes, « pour l’astre qui nous porte » et qui doit réchauf­fer et éclair­er nos com­pagnons de vie, surtout en nos temps si incertains :

 

Là où croît le péril

Cha­cun de nous est concerné.

Feu, guer­res, attentats,

Mon­tée des eaux, oura­gans, maladies,

dis­cordes…

 

Temps qui, si nous n’y prenons garde et ne renouons pas le lien de notre humaine fra­ter­nité, déboucheront, par un mécan­isme inex­orable (obser­vons ici l’énumération du deux­ième dis­tique), sur un avenir ‘‘embar­belé’’, comme l’auteur l’exprime, quelques pages plus tôt (dans Chant ense­mencé). Si l’accent est ici pes­simiste, les mots sont lucides :

Notre course aux mirages, nul ne l’enrayera :

 

Demain sera l’esclave des rêves d’aujourd’hui

Dès à présent, toute l’humanité est con­cernée. « Nul, en

dehors de nous-mêmes, ne l’enrayera ». C’est à nous et à nous

seuls de nous en délivr­er. Cette fuite en avant au royaume

des illu­sions engen­dre des lende­mains cauchemardesques.

Le poète nous rap­pelle ici que rien n’est sans con­séquence pour nous qui for­mons l’humanité. Celle qui meurt sous les atroc­ités et celle qui regarde sans com­pas­sion, anéan­tis­sant par là même sa pro­pre human­ité, ont des­tin lié :

 

N’est-ce pas nous qui sombrons

Si nos frères meurent sur nos rivages

Si nous n’avons pas su partager le

Trop-plein avec eux (…) ?

 

Et l’on apprend aus­si, à la fin de Fra­ter­nité des lisières, que nous avons, nous qui devons édi­fi­er une frater­nelle com­mu­nauté, à élever notre regard. A l’élever (lui enseign­er), à nous élever, sans quoi nous ne nous sou­vien­drons plus de nos liens, pré­cisé­ment, de fra­ter­nité. Alors se posera la ques­tion de « demain » (titre du poème) :

 

Habiterons-nous mieux la terre

Si nos âmes horizontales

L’encerclent de barbelés

Et de cre­do aveu­gles au ciel ?

Le zeug­ma des deux derniers vers place la con­séquence avant la cause pour insis­ter sur les effets de nos cer­ti­tudes trop ancrées en nous-mêmes. Si nous ne sommes plus capa­bles d’accueillir le ciel, nous ne saurons plus habiter la terre. Les âmes hor­i­zon­tales, comme tour­nant en rond, per­dront le goût de l’horizon. « Terre », « ciel » : intéres­sant ici les places respec­tives de ces deux mots ; à nou­veau, la con­séquence est présen­tée en pre­mier lieu (elle arrive donc, dans la chronolo­gie de la lec­ture, avant la cause) comme pour mieux nous met­tre en garde !

 

*

Cette terre nourri­cière, « com­ment ne pas la respecter et la pro­téger de tout notre être ? » ques­tionne de façon rhé­torique une dernière stro­phe d’un poème. La réponse, s’il devait en exis­ter une, serait sans doute indiquée dans le poème lui- même : parce que nous n’avons pas vrai­ment com­mencé à nous com­pren­dre ni à nous aimer. Parce que nous sur­soyons à chang­er nos par­a­digmes. Naïfs ou fausse­ment naïfs (naïfs à force de rus­es et de dénis) quant aux échéances à venir, insou­ciants par paresse, nous pen­sons que le salut nous est dû et nous oublions com­mod­é­ment d’agir :

 

A force de deman­der au ciel

De nous accorder des délais éternels,

Nous en avons oublié notre demeure

 

C’est, bien enten­du, une erreur grave de con­séquences pour nous-mêmes comme pour la planète qui nous accueille, terre désor­mais et durable­ment « dévastée, humil­iée par nos fautes » (cette per­son­ni­fi­ca­tion de la terre nous rap­pelle « notre mère la terre » de saint François d’Assise). Immoraux, nous le sommes déjà vis-à-vis de la terre. Immoraux parce qu’ingrats, immoraux parce que menteurs (un délai éter­nel, ça n’existe pas, sauf pour celui qui sans cesse repousse les échéances qu’il avait promis­es), immoraux parce que nous la tuons, elle, notre mère. Et Lavoué emploie bien ici un mot de sens moral, celui de « fautes ».

Le mes­sage et le ton de ces vers rap­pel­lent cette ouver­ture de L’homme sans nou­velle, d’Armand Robin : « La Terre est en peine en ce moment ; il ne faut pas dormir mais veiller avec elle (…). C’est l’heure de ne pas s’isoler d’elle, se désol­er en soi mais de veiller avec elle, sur elle (…). Il ne faut surtout pas dormir, mais chercher et soign­er jusqu’en nous-mêmes son mal ».

Cet esprit de com­mu­nauté, ce souci de lien, cet usage du « nous » et du « tu », explique sans doute que « arbre » soit un des mots favoris de l’auteur. Parce que l’arbre, d’un unique tronc, révèle, en ses nom­breuses branch­es et ram­i­fi­ca­tions le « nous » véri­ta­ble. Nour­ries à la même sève, et unies en un même corps, les branch­es, parce qu’elles se savent en lien, peu­vent choisir en toute quié­tude leurs direc­tions et toutes, ain­si, s’étendent sans se per­dre ni oubli­er ce qui les unit à la communauté.

 

L’arbre ne demande pas à ses

Branch­es

De se liguer les unes con­tre les autres

Pour attein­dre le ciel

Il se con­tente de les laiss­er croître

 

La litote est jolie qui nous dit que l’arbre enseigne à ses branch­es la con­corde et cet enseigne­ment silen­cieux passe par l’amour con­fi­ant. Ain­si, le végé­tal déploie son enver­gure. Capa­ble de regarder de tous côtés, il con­naît le vaste champ du monde « où ruis­selle la joie ». Dans toutes ses branch­es, coule une même sève et cha­cune d’elles s’oriente vers son pro­pre hori­zon, par elle-même inven­té. Sym­bole de vie et de sagesse, l’arbre ne cesse de s’élever en même temps qu’il allonge ses branch­es, dans toutes les direc­tions. Tran­scen­dance et imma­nence, appel au voy­age et à l’élévation, il offre l’idée d’enracinement auquel revenir si nos vies en éprou­vent le besoin, en quelque « matin de défaite » :

 

Quit­ter la feuille pour la branche,

La branche pour le tronc

Le tronc pour la racine,

Ne plus faire qu’un avec l’arbre nu

 

*

 

Si, pour le poète marcheur, le mou­ve­ment de l’âme sur un plan d’immanence con­stitue un appel à vivre et à être pleine­ment incar­né, ces vers indiquent aus­si que les apparences seront trompeuses à qui ne lèvera pas les yeux. Il man­quera une des deux dimen­sions de la vie : la tran­scen­dance.              

Comme l’espace ne saurait se con­fon­dre avec la sur­face, il implique une dimen­sion ver­ti­cale d’où le ciel fini­ra par rejoin­dre les cieux. L’arbre habite ces deux dimen­sions et le poète, assuré­ment, nous invite à l’imiter :

 

L’arbre ne demande rien à

Per­son­ne

Pour occu­per l’espace qui lui est

Con­fié.

Il croît d’une lenteur parfaite,

D’une sobre liberté.

Il fait con­fi­ance au vent,

A la pluie,

Aux saisons qui l’ont vu naître.

Les mots de ce poème sont tous très bien choi­sis. Si le vent indique l’horizontalité, la pluie évoque la ver­ti­cal­ité. Quant aux saisons, elles sym­bol­isent le temps de l’immanence, de l’impermanence mais aus­si celui de la vie qui passe et qui revient en cycles. Il s’agit là d’un « espace-temps » con­fié à l’arbre et ce mot, « con­fié », n’est pas sans impor­tance. Il sig­ni­fie ‘‘avoir été don­né en toute con­fi­ance des pos­si­bil­ités de récep­tion et de soin de la per­son­ne à qui l’on se fie en don­nant l’objet, l’être, le secret’’.

Par ce mot, le poète nous pro­pose une vision de la vie et de la créa­tion (pour qu’un bien soit « con­fié », il faut for­cé­ment un dona­teur) de toute beauté qui se cou­ple avec une invi­ta­tion à l’autonomie et surtout à la lenteur. L’arbre qui lente­ment mais indéfin­i­ment s’élève pour rejoin­dre le ciel entre dans la danse, et donc dans la joie, et lui aus­si – c’est écrit – est en « confiance ».

*

 

Pour­rait-on par­ler des arbres sans men­tion­ner les oiseaux, leurs hôtes et amis ? Un court poème des Car­nets répond par la néga­tive à notre ques­tion par cette autre qui exprime un éton­nement émer­veil­lé plus qu’une véri­ta­ble interrogation :

 

L’arbre et l’oiseau

Ont-ils par­tie liée,

Comme la chair

Au souf­fle ?

Comme eux, ces derniers sont régulière­ment con­viés sous la plume de Lavoué et le poète lui-même reçoit l’invitation :

 

L’arbre abrite l’oiseau

Au-delà

Qui t’espère

 

Là encore, il ne mul­ti­plie pas les hyponymes. S’il arrive qu’on ren­con­tre « mésange hup­pée », « hiron­delle », « mou­ette rieuse » et « cor­moran », « agile passereau », « alou­ette », le plus sou­vent, on regarde juste un « oiseau », des « oiseaux ».

L’animal, hyper­onyme sous la plume du poète, voyageur entre ciel et terre, est évo­qué pour sa fragilité, sa mod­estie, sa vul­néra­bil­ité et la mélodieuse poésie qu’il dépose sur le monde. Les vers ci-dessous et leur métaphore filée nous en offrent une belle illustration :

 

Imper­cep­ti­ble­ment, nous lais­sons le chant de l’oiseau

S’élever en nous depuis sa par­ti­tion cachée

Dans l’orchestre des feuillages.

*

 

Le poète ne se veut ni maître ni péd­a­gogue. S’il nous ques­tionne par­fois, son ton n’est jamais appuyé ni démon­stratif. Il s’agit tou­jours d’une invi­ta­tion à la pleine et entière per­cep­tion de la beauté du monde :

 

Le monde broie du noir

Mais il suf­fit d’ouvrir les yeux

Pour saisir encore le chant des

Couleurs

Sen­tir en soi le frémisse­ment des

Feuilles

 

Tout un pro­gramme d’éveil aux choses et à soi nous est ici pro­posé. Le poète n’ignore pas le mal qui sévit sur les con­ti­nents et Fra­ter­nité des lisières dont sont extraits ces vers en porte puis­sant témoignage. Pour­tant, demeure (« encore ») la beauté. Ou faudrait-il dire, la beauté, tou­jours et partout, précède, comme une mar­que de fab­rique du cos­mos. Pour s’en ren­dre compte, « il suf­fit d’ouvrir les yeux ».

Ces vers que nous venons de lire mêlent habile­ment les sens de l’être humain. Entre les lignes, un autre texte s’écrit : « il suf­fit d’ouvrir les oreilles pour enten­dre le chant des oiseaux ». En effet, le mot « feuilles » et son « frémisse­ment » ne peu­vent man­quer de faire appa­raître l’image de l’oiseau. Le rejet opéré pour le mot « couleurs » sus­pend la phrase et crée une attente (le lecteur s’attendant à lire « oiseau » se dit, par antic­i­pa­tion, le mot à lui-même) et « couleurs », par un jeu de synesthésie, se teinte des sonorités divers­es du chant des oiseaux, présents bien qu’invisibles.

Le monde peut dés­espér­er et broy­er du noir, les couleurs con­stituent la véri­ta­ble tex­ture des choses. Très nom­breux sont ain­si les poèmes de Lavoué qui dis­ent et rap­pel­lent l’éclat majestueux du monde et de la créa­tion. Tous guident le lecteur en chemin d’espérance.

*

Par­en­thèse (qui n’en est pas une) : Nous qui savons que Jean Lavoué se promène sou­vent sur le chemin de halage qui longe le Blavet et qui con­nais­sons per­son­nelle­ment ces paysages qui ont vu naître tant de ses poèmes, nous pen­sons à lui comme le poète du Blavet. Il y eut, avec Aloy­sius Bertrand, ‘‘le poète de l’hôpital’’, on par­le de Guille­vic comme ‘‘le poète de Carnac’’. Ver­laine surnom­ma Rim­baud « l’homme aux semelles de vent ». A chaque fois, ces périphrases qui font date offrent, dans une sorte de con­den­sé, des clés de com­préhen­sion : sources d’inspiration, teneur de l’écriture et élé­ments biographiques. Si elles font bien leur tra­vail, elles devi­en­nent comme des épithètes de nature et la postérité les adopte parce qu’elles présen­tent, à elles seules, une part biographique et intime du poète, celle à l’origine prin­cip­ielle de sa poésie.

Osons dire de Lavoué qu’il est ‘‘le poète du Blavet’’. Entre le fleuve et l’homme, un lien s’est créé, non pas seule­ment esthé­tique mais aus­si et surtout méditatif.

(…)

Le mot « fleuve », un des plus présents du cor­pus, invite à adopter un rythme en accord avec le flot de la nature et à se fon­dre pleine­ment dans cette mélodie, à en suiv­re la par­ti­tion comme mem­bre à part entière de l’ensemble orches­tral. Le fleuve a au moins trois qual­ités qui en font un com­pagnon pour tout marcheur pèlerin : il va quelque part, il a une source autre part et entre ces deux extrémités, il est le lien, tou­jours fidèle à son tracé. Pour le poète qui fuit la nos­tal­gie, il a cette qual­ité de ne jamais revenir en arrière et de se renou­vel­er incessamment.

*

 

Le regard n’est pas celui, pas­sif, d’un corps au repos, assis ou en intérieur. Jean Lavoué accorde une place impor­tante à la marche. Source de présence authen­tique à soi, instant fécond de silence et d’ouverture, la marche est aus­si cette occa­sion, trop vite nég­ligée de nos jours, d’accéder à la ver­ti­cal­ité. Le poète en chemin est aus­si un poète en stature. Il a les pieds sur terre et le regard au loin, la tête droite et le pied ferme.

La marche, assuré­ment, est une con­di­tion de présence authen­tique au monde et aux élé­ments d’abord par le voy­age et la ren­con­tre qu’elle per­met. Il y aurait du mal­heur, pour le coup, à rester en cham­bre, privé de ce dia­logue intime et cor­porel avec la créa­tion. Mais la marche représente, par essence, cette mise en mou­ve­ment de soi, de son corps et, pour­rions-nous dire, cette mise en force de tout son être, indis­pens­able à l’ouverture. C’est aus­si le sens très con­cret de l’éloge que lui con­sacre le poète :

 

Marcher est un remède

Que ton corps

N’oublie pas

 

Pour­tant frater­nel en toute parole, le poète ne se prive pas, sur ce sujet, de cer­taines inter­pel­la­tions, comme ce début de poème :

 

Avez-vous déjà pra­tiqué la marche spacieuse ?

 

Nous voici, par cette ques­tion, pré­mu­nis con­tre notre myopie du quo­ti­di­en, avec, entre nos mains, un riche pro­gramme de con­tem­pla­tion où il sera ques­tion d’adhésion pleine et amoureuse au monde et à sa beauté. Con­cept majeur que celui inscrit dans cette expres­sion de « marche spa­cieuse » et où l’œil trop rapi­de croit d’abord lire « marche silencieuse » !

Cette marche spa­cieuse, en effet, nous pénètre de l’espace comme elle crée l’espace à cha­cun de nos pas. Elle devient ce qu’elle tra­verse et le silence lui est con­sub­stantiel. Il s’agit de don­ner en rece­vant, de créer en con­tem­plant parce que « Les pre­miers mots d’un poème nais­sent tou­jours d’une marche ». « Toute marche est une marche spir­ituelle », écrivait Grall et c’est bien aus­si l’avis de Lavoué. La marche à pied est à la fois souf­fle et source de cette poésie. Et con­di­tion priv­ilégiée de la présence !

*

Le silence délivre du trop de paroles et per­met à la véri­ta­ble parole d’advenir. Il élar­git l’horizon de l’âme et rend audi­ble la véri­ta­ble présence. Chez Lavoué, proche en cela des sagess­es monas­tiques, il s’agit aus­si – et peut- être avant tout – de faire taire l’ego, de refuser l’éloquence, pour se met­tre à l’écoute. L’ego est sourd mais il ne fait pas silence. L’esprit s’éveille dans le chant du silence.

 

Le silence

Est une vig­ile haute

Qui apaise la houle de ton cœur

Il entrou­vre l’espace de tes pensées

Véri­ta­ble veilleur (le mot « vig­ile » emprun­té ici à la liturgie ren­voie évidem­ment à la veille), le silence pro­tège. La « vig­ile haute » pour­rait être cette vigie des bateaux qui voit au loin et prévient la « houle » du cœur, autrement dit, cette force en soi qui per­met de prévoir et de se pré­mu­nir. Le poème pour­suit ainsi :

 

Il met une garde à ta bouche

Et à tes lèvres

 

Le silence, c’est donc d’abord une dis­ci­pline. Se taire en paroles, c’est appren­dre à faire taire au fond de son cœur ce qui s’agite et ce qui l’agite. Se taire, c’est éviter de bless­er autrui, d’accaparer autrui et par là de bless­er l’humanité qu’on porte en soi.

C’est dans ce silence de l’ego, dans cet éloigne­ment des sen­ti­ments attachés à sa pro­pre per­son­ne, dans ce silence aus­si des pas­sions tristes et parce qu’on parvient à faire taire toutes ces tur­bu­lences qui sont autant d’entraves, dans cette humil­ité enfin qui accueille la présence, c’est dans ce silence, dis­ons-nous, que l’hôte divin ouvre grand ses bras :

La présence

Comme un arbre planté

Et tout au fond du silence

L’immense table dressée

 

*

 

C’est la plu­part du temps de façon explicite que les poèmes de Jean Lavoué pro­posent des ques­tion­nements par un usage somme toute banal et nor­mal des points d’interrogation. Il reste désor­mais à devin­er, pour le lecteur, la portée véri­ta­ble de ces phras­es inter­rog­a­tives. On peut relever chez le poète deux usages bien dis­tincts même si tous deux cherchent avant tout à interpeller.

Le pre­mier se fait à l’aide de ques­tions dites rhé­toriques. Il sem­ble que l’auteur procède sou­vent ain­si, non pas à la manière d’un juge mais comme pour don­ner un ‘‘coup de pouce’’ à la prise de con­science, comme ici :

 

Cette éter­nité, la voulons-nous

Morts ou vivants ?

 

Si ces ques­tions con­cer­nent en général le « nous », c’est bien que l’écrivain, jamais, ne se place en posi­tion de supéri­or­ité ou en don­neur de leçon. Il s’inclut au con­traire par­mi ceux qui auront à méditer la ques­tion. Le sec­ond usage ques­tionne en toute sim­plic­ité mais la tonal­ité varie. Par­fois trag­ique, par­fois naïve, par­fois plus légère.

(…).

Les ques­tions sont par­fois posées comme on mur­mure un con­seil, comme on chu­chote dans l’obscurité d’une pièce ou sur un chemin au cré­pus­cule. L’interrogation se charge dès lors d’un sens trag­ique, elle acquiert une den­sité et réclame qu’on la médite avant d’y répon­dre, comme dans ce ter­cet tiré de Nous sommes d’une source :

 

Dis, y aurait-il seule­ment place

Pour loger ce moineau

Dans la nuit gré­gori­enne de ton cœur

 

Et le « Dis » qui ouvre la phrase comme une apos­tro­phe orale invite en effet à ten­dre l’oreille. Signe que le poète a quelque chose d’important, dans son ques­tion­nement sim­ple, à faire enten­dre (com­pren­dre). L’interpellation est d’autant plus vive que le texte nous place au cœur de la sit­u­a­tion d’un véri­ta­ble dia­logue par l’emploi du déter­mi­nant démon­stratif « ce » qui rend l’oiseau présent à notre regard comme si le poète nous le mon­trait du doigt.

 *

 

En quelque sorte, on peut dire de cette poésie, qu’elle se déploie comme un long appren­tis­sage de l’espérance, de la con­fi­ance, de la joie et de la présence et que cette dernière requiert d’abord l’acceptation, l’assentiment, l’accueil, le « oui ! ». C’est à l’individu qu’il revient de faire accueil à la lumière de vie et d’accueillir par là même la voca­tion qui est la sienne. « Nous sommes nés pour le print­emps » rap­pelle le poète. Mag­nifique traité d’anthropologie chré­ti­enne, ce vers des­sine à lui seul le chemin, la voie d’espérance à suiv­re tout en rap­pelant l’intention divine. Dépass­er le mal­heur et la froidure, aller vers le soleil et porter du fruit. Se tenir dans l’émerveillement. Voilà sans doute une belle feuille de route pour tout être humain :

 

C’est en amant de la terre

Emer­veil­lé par le miracle

Sans cesse renou­velé de la vie,

Que tu accom­pli­ras ta voca­tion d’homme

(…)

 

La joie préex­iste comme don­née même si, chronologique­ment, il n’est pas exclu qu’elle vienne postérieure­ment à l’épreuve ni qu’elle ait eu un com­bat à men­er pour pou­voir éten­dre ses rayons de lumière et illu­min­er le regard de l’homme. Voilà, une fois de plus, le témoignage d’une poésie qui nous invite à l’espérance, si bien que l’on pour­rait tout aus­si bien par­ler de poésie ori­en­tée vers la joie :

 

Que de temps

Pour quit­ter le lieu

De la blessure,

Et la porter

Partout en soi

Comme soleil !

 

La joie, ce n’est pas l’effacement improb­a­ble des souf­frances (est-il seule­ment souhaitable, cet effacement ?) :

 

Nulle tra­ver­sée

Qui ne garde les cicatrices

Du naufrage.

 

Au con­traire, puisque, comme nous le dis­ent en creux ces vers, il n’existe pas de tra­ver­sée qui ne con­naisse son naufrage, la joie n’oublie pas les tumultueux défer­lements de la tem­pête tout au long de ce voy­age au long cours. Chaque vaguelette con­servera, après plusieurs milles, quelque chose de la force surgie des houles et fera encore siens les remous de jadis pour don­ner son sur­croît de force à l’embarcation.

La joie est comme une sur­vivance parce qu’elle est aus­si le principe de vie de toute chose (sou­venons-nous : « Au com­mence­ment était la Joie »). Il faut y croire, nous dit le poète. Elle est tou­jours le terme à toute crise, et ce en quoi toute chose, toute vie, tout com­bat, toute souf­france finit par se rejoindre :

 

Le savais-tu

Que le lieu de ta perte

Est aus­si l’espace inouï de ta joie ?

Cette joie, nous devri­ons la qual­i­fi­er plus pré­cisé­ment, et lui don­ner pour nom celui d’allégresse, à la fois vigueur et jubi­la­tion. C’est la joie print­anière et nourri­cière, celle de la sève et du ruisseau.

Présentation de l’auteur

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