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Yves Namur, N’être que ça

« Voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable » 

N’être que ça, un livre d’essais d’environ 100 pages, en format de poche, invite les lecteurs à plonger dans les réflexions d’Yves Namur, à prendre part à son questionnement, à sa quête incessante. De quoi ? Peut-être d’un livre qui dit tout, qui contient tout de la vie et de la mort, l’Oeuvre de Mallarmé,  peut-être : « Il m’arrive de penser que c’est un livre que je cherche désespérément. Un livre ou tout serait dit […]. Un livre qui contiendrait tout, jusqu'à l’histoire de ma mort prochaine ».

L’auteur  met sur les pages ses pensées, ses sensations, ses interrogations sur la vie et la mort, sur les choses que l’on voit autour de nous, les oiseaux, les fleurs, le ciel, les arbres, un petit jardin, ce microunivers qui nous parle dans son langage à lui et nous donne des leçons de vie. Il faut réapprendre à regarder, à voir, nous dit-il par la voix d’Édmond Jabès d’Aely: « Le regard n’est pas le savoir, mais la porte. Voir, c’est ouvrir une porte ». 

En effet, Yves Namur est à l’écoute des voix qui appellent d’un livre, du soi, des choses, de la nature, des mots, les voix du visible et de l’invisible qui construisent son chemin de réflexion, une naissance, car « écrire c’est naître » pour lui.

Regarder c’est aussi naître, s’ouvrir au monde, voir les choses vivre naturellement, n’être que vie, et se demander si l’homme ne pourrait cesser de chercher le savoir et n’être tout simplement qu'un peu de vie, tel un oiseau, une fleur, n’être que trace de l’éphémère. Cependant il n’arrête pas d’interroger, de questionner la naissance, la vie, la mort, les choses, les mots, dans une suite de questions sans réponse et de réflexions dans une lettre adressée à un inconnu ou tout simplement à soi-même pour entretenir l’apparence d’un dialogue.  Il imagine parfois une réplique de son interlocuteur, son (auto)portrait ironique,  maintenant ainsi la dynamique d’une réflexion communiquée à l’autre. 

Yves Namur, N’être que ça, Éditions Lettres vives, 2021, 16 euros.

Sa réflexion infatigable se nourrit de culture livresque et s'interroge sur l’une de leur phrase ou d’un mot, telle « la lampe éteinte qui allume encore » de Juarroz. Parfois il raconte une histoire ou cite un passage de la Bible. Il passe avec aisance de cette culture livresque au réel, regardant un merle, un mésange, un rouge-gorge ou une rose, un tas de feuilles qui lui inspirent aussitôt une interrogation, une réflexion.

Une chose qu’on regarde est « porte de vie et porte de paroles », « une porte de questions ». Celui qui regarde est « pèlerin sans chemin », car « voir c’est peut-être marcher dans le dedans de soi, marcher vers l’impensable », « regarder l’envers des choses, l’envers de l’aile ».

Il interroge les mots : naître, être, mort, ange, vide, silence, solitude, prière, rose, Dieu, écrire etc. Pour lui « écrire c’est naître », « naître et être » n’est qu’une seule vocable, c’est « ajouter du poids à mon ignorance, du trouble à ma langue ». Écrire c’est participer à la vie, être trace du vécu, le livre « un urne funéraire », « ce qu’on garde de l’autre dans sa mémoire ».

Le regard d’Yves Namur, son questionnement infatigable va du visible vers l’invisible, de l’être vers le non-être, de la  vérite vers la non-vérité, du sens vers le non-sens. C’est un regard qui s’ouvre sur le réel, étant à la fois interrogation des formes de l’être et quête du non-être.

« Le paradis est dans l’œil de celui qui regarde ». Voici une invitation à voir autrement que par la raison, à sentir la beauté naturelle de tout ce qui existe tout simplement, à regarder les choses dans leur simplicité, les interrogeant cependant pour apprendre de leur silence et de leur lumière à « n’être que ça, une trace de silence », car « seules les traces font rêver » (René Char).

Présentation de l’auteur

Yves Namur

Yves Namur est né à Namur (Belgique) en 1952. Médecin, éditeur, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Parmi ceux-ci Le Livre des sept portes (Lettres Vives, Paris, 1994), Le Livre des apparences (Lettres Vives, 2001), Les ennuagements du cœur (Lettres Vives, 2004), Dieu ou quelque chose comme ça (Lettres Vives, 2008) ou La Tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012). Ses livres sont traduits et publiés dans une quinzaine de langues et ont reçu de nombreux prix parmi lesquels le Louise Labé, le Tristan Tzara, le Prix littéraire de la Communauté française, le Prix international Eugène Guillevic pour l’ensemble de son œuvre et plus récemment en 2012, le Prix Mallarmé. Il est membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique et depuis peu, membre de l’Académie Mallarmé.

 

Deux anthologies de ses œuvres viennent de paraître : Un poème avant les commencements (1975-1990), Le Taillis Pré, en coédition avec Le Noroît, 2013, et Ce que j’ai peut-être fait(1990-2012), Lettres Vives, 2013.

 

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Namur

Orchestré par Jacques Rancourt, du 19 juin 2013 au 23 juin 2013. Informations ici : http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=agenda/fiche_eve.php&cle=39842 ou là : http://www.mplf.be/  

Deux anthologies de poèmes d’Yves Namur

Les recueils, tous deux édités en 2013, permettent de parcourir plusieurs décennies d’écriture poétique. Un poème avant les commencements regroupe des textes écrits de 1975 à 1990 ; Ce que j’ai peut-être fait est [...]

Yves Namur

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Yves Namur, N’être que ça

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Yves Namur, Dis-moi quelque chose

Les 115 chants que nous donne à lire le Poète Yves Namur, l’une des grandes voix poétiques de la poésie belge, « Dis-moi quelque chose », suivent le cours des saisons. C’est musical, comme un ensemble incantatoire, profond comme un chemin qui nous emmène à travers les épreuves de vie, les plus ordinaires comme les plus tumultueuses : la profondeur des colères, nos tristesses et nos brûlures, Quand le ciel se fait terrible/Quand l’amour oublie/Qu’il fut roi » (chant 30), ou encore lorsque l’absence est longue (chant 18).

Il écrit Pour faire face à l’effondrement/Des murs et des montagnes (50), pour mieux respirer (14), rallumer les lampes pauvres (34) et trouver les appuis et ressources les plus essentiels.

Ces poèmes, par leur succession entêtée et inexorable, tissent le fil des insuffisances, et, dans le recueillement de l’écriture forment ensemble une marche méditative d’une lucidité vertigineuse qui cherche à pénétrer le réel, ses complexités et ses mouvements : Dis-moi quelque chose/Et nous parlerons enfin du réel/De ce que sont vraiment les oiseaux, les chevaux en pleine course/Les pierres tombées ou la pluie/Et aussi le silence des carapaces (112).

A vrai dire ces magnifiques implorations ont la puissance du désir, un désir de la présence, de se rendre présent au monde, au silence, dans la profondeur inattendue de la rencontre qui fondamentalement est celle de l’ouverture : quelque chose/Qui réveille la ruche obscure/Entrouvre portes et fenêtres (69), pour accueillir La main du passant/ses questions, ses fausses réponses (22).

Yves Namur, Dis-moi quelque chose, Arfuyen, février 2021, 156 pages, 14 euros.

Loin de se répéter, ces fragments tracent un questionnement sur l’être au monde, autant dire sur la question de la limite et de l’errance du sens, fondamentalement de l’immense mystère de la vie. Et ce questionnement est inépuisable. Il est sans réponse finale. Il n’est pourtant pas sans but, dans le sens où il donne une réalité à la question et à celui qui la pose. Une réalité à l’attente.

Yves Namur soulève d’une manière bouleversante, sur le rythme conjuratoire des sizains, la tension du manque à être et à dire (l’impuissance de la langue à nommer), à l’endroit même où se ressource l’énergie poétique et s’accomplit le poème.

Edmond Jabès parle à ce propos du « miracle de la blessure »1, cette blessure sans cesse ravivée, qui loin de rendre l’écriture impossible en est sa source la plus pure, sa force originelle. Sa condition et son exigence ultime. 

Il s’agit pour autant d’un combat intime sans repos, qui ressort ici comme une relation éveillée avec ce qui ne se laisse pas posséder. Il s’agit d’une tâche quasi spirituelle qui passe par le dénuement, revendique la simplicité, Cette chose si difficile à saisir/Si troublante à regarder (73), au vif des irrémédiables chutes vers l’en-bas du doute et de l’ignorance chers au poète, qu’il conçoit pour lui-même comme « des lignes de conduite »2 :

 

Dis-moi quelque chose
Et tu m’aiderais à ne pas savoir

 A ne rien comprendre à la pluie
Aux nuages bas aux abeilles noires
Et aux cendres tombées

Oui ne rien savoir ou presque (29)

 

Yves Namur nous dit que l’œuvre poétique n’a pas d’autres raisons, pas d’autres objets que ce dénuement, que la libération des contraintes inutiles, des piètres agitations, des agrippements et de tous ces « trop » encombrants qui se voudraient garants de la plénitude, pourtant plus aveuglants que le vide lui-même. Dis-moi quelque chose/De l’ordre du peu du simple/Ou de l’invisible/mais quelque chose qui éclaire (47). Même si cela ne sert peut-être à rien si ce n’est à vivre, Et que la nuit danse de plus belle (56).

C’est par la voie d’un certain dessaisissement que se redresse l’être, que s’ouvre l’espace d’Une phrase légère/Ou même (d’)un mot ordinaire (70), un mot presque apeuré que le poète tente d’approcher, Qui à lui seul pourrait ouvrir/Le silence les regards noueux/Et les portes de la fragilité (64). Un mot délicat et si fragile/Qu’on se demanderait /S’il faut vraiment le prononcer/Ou simplement le regarder (110). Cette voie laisse venir le poème inattendu (51) et entrevoir ce qui sera (87).

C’est bien parce qu’elle est concise et nue comme le frémissement de la feuille, aérée comme un rêve,  que la poésie d’Yves Namur fait tomber les mots dans leur plus grande justesse, qu’elle dit l’essentiel et ne cesse de rouvrir l’immortelle question dans une dignité poétique rare : Pourquoi l’homme est-il ainsi/Avide et criblé de trous (93). A être posée, la question fait retour vers la source poétique et tient le poème entrouvert.

 

Dis-moi quelque chose
Qui comblerait le manque

Ferait de nos yeux vides
Une forêt de cœurs orageux
Une pluie étoilée

Un poème entrouvert (1)

 

La retenue verbale redonne force aux mots, décuple la densité du sens, les fait éclore dans une sensibilité particulière, où peut se lire ce qui se trame entre la chose, l’idée et le mot. Yves Namur est, écrit Paul Farellier, « l’un de ceux qui font passer le plus de vérité d’entre les mots et les lignes » (Revue Phoenix, 32, 43-45), mais aussi vers l’autre. Car la force de ce long poème est de s’écrire pour être entendu depuis le bas/Jusqu’au sommet de toutes  questions/de toutes attentes (85) jamais comblées. Il s’écrit pour lancer un appel à un autre, un être, inconnu et/ou lecteur, et partager avec lui ce quelque chose dont l’homme puisse se couvrir (91). Sans doute est-ce un positionnement poétique essentiel, celui de l’homme, du poète et du penseur (et sans aucun doute du médecin), d’où jaillit un peu de clarté sur les horizons lointains qui n’en finissent pas de nous séparer de nous-même, de Nous enlever à nous même (101) : l’infini, l’indéfinissable, l’inévitable et l’heure ultime (52).

La poésie d’Yves Namur murmure, ne force pas la voix, ne rumine pas l’amertume. Mais elle laisse venir en une pensée rêvante errante, ce léger tremblement qu’on devine/Lorsque le matin s’invite (8). Elle s’inspire du souffle odorant qui sort des choses, circule entre elles, qui a le goût du fruit mur, et de l’eau claire, et ce grand pouvoir de creuser l’humain jusqu'au centre de Nulle Part/là où va le coeur obscur/et le poème nu qui n'en finit pas/de venir à toi, à moi, en nous comme il l’écrivait avec tellement d’intensité dans Creuse-nous.

Son écriture est singulière, vivante. En parcourant le monde de l’humain, elle en désigne les forces noires, les fuites et Ouvertures. Une écriture qui va dans les profondeurs de l’obscur et vole comme l’oiseau d’un poème à l’autre, vers ce retour perpétuel de la lumière.

Le sens se glisse dans le flux et le lent recommencement des cycles de l’existence, se lie à la substance du monde, aux éléments qui nous perpétuent et nous veillent, ainsi la feuille, le merle, la pluie et l’ombre, qui font le corps et lui donnent ses plus belles vibrations, comme des sensations présentes à l’intérieur de soi.

Dans la continuité des précédents, ce recueil est à considérer comme une réflexion poétique sur la poésie.  Il est parole, parole pleine de l’éveil (72) et de la promesse qui ne cesse d’abreuver (et de s’abreuver à) ce mot qu’on n’emporte pas/Qu’on laisse en jachère/Sur le bord du chemin (55),  un mot comme amour (71), comme lumière, dans lequel il faut avoir foi pour tenir indissociablement l’engagement de l’écriture et la tâche du vivre, de Ce qui reste à accomplir (37).

 

Dis-moi quelque chose
On l’accueillera avec ferveur

On le regardera
Comme un cristal très pur
Comme un ciel étoilé

Éclatant de promesses (102)

 

Notes

1. Voir l’entretien avec Teric Boucebci dans le numéro 32 de Phoenix consacré son oeuvre. p. 12.

2. Ibid., p. 16.

Présentation de l’auteur

Yves Namur

Yves Namur est né à Namur (Belgique) en 1952. Médecin, éditeur, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Parmi ceux-ci Le Livre des sept portes (Lettres Vives, Paris, 1994), Le Livre des apparences (Lettres Vives, 2001), Les ennuagements du cœur (Lettres Vives, 2004), Dieu ou quelque chose comme ça (Lettres Vives, 2008) ou La Tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012). Ses livres sont traduits et publiés dans une quinzaine de langues et ont reçu de nombreux prix parmi lesquels le Louise Labé, le Tristan Tzara, le Prix littéraire de la Communauté française, le Prix international Eugène Guillevic pour l’ensemble de son œuvre et plus récemment en 2012, le Prix Mallarmé. Il est membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique et depuis peu, membre de l’Académie Mallarmé.

 

Deux anthologies de ses œuvres viennent de paraître : Un poème avant les commencements (1975-1990), Le Taillis Pré, en coédition avec Le Noroît, 2013, et Ce que j’ai peut-être fait(1990-2012), Lettres Vives, 2013.

 

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Namur

Orchestré par Jacques Rancourt, du 19 juin 2013 au 23 juin 2013. Informations ici : http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=agenda/fiche_eve.php&cle=39842 ou là : http://www.mplf.be/  

Deux anthologies de poèmes d’Yves Namur

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Yves NAMUR, Les Lèvres et la soif

 

 

 

Dans son incessant questionnement, entre métaphysique et poésie, Yves Namur procède selon une méthode qui vise à creuser, en reprenant à la fois le mouvement de la vrille et celui de l’escalier. Les mêmes motifs, les mêmes mots, les mêmes enchaînements conduisent le lecteur dans une spirale qui donne souvent l’impression qu’elle enferme le lecteur au sein d’une réflexion. L’oiseau, la demande,  la bouche, l’ange, la rose, l’ombre, la lumière, comme lexèmes, les anaphores, les reprises comme on le dit d’un tissu : tout  mène à mesurer combien  cette poésie est surtout écrin de langage et source infinie du même.

 

« c’est sur toi que de la lumière s’est posée
c’est sur toi qu’est venu l’oiseau

seuls nous parviennent encore la rumeur insensée des hommes
et leurs égarements
seuls sont audibles le désastre
les ruines du temple…

une voix remplie de poèmes
une voix comme il n’y en a pas »

 

Cette voix, tissée des mêmes mots, entortille la réalité, l’engage dans des circonvolutions lentes et composées, induit elle-même une lecture sensible à ce qui se dit, se répète, comme un thrène qui puisse épuiser cette réalité du monde.

Pourtant, derrière ces vers, « les hommes de peu »  de «  rien », la « souffrance », « le désastre » prennent poids et  l’homme « perdu » qui écrit trouve là sans doute une manière de baume parce qu’il doit encore « apprendre à écrire le poème/ des saisons terribles et amoureuses ».

 

« un poème peut-il entendre le chant des oiseaux
un poème peut-il parler de ces choses-là

un poème
peut-il sortir du souffle de l’amour, »

 

On retient le chant, désespéré, d’un être qui, par sa poétique, relaie bien les tourments en strapontin de son âme déchirée.

Sans doute le lecteur pourra-t-il parfois être interrompu dans sa rêverie par le rythme des mêmes motifs : affaire de subjective lecture,  il me paraît que « La tristesse du figuier » allait sans doute plus loin dans l’intense questionnement du monde.

 

*

 




Yves Namur

 

UNE ANTHOLOGIE PARTISANE        

À l’occasion du trentième anniversaire du Taillis Pré, Yves Namur, le fondateur et animateur de cette maison uniquement dédiée à la poésie, publie une anthologie de tous ses auteurs. Il répond, ici, aux questions de Lucien Noullez

 

 

Le Taillis Pré est né voici trente ans. Peux-tu nous raconter les circonstances de cette naissance ?

Le plus grand des hasards ! Lors d’une visite à la maison, un quartier de Châtelineau qu’on appelle Le Taillis Pré, mes amis Cécile et André Miguel avaient sous le bras une épreuve « offset » d’un livre à paraître, Dans l’autre scène. Un ensemble de textes calligraphiés et des dessins au crayon, diverses couleurs. La reproduction, faut-il l’avouer, était de très mauvaise qualité. Et par hasard, je me suis rendu avec eux dans mon bureau médical où se trouvait une photocopieuse « Ricoh 3006 ». Il m’a suffi de jouer quelque peu sur les intensités d’une page à l’autre, pour obtenir un résultat acceptable. Meilleur que celui proposé par le travail offset de l’époque. Cécile et André Miguel m’ont alors dit : « Et si tu le faisais, toi, sur cette machine ! »

Le Taillis Pré est né ainsi, en 1984. Plus tard ont suivi des livres réalisés par l’un de mes patients, imprimeur et typographe. De belles petites plaquettes de 24 pages : des Verhesen, Jones, Antonio Ramos Rosa, Broussard, Estrada, Stétié, etc. Plus tard encore, c’est le voisinage et l’amitié d’un Michel Bourdain (il dirigeait les éditions Le Talus d’Approche) qui m’ont aidé à faire le pas du livre tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons commencé avec trois auteurs du Portugal, un pays, comme l’Irlande, où la poésie règne encore : Pedro Tamen, Antonio Osorio et Nuno Judice.

 

Quels sont tes critères pour accepter ou refuser un manuscrit ?

Un seul critère : le plaisir et l’émotion que je retire d’une première lecture du manuscrit ! On peut ainsi trouver au Taillis Pré des auteurs qu’on pourrait ranger parmi les « classiques » comme par exemple un Roger Foulon et à certains égards une Liliane Wouters. Encore que son Livre du Soufi ne soit pas à classer dans cette catégorie. À l’inverse, on pourra découvrir des auteurs comme Israël Eliraz, Gaspard Hons, Jean-Marie Corbusier, Michel Lambiotte ou le suisse John Jackson beaucoup plus proches du « mot ». Des jeunes auteurs, parce qu’il me paraît nécessaire de tendre la main à ces nouvelles générations, des Eric Piette, Fabien Abrassart, Nicolas Grégoire ou Harry Szypilmann, etc.

Mais un domaine particulier me retient peut-être plus que d’autres : celui de la poésie « pensante », peut-être métaphysique, si je n’avais peur du terme ! Et bien sûr, je ne peux oublier ici des Roberto Juarroz, Gaspard Hons, André Schmitz ou Philippe Mathy, etc.

L’anthologie qui vient de paraître pour situer ces trente années d’existence rend bien compte, je crois, de cette diversité, mais j’ose le penser, d’une qualité… certaine.

 

Quelles sont les grandes joies d’un éditeur ?

D’abord, chaque publication, puisqu’elle a été souhaitée par l’éditeur, est une grande joie en soi. Avoir publié des auteurs au catalogue de grandes maisons comme Gallimard, Lettres Vives ou José Corti, est aussi une satisfaction en soi dès lors que le texte vous tient à cœur. Je pense à Juarroz, Eliraz, Jackson, Judice, etc.

Publier aussi un premier livre fait partie des plaisirs plus qu’ordinaires d’un éditeur. Et là, depuis quelques années, nous avons mis un honneur à en publier cinq ou six par an, avec des premiers titres.

Joies aussi de redécouvrir des auteurs oubliés, dans notre collection « Ha », l’impression de rebattre quelque peu les cartes du cadastre poétique. Mais les auteurs de cette collection ne sont pas intégrés à cette présente anthologie… plus tard peut-être.

Avec un brin d’humour, oserais-je ajouter : ne pas encore avoir été entartré par l’un ou l’autre des refusés au Taillis Pré… mais cela pourrait bien m’arriver l’un de ces jours prochains !

 

En trente ans, as-tu observé une évolution de la poésie ? Si oui, laquelle ?

C’est une question difficile : cela dépend du point de vue que l’on adopte ou que l’on a adopté. Dans mon catalogue, non, puisque dès le départ le choix se voulait éclectique. Par contre, si tu me demandes d’évoquer la poésie en général, oui, il y a évolution… et fort heureusement, d’ailleurs, qu’on ne reste pas dans « l’immobilité » ! Les années soixante-dix avaient été marquées par un certain terrorisme, celui du minimalisme, auquel succède aujourd’hui, le lyrisme et je dirais « l’éloge du quotidien », pour faire bref. Est apparu aussi le slam, ce qu’il a de meilleur (quand il est proche de la poésie !) et son contraire à la fois !  

 

Que répondrais-tu aux reproches inusables adressés à la poésie contemporaine : qu’elle est illisible, élitiste, sans avenir ?

Ma foi je n’ai pas trop envie de développer ou perdre du temps autour de cet argument-là, idiot et probablement toujours entre les mains de « gens » qui ne savent pas ou ne sauront jamais aimer la poésie, quel que soit son timbre de voix.

Si elle est illisible, qu’ils s’achètent donc une bonne paire de lunettes ! Il y a toujours des soldes sur ces instruments-là, ou une seconde paire pour presque rien !

 

 

Comment as-tu composé la copieuse anthologie qui sort à l’occasion des trente ans du Taillis Pré ?

Il m’a semblé que c’était une manière intéressante de montrer un catalogue. Une anthologie donc, partisane plus que toute autre ! Quelque trois cents pages pour trente années d’existence ! Mais j’étais loin, très loin de m’imaginer que ce travail serait aussi ardu et long ! J’avais oublié avoir publié autant de livres, autant d’auteurs… même si aujourd’hui notre travail éditorial se concentre essentiellement sur les auteurs déjà au catalogue.

Pratiquement, et pour lui rendre hommage, j’ai pris modèle sur l’anthologie de Liliane Wouters, parue en 1976, sous le titre Panorama de la poésie française de Belgique. En clin d’œil, une couverture qui arbore le noir comme la sienne et je crois, une même police pour les textes ! Le livre est divisé en une dizaine ou douzaine de chapitres qui abordent différents thèmes : un bestiaire, les mots, la mort, la vie, le temps, le corps, etc. et pour chaque chapitre, le titre d’un livre d’auteur de la maison. De nombreux auteurs apparaissent ainsi dans plusieurs parties du livre. J’ai préféré cette présentation, disons « variée », plutôt qu’un empilement d’auteurs, rangés par ordre alphabétique ou date de naissance.  À vous de juger du résultat !

 

 

Si tu avais les pouvoirs de la mettre en œuvre, quelle politique déploierais-tu pour aider la poésie à vivre dans le monde d’aujourd’hui ?

D’abord j’inonderais les collèges et athénées de livres de poésie, j’obligerais les élèves à remettre des travaux pratiques sur la poésie, tel que la réalisation d’une petite anthologie thématique ou autre (j’ai pu, modestement, instaurer une telle pratique dans un collège dont je suis issu… et où sont passés des poètes comme Eric Brogniet ou Eric Piette). Il n’est pas de meilleur terreau pour la poésie que l’enfance ou l’adolescence, je puis vous l’assurer, moi qui ai eu cette chance de compter un poète comme instituteur, comme un Hubert Nyssen (Actes Sud) avait eu autrefois, lui aussi, un Albert Ayguesparse comme instituteur. Mais est-ce bien sérieux de confier une tâche politique à un poète ? (Je pense à cet ami finlandais, Penti Holappa,… ministre de la culture, quelques semaines seulement !)

En second lieu, j’obligerais nos journaux, quotidiens, hebdomadaires et autres, à publier régulièrement un poème ou l’autre, à rendre compte aussi des publications. Où trouve-t-on aujourd’hui encore un espace critique pour la poésie ? Où, si ce n’était sur le net où paraît-il, les mots « sexe » et « poésie » seraient les plus fréquents ! (Mais je dois bien avouer souvent mon inconfort à lire un poème sur écran, une étude, une chronique, oui, mais un poème, oserais-je avouer, qu’il me semble manquer toujours une page (ou une voix) pour faire naître en moi, cette émotion… appelée poésie, pour citer ce bon Pierre Reverdy.

Lire un poème lors d’un journal parlé à la télévision, trente secondes pas plus ! Quel bonheur, non ? Plutôt que d’entendre ces faits divers…

D’autres idées, certainement, mais l’espace manque et le temps pour y penser. Tiens : lancer un référendum, via un média : que tout qui s’intéresse à la poésie, se signale. Que nous soyons fichés : « amateur  de poésie » comme de bons vins ! 




Yves Namur, six poèmes

6 POEMES

 

Les hommes me demandent parfois
Si je n’ai besoin de rien d’autre.

Je réponds souvent que je n’ai plus besoin de rien,

Et je m’en vais comme un chien
À qui on aurait promis la lune et des amours éternelles,

À qui on aurait dit : cours

Et qui finalement avait préféré se coucher dans l’herbe.

Je suis comme ça,
J’aime parfois les choses simples et sans histoires.

 

© La Tristesse du figuier, Lettres Vives, 2012.

 

∗∗∗∗∗∗

 

Ah ! mon amie,
C’est toi aussi qui écrivais
J’habite un jour dont je ne suis pas maître(1).

 

Moi aussi il m’arrive de penser
Que je ne suis décidément maître de rien :

Pas plus maître de mes mains
Que du temps qui passe dans cette maison de misère,

Pas plus maître de mon destin
Que de cette eau qui coule sous les ponts

Et dans mes histoires sans queue ni tête,

Pas plus maître de moi

Que de ce poème où je n’ai décidément pas rendez-vous,
Ni avec l’amour ni avec la rime.

 

À Jean-Claude Pirotte 

© La Tristesse du figuier, Lettres Vives, 2012

 

∗∗∗∗∗∗

 

Laisse-moi te parler
Comme on parle à un chien battu ou à un frère,

Laisse-moi te parler
D’un temps que je n’ai pas vraiment connu,

De ce temps
Où on creusait jusqu’à ne plus savoir ce qu’était
Le fond de la misère ou la honte,

Où on mangeait son peu de pain noir
Avec la mort et l’étoile jaune,

Où vivre
N’était même plus une mince affaire,
Où vivre était tout simplement un mot de trop.

 

Laisse-moi te parler de tout ça mon ami,
Même si tout ce que je te dis maintenant n’est encore réponse à rien.

                                           

À Gaspard Hons


© La Tristesse du figuier, Lettres Vives, 2012

 

∗∗∗∗∗∗

 

Cette rose fut tant appelée par le poète,

Qu’elle en oublia même le poids de l’abeille
Et celui de la première rosée,

Qu’elle en oublia la pluie,
L’odeur du cheval et la forme des poèmes.

Elle en oublia jusqu’au sens même des mots,
Les mots les plus simples et les plus ordinaires,
Ceux dont on rêve et ceux que l’on pleure.

 

Elle oublia aussi tous ceux dont elle portait encore
Le cœur rouge et les respirations,

Elle en oublia tout de tout.

Parce que tout cela, dit-elle,
Le poème, la colère, les larmes et même la tristesse du ciel,

 

Tout cela n’est réponse à rien (2).
© Les Ennuagements du cœur, Lettres Vives, 2004.

 

 

Aujourd’hui j’ouvre des livres,
Je referme les livres et j’interroge.

 

Qu’est-ce que la légèreté,
Qu’est-ce que l’air et le poids de l’air ?

Quelles infimes particules composent la lumière
Ou la pleine obscurité ?
Quelles autres sont-elles dans le vide ?

Combien de cercles entourent le temps,
Les hommes ou la mort ?

 

Quel sens donner à toutes ces choses
Qui sont dans le monde ?

 

Je m’interroge,

Et parfois je me demande que faire,
Si la pluie soudain venait à tomber dans le poème.

                      

 

À Pedro Tamen 

© Les ennuagements du cœur, Lettres Vives, 2004.

 

∗∗∗∗∗∗

 

Toujours la même question qui m’obsède :
Suis-je réellement fait de plusieurs visages ?

Et si tel est vraiment le cas,
Y en a-t-il seulement un seul qui vaille la peine

Que je me regarde,

Que j’écrive des choses là-dessus
Ou que je me mette martel en tête
Pour ceci ou pour ça.

 

Vraiment, je t’assure,
On n’est pas sérieux quand on se prend la tête
A être chasseur de papillons, chasseur de rêves
Ou de poèmes.

 

(inédit)

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Notes :

(1) Liliane Wouters, Le Gel, Pierre Seghers, 1966.

(2) Israël Eliraz, Abeilles/Obstacles, José Corti, 2002.

 




Chronique du veilleur (9) – Yves Namur

Yves Namur est né à Namur en 1952. Médecin, éditeur, il est l’auteur d’une trentaine de livres. Il a réuni sous le titre Un poème avant les commencements une sélection de ses livres parus entre 1975 et 1990 (Le Taillis Pré en coédition avec Le Noroît). Une autre anthologie, Ce que j’ai peut-être fait paraît simultanément aux éditions Lettres Vives et regroupe des poèmes édités entre 1992 et 2012. C’est donc un parcours poétique d’une ampleur et d’une vitalité considérables qui s’offre à nous en ces deux publications. Bien sûr, l’auteur en convient le premier, il y a eu évolution de  la pensée et de l’écriture. Mais je suis sensible avant toute analyse de détail à ce qui constitue la trame de cette œuvre, son tissu vivant, des « commencements » à maintenant.

Yves Namur ne cesse de méditer sur le poème et le langage poétique. Il le fait en creusant le silence de l’énigme, par une « approche lente », en frôlant le vide. Ce sont de véritables voyages : « le voyage, dit-il, est la narration du poème, et le poème du corps. » Voyages sur le blanc de la page, voyages sur l’eau jusqu’au vertige :

dans la distance de  

l’eau, mais proche, l’eau
et le mouvement, et l’effacement,
l’oubli de l’eau et son oubli
dans l’eau,  

l’eau (le poème) et sa fuite.  

Yves Namur, Un poème avant les commencements , Le Taillis Pré/ Le Noroît, 2013, 362 pages, 25 euros. Ce que j’ai peut-être fait, Lettres Vives, 2013, 128 pages, 18 euros.

Yves Namur, Un poème avant les commencements, Le Taillis Pré/ Le Noroît, 2013, 362 pages, 25 euros.
Ce que j’ai peut-être fait, Lettres Vives, 2013, 128 pages, 18 euros.

Ce sont des traces, des inscriptions brèves, cernées d’absence, « tracé indéchiffrable », que le poète veut saisir, surtout ne pas perdre :

Ne perdre,  

ni le geste où va l’oiseau,
vers l’autre rive, vers d’autres rives,  

dans d’autres rives de fables
et de collines blanches.  

Cette blancheur règne sur l’œuvre d’Yves Namur. Elle est celle « de l’abîme et du poème », celle du livre où nous apparaît « l’autre versant de la nuit », celui que le poète  interroge inlassablement et tente d’éclairer par la puissance du verbe. Rien n’est jamais achevé, le silence précède et traverse le poème, le poème reste inachevé. C’est donc le même poème que reprend, comme un chemin de neige, l’infatigable pèlerin du silence. Et quelquefois se lève une aurore pâle, un « battement d’ailes », « une nuée d’oiseaux ».

Les livres des dix dernières années frappent par une simplicité nouvelle, un ton différent, plus proche et familier sans doute, comme voulant nous communiquer un aveu d’humilité.

Et parfois je me dis qu’il a raison le poète :
Il suffirait d’un rien, d’un tout petit rien,
Pour qu’une maison sorte aussi du poème que j’écris maintenant.

Aveu d’impuissance aussi qui conduit le poète jusqu’à se dire « maudit », lui qui ne sait « ni regarder ni toucher » ce qui l’entoure et le regarde. Pourrait-il « regarder l’intérieur des choses, atteindre ce « mystère des choses » dont parle Pessoa ? La beauté des choses est « terrible », La tristesse du figuier, paru en 2012, qui est sans doute  le livre le plus impressionnant de cette œuvre, l’affirme avec une force singulière. Le questionnement d’Yves Namur aborde dans ces pages  le pur fait de vivre. Qu’est-ce que vivre ? être réel ?

Je parle la langue des figuiers, je transpire, je tremble,
Je mange et je dors comme le figuier.
En fait, je vis exactement comme il vit.  

Et lorsqu’il perd ses fruits trop mûrs
Ou ses grandes illusions,  

Alors je me dis que suis encore comme lui
Et que c’est bien ça être réel  

S’il faut tirer une conclusion - provisoire sans doute -  de cette œuvre poétique, l’exigence très haute d’Yves Namur, son intégrité et sa sincérité, sont à souligner avant tout. Le poème peut contenir « tout ce qu’un homme peut approcher », selon les termes mêmes de l’auteur. C’est à la fois le plus ardent et le plus infime qui se puissent saisir ;  il y a aussi en lui « cette lueur fragile (…) qui attise le manque » et que seul un grand poète comme Yves Namur est capable de faire rayonner.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Deux anthologies de poèmes d’Yves Namur

Les recueils, tous deux édités en 2013, permettent de parcourir plusieurs décennies d’écriture poétique. Un poème avant les commencements regroupe des textes écrits de 1975 à 1990 ; Ce que j’ai peut-être fait est un choix de poèmes publiés entre 1992 et 2012.

En 1975, Yves Namur avait vingt-trois ans ; il écrivait des textes brefs centrés sur la nature : les feuillages, les grains de blé, un insecte… Ici et là un être humain faisait une rapide apparition. Mais était-ce vraiment un être humain ? Les femmes s’égrenaient et les bras nus étaient recouverts d’écorce. Les intérieurs étaient ceux de la campagne : un buffet, une cruche à eau, une pendule, un grenier. À l’extérieur, les odeurs de la terre et du sel dominaient. Le poète s’éloignait parfois du monde sensible : il scrutait l’ombre, trouvait des brèches, s’intéressait à l’invisible, à la mort et aux songes.

Dix ans plus tard, la poésie d’Yves Namur connaît une première métamorphose. Le poète interroge les mots et le poème, qui ont tout l’air d’être vivants : le mot creuse, le poème le regarde.

En 1990, c’est la forme des textes qui change. Dès le titre de l’ensemble Le voyage en amont de (    ) vide, il y a cet espace, ce silence, cette absence que l’on retrouve ensuite à chaque vers ou presque, et qui donne le sentiment d’un monde devenu en partie indéchiffrable. Puis un autre ensemble, la même année, Fragments traversés en quelques nuits d’arbres et confuses, semble réconcilier le tout. Il y est question d’arbres, de mots et de poèmes.

 

ces traces qu’on laisse venir,
poèmes peut-être
dans les arbres
 

[…]
 

à peine ai-je dit l’arbre
qu’il marche dans la chambre

 

Un dernier tournant est pris – plus radical, selon l’auteur – en 1992. Yves Namur explique, dans une note placée à la fin du premier ouvrage : « Si effectivement je crois – bien modestement il faut le dire – avoir bâti aujourd’hui un quelque chose qui s’apparente probablement à une « poésie pensante » pour laquelle je suis redevable depuis une vingtaine d’années aux fréquentations des Jabès, Juarroz, Rilke ou Celan, force m’est de constater que jusqu’approximativement 1990, mes intentions étaient toutes autres. »

En ouvrant Ce que j’ai peut-être fait, nous entrons dans l’univers qui est toujours celui du poète aujourd’hui. Un univers où penser, c’est avant tout poser des questions. Il y a quelque chose de l’étonnement de l’enfant, bien sûr, du philosophe grec également. Le poète, comme le philosophe, cherche. Que cherche-t-il ? Serait-ce ce qui est caché derrière les apparences ? On penserait alors à Platon. Serait-ce au contraire l’absence d’être ? On penserait plutôt à Pyrrhon. Souvent, le doute et le sentiment d’être condamné à l’ignorance dominent. Ce qui console le poète, lorsqu’il revient bredouille de sa quête de sens, c’est la beauté.

Ce n’est pas ce qu’il trouve ou ne trouve pas qui importe, c’est la recherche elle-même, le chemin emprunté. Il n’atteint pas son but et continue ; il entrevoit un abîme, une absence, sa propre solitude et continue. Au passage, il s’émerveille devant de petites choses inattendues : la clarté d’une feuille d’or, un brin d’herbe sur le rebord d’une fenêtre… Yves Namur est peu à peu devenu le poète du peu et des riens dont il parle dans Ce que j’ai peut-être fait.

 




La tristesse du figuier, de Yves Namur

                                           Yves Namur, poète de l’interrogation vitale                                                                                            
  

                                                                          « Aujourd’hui le figuier frappe à ma porte et m’invite :
                                                                         dois-je saisir la hache ou entrer dans la danse ? »
                                                                                           

                                                                                 Octavio Paz
                                                                                 Liberté sur parole, « le figuier »
 

 

Poète, éditeur, médecin, Yves Namur est l’auteur d’une œuvre substantielle se composant d’une quarantaine de titres et reconnue comme une œuvre poétique majeure, par des prix littéraires prestigieux ou par des distinctions officielles honorifiques.

 

     Par-delà cette reconnaissance institutionnelle, ce qui touche le lecteur de poésie, c'est la vibration d’une voix lyrique qui se pose avec l’exigence intime et musicale de la justesse. L’emphase y est proscrite, tandis que s’y trouve privilégiée la recherche d’une éloquence paradoxale, à la fois retenue et percutante, laconique et intense, toujours empreinte de tension et de tendresse. En effet Yves Namur est le poète de l'interrogation vive, comme dans La tristesse du figuier, livre publié en mars 2012 :  « Faut-il porter au ciel la poussière/ Parce qu’elle nous parle mieux que quiconque ? »

 

     Plus que vive, la question se fait vitale dans Le livre des sept portes où s’affirme le motif emblématique de la source : « Où entendrais-je le chant de la Source ? / Où l'entendrais-je le plus distinctement, / Si ce n'était en la pesée du vide/ Qui m'entoure de toutes parts/ Si ce n'était/  Dans la traversée de la mort/ Qui me traverse depuis l'origine ?/ Où entendrais-je la Source ? »

 

     La poésie d’Yves Namur se fonde sur un lyrisme du dépouillement qui interroge le sacré et le profane, en résonance avec la sagesse orientale,  mais surtout l'obscur et le simple, où le simple est là pour dépasser et transcender l’obscur, pour faire vibrer l'essentiel. « Sous le fin tremblement des choses », une quête ontologique et métaphysique soumet  la fragilité de l'être à l'épreuve de l'autre et du monde, cherchant à se rendre palpable, tangible, grâce à la gravité transparente des mots sur la page, dans Le livre des sept portes : « Qui pourrait vraiment entendre / La parole du simple/ Et entendre le simple ?/ Qui, /Si ce n'était toi, / Toi / Qui traverses le désert / Et la solitude du sable ? 

 

     Poète sensible de la fragilité et de la faille, Yves Namur désire réinventer le silence de façon primordiale, grâce à l’énergie du verbe poétique. Il cherche plus précisément à créer des « fragments de ce qui pourrait être du silence originel », comme il l’énonce dans La tristesse du figuier : « Tout est toujours à réinventer sur cette drôle de terre / Tout, même le silence. »

 

     A l’ouverture de ce recueil, l’aspiration créatrice d’Yves Namur se place sous une ombre tutélaire double, celle de l’Apocalypse, dont il cite en exergue « et les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues vertes d’un figuier secoué par un vent violent. », et celle de Rilke qui invoque dans sa Sixième Elégie « le figuier et sa manière de (se) hâter vers le fruit, jetant au cœur de sa précoce décision, loin de toute gloire, (son) pur mystère. » Là encore, l’ardeur vitale de l’interrogation l’emporte sur la formulation de réponses qui seraient trop péremptoires ou trop limitées face au « pur mystère » de notre existence humaine qui hante en profondeur Les ennuagements du cœur : « Que viennent à moi / Les oiseaux de l’obscur / Et la question / Qui n’a pas de réponse ».

 

     Dans un poème de La tristesse du figuier où il se définit avec vigueur et modestie comme « le poète du peu et des riens », le poète s’adresse à lui-même par un jeu de dédoublement spéculaire propre à intensifier l’interrogation vitale :

« Poète,

Ne te trompe pas en regardant les hommes
Marcher avec les hommes :

Vivre, c'est tout autre chose
Que de porter sur soi un manteau de larmes
Ou même toute la colère noire des dieux.

Vivre,
C'est quelque chose de plus
Que de simplement parler de l'abeille, du miel de l'abeille,
Du bourdonnement de l'abeille, de la fleur
De l'abeille.

Vivre, c'est quelque chose de plus
Que tout ça.

Mais toi, le poète du peu et des riens,
Sauras-tu vraiment un jour ce que c'est que de vivre,

Que de vivre enfin hors du poème ? »

   Dans ce recueil d’émouvante intensité, les poèmes inspirés par "La montée au Struthof" ne manquent pas de faire écho à la poésie de Paul Celan et notamment à sa "Fugue de mort", mais aussi de façon plus subtile au livre même de Namur, Les ennuagements du cœur, inspiré par un voyage de jeunesse au camp de Dachau. On y retrouve la même question bouleversante sur cette part d’ inhumanité inscrite au coeur de l'homme, propre à mettre à l'épreuve la poésie « en ces temps de détresse ». En outre, les "regards tristes" et "la beauté terrible du Champ du feu" ne sont pas sans raviver "le fond de la misère ou la honte" quand "vivre était tout simplement un mot de trop", ni sans rappeler le poème qui, dans Les ennuagements du cœur, rend hommage à « La rose de personne » de Celan et que je veux ici retenir :

 

Ce matin
Une rose s'est ouverte au grand vide,
 

S'est vidée
 

De son sang noir,
De tout son sang, de ses robes
Et de ses désirs d'abeilles.
 

Une rose
S'est dressée vers l'étoile et la douleur,
 

Une rose vide
S'est ainsi ouverte au lointain
 

Et
Aux regards de l'autre.

  

  Ainsi, sous la transparence, la simplicité, le dépouillement, se décèle une fine érudition de poète grand lecteur de poésie, dialoguant par des motifs à la fois limpides et énigmatiques, personnels et universels, -comme la rose, l'abeille, l'étoile, l’oiseau, l’arbre-, avec les grandes voix de la création poétique : Hölderlin, Rilke, Celan et Blanchot dont un fragment cité symbolise l'exigence intime de la poésie d’Yves Namur quand il s’agit d’ « écouter le silence avec des paroles ».

   N’est-ce pas pour y puiser la vitalité de l’interrogation majeure, ontologique et métaphysique, qui fonde tout acte de poésie authentique, entre la tristesse immémoriale et l’invitation du figuier à « entrer dans la danse » ?

 




Namur

Orchestré par Jacques Rancourt, du 19 juin 2013 au 23 juin 2013.

Informations ici :

http://www.printempsdespoetes.com/index.php?url=agenda/fiche_eve.php&cle=39842

ou là :

http://www.mplf.be/