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Béatrice Libert, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes

Une note en postface nous apprend que ce livre s'est construit durant le confinement de la façon suivante : Laurence Toussaint, cloîtrée dans sa maison de campagne et faisant une promenade quotidienne autour d'un étang, envoya une photo à Béatrice Libert qui lui répondit par un poème. Le principe était lancé : une photo suivit auquel un poème fit écho, ainsi de suite jusqu'à constituer un livre d'artistes de 56 images accompagnées de 56 poèmes, publié en 2023.

La seconde édition, courante, nous donne à lire les poèmes, cinq reproductions photographiques seulement figurant à l'intérieur de l'ouvrage (en sus de celle de couverture). Celles-ci signent la présence de l'eau (la promenade autour de l'étang) mais sont aussi un éloge de la lumière et de ses variations.

Le livre est encadré par deux citations de Christian Bobin : « Ce qui ne nous sauve pas immédiatement n'est rien. » en exergue et « L'art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d'émerveillement et de sidération qui seul permet à l'âme de voir. » en fin d'ouvrage. Voilà qui pose la tonalité (contemplative, sensorielle, de cheminement intérieur) : Une lumière qui tiendrait le pays / Comme on tiendrait la main d'un poème avec parfois des glissements mystérieux qui font que l'on reste songeur, laissant les vers flotter doucement, les répétant intérieurement : Partir est parfois une phrase si longue / Que certains n'en reviennent jamais.

 Si le poème est légèrement descriptif, évocateur plutôt, il s'accompagne souvent d'une interrogation sur soi, le monde, l'écriture, le sens...

Flambeaux drus d'avril
Promesses de Pâques

Écrire est-ce dédoubler le temps
Ouvrir un cahier d'eau

Faire sentinelle
Au bord du vide

Porter ce vide envahi d'azur
À son sommet d'incandescence ?

Béatrice Libert (poèmes), Laurence Toussaint (photographies), Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, Le Taillis Pré éditeur, 2023, 96 pages, 15 €.

Nous voici donc dans un entre-deux : l'évocation du concret et la posture abstraite, intellectuelle et poétique : Debout sur l'aile de l'instant / Quel vertige nous saisit // Alors que la lumière / Joue à la marelle sur un arbre flétri ?

J'ai précisé les circonstances d'écriture de ce livre. Le confinement et ses conséquences sont bien là, en arrière-plan, dans ce poème par exemple :

Ce poids sur notre attente
Cette barrière invisible dans l’œil

Ce cadenas posé sur nos voyages
Cette frontière fermée à tous les horizons

Nous aimons leur donner
L'empire d'un nouveau langage

En levant chacune de ces limites
En nous disant « Le monde c'est toi ! 

C'est alors une attention plus grande portée au monde accessible, au proche : Il nous arrive quelquefois / De regarder ce lent bocage // Comme si c'était la première fois / Comme si nous étions photosensibles et cette acuité renouvelée mène à des associations : Ce n'était pas un paysage / Qui se lisait sur l'étang // C'était un tableau de Magritte / Peint par un nuage qui passait, un regard qui va du dehors au dedans : On jette l'ancre puis on écoute / Les voix qui nous traversent  dans une durée qui se trouve modifiée : Et voici que l'instant / S'est lentement dissous ou encore : La journée a eu lieu on ne sait trop comment / Mais elle a traversé l'immense et le peu // Comme si les heures n'existaient plus / Sinon pour le plaisir des seules horloges

Bien sûr, la nature est omniprésente (rappelons que le prétexte est une promenade autour de l'étang) et elle renvoie à notre incomplétude :

Après les pluies orageuses
Les arbres ont gonflé leur voilure

On se disait qu'ils réagissent mieux
Que nous aux éclats des intempéries

Leur faconde interpelle le ciel
Et la confiance demeure leur viatique

Nous nous avons les bras coupés
Comme par une ombre nostalgique

 J'aimerais conclure par ces trois vers qui, à mon sens, reflètent l'esprit du livre :

Peut-être ne faut-il plus rien dire
Ne rien penser ne rien écrire

Simplement respirer respirer

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Thermos fêlé

 Un thermos est une bouteille isotherme dont la fonction la plus répandue est de conserver la chaleur d'un liquide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Thermos fêlé, nous fait songer à une déperdition, une porosité, aussi à un fonctionnement défectueux : quelque chose à réparer en même temps que difficilement réparable. La citation de Lorca en exergue, Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?, est précédée d'une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, des oublis, des silences et des cris, des oublis, à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur, l'intolérance, l'obus des oublis recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent

 

Claude Favre, Thermos fêlé, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d'emblée de qui il s'agit et le mot oubli quatre fois répété annonce que le livre s'emploiera à le conjurer. Il prend la forme d'une sorte de journal, chaque page datée, du lundi 29 décembre jusqu'au jeudi 19 mars (avec des jours absents après le 21 janvier). Journal qui peut-être à la fois intime, je lis « Moujik moujik » de Sophie G. Lucas (l'auteur de cet article le recommande également), et de compte-rendu d'actualités, comme il est convenu de les nommer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d'une part l'empathie et la colère sourde qui tissent ces pages, d'autre part le formidable travail de la langue qui par son architecture en hoquets incarne les brisures des êtres pris dans les situations qu'elle évoque qui sont aussi celles de l'auteure. Claude Favre est une habituée des lectures-performances. Elle a notamment travaillé avec le musicien Dominique Pifarély. Pour qui connaît le violoniste — je pense à sa participation au quintette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du saxophoniste François Corneloup — qui sait, donc, l'importance de ce jazzman sur la scène française contemporaine, saura du même coup que l'écriture de Claude Favre est faite de ces métissages, ces ruptures, ces lignes mélodiques interrompues, distordues, reprises et développées.

 

mercredi 18 février, andiamo, quelques années déjà autres
vie à l'os, gaie tout de même souvent, pour liberté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu'où
L'Insee évalue à 112 000 le nombre de, personnes sans
domicile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
augmentation de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c'est le mot, dont une cinquantaine d'enfants
certains même naissent dans la traversée
de Syrie, répartis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l'amour, l'urgence

 

Que faire de l'amour ? C'est cet amour pour l'autre et son impuissance à changer les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu'il s'agisse de la misère « ordinaire » de chez nous, 6 personnes / en quelques jours mortes en France / d'hypothermie, 6 retrouvées, pour combien, cette misère dont Claude Favre est très avertie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage abandonné, ou ma mère à l'école, qui / voulait apprendre / désignée par un mot qui tue / indigente, ou la misère extrême plus lointaine géographiquement, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / compulsifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, altier est de la vie aller chercher l'eau. Que faire de l'amour ? Comment éradique la haine de l'autre ? Ces mots écrits après l'attentat contre Charlie Hebdo :

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des morts travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n'est pas vivre que perdre sa part d'humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore, ici et encore
qu'est-ce qu'un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu'en penserait Abdelwahab Meddeb ?

 

 J'ai eu la chance d'assister à un débat œcuménique auquel participait le poète et essayiste, spécialiste du soufisme. Il a toujours dénoncé l'intégrisme et appelé à une réforme de l'Islam.

 Ce livre est un plaidoyer, formule que l'on a coutume d'employer, contre l'injustice, l'intolérance, avec cette dénonciation de notre indifférence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine contre la présence, l'irresponsabilité dit-on, françaises
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
et c'est Sarkozy, c'est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n'y aura pas de vent

 

Tribut également rendu à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c'est / faire c'est dire n'est-ce, Nasreen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blasphème est / un mot en langues, terrain commun de la haine l'assignation / perdre les siennes, tracer plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J'ai dit l'écriture particulière de Claude Favre, les extraits que j'ai donnés montrent un aperçu de cette langue, tendue, vibrante d'une auteure qu'il faut suivre. Pour conclure à propos de ce beau livre, accompagné de peintures de Jean Dalemans, je citerai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un thermos fêlé — impeccable intérieurement, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur

Claude Favre

Claude Favre est une poète et performeuse française.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006.
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007.
  • Laps 15, Le Suc et l’Absynthe, 2006.
  • Sang.S, avec des encres de Jacky Essirard, Atelier de Villemorge, 2008.
  • avec Éric Pessan Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre, Cousu main, 2011.
  • Autopsies, CD avec Nicolas Dick, label MicrOlab, 2011.
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013.
  • Vrac conversations, Éditions de l'Attente, 2013.
  • A.R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014.
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016 , Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018.
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021.
  • Zinzins, Fidel Anthelme X, 2021.
  • Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, Lanskine, 2022.

Poèmes choisis

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Richard Rognet, Dans un nid de flammes

 Rognet emprunte son titre à un vers de Rimbaud dans son poème Nuit de l'Enfer : Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. D'ailleurs, il le signale dans une note en fin de livre et précise : Ainsi, je me rapproche de Rimbaud, comme j'ose penser qu'il le fait pour moi, me signalant où je puis le retrouver, le rejoindre, au sein d'embrassades drues, de frôlements émus, au point que ce qui est à l'un est aussi intemporellement à l'autre.

Il s'agit en effet de frôlements, plus que de références directes, une parenté que ressent peut-être plus l'auteur que ne le fera le lecteur. Formellement d'abord : point de poème en prose comme pour Une saison en Enfer, mais des poèmes rimés (quelques exceptions à l'intérieur de certaines strophes), tous construits sur le même modèle : sept quatrains pentasyllabiques.

Une horrible crasse
couvre les maisons,
je sais les grimaces
qui donnent raison

aux mensonges flous
qui dressent des piques
sous nos chants épiques
immensément fous,

je vais de guingois,
frileux, maladroit,
j'ai l'allure sotte
d'un jour lourd de flotte,

pourquoi contempler
ma misère nue ?
Vaut-elle une nue
jalouse des blés ?

Je ne comprends rien
au couloir sonore
où s'abat l'aurore
sur mes va-et-vient,

regarde ! me dis-je,
ton chemin vaincu,
a-t-il jamais su
où pousse une tige ?

où le vent se colle
à la boue des routes ?
suivant ta déroute
entre les deux pôles.

Et c'est là le deuxième différence : on est loin des fulgurances hallucinées de Rimbaud., aussi du style impeccable de ses poèmes en vers : je vais de guingois, / frileux, maladroit, / j'ai l'allure sotte / d'un jour lourd de flotte ne résiste pas à la comparaison avec : Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Certes, de légers clins d’œil renvoient à l'homme aux semelles de vent mais sans éclat : il me précéda / partout dans le monde, / ô ma triste ronde, / mes pieds dans le plat ! // dans ses yeux trop bleus / aucune voyelle / ne comprit le feu / qui rampait sous elle. Mais il ne suffit pas d'écrire Mon Rimbe, mon beau, ni pissotière, odeurs, faisant sans doute référence à ces vers On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe, / Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été / Surtout, vaincu, stupide, il était entêté / À se renfermer dans la fraîcheur des latrines, extraits du poème Les poètes de sept ans pour égaler la façon incisive et ciselée du garnement sublime, comme le surnommait Mallarmé. Rimbaud écrit dans son poème en prose Vagabonds, extrait des Illuminations : Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! […] J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. Ce qui donne chez Richard Rognet : Feu, vagabond, frère, / à quoi rêves-tu ? / moi, ce que j'espère / ne sera pas tu, // le lieu, la formule / d'un fils du soleil, / voilà mon éveil / lorsque tout bascule

 

 Richard Rognet débute son poème, page 59, par : Je cours à tes trousses / car tu n'es pas mort

 Gageons qu'il peut courir longtemps...

Richard Rognet, Dans un nid de flammes, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 150 pages, 18 €.

 

Présentation de l’auteur

Richard Rognet

Richard Rognet est un poète français né en 1942 au Val-d'Ajol, dans les Vosges. Il vit actuellement à Dommartin-lès-Remiremont. Il étudie ensuite les Lettres à l’Université de Nancy. Il publie son premier recueil en 1966. En 1969, il devient enseignant à l’École Normale de Mirecourt puis à Épinal, où il prépare également une thèse sur Buffon, avant d’intégrer le Collège Jules-Ferry comme professeur de Lettres. En 1994, il devient Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. Il obtient en 2002 le Grand prix de Poésie de la Société des gens de lettres pour l'ensemble de son œuvre, déjà récompensée par de nombreux prix et traduite en de nombreuses langues.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Autour des éditions L’Herbe qui Tremble : Philippe Mathy, Derrière les maisons, Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Philippe Mathy, Derrière les maisons

 Ce livre est composé de six parties, chacune précédée d'une citation en exergue — toutes sont très belles. La première, à mon sens, éclaire toute l'ambition du livre :

(…) : combien une humble chose
peut donner de plaisir, combien peu
suffit, en ce monde si dur,
pour satisfaire l'esprit
et lui apporter le repos.

                                      Wendell Berry

Voilà qui est clair, simplement énoncé. Et le propos de l'auteur est bien, de son Printemps jardinier, titre de la première partie, jusqu'à ces Quelques soirs, la partie finale, de vouloir partager des instants de peu, d'insignifiance pourrait-on dire et de représenter l'esprit contemplatif qui leur restitue leur véritable importance, en les magnifiant par le poème. Pour ce faire, Philippe Mathy, demeure dans la simplicité de l'expression et du vocabulaire, ce qui semble le meilleur parti pris — on songe à la beauté du haïku qui, dans la modestie de ses dix-sept syllabes, peut nous émerveiller par son pouvoir d'évocation.

Quelques moments du livre atteignent cette perfection :

semer
devenir source
en offrant l'eau de l'arrosoir
se mettre à genoux
comme un retour à l'enfance
les prières au pied du lit

Philippe Mathy, Derrière les maisons, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 128 pages, 16 €.

 

 

 Parfois, ce sont deux vers très courts, proches du zen, qui retiennent l'attention :

Ton présent
tient debout

Ou bien une strophe (personnellement, j'aurais clos le poème là, la suite me paraît un gentil bavardage) :

Un peu de linge sur le fil
La route avance très sûre d'elle
Vol noir d'un oiseau sur le ciel bleu

On a bien compris que l'auteur aime Se concentrer / dans la joie singulière / d'être simplement là // hors de soi / dans un monde immobile / figé par sa propre beauté. La difficulté est de transmettre par les mots cette joie singulière; ce sont sans aucun doute les poèmes les plus ardus à réussir, ceux qui disent la joie et les éléments qui la génèrent. Le danger est grand d'être tartignole. Désolé de classer dans cette dernière catégorie une strophe comme celle-ci : Sentier pour quitter le village / loin des jolies roses / trop encloses dans nos jardins

Je m'autorise un autre reproche à Philippe Mathy : employer des images éculées (la rouille de l'automne) voire dignes de figurer sur le classeur d'un adolescent : Les étoiles sont si belles / qu'elles ressemblent à des larmes

Et quand l'auteur place en exergue d'une partie de son livre (Pêcheur immobile) la citation suivante, de François Jacquin : Lorsque la sagesse se rapproche de l'ordinaire, on respire aussi bien au large d'un caillou que devant l'océan. On peut s'arrêter partout, et se sentir au bord du lointain. Je ne peux qu'acquiescer. Pour autant, un poème d'une fausse profondeur est-il nécessaire ?

Au poisson qui travaille
à rester immobile
dans le courant
je demande

Qui voyage ?
Est-ce toi ?
Est-ce l'eau
qui fuit sur tes flancs ?

Toute lecture est subjective, on devine que je n'ai pas été parfaitement comblé par celle-là. Néanmoins, je souhaite le meilleur à Philippe Mathy dans sa quête quotidienne de la beauté et de la joie. Car :

Si transparent
le passage du vent

J'y entre en ignorant
les murs de la raison

Je cherche
la couleur d'une voix

Une musique accordée
à l'intime du silence

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Ce livre s'est vu décerner le Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2023. Quatre peintures, dont celle de couverture, sont dues à Caroline François-Rubino, dont l’œuvre s'attache avec délicatesse à une vision intime de l'espace et de la lumière qui correspond parfaitement à l'atmosphère éthérée du recueil de Judith Chavanne.

Le livre est composé de cinq parties : LES ÉPHÉMÈRES, TOUT L'INASSOUVI, TROUBLE DU TEMPS, QUELQUE CHOSE DE FERVENT, ACCORDS ET SAISONS. La troisième partie aurait d'ailleurs pu donner son titre à l'ensemble, tant il s'agit en effet de temps : celui du passé (mémoire, nostalgie) et celui irrémédiable qui nous emporte loin de ce qui fut, nous vieillit, nous laisse dans la présence de fantômes.

Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies, la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d'un autre soir ou d'aujourd'hui ?

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 84 pages, 15 €.

Constat tout en finesse de l'impermanence :

On voit s'ouvrir dans la chaleur
les iris fragiles,
les éphémères véritables
du règne floral. 

[…]

On les voit dans l'éclosion
qui épanouissent
déjà leur adieu.

Le jardin, avec ses arbres et ses fleurs est constamment évoqué, mais aussi l'enfance, la sienne propre sans doute à travers celle, dans le tendre souvenir inquiet, de sa propre  progéniture, grandie, en allée.

L'enfant ne me prend plus par la main,
elle m'a laissée au bord du temps
et du souvenir recueilli
au hasard du monde, dans un fruit.

Trois des cinq parties du livre se concluent par un long poème en italiques, comme pour souligner l'évanescence. À chaque fois, apparaît la figure de la rose, ce symbole de la beauté, de la naissance autant que de la fragilité et de la disparition. On songe à la chanson : On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l'a dit ce matin / À l'aurore je suis née / Baptisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fermée la nuit / Me suis réveillée vieille. Référence à Ronsard bien sûr.

Rose. D'une si grande élégance, dont les pétales se colorent subtilement, du jaune au blanc à l'incarnat. Qui attire le regard — et la convoitise.

[…]

Un matin pourtant il n'y a rien ; on le sait sans l'avoir encore vu.  
Quand le regard ne se pose plus sur rien, qu'est-ce qui nous est ôté ? Quand il n'y a qu'un vide au-dessus de la tige déchirée ?

 Mais aussi :

D'où vient parfois notre seule espérance ?
Un petit pied de rosier et sa fleur rouge intense.

 Et encore :

La rose unique et neuve sur le rosier, au-dessus des sépales desséchés : elle rafraîchit la vue, et toute la vie, en cet instant sur elle s'est posé.

L'ensemble du livre est empreint de mélancolie, Tant de voix se sont tues ! quand bien même point çà et là une petite célébration : L'oiseau honore de son passage / le carré de ciel devant la fenêtre / qui me compose un jardin aérien ; // un doux sourire / (malgré décembre éteint, immobile), / de reconnaissance […]

C'est une écriture qui dit principalement la perte, la solitude, mais une solitude méditative qui s'essaie à une présence au monde, voire à la joie et à l'apaisement qui en découlent.

L'amie sans doute ne pense pas à moi,
peut-être n'y pense plus,
l'enfant, qui n'est plus un enfant, et vit
au rythme frémissant de ses désirs
rejoint rarement
le temps un peu dénudé où je me tiens.

L'instant pourtant respire,
mon cœur se nourrit
des pensées que je destine,
il a l'ampleur et l'étoffe un peu rebondie
des petits corps colorés d'oiseaux
— piverts, geais et mésanges — qui,
le temps d'une halte, émaillent les jardins.

 Le silence n'est pas creux.

Et, cette note ô combien salvatrice, sur laquelle j'aimerais terminer :

Au fond de soi aussi, qui vibre,
comme le double de l'oiseau dans sa verte nasse,
quelque chose de fervent.

Présentation de l’auteur

Judith Chavanne

Judith Chavanne est née dans l’Isère mais vit actuellement en Ile-de France. Elle est membre du jury du premier recueil.

Œuvre poétique

Entre le silence et l'arbre, Gallimard, 1997 (Prix de la vocation et prix Louise Labé)
La douce Aumône,  Empreintes, Suisse, 2002
Le don de solitude, L’Arrière-pays, 2003.
Un seul bruissement, Le bois d’Orion, 2009
A ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011
Elle chantait, Éditions Henry, 2017
A l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018

Œuvre critique

Philippe Jaccottet, une poétique de l’ouverture, éditions Seli Arslan, 2003.
Préface à la réédition de trois volumes de Pierre Voélin aux éditions Empreintes (Suisse), 1999
Préface à Dans les pièces obscures, dans les claires de Bo Carpelan, Atelier La Feugraie, 2003
Coordination du numéro 45 de la revue Nu(e) consacrée à Pierre Dhainaut, novembre 2010.
Différents articles et notes de lectures parus en revue.

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne

 Le vrai poète sait « se nourrir de lumière ». Judith Chavanne, à l’évidence, le sait, et sait le transmettre par son écriture poétique. Elle citait, dans le remarquable essai qu’elle avait consacré à Philippe [...]

Présentation de l’auteur




Kaled Ezzedine, Loin

Khaled Ezzedine est un poète d'une grande délicatesse. Il évoque le pays où il a grandi, le Sénégal, à travers les lieux (Bassoul, Tialane, l'île de Niodor...), les paysages, surtout le fleuve Saloum qui sinue tout au long du livre, mais aussi des visages, une douce nostalgie.




Ce superbe livre est jalonné de presque quarante peintures de Christian Gardair, à mi-chemin entre évocation classique du paysage et abstraction, dans des tons feutrés qui entrent en correspondance parfaite avec les poèmes. Le titre, loin, dit à la fois l'éloignement spatial, géographique et l'éloignement temporel (l'enfance), peut-être celui aussi que confère l'écriture.

aiguisant les pierres
où nous courions pieds nus
fil tenant
la courbe de la vague
ayant franchi les morts
et le sillage du Saloum
dans l'air chargé de l'arbre à suif
entre hier et aujourd'hui

loin




Kaled Ezzedine, Loin, éditions de La Crypte, 2022, 92 pages, 18 €.

 Le poème est souvent contemplatif, sans exagération, on adhère facilement à l'énonciation simple de choses simples, dans la paix apparente :

Djiffer
brise du soir
arrivent les pêcheurs
leurs pirogues bariolées
et le cri des femmes 
sur le quai
foisonne
attise le chant
du mangeur de pluie
mais la voix revient
s'entête
un tisserin se pose
sur mon épaule
et son chant
dresse une maison ardente
sous la ruche verte de la mangrove

Cette sensibilité qui s'exprime si bien dans l'attention à la nature (le fleuve, les arbres, les oiseaux...) affleure également dans le rapport de l'auteur aux humains, plus particulièrement aux membres de sa famille. Le tisserin, petit passereau cité dans le poème précédent, reparaît ainsi, tel un symbole dans celui-ci :

la voix de mon grand-père
renverse
les manguiers
la voix de mon grand-père
trace
le vol las de l'abeille
dans les nuées en fleur
main qui chante
la voix de mon grand-père
accorde de son air
l'homme devenu
tisserin fracturé

Nul doute que le grand-père ici convoqué représente le pays natal, l'attachement aux racines, cette contrée peut-être idéalisée – néanmoins celle des origines – et que le poète partageant désormais sa vie entre France et Sénégal est ce tisserin fracturé. Mais c'est une pudeur (j'ai dit le mot « délicatesse » en ouverture de ce commentaire) qui gouverne ce beau livre de douleur en filigrane, sans pathos. Cette douleur de l'écartèlement, effectivement visible chez tout exilé, est celle aussi que tout un chacun peut éprouver de ce qui le sépare de son enfance, fût-elle repeinte aux couleurs d'un imaginaire qui toujours choisit son tamis ; et la nostalgie a de ces pastels...

nos amis d'avant
c'est dans le rêve qu'on les visite
[…] on voudrait leur dire
regardez comme mes mains
de s'être tenues trop éloignées
saignent
regardez ce que j'ai accumulé de tendresse

Khaled Ezzedine, au-delà d'une mélancolie hantée, questionne l'ontologie, que ce soit dans un carpe diem parfois non consenti, « derrière les jours simples / tu t'esquives / à t'entêter / la vie te dévore », ou dans son rapport au rythme temporel que l'on sait différent entre l'Afrique et l'Europe, la ville et la campagne, « ici / les mois et les années / se confondent / ici / les lunaisons noires / cheminent dans le pli de l'air / ici / c'est mon sang qui recule », ou encore dans l'enfance qui fonde tout être, « parfois l'enfant revient / sur le chemin de l'école / tout seul ou presque » - cette solitude qui, à son extrême, va constituer l'homme et le poète.

mais c'est toujours le même enfant
celui-là qui fixe
son cœur immobile
celui-là oublié
dans la joie
et la main s'est posée
plus près du ciel
la tête en bas
vers la pirogue qui file
drame sans témoins
pour l'exil

On ne saurait ignorer, associée dans ce livre à la fois aux parents, grands-parents, à la transmission, à son propre destin, la question essentielle de la mort (de la perte, de la disparition) qui taraude qui que ce soit, qu'il s'exprime artistiquement ou philosophiquement.

cette nuit
ébloui
par la lampe
des pêcheurs de crevettes
le vent emporte 
ce qui nous abandonne
ce qui ne revient pas
et soudain comme suspendu
le bruit sec de l'horloge

Le poème de la page suivante le dit peut-être d'une manière plus brutale, encore que, dans sa lucide énonciation, on sente plus qu'une amertume un désir de réconciliation.

voici que
la mort prend visage
voici que d'autres pas
précèdent les miens
minute par minute
goutte après goutte
entre Saloum et le verger
l'odeur de la pluie
entre dans le songe
j'ai la nostalgie des dimanches
sous les manguiers

J'ai la même nostalgie, n'ayant pas connu ces dimanches-là, c'est la grande force de ce livre : toucher la petite part d'universalité que nous avons en nous.


Présentation de l’auteur

Khaled Ezzedine

Chercheur, médecin dermatologue et poète, Khaled Ezzedine est né au centre du Sénégal. Son enfance a été marquée par les dimanches passés dans les îles du Saloum, ce fleuve qui se jette dans l’Atlantique et dessine un réseau de chenaux qui découpent la terre. Il a obtenu le prix de La Crypte en 1995.

Bibliographie

Crépuscule d’eau, éditions de La Crypte (prix de La Crypte 1995)
Le Chant des oiseaux de lierre, éditions Encres Vives, 1998
La Saison des pluies, éditions de La Crypte, 2012
loin, éditions de La Crypte, 2022

Poèmes choisis

Autres lectures

Kaled Ezzedine, Loin

Khaled Ezzedine est un poète d'une grande délicatesse. Il évoque le pays où il a grandi, le Sénégal, à travers les lieux (Bassoul, Tialane, l'île de Niodor...), les paysages, surtout le fleuve Saloum [...]




Les Cahiers du Loup bleu

Avec leur collection Cahiers du Loup bleu, les éditions Les Lieux-Dits proposent de gracieux livrets de poésie dont la couverture et la quatrième de couverture s'ornent chacune d'un dessin représentant l'animal qui donne son nom.

C'est Romuald Sam qui illustre ainsi toutes ces bêtes autour de Romain Fustier. En vingt-quatre poèmes, tous construits de la même architecture (six tercets), l'auteur décline à la fois des paysages auvergnats et les pensées qui l'animent. Les descriptions ne sont pas seulement précises, mais évocatrices assez pour qu'on se sente doucement embarqué.

troupeau de vaches
dans un virage traversant la route
avec le soir

 le gilet fluo
de l'éleveur visible très vaguement
sur la chaussée

un chien déboule
taché de noir parmi les bovins
marqués de même

la journée avachie
se relâche mollit tel un commis
après le labeur

les pâtures ont
des besaces pleines d'algues vertes
de vagues herbeuses

 je laisse passer
les bêtes pareilles au temps lent
qu'elles incarnent

 

Romain Fustier, toutes ces bêtes autour, Les Lieux-Dits éditions, 2023, 30 pages, 7 €.

La compagne est évoquée, prétexte elle aussi à poème, par sa présence et ses actes : tremper ses mains / dans l'eau descendant la rivière / qu'elle apprécie // elle m'avoue / qu'elle ne pouvait y résister / les y plongeant.

De légères licences de langue émaillent parfois le poème ; ainsi pour évoquer le couple : chemin des noisetiers / elle je profitons de notre vue / sous le plateau ou encore témonymie et nysecdoque pour métonymie et synecdoque. Également l'apparition d'un mot-valise : les racines branches / au cours du trajet nous tâtonnions / trottinions nous hâtant // tâtrottinions en file / rang l'un derrière l'autre / dans le noir ou un verbe latin dont on entend instantanément le sens : je suis parvenu / à audire ce jeu d'instrument / ouïr son bruit ; une liberté qui gagne la syntaxe : une terre rouge / d'épopée au départ du hameau / elle remarque-t-elle.

Tout cela sans excès, au service de la justesse du propos :

[…]

ligne de crête
de coq des monts aux confins
en arrière-plan
sommes des envoleurs
qui nous envolons dans le paysage
croquant l'horizon 

Autre exemple : la rivière tombe / avec la fraîcheur et nous achevons / de nous louvifier

 Un lyrisme discret parcourt le livre, sans rien appuyer, c'est le grand talent de Romain Fustier que de nous emporter avec lui dans son voyage poétique, à travers le quotidien d'un temps de vacances où tout peut sembler familier, mais autre aussi.

une chauve-souris
qui volette derrière la baie vitrée
de notre chalet

les ailes battent
sur le balcon elles giflent agitent
l'air frénétique

leur réalité tangible
paraît se fondre en l'étrangeté
reste pourtant palpable

me paraît décalée
incarner je ne sais quelle force
de vie jaillissante

partout sans cesse
cette nuit douce avec ses souffles
que je fabule

avec ses froissements
de membrane ainsi que de tissu
dans l'obscurité

Et c'est cette élégance sans ostentation que je retiens après la lecture de ce très beau recueil.

[…]

pas d'agitation
autour où la région reprend haleine
savoure sa paix

rien de mesurable
cette manière seulement de se tenir
dans le secret

le regret bientôt
de la lune coiffant les conifères
à notre départ

***

Le deuxième ouvrage de cette collection dont je souhaite rendre compte s'intitule Lettres, 2020 ; il est le fruit de deux poètes : Jean de Breyne et Anna Fitzgerald, avec un dessin de Sylvie Durbec.  Les poèmes de chacun alternent à quelques exceptions près et l'on reconnaît facilement qui est l'auteur, les initiales des prénoms (A et J) étant mentionnées en en-tête. Le titre du livre est plutôt trompeur de mon point de vue : j'imaginais une sorte de correspondance poétique, un échange épistolaire, mais n'ai pas trouvé de vrai lien, ou si peu, dans ce sens – un poème qui réponde au précédent, par exemple. Pour autant, les poèmes n'en sont pas moins intéressants, la forme varie : le plus souvent des retours à la ligne, des strophes, parfois de petits pavés denses. On aura ainsi à lire une sorte de notations du quotidien, de choses concrètes, récit toujours sous-tendu de questions plus existentielles et un rapport à la langue qui, par des contorsions appropriées, affirme ce questionnement.

Ce poème de  Jean de Breyne me semble une illustration pertinente :

Et le vent très fort sait se lever
Et l'on ne sait qui ainsi le lance
Et même après l'aube il faut se couvrir
Et même bien autrement qu'était la veille
C'est donc un son si ce n'est un bruit
On ne veut pas accorder un son au vent
Il est dans le feuillage et c'est là qu'il bruit
Accompagnement du souffle, et voilà qu'on avance ?
Et nous y revenons donc, et nous demeurés là cherchant à dire ?
Et nous traversons, - tiens voilà encore à chercher
L'air, le temps, la rue, l'Histoire
La langue est un vrai bonheur, il faut la parler
Je vous souhaite cela parler votre langue
On ne sait qui ainsi la lance, d'entre les lèvres
Et même la porte avec la main.

Jean de Breyne et Anna Fitzgerald, Lettres, 2020, Les Lieux-Dits éditions, 2023, 28 pages, 7 €.

De même, dans les premières pages, du livre, dans une forme plus elliptique, Anna Fitzgerald, dans le sillage (métaphorique?) du vent qui se lève, écrit :

De voler, de vivre
Je m'en veux
d'avoir tant
attendu
de vivre
de voler
attendre
le temps
c'est le temps
de tenter
de vivre

le vent
se lève
je -
je –
je ---

Le poète Lorand Gaspar écrivait dans Approche de la parole (Gallimard, 1978) : « Le moment le plus exigeant de la poésie est peut-être celui où le mouvement (il faudrait dire la trame énergétique) de la question est tel - par sa radicalité, sa nudité, sa qualité d’irréparable - qu’aucune réponse n’est attendue plutôt, toutes révèlent leur silence. » Notre autrice américaine, Anna Fitzgerald, le décline, dans le poème d'ouverture, de cette façon :

doigts
sur les cordes

mais silence
gris mouvement
poudreux et partant

le silence que je

kill-joy*

tel silence que je
trace

* kill-joy : rabat-joie, trouble-fête

Jean de Breyne n'est pas en reste : un sujet que je ne veux pas répéter // alors silence ? // mais je veux que soit !

Le livre se lit, se relit, dans le labyrinthe des énonciations : l'air, l'autour, pour ce qu'il vaut, la peine, par une de ces portes, le / tout autour, les poutres s'étirent, le silence s'accumule, stock, / hangar, magasin de silence, le voir, la fin se questionne, merci je dis (Anna Fitzgerald)

Merci je dis, moi aussi.

***

 

Le troisième opus de cette collection pour le premier trimestre 2023 est signé Dominique Sampiero. Cet auteur a beaucoup publié : poésie, nouvelles, romans, littérature jeunesse, théâtre ; il a également écrit des scénarios pour le cinéma, notamment pour Bertrand Tavernier.

 Le titre, On écrit un poème pour embrasser, est significatif de l'intention. Il faut entendre, je crois, le verbe embrasser sous plusieurs acceptions : étreindre certes, mais aussi saisir quelque chose dans son ensemble, concevoir et englober et ce, par les méandres du poème.

Cette vieille légende est comme un baiser. La langue tourne en rond
dans la bouche. Puis avec les mots dans la bouche de l'autre.

Cet échange de cercles d'une bouche à l'autre, c'est le poème.

Le mouvement du poème, tout simplement.

On écrit un poème pour embrasser. Retourner au cercle, d'une
bouche à l'autre, par l'antique baiser du temps.

 

 

Dominique Sampiero, On écrit un poème pour embrasser, dessin de Christiane Bricka,  Les Lieux-Dits éditions, 2023, 42 pages, 7 €.

Cette posture de communion avec le monde et de son dire interroge la langue : sa force, et son impuissance dans le même temps à tout révéler.

Et si tout à coup, par volte-face
nous faisions langue ce couteau
qu'on nous plante dans le dos
à chaque mensonge des puissants

Et qu'une seule phrase
contienne autant de ciel
qu'une flaque pour imaginer
enfin que nous sommes
devenus des demi-dieux ou des ogres
c'est selon

L'auteur n'idéalise pas le poème mais dénonce nos impostures de tyrans, nos égoïsmes :

Nous prenons au sérieux nos ego
d'artiste, nos bégaiements de serpent
nos ricanements de prières

[…]

complices de cette indifférence qui laisse décapiter
des incroyants, brûler des enfants sous les gaz
et quoi encore la liste est longue

Et plus loin :

Et si nous entendions enfin
dans le cœur de chaque homme croisé en chemin
sa crucifixion à venir

Pourtant, il ne cède pas à la noirceur, au désespoir :

Accepter de croire aux illusions du visible
dans l'altérité déjà en ruine.

C'est ce difficile équilibre entre les empêchements reconnus et l'obstination à poursuivre qui constitue le poème :

Car écrire c'est rester assis ici dans le lieu étrange
d'une rencontre dont nous ne décidons rien
à part notre juste présence.

Il faut viser l'humilité, s'y tenir et s'en réjouir :

J'invente une vie dans le silence des jours
une vie minuscule, à peine audible
une vie inutile et radieuse

 




Philippe Leuckx, Matière des soirs

 Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois dans les poèmes, aussi par ce que je sais, comme le savent ceux qui suivent peu ou prou les publications de Philippe Leuckx sur les réseaux.

À vrai dire, j'ai eu cette sensation dès les premières pages et ce mot, chagrin, s'imposait par une sorte de noblesse, en cela qu'il dépasse une tristesse plus ou moins sans objet, c'est à dire une affliction à la fois plus sourde (peut-être plus faible en apparence à force de durer) et plus irrémédiable. Cette Matière des soirs, accompagnée des justes et somptueuses photographies de Philippe Colmant, est une traversée de la douleur énoncée avec retenue.

Dans la maison
je cherche la présence
comme l'on monte les marches
sans trouver son rythme
la solitude est vive dans le bois
des rampes
les chambres closes
parfois un rideau bouge un peu
mais c'est aussi illusoire
que ces bribes reconnues
au loin dans une pièce
dialogues morts nés
alors que la rue se ferme
comme une éponge
et que le jour tourne
sur lui-même
sans répit

Philippe Leuckx, Matière des soirs, Éditions Le Coudrier (24 Grand' Place, 1435 Mont-Saint-Guibert, Belgique)  2023, 66 pages, 18 €.

On aura compris qu'un deuil est à l’œuvre et il serait indécent d'en vouloir  décoder précisément les émergences dans les poèmes. Ce chagrin essentiel est celui qui dit la solitude de l'être, dépossédé de qui fut part de sa vie, et plus largement, qui dit toute solitude de l'être humain dans l'inévitable déréliction,

Paysage grêlé de tombes et de visages
absents
On ne peut taire l'effroi des mères
devant le vide
Parfois un père regarde au loin un arbre
l'intimant à vivre
debout

Car il s'agit de demeurer, et quand on est poète, homme traversé par les mots, il faut encore de ces douleurs en faire un miel doux-amer, avouer qu'on ne dit rien / de définitif, mais qu'on persiste à dire. L'errance cette école de patience, écrit Philippe Leuckx et je ne peux m'empêcher de songer à un autre Philippe (Jaccottet) : Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, // tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin // du poème, plus que le premier sera proche // de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.(in L'effraie, Gallimard, 1953).

Le chagrin du poète n'est pas prétexte à une lamentation auto-centrée, c'est un chagrin vivant, d'autant plus douloureux sans doute, qui affronte le monde et tente une consolation dans les mots. À ce propos, on pourra noter les différents pronoms employés, le je, plus ancré dans la souffrance immédiate, je ne sais où aller / ou si peu, le on qui met à distance, on égrène les fêtes // les manques les beautés, le tu forcément à distance aussi mais cherchant prise, Tu te déprends de la solitude / dans l'aire de l'été.

Hors de ces tentatives d'analyse des poèmes, ou plutôt pour ne pas les souiller, il en est que l'on souhaite livrer dans leur simple miracle :

Sous la lumière confinée
ce tulle de solitude
l'enfant de sa fenêtre
scrute le dehors
et sa main prouesse
de lenteur
soulève la ville

Cependant, malgré la peine, la présence au monde résiste : Oui, les saules près du pré / et l'abreuvoir qui tonitrue / à chaque mufle ou encore : Des visages dans les vignes / signes de vie / au raisin qui se prépare

Dans l'épaisseur de nos vies
mailles strates veinules réseaux
le sang irrigue la petite espérance
désolée au logis informe dérisoire
et le cœur sonde à tout va
vers la lumière

La lumière est bien présente dans le livre, un désir de lumière le plus souvent, comme antidote à l'immense tristesse, ou insuffisante mais nommée, comme pour ne pas oublier qu'elle est possible. On laisse venir cette pauvre / lumière / cueillie entre les murs / un jour de canicule

Mais plutôt que de gloser pauvrement, laissons la parole au poète qui dit si simplement les choses, ajoutant ainsi à leur force :

on se dicte des fables démesurées
on a les mains trop grandes
pour ce si peu à cueillir
dans l'ombre

 

Présentation de l’auteur

Philippe Leuckx

Philippe Leuckx est écrivain et critique. Après des études de lettres et de philosophie, il consacre son mémoire de licence à Marcel Proust avant d'enseigner au Collège Saint-Vincent à Soignies.

Poète, critique, il collabore à de nombreuses revues littéraires francophones (Belgique, France, Suisse, Luxembourg) et italiennes.

Bibliographie

Poésie

a) livres, plaquettes

  • Une ombreuse solitude, 1994, L'arbre à paroles.
  • Poèmes d'entre-nuits, 1995, Le Milieu du jour (F).
  • Comme une épaule d'ombres, 1996, L'arbre à paroles.
  • Le fraudeur de poèmes, 1996, Tétras Lyre.
  • Et déjà mon regard remue la cendre, 1996, Clapàs. Préface de Philippe Mathy(F).
  • Une sangle froide au cœur, 1997, L'arbre à paroles.
  • Une espèce de tourment ?, 1998, L'arbre à paroles.
  • Nous aurons, 1998, Clapàs. Préface de Marcel Hennart (F).
  • Puisque Lisbonne s'écrit en mots de sang, 1998, Encres Vives (F).
  • Un obscur remuement, 1999, La Bartavelle (F).
  • Un bref séjour à Nad Privozem, 2000, Encres Vives (F).
  • La main compte ses larmes, 2000, Clapàs. Préface de Frédéric Kiesel (F).
  • Le fleuve et le chagrin, 2000, Tétras Lyre.
  • Poèmes de la quiétude et du désœuvrement, 2000, L'arbre à paroles.
  • La ville enfouie, 2001, Encres Vives (F).
  • Celui qui souffre, 2001, Clapàs. Préface de Georges Cathalo (F).
  • Poèmes pour, 2001, La Porte (F).
  • Touché cœur, 2002, L'arbre à paroles.
  • Sans l'armure des larmes, 2003, Tétras Lyre.
  • Faubourg d'herbes flottantes, 2003, La Porte (F).
  • Te voilà revenu, 2004, Les Pierres. Préface de Pierre Dailly.
  • Rome cœur continu, 2004, La Porte (F).
  • Errances dans un Bruxelles étrange, 2004, Encres Vives (F).
  • La rue pavée, 2006, Le Coudrier. Présentation de Jean-Michel Aubevert.
  • En écoutant Paolo Schettini, 2006, Encres Vives (F).
  • Résonances (en collaboration), 2006, Memor.
  • Photomancies (en collaboration), 2006, Le Coudrier.
  • L'aile du matin, 2007, La Porte (F).
  • Un dé de fatigue, 2007, Tétras Lyre.
  • Étymologie du cœur, 2008, Encres Vives (F).
  • Rome rumeurs nomades, 2008, Le Coudrier. Postface de Walter Geerts.
  • Résistances aux guerres (en collaboration), 2008, CGAL.
  • Périphéries, 2008, Encres Vives (F).
  • Terre commune (en collaboration), 2009, L'arbre à paroles.
  • Le cœur se hausse jusqu'au fruit, suivi de Intérieurs, 2010, Les Déjeuners sur l'herbe.
  • Le beau livre des visages, 2010, Bookleg no 67, Maelström.
  • Selon le fleuve et la lumière, 2010, Le Coudrier.
  • Passages,(en collaboration), 2010, L'arbre à paroles.
  • Piqués des vers, 2010, Espace Nord no 300.
  • Rome à la place de ton nom, 2011, Bleu d'encre.
  • De l'autre côté, (en collaboration), 2011, L'arbre à paroles.
  • Dans la maison wien, 2011, Encre Vives (F).
  • D'enfances, 2012, Le Coudrier.
  • Métissage, (en collaboration), 2012, L'arbre à paroles.
  • Un piéton à Barcelone, 2012, Encres Vives (F).
  • Au plus près, 2012, Ed. du Cygne (F).
  • Déambulations romaines,(en collaboration), 2012, Ed. Didier Devillez.
  • Quelques mains de poèmes, 2012, L'arbre à paroles.
  • Dix fragments de terre commune, 2013, La Porte (F).
  • Momento nudo, (en collaboration), 2013, L'arbre à paroles.
  • D'où le poème surgit, 2014, La Porte (F).
  • Lumière nomade, 2014, Ed. M.E.O.
  • Carnets de Ranggen , 2015, Le Coudrier.
  • L'imparfait nous mène, 2015, Bleu d'encre.
  • Etranger, ose contempler, 2015, Encres Vives, coll. Lieu (F).
  • Les ruelles montent vers la nuit, 2016, Ed. Henry, coll. La main aux poètes (F).
  • D'obscures rumeurs, 2017, Ed. Petra, coll. Pierres écrites/ L'oiseau des runes (F).
  • Ce long sillage du coeur, 2018, Ed. la tête à l'envers (F).
  • Une chèvre ligure à Ischia, 2018, Encres Vives, coll. Lieu (F).
  • Maisons habitées, 2018, Bleu d'encre.
  • Le mendiant sans tain, 2019, Le Coudrier.
  • Doigts tachés d'ombre, 2020, Editions du Cygne (F).
  • Poèmes du chagrin, 2020, Le Coudrier.
  • Solitude d'une sente, 2020, Les Chants de Jane n°24.
  • Nuit close , 2021, Bleu d'encre.
  • Prendre mot, 2021, Dancot-Pinchart
  • Rien n'est perdu Tout est perdu, 2021, Les Lieux Dits (F).
  • Le rouge-gorge, 2021, Ed. Henry, coll. La main aux poètes (F).
  • Frères de mots, 2022, Le Coudrier, en collaboration avec Philippe Colmant.

b) en revues

  • Paume tournée vers le temps, , Arpa n°56 (F).
  • Heure de fronde lente, 1997, Estuaires n°31 (L).
  • Heure de fronde lente, printemps 1998, Ecriture n°51 (S).
  • Heure de fronde lente, été 1998, Courant d'ombres n°5 (F).
  • Le ramasseur d'ombres, 1998, Multiples n°55 (F).
  • Quelques grelots de fête, , Sources n°22.
  • Une paix trop friable, 2001, Pollen d'azur n°13.
  • Dans l'ampleur heureuse, 2002, Pollen d'azur n°17.
  • Une ombreuse solitude, frammenti, nov-déc. 2002, Issimo n°34 (Palermo), traduction en italien par Bruno Rombi.
  • Nos demeures et nos mains, 2003, Pollen d'azur n°21.
  • Poèmes, été 2004, Le Fram n°11.
  • Les 16 élégies de ruine, 2004, Multiples n°64 (F).
  • La ville enfouie, frammenti, mars-, Issimo no 42, traduction en italien par Bruno Rombi.
  • Elégie du nomade, 2006, Bleu d'encre n°16.
  • Heure proche, 2007, Bleu d'encre n°17.
  • Rome nuit close, automne 2007, Traversées no 48.
  • Un cœur nomade, extraits, , Autre Sud no 46.
  • Piéton de Rome, frammenti, , Issimo no 67, traduction en italien par Bruno Rombi.

Critique

  • Jacques Vandenschrick,1998, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Mimy Kinet, 2000, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Michel Lambiotte, 2001, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Claude Donnay, 2002, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Sallenave : une mémorialiste des vies ordinaires, , Francophonie Vivante n°4.
  • André Romus, 2003, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Paul Roland, 2003, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Retour à Léautaud?, extraits de Journal de dilection, , Francophonie Vivante n°3.
  • Anne Bonhomme, 2004, Service du Livre Luxembourgeois.
  • Frédéric Kiesel : La recherche du mot juste, , La Revue Générale n°6-7.
  • Ecrire est égal au sang qui manque in Dominique Grandmont, , Autre Sud n°30 (F).
  • Echelle I de Dominique Grandmont, , Francophonie Vivante n°1.
  • Relire Curvers : Tempo di Roma, , Francophonie Vivante n°2.
  • Philippe Besson chez nous, , Francophonie Vivante n°3.
  • Hubert Mingarelli ou le traité de tendresse, , Francophonie Vivante n°1.
  • Bertrand Visage et l'atmosphère du Sud, mars-, Reflets Wallonie-Bruxelles.
  • Rose-Marie François et ses Carnets de voyage, , Francophonie Vivante n°3.
  • Annie Ernaux. Les Années", , La Revue générale n°10.
  • Petit abécédaire. De Belamri à Zrika : huit auteurs entre langue et filiation. Assia Djebar, Tahar Ben Jelloun, Mohamed Choukri, Abdellah Taia, Wassyla Tamzali, Rabah Belamri, Rachid Mimouni, Abdallah Zrika, , Francophonie Vivante n°4.
  • Pavese ou le métier de lire le monde-poème, , Rumeurs n°4.
  • Le cœur même des victimes, étude sur Simenon, Cahiers Simenon n°31, , pp.50-56.
  • Les entrelus de Philippe Leuckx, Aux hautes marges, Le Coudrier, 2021.

Narration

  • Célina D, 1er trimestre 2004, Le Spantole no 335.
  • Proses romaines, 2005, Pollen d'azur n°25.
  • Variations oulipiennes sur les trois glorieuses, 2007, Français 2000.
  • Rendez-vous en Sardaigne, hiver 2007, Bleu d'encre n°18.
  • Difficile de quitter Rome, 2e trimestre 2008, Le Spantole n°352.

Prix et bourses

  •  Bourse d'écriture 1994 de la Communauté française
  • Prix Pyramide 2000 de la Province de Liège
  • Bourse de résidence d'écrivain à l'Academia Belgica de Rome en 2003, 2005, 2007
  • Prix Emma-Martin 2011 de poésie pour Selon le fleuve et la lumière, décerné par l'Association des écrivains belges de langue française.
  • Prix Gros Sel 2012 - Prix du jury pour Au plus près.
  • Prix Robert Goffin 2014 pour Lumière nomade (Ed. M.E.O).
  • Prix Maurice et Gisèle Gauchez-Philippot 2015 pour Lumière nomade (Ed. M.E.O).
  • Prix Charles Plisnier 2018 pour L'imparfait nous mène (Ed. Bleu d'encre).

Autres lectures

Philippe Leuckx, Lumière nomade

« Rome, me disait un ami érudit, est un grand estomac qui peut tout digérer, parce que son suc profond est baroque. » Philippe Leuckx aussi, à sa manière, est un érudit. Lecteur prolifique, cinéphile, [...]

Philippe Leuckx, Prendre mot

Quelque chose se finit. Le soir est là. C’est le moment de Philippe Leuckx. Celui qui rythme musicalement nombre des poèmes de ce recueil. Un cœur endeuillé déplore « l’absence », [...]

Philippe Leuckx, Matière des soirs

 Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois [...]




Benjamin Torterat, L’Etendue passionnelle

Il est probablement intéressant de savoir que Benjamin Torterat est doctorant en philosophie et que son sujet de thèse est : « Le mythe entre émancipation et domination ». La lecture de sa première publication en poésie s'en trouvera peut-être éclairée.

Son livre, l'étendue passionnelle, est construit en trois parties, les deux premières avec une adresse directe « Toi » vers une aimée, présente / absente, évoquant le rapprochement charnel, celui au travers duquel on espère communier, mais celui aussi qui nous dit l'irrémédiable séparation ontologique, la troisième partie regroupant, quant à elle, trois pavés de texte dans un épanchement moins contenu.

On pourra brièvement songer à André Du Bouchet, que ce soit sur la disposition formelle du poème, la présence pointillée des mots sur le blanc de la page voire sur le fond quand celui-ci affirmait : « Seul celui qui a peu de moyens a quelque chose à dire. »

   infini-Toi

          l'essentiel

 peut-être

 

              Toi

 

s'affaler 

dans l'absence

Benjamin Torterat, L'Etendue passionnelle, Editions de la Crypte, 2023, 12 €.

Chaque mot, ainsi sacralisé en quelque sorte, veut une importance extrême, de même que le blanc, part intégrante du poème réclame sa part de sens. Faut-il le chercher dans cette absence, douleur du manque, dans une aspiration plus haute, « recherche / irréductible // d'une unité », quitte à en passer bien sûr par le corps, « dans l'aube / les peaux // luisantes / tout contre / par à coups » - car c'est le corps qui est essentiellement affiché au long de ces poèmes : « jouir / des nudités » – faut-il, dans ce qui est énoncé et dans ce qui ne l'est pas,  questionner la langue, particulièrement celle, poétique, qui va caviarder, omettre, suggérer, inventer « se sombrer » ?

poursuivre

 la quête

    l'ouverture

elle est désordre

La partie II du livre semble plus directement lisible, j'entends par là, tout d'abord moins de dispersion des vers sur la page, ensuite, malgré la retenue du propos, l'aveu de l'échec passionnel.

Toi tendresse

    pas tout à fait défigurée 
   tremblante

 sur la bouche  

    plus tout à fait la hâte de
   se rapprocher

La troisième partie nous donne trois pages qui semblent d'écriture quasi automatique d'un jeune auteur qui condense comme il le dit lui-même « ébullition d'une plaie à vif enlacer s'amouracher reculer fléchir », « implacablement dans la caboche dans la veillée dans l'espoir ».

 Cet espoir lui vaut évidemment notre sympathie.

Présentation de l’auteur

Benjamin Torterat

Benjamin Torterat est doctorant en philosophie. Il vit à Caen.

Bibliographie 

L'Etendue passionnelle, Editions de la Crypte, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures

Benjamin Torterat, L’Etendue passionnelle

Il est probablement intéressant de savoir que Benjamin Torterat est doctorant en philosophie et que son sujet de thèse est : « Le mythe entre émancipation et domination ». La lecture de sa première publication en [...]




Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. Il s'agit d'un récit poétique, qui se développe autour d'une catastrophe écologique. Il débute par un poème (retours à la ligne) jour premier ; s'ensuivent trois textes en prose, puis sur le même modèle, la même fréquence, jour deuxième,  trois textes en prose, etc. jusqu'au jour huitième qui clôt le livre.

 Loïc Demey débute à la manière biblique :

Au commencement le ciel
au commencement la terre
le haut le bas les ténèbres du ciel l'abîme sur terre
le rien l'absence le vide partout le noir parfait le chaos
l'endroit sonne creux personne juste terre juste ciel
terre de nuit noire liquide profonde recouvrante
de l'eau rien que de l'eau le noir sous un ciel ténébreux
la lumière soit jaune bonne blanche la lumière fut
la lumière pour séparer la nuit du jour
dénouer le jour et la nuit
lumière jour nuit noire obscure personne le vide rien
sur terre
au soir le matin
jour premier

Loïc Demey, Jour Huitième, Images de Rochegaussen, Cheyne Éditeur, 2022, 80 pages, 19 €.

Puis le monde tel que nous le connaissons apparaît : L'enfant pleure sa perruche envolée. / Par la porte de la cage à demi ouverte, vers la fenêtre entrebâillée sur la rue et la pluie qui tombe, tombe, depuis des jours que le ciel se comporte comme ça.

Le décor est planté, l'argument dévoilé : Elles ne ressemblent pas aux pluies que nous connaissons.[...] La montée des flots accule les bêtes contre la clôture. L'eau leur monte aux narines, les épuise puis les engloutit.

Car c'est l'inondation énorme, incoercible, comme en ont connue réellement plusieurs pays ces derniers mois. On songe aussi de manière inévitable au mythe du Déluge, dont la mention la plus ancienne se retrouve dans des textes sumériens, de nombreux siècles avant Jésus-Christ. Il a toutefois toujours valeur de punition : «  Cet homme fit le récit à Gilgamesh de la colère des grands dieux, qui avaient voulu dépeupler la Terre parce que les hommes, de plus en plus nombreux, faisaient un vacarme qui perturbait le repos des dieux. » De même, les catastrophes climatiques engendrées par l'homme lui sont châtiment :

Le torrent de boue cascade la ville, déracine les bancs et les panneaux publicitaires. Il emporte les abribus, retourne les voitures sont devenues des bateaux fous.

On notera l'emploi de mots rares, renforçant le sentiment d'étrangeté : une main qui pendille, Ils niflent puis reniflent (nifler signifie agacer, irriter, mais ici on supposera le jeu avec les mots), les rats d'égout se clapissent au grenier...

L'enfant qui apparaît dès le premier texte en prose sera le symbole d'innocence et de recommencement possible après la catastrophe. Personnage sans nom, archétype d'enfant. Où est passé l'enfant qui jouait juste à côté ? Nous appelons l'enfant ! l'enfant ! l'enfant ! se trouvait là, pourtant, à la tombée du sommeil.

Un autre personnage est sans nom lui aussi : l'autre. Il est par essence celui qu'on ignore voire qu'on déteste sans raison, figure du SDF (et plus tard, du sage), présent dès les premières pages, Reparu à crue de rivière […] Le bien parti qui eut la bonne idée de débarrasser le trottoir, le perron de l'église et les quelques marches devant la mairie, De s'effacer de nos yeux qui l'examinaient de travers […] L'autre, ainsi nous préférions l'appeler, afin de ne pas risquer entendre, au contour d'une phrase, son prénom.

Des protagonistes supplémentaires complètent le paysage dantesque : les animaux sauvages, s'imposant dans les lieux d'où on les avait chassés : Ils avancent à découvert et hument l'air, ressentent la présence puis hérissent les poils, Les animaux exhibent les crocs, les gencives, ils bavent, font des ruades.

Et plus loin :

Papillons.
Hannetons, blaireaux, crapauds.
Lièvres, cerfs et serpents se succèdent.
Du matin au matin prochain, une espèce après l'autre, sans se
mélanger. Sous notre nez au vent, ils ont investi nos rues, nos parcs et
nos ronds-points.
Un loup gris aussi, l'un de nous a crié. Sans en être sûr.
La nature au bonheur du vide, les animaux ont pris notre place.

Description du cataclysme et du comportements des hommes :

Il se tiennent en déséquilibre sur la crête de leur maison, s’agrippent à la cheminée, tanguent et quémandent du secours. », « Fougueux, nous déracinons des câbles et des tuyaux, Au moyen de nos mains, de nos ongles fendus, les doigts fléchis, râpés, ensanglantés, le sol nous fouillons. 

Mais également, sans se départir du propos, des moments de pure poésie :

Ainsi le ciel ainsi la terre
achevés finis définis
le contenu le contenant
révolus la conception le déploiement
l'accomplissement de la création
la satisfaction du travail bien fait
au repos mérité une relâche un répit
une accalmie avant la hausse des eaux
des fléaux des températures
l’œuvre défaite par la conquête effrénée
le très le trop exagérément
puiser extraire augmenter agrandir
à outrance tirer sur la corde tendue
qui flanche plie fléchit
menace de se fendre
nous redoutions le manque
c'est l'excès qui nous accable
au soir le matin
jour septième

Comme une évidence, l'enfant et l'autre s'allient, sont le modèle.

L'enfant cueille du petit bois, récolte des brindilles balayées par le vent sous la charmille et à l'encoignure des murets.
L'autre écorce une branche, taille de menus copeaux au fil de son couteau.Il défeuille un journal, déchire le papier.
Prépare un foyer.

L'autre est celui qui sait, qui a une parole prophétique.

La nature se trouvait grande et nous l'avons rendue immense, il dit en passant et repassant devant nous.
Tenez, l'autre propose.
Voici le feu que l'enfant nous tend à bout de torche. Recevez-le et donnez-lui un nid d'herbes sèches, un enclos rond cerclé de roches.
[…] Avec patience nourrissez-le. Permettez-lui de pousser, lentement de grandir.
[…] Prenez le feu, l'autre annonce. Et n'oubliez pas qu'il est vivant.

L'inconséquence des hommes est pointée, depuis le cataclysme dont ils sont à l'origine jusqu'à leur aveuglement.

Le brouillard a couvert le feu s'est éteint.
Je savais, dit l'enfant, que vous n'en prendriez pas soin, que toujours vous agissez de cette façon. De faire, de prétendre, de penser que tout pourra sans cesse s'arranger.

Si l'ensemble a une tonalité sombre à l'instar des désastres qui frappent déjà notre planète, la fin du livre propose une lueur, certes nuancée.

L'inondation reflue, se replie.
[…] En nous, le sauvage a repoussé.
A réfuté le mythe premier, fondateur et déjà destructeur.
[…] Les chaleurs extrêmes, les submersions et débordements, l'automne en été, les hivers printaniers.
[…] Au milieu de la chaussée, l'enfant est penché sur une fissure. Dans cette entaille, une graine a roulé. Une plante a grandi.
Le long de sa tige grimpe une coccinelle.
Surgit une mésange qui capture l'insecte dans son bec. L'enfant s'exclame, heureux. Court et saute dans les bras de l'autre.
L'enfant rit.
Les oiseaux sont revenus.

Le livre est habilement construit, l'écriture inventive sans dérouter. De la Genèse à l'anéantissement, avec une possible résurrection, cet ouvrage constitue une déclinaison poétique des maux qui affligent notre monde et une forme de réflexion en filigrane qui méritent qu'on les découvre ainsi que les belles interventions plastiques qui le jalonnent.

Présentation de l’auteur

Loïc Demey

Loïc Demey est professeur d’Education Physique et Sportive dans un collège. Il vit en Lorraine.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

Je, d'un accident ou d'amour, Cheyne éditeur.

D'un cœur léger, Cheyne éditeur.

Aux amours, Buchet Chastel.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. [...]




Emmanuel Echivard, Pas de temps

Ce qui se présenta au début du livre, pour toi, ce fut la nuit, une nuit très noire et très rassurante, sur une route étroite qui s'ouvre au fur et à mesure de ton avancée.

Voici ce qu'écrit Emmanuel Echivard dans son AVANT-DIRE. Et l'on avancera avec lui, dans cette poésie du quotidien (pour partie) qui note avec l’œil distancié du photographe ce qui l'entoure, personnages et événements – on songe parfois à un François de Cornière qui en avait fait son miel.

C'est une boutique dans une rue de la ville
avec une enseigne des années soixante-dix
des lettrines jaunes
comme on n'en voit plus
    je n'ai pas le temps de m'arrêter
    de me rappeler l'année où j'en voyais de telles
dans une autre ville

car il faut vite rentrer
sortir du sac en plastique
la paire de chaussures que le cordonnier réparera
des chaussures en cuir brun, éraflées
    dont j'ai un peu honte
la semelle rongée par l'eau et par le temps

On retrouvera tout au long du livre ces scènes de petits riens (Riens est d'ailleurs le titre d'un poème), de portraits vite dressés, avec ce qu'on sent de sympathie de la part de l'auteur vis à vis de ceux qu'il croque ainsi. Il est présent également dans ces poèmes, personnage lui aussi, avec l'emploi du je.

Un vieux couple se tient la main
une petite fille se tourne vers son père
un homme cherche du regard des fruits et des fleurs

C'est un jour blanc arrosé de pluie
    je voudrais m'arrêter
fixer les êtres
    il suffirait de m'immobiliser
de rester là
de laisser parler la pluie, les pas
    de m'absenter

Présence au monde (cet extrait provient du poème Ici ; quelle injonction plus juste?) et absence dans le même temps, sorte de rêverie, de flottement. C'est une autre caractéristique de cet auteur que de ne pas se contenter d'une poésie descriptive mais s'interroger sur ce qu'il est, sa propre consistance parmi – partant, la séparation ontologique, la difficile appartenance :

    Est-ce que je suis
    ceux que je regarde
ceux qui passent
    à côté de moi
impassibles
avec leurs chaussures mal cirées, leurs manteaux gris
qu'éclaire parfois
le bleu roi d'une écharpe

     est-ce que j'existe vraiment 
     et suis-je ici pour m'arrêter
et les traverser du regard
supplier
la pierre que l'on cogne est aussi
    lourde que moi
ou bien, au milieu des mouvements
moteurs et marchands dans la ville
    vais-je me fondre, me répandre
    m'illuminer, devenir
contemporain

On trouve, en alternance avec ces poèmes où figure la première personne du singulier, d'autres poèmes où c'est le on qui mène la danse, dans la nuit (celle évoquée en début de livre), une nuit pas tant physique, ou pas seulement, mais aussi intérieure, qui bizarrement, malgré l'emploi du pronom impersonnel, suscite l'introspection, des sensations et des souvenirs individuels.

on voudrait se souvenir
on voudrait lever la tête ouvrir la bouche

proférer

on formerait un passé
composé d'images anciennes

par exemple un midi d'enfant où l'on traverse la rue sans regarder
où le capot de la voiture a balayé le corps
que rien ne retient plus qui flotte délié pour retomber
sur le sol avec douceur

on se sent puissant de tout ce qui a été vécu

Et toujours cette part qui questionne :

que reste-t-il de soi
quand la nuit noire est absolue
quand son eau son huile ne laissent rien transparaître
que reste-t-il de soi les mots que l'on chantonnait
sont tombés on marche sans

Mais ces mots, tombés, dans leur impuissance à dire parfaitement, réussissent, dans la poésie d'Emmanuel Echivard, à suggérer au point le plus haut et l'on se sent dans un esprit d'absolu partage en les lisant. Un livre exceptionnel.

Présentation de l’auteur

Emmanuel Edchivard

Né au Havre en 1975, des études à Lyon et à Paris. Vit actuellement à Reims, où il enseigne la littérature et le latin en khâgne et à Sciences Po. Après la Trace d’une visite, (Cheyne, 2016, Prix du premier recueil de poèmes de la Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé pour la poésie et Prix de poésie Maïse Ploquin-Caunan de l’Académie française).

Bibliographie

  • La Trace d'une visite, Cheyne éditeur, 2016.
  • « Suite des jours », revue Nunc n° 47, éditions de Corlevour, 2019.
  • Avec l'ombre, Cheyne éditeur, 2019.
  • Pas de temps, Cheyne éditeur, 2022.

Poèmes choisis

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