Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant

Par |2022-09-22T07:01:50+02:00 18 septembre 2022|Catégories : Claude Favre, Critiques|

La pre­mière fois que j’ai vu et enten­du Claude Favre dire sa poésie, c’était pen­dant le fes­ti­val des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 mon­tée des poètes, là où se déroulait ce qui fai­sait fig­ure de fes­ti­val off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un trem­ble­ment de terre sous mes pieds, d’un upper­cut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poé­tique insti­tu­tion­nel débor­dait, et récla­mait une juste place. 

Rap­pelons quelques titres de la bib­li­ogra­phie de Claude Favre, titres frap­pants qui dis­ent bien l’endroit d’où elle par­le, qui expri­ment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par cer­tain-e‑s) de l’entreprise com­mencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Édi­tions 22 (mon­tée) des poètes, 2006
  • L’Ate­lier du pneu, édi­tions 22 (mon­tée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac con­ver­sa­tions, Édi­tions de l’At­tente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crev­er les toits, etc. – suivi de Déplace­ments, sep­tem­bre 2016,Les Press­es du réel, Al Dante, col­lec­tion Pli, 2018
  • Sur l’échelle danser, Série dis­crète, 2021
Con­sid­érée comme la Janis Joplin de la poésie fran­coph­o­ne (Sabine Huynh, dia­critik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie rad­i­cal, sans com­pro­mis. La ponc­tu­a­tion est le plus sou­vent rare, l’écriture essayant de suiv­re le rythme, par­fois endi­a­blé, de l’indignation, d’où la dis­pari­tion de cer­tains élé­ments de la phrase. 
D’où la répéti­tion de mots sur lesquels sa pen­sée bute pour les pul­véris­er, sur lesquels notre imag­i­na­tion se déchire. Une langue qui reflète les vio­lences com­mis­es par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges ter­resles étranges aven­tures quérantédi­tions Lan­sk­ine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques pré­ci­sions con­cer­nant ce que Chré­tien de Troyes nom­ment ceux qui vont par les étranges ter­res les étranges aven­tures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des cheva­liers aux nobles principes. Puis vient une cita­tion de Mal­com Lowry tiré de Au-dessous du vol­can : « Je n’ai pas de mai­son, seule­ment de l’ombre ». La quête se fera donc dans une cer­taine obscu­rité, ou bien invis­i­bil­ité, souter­raine, dans les marges, quête voulue, cher­chée ou imposée, et nous décou­vrirons au cours de la lec­ture quelles en sont les modal­ités : colo­nial­isme, impéri­al­isme, poli­tiques libérales cap­i­tal­istes (con­sid­érant les pau­vres comme défail­lants, non méri­tants), ou encore dic­tatures, charia islamique et con­flits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous per­dions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopoli­tique, larvée, armée, nucléaire, chirur­gi­cale etc. … À force de vio­lence, de racisme, de sex­isme, de géno­cides, de dépor­ta­tions, de cru­auté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, dému­ni, ne sachant plus com­ment racon­ter, témoign­er, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« his­toire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du prof­it, s’emballent. Cet emballe­ment broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son pas­sage : « sous le galop d’un cheval siè­cle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour con­serv­er un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne con­science », mieux vaut se faire aveu­gle, sourd et muet, mieux vaut ignor­er ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion main­stream. Mais en sug­gérant de ne pas imag­in­er tout en inven­to­ri­ant les mis­ères endurées par les plus faibles, les plus pau­vres, les plus dému­nis par­tis en quête de lib­erté, elle nous force juste­ment à imag­in­er ! Et une fois faites les élu­cubra­tions, notre mis­sion serait de dire, par­ler, dénon­cer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressem­blent à « Loin de c’est loin »), aux dif­férents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laiss­er pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qual­i­fi­catif qui sous-tend des qual­ités de bon­té, d’empathie, de compréhension.

« Te sou­viens-tu » con­tin­ue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et pop­u­laire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siè­cles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ain­si qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence fémin­isé on entend la dig­nité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syr­i­aque, arménien, berbère, égyp­tien, géorgien, et toutes appor­tent leur beauté, leur richesse car véhic­u­lant une autre com­préhen­sion du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se mon­tre par­fois apho­ris­tique, elle édicte des théorèmes, rédi­ge des maximes :

Don­ner un nom calme les craintes. 

Qui pos­sède une langue ne se perd pas. 

Qui pos­sède une langue n’a pas besoin de frontières. 

Les his­toires vraies sont les scories des mythes. 

À l’envers, sig­ni­fie aus­si à l’égard de. 

Javert, né au fond d’une prison haïs­sait la bohême. 

Don­ner un nom est un champ de fouille. 

Par­fois elle donne des définitions : 

  • Fron­tières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le cha­grin à 15 ans : « un litre de mau­vais whisky »

Au détour des errances on ren­con­tre Ossip et Nade­j­da Man­del­stam dans les plaines de Voronèj, mais aus­si les sil­hou­ettes de François Vil­lon, de Char­lie Park­er, de Chap­lin, de Chris Mark­er, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous com­prenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spon­tanéité heureuse de qui aime vivre, dés­in­hibé, libre.  Bien sou­vent les chapitres com­men­cent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La suc­ces­sion de ces verbes donne une suite d’injonctions inco­hérentes, con­tra­dic­toires, et cela rend bien l’état d’insecte désori­en­té dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sen­sa­tion d’être enfer­més der­rière une vit­re, cher­chant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassem­ble ces verbes, puis tire comme une pre­mière conclusion : 

        Imag­ine. Sou­viens-toi. Oublie. Sou­viens-toi. Par­le. Tais-toi. N’y com­prends plus rien. Mais imagine.
Cer­taines nuits du sou­venir, les mots ont le som­meil léger. 

ET : « Que devi­en­nent les mots jamais pen­sés. Jamais enten­dus » Dans ces deux inter­ro­ga­tions rési­dent les ques­tions essen­tielles. Celles qui peu­vent men­er à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéolo­gie s’adressent tout sim­ple­ment à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à com­pren­dre que sur cette planète terre, tout le vivant est inter­dépen­dant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désor­mais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensem­ble.  Que cette réin­ven­tion risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siè­cle, et qui sait au cours des suiv­ants : « On racon­te qu’il exis­terait un peu­ple qui réin­ven­ta la géo­gra­phie, par d’étranges rêves de tra­ver­sées [..] Un peu­ple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. » 

Comme Claude Favre, au bout de cette lec­ture vous con­vien­drez que : « Les ques­tions glis­sent des cadavres ». Et c’est la rai­son pour laque­lle il faut con­tin­uer d’en pos­er, pour ne pas oubli­er, pour ren­dre hom­mage aux morts. Pour ren­dre leur human­ité aux errants, aux dépos­sédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à pren­dre notre courage à deux mains, à pren­dre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

Présentation de l’auteur

Claude Favre

Claude Favre est une poète et per­formeuse française.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

  • Nos langues pour des prunes, Édi­tions 22 (mon­tée) des poètes, 2006.
  • L’Ate­lier du pneu, édi­tions 22 (mon­tée des poètes), 2007.
  • Laps 15, Le Suc et l’Absynthe, 2006.
  • Sang.S, avec des encres de Jacky Essir­ard, Ate­lier de Ville­morge, 2008.
  • avec Éric Pes­san Inter­dic­tion absolue de touch­er les filles même tombées à terre, Cousu main, 2011.
  • Autop­sies, CD avec Nico­las Dick, label MicrO­lab, 2011.
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013.
  • Vrac con­ver­sa­tions, Édi­tions de l’At­tente, 2013.
  • A.R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014.
  • Crev­er les toits, etc. – suivi de Déplace­ments, sep­tem­bre 2016 , Les Press­es du réel, Al Dante, col­lec­tion Pli, 2018.
  • Sur l’échelle danser, Série dis­crète, 2021.
  • Zinzins, Fidel Anthelme X, 2021.
  • Ceux qui vont par les étranges ter­res les étranges aven­tures quérant, Lan­sk­ine, 2022.

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Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022. 
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