Regard sur la poésie « Native American » : Ofelia Zepeda : fille du désert, elle parle le désert

Par |2023-11-06T09:49:59+01:00 30 octobre 2023|Catégories : Essais & Chroniques, Ofelia Zepeda|

Rédac­tion et tra­duc­tion de Béa­trice Machet

 

Ofe­lia Zepe­da est née en 1954, dans la par­tie sud-ouest de l’état d’Arizona sur la réserve des Indi­ens Tohono O’odham, c’est-à-dire « les gens du désert » (env­i­ron 34 000 per­son­nes). Les con­quis­ta­dors espag­nols avaient bap­tisé ce peu­ple les Papa­gos, terme péjo­ratif et méprisant qui sig­ni­fie les mangeurs de hari­cots. Ils vivaient à l’origine dans le désert de la Sono­ra et ont eu à subir les cam­pagnes de chris­tian­i­sa­tion for­cée, aux­quelles ils ont opposé des épisodes de révolte et de résis­tance aux 17ième et 18ième siècle. 

Du fait de leur envi­ron­nement, ils avaient adop­té un mode de vie semi-nomade, entre des vil­lages bâtis près des champs pour sur­veiller les récoltes en été, et des vil­lages bâtis en mon­tagne près des cours d’eau, occupés seule­ment l’hiver. Aujourd’hui le ter­ri­toire des Tohono O’dham est partagé entre Mex­ique et États-Unis, le mur que Don­ald Trump a fait ériger empêchant les 2000 per­son­nes vivant du côté mex­i­cain d’aller hon­or­er leurs morts enter­rés du côté améri­cain (la con­struc­tion du mur est une vio­la­tion inter­na­tionale des droits de l’homme). Cette sépa­ra­tion a don­né lieu à des céré­monies de protes­ta­tion en 2017 notam­ment. Jusqu’alors  les Tohono O’od­ham avaient un per­mis spé­cial pour con­tin­uer à cir­culer libre­ment des deux côtés de la fron­tière, via neuf portes répar­ties sur 120 kilo­mètres.  Dans la langue des Tohono O’dham le con­cept de fron­tière n’existe pas, il n’y a pas de mot pour la dire ou la penser.  Sur ce ter­ri­toire, dans le paysage du peu­ple du désert, se détache leur mon­tagne sacrée: le mont Babo­qui­vari, situé en Ari­zona, aux États-Unis.

La poétesse o’od­ham Ofe­lia Zepe­da lit ses poèmes au fes­ti­val du livre de Tuc­son en mars 2012. Les mots o’od­hams reflè­tent les sons des cailles du désert. Vidéo de Bren­da Nor­rell Cen­sored News http://www.bsnorrell.blogspot.com.

Ofe­lia, qui racon­te qu’elle est née dans une cabane, de par­ents anal­phabètes qui ne par­laient pas l’anglais,  a gran­di au con­tact de tra­vailleurs migrants qui s’échinaient dans des champs de coton, et mal­gré la prox­im­ité de gens aux mœurs dif­férentes, sa com­mu­nauté O’odham n’a pas changé son organ­i­sa­tion trib­ale, n’a pas aban­don­né ses valeurs. Ofe­lia racon­te aus­si que pour ren­dre vis­ite à ses grands-par­ents qui vivaient du côté mex­i­cain,  elle fran­chis­sait régulière­ment cette fron­tière entre les deux états.

Dans un extrait de son poème “Birth Wit­ness”, la poétesse Ofe­lia Zepe­da, mem­bre de la tribu Tohono O’od­ham, explore le car­ac­tère sacré de sa langue face à la bureau­cratie gou­verne­men­tale. Producteur/Réalisateur : Nina Shel­ton. Vidéaste/monteur : John DeSoto.

La poésie d’Ofelia Zepe­da est le fruit de la rela­tion vieille de mil­liers d’années d’une com­mu­nauté humaine avec son envi­ron­nement. Elle est aus­si la con­ti­nu­ité de tra­di­tions orales passées dans l’écriture. Elle relate la suc­ces­sion des saisons, les rythmes du désert,  l’importance de l’eau très mar­quée avec la danse des nuages, avec la pluie qui est à la fois béné­fique et pour­voyeuse de vie mais aus­si cause d’inondations et destruc­trice de vies. Dans son recueil inti­t­ulé Ocean Pow­er, Ofe­lia Zepe­da mon­tre à quel point les gens du désert sont vig­i­lants et obser­vent la météo, com­ment le cli­mat forge leur mode de vie. Le livre développe une par­tie plus con­sacrée à la vie per­son­nelle de l’auteure qui réflé­chit aux con­trastes entre tra­di­tions et nou­velles façons de vivre. Une autre par­tie se penche sur l’hiver et sur la réponse des humains à la lumière ou à l’air. La dernière par­tie s’occupe de la nature des femmes, et de l’ancienne rela­tion des Tohono O’odham avec l’océan, la façon dont cette rela­tion impacte encore le présent de ce peu­ple. Au final le lecteur aura plongé dans le quo­ti­di­en de ces Indi­ens du sud-ouest américain.

SOMEONE SAID IT IS GOING TO RAIN 

Some­one said it is going to rain.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the earth and the way it holds still
in anticipation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the sky become heavy with mois­ture of preparation.
I think it is not so.
Because I have not yet felt the winds move with their coolness.
I think it is not so.
Because I have not yet inhaled the sweet, wet dirt the winds bring.
So, there is no truth that it will rain.

 

B ‘O E‑A:G MAṢ ‘AB HIM G JU:KĬ

B ‘o ‘e‑a:g maṣ ‘ab him g ju:kĭ.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g jew­ed mat am o i si ka:ckad c pi o i‑hoiñad c o
ñenḍad.
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g da:m ka:cim mat o ge s‑wa’usim s-we:ckad.
ag wepo mo pi woho.
Nañpi koi ta:tk g hewel mat s‑hewogim o ‘i‑me:
Ṣag wepo mo pi woho.
Nañpi koi hewegid g s‑wa’us jewe
Mat g hewel ‘ab o u’ad.
Nia, heg hekaj o pi a’i woho matṣ o ju:.

 

Quelqu’un a dit qu’il allait pleuvoir

Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore sen­ti la terre, sa façon de se tenir immobile
par anticipation.
Je ne le pense pas.
Parce que n’ai pas encore sen­ti le ciel se pré­par­er, devenir lourd d’humidité.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore sen­ti les vents, leur fraîcheur se mouvoir.
Je ne le pense pas.
Parce que je n’ai pas encore respiré la douce pous­sière mouil­lée que les vents apportent.
Donc, il n’y a rien de vrai dans l’affirmation qu’il va pleuvoir.

Ce poème écrit en anglais et dans la langue trib­ale, dit la con­nex­ion au paysage, dit l’expérience des sens, la con­nais­sance du cli­mat d’un ter­ri­toire. Il témoigne d’un mode de vie où l’on passe beau­coup de temps dehors, où l’on est con­scient des mou­ve­ments qui s’opèrent dans l’environnement, ce qui est néces­saire dans une région où l’été apporte des orages, des tem­pêtes de pous­sières, il faut être vig­i­lant, les change­ments rapi­des créent même une cer­taine ten­sion chez les gens qui doivent être prêts à agir selon les cir­con­stances et les vari­a­tions de la météo. Ils savent ce qui arrive avant, après la pluie et savent ce qu’ils doivent faire en con­séquence. Le poème suit la forme des chants tra­di­tion­nels  O’Odham, avec des répéti­tions ; chants qui par­lent sou­vent de l’environnement et qui ont la par­tic­u­lar­ité d’être élo­gieux, qui met­tent l’accent sur les bonnes choses à dire à pro­pos des ani­maux, des nuages, ce qui est agréable et prof­ite à tout le monde. Les O’odham, surtout en été, passent du temps à observ­er les nuages au-dessus des mon­tagnes, com­mentent leur pres­ence, leur aspect, sans savoir bien à quel moment il va pleu­voir. Les nuages peu­vent ne faire que pass­er, être détournés, la pluie ne frappe pas for­cé­ment le sol, même si l’été est en quelque sorte le temps de la mous­son pour les Indi­ens du sud de l’Arizona. La tante d’Ofelia, tout comme sa mère, dis­aient facile­ment que les nuages sont des menteurs. Observ­er les nuages n’est pas un passe-temps dans ces regions, il est impor­tant de pou­voir anticiper quand la pluie tombera. Vivre dans un désert donne une impor­tance toute par­ti­c­ulière à la pluie.

Pro­fesseure de lin­guis­tique à l’université d’Arizona, Ofe­lia Zepe­da maîtrise sa langue O’Odham au point d’écrire sa poésie dans les deux langues, anglais et langue mater­nelle trib­ale. Elle a écrit une gram­maire de la langue des Tohono O’odham et par­ticipe à des pro­grammes visant à ce que de jeunes Indi­ens de toutes les nations puis­sent maîtris­er leurs langues. Elle a dirigé le pro­gramme des études amérin­di­ennes, elle co-dirige l’institut de développe­ment des langues Indi­ennes d’Amérique. Elle est aus­si l’éditrice en chef de la série Sun Tracks , col­lec­tion con­sacrée à la lit­téra­ture des Indi­ens d’Amérique pour le compte des édi­tions Uni­ver­si­ty of Ari­zona Press, une impor­tante mai­son d’édition au cat­a­logue très impres­sion­nant. Elle enseigne égale­ment, ponctuelle­ment, l’écriture créa­tive. Elle est mem­bre du comité édi­to­r­i­al The Smith­son­ian Series of Stud­ies in Native Amer­i­can Lit­er­a­tures.  

Voici un poème qui, comme le précé­dent au sujet de la pluie,  dit l’importance de la rela­tion aux forces de la nature qu’entretiennent les Indi­ens d’Amérique. Et comme il se doit, l’expérience est liée aux his­toires, aux mythes, le vent n’échappe pas aux réc­its et prag­ma­tique­ment les Tohono O’dham offrent leur inter­pré­ta­tion, leur expli­ca­tion, dis­ent le monde et enseignent les par­tic­u­lar­ités pro­pres aux vents qui bal­aient le sud-ouest américain.

WIND — VENT

Le vent fai­sait tourn­er mes habits rude­ment autour de moi,
il me frappait,
sa dureté me fai­sait mal.
Le vent était fort ce soir là.
Il réus­sis­sait à souf­fler dans mes habits, à les pla­quer con­tre moi.
Au con­traire des autres, je me délecte de lui.
J’ou­vre ma bouche et je respire en lui.
C’est un air nouveau,
de l’air venant de très loin,
de cieux intouchés,
de nuages pas encore formés.
Je respire à plein poumons ce vent.
Je pense que je sais un secret, ce n’est que l’acte d’ouverture
de ce qui est encore à venir.
Je le vois arriv­er de loin.
Un mur brun de pous­sière et de saletés,
des débris mou­vants qui ne sont que d’an­ciens instants,
débris vieux d’un siècle.
Tous ramassés en une danse chao­tique. 
La pous­sière s’in­stalle dans mes narines.
Elle s’a­mal­game à l’hu­mide dans ma bouche.
Elle se dépose sur ma peau et son duvet de poils.

Sou­venirs de Père, com­ment il s’asseyait devant la maison
pour regarder le vent venir.
D’abord il le sen­tait, puis il le voyait.
Il dis­ait, “le voilà,”
à peu près de la même façon que s’il avait vu une per­son­ne se détach­er sur l’horizon.
Il s’asseyait.
Lais­sant le vent faire de lui ce qu’il voulait.
Il le frap­pait de ses grains de sable.
Cela créait une fine couche tout autour de lui.
Pour finir, quand il n’en pou­vait plus sup­port­er davantage
il entrait en trombe dans la mai­son, les paupières fermées,
faisant bar­rage aux larmes prêtes à lui net­toy­er les yeux
Nous riions tous de son étrange apparance.
Lui aus­si se délec­tait du vent.
C’é­tait là le plus qu’il pou­vait s’ap­procher de lui,
pour se join­dre à lui, pour le con­naître, pour savoir ce que le vent transportait.
Mon père dis­ait,” regardez c’est tout, quand le vent s’arrêtera,
la pluie tombera.”
L’his­toire continue.
Vent eut des ennuis avec les villageois.
Sa puni­tion fut qu’il devait quit­ter le vil­lage pour toujours.
Quand il reçut sa sen­tence d’exil
Vent ren­tra chez lui et fit ses bagages.
Il prit ses vents bleus.
Il prit ses vents rouges.
Il prit ses vents noirs.
Il prit ses vents blancs.
Il prit ses vents secs.
Il prit ses vents humides.
Et en faisant cela il prit par la main
son amie qui était aveugle.
Pluie.
Ensem­ble ils partirent.
Très peu de temps après les vil­la­geois trou­vèrent leurs cul­tures mourantes.
Les ani­maux disparaissaient,
et ils souf­fraient de faim et de soif.
Les gens réal­isèrent, ce qui est à leur hon­neur, qu’ils s’é­taient trompés
en éloignant Vent.
Et comme pour toute faute épique cela deman­da des événe­ments épiques
pour essay­er de ramen­er Vent.

Pour finir ce fut un menu filet de dune
qui don­na le sig­nal du retour de Vent.
Avec son amie, Pluie, il rame­na le vent sec,
le vent froid,
le vent humide,
le vent frais,
mais dans sa hâte,
il oublia
le vent bleu,
le vent blanc,
le vent rouge,
et le vent noir. 

Les qua­tre vents prin­ci­paux, Yel­low, Blue, White, et Black sont les vents qui ont fait ce que la terre est aujourd’hui. Par exem­ple, dans la mytholo­gie Apache (qui compte douze vents), le vent jaune a don­né la lumière, et le vent blanc l’a nuancée de brume. Le vent noir a sculp­té la terre, créé les canyons, façon­né rochers et cail­loux. (N.d.T)

Voici deux autres poèmes, extraits du recueil OCEAN POWER,  qui illus­trent bien l’habitude prise par les Indi­ens vivant sur les réserves, au con­tact des élé­ments et de la nature, d’observer l’environnement et de se situer dans le cycle des saisons jusqu’à en faire par­tie. En même temps Ofe­lia Zepe­da développe sa poésie des petits riens du quo­ti­di­en, qu’elle relie et asso­cie aux sou­venirs. Sou­venirs qui lui sont chers et qui don­nent sens, qui offrent une iden­tité, une appar­te­nance, comme un refuge, comme une mai­son où il fait bon vivre.

LARD FOR MOISTURIZER — Du sain­doux en guise de crème hydratante

Je remonte les stores à la verticale,
j’es­saie de cap­tur­er la lumière du sud.
Le soleil est main­tenant arrivé au coin sud.
Le vent de décem­bre est froid
il mag­niffie la faib­lesse de la lumière solaire.
Cette lumière con­traste douloureusement
avec la chaleur brûlante d’il y a trois mois.
J’évoque cette chaleur main­tenant, sans pou­voir vrai­ment m’en souvenir.
J’ac­cueille la douce tiédeur du soleil hivernal.
Avec cette lumière je pense à chez moi, à l’ac­tiv­ité qui se déplace vers le côté est
        de la maison.
pour en hiv­er prof­iter du faible soleil.
Mon père s’assied des heures de ce côté et fait des petites réparations.
Ma mère et son matériel de lessive démé­nage de ce côté-là aussi.
Elle se penche au-dessus de ses bassines, le dos tourné vers le soleil.
Ses bras vont et vien­nent, elle lave et tire sur les rayons du soleil.
Mes soeurs et moi éten­dons le linge,
nous sommes recon­nais­santes qu’il ne pleuve pas.
Le soleil et le vent d’hiv­er sèchent les habits rapidement.
Les seules vic­times de ce tra­vail sont nos mains.
Eau chaude, eau froide de rinçage, vent froid et doux soleil de séchage.
En tant que per­son­nes vivant à l’ex­térieur nos parents
trou­vent un léger soulage­ment dans l’usage de crèmes hydratantes pour la peau.

Notre famille fai­sait la for­tune de la mar­que Jer­gens et de ses ouvri­ers disions-nous.
Tôt en décem­bre les crèmes fai­saient du bien, mais en jan­vi­er et févri­er nous étions
      prêts pour des solu­tions plus rad­i­cales, de la paraffine.
Nos par­ents chaque nuit se couchaient avec une légère couche de gras luisante sur
       leurs mains et leur visage.
Nous en fai­sions autant.
Un con­fort épi­der­mique minimal.
Mes soeurs et moi riions de notre tante qui ne s’embêtait ni avec les crèmes
ni avec la paraf­fine, elle util­i­sait du lard carrément.
Nous la voyions tous faire ça.
Quand elle fai­sait sa pâte à tortillas
la dernière étape était de graiss­er chaque boule constituée.
Alors qu’elle ter­mi­nait, elle se frot­tait les mains avec tous les restes de saindoux
      comme elle l’au­rait fait avec une crème.
Ma soeur l’imite et exagère sa gestuelle.
Elle nous mon­tre com­ment elle masse ses mains, ses bras et son visage,
puis soulève sa jupe et frotte ses bruns genoux ger­cés avec une bonne poignée de
     sain­doux.

KITCHEN SINK- Evi­er de cuisine

La lumière tra­verse bizarrement la porte vit­rée de la cuisine.
Je peux voir les saisons chang­er dans l’évi­er de ma cuisine.
Le mou­ve­ment du soleil est assom­bri dans cet évier.
Pen­dant l’après-midi  l’évi­er est baigné de lumière.
Pas for­cé­ment le bon moment pour moi de faire la vaisselle.
Plus tard en été il y a une sen­sa­sion d’ur­gence à voir l’om­bre s’al­longer et
        com­mencer à s’incliner
alors que le soleil com­mence à bor­der l’ex­térieur de l’évier.
Je pré­tends que la lumière du soleil va dans l’égout.
La lumière ne peux pas être arrrêtée par la bonde.
Elle s’insin­ue et pénêtre le joint là où l’eau ne passe pas,
elle devient part de l’ob­scu­rité qui est tou­jours part des égouts et des tuyauteries.
L’hiv­er arrive. L’air est cer­taine­ment déjà plus frais.
Je le sais grâce à mon évier.

Les poèmes d’Ofelia Zepe­da nous per­me­t­tent sou­vent de nous pro­jeter dans l’univers rur­al de son enfance, et nous devi­nons la con­di­tion mod­este de ses par­ents, mais nous sen­tons aus­si de com­bi­en d’amour et d’attention elle était entourée : elle se rap­pelle un jour humide de décem­bre, quand dans la cab­ine chauf­fée du camion de son père, elle attend le bus de l’école, et tous deux regar­dent les nuages de pluie se former:

nous regar­dons dehors les champs
où le brouil­lard s’accroche au sol

… au chaud dedans
le camion ayant tra­vail­lé depuis qua­tre heures du matin.

Et ses sen­sa­tions opèrent à la façon de la madeleine de Proust. Dans un poème inti­t­ulé Smoke in Our Hair(fumée dans nos cheveux), l’odeur de la fumée venue de son feu de bois ramène des sou­venirs et s’attarde dans ses cheveux, Ofe­lia Zepe­da écrit :

peu importe la dis­tance que nous par­courons / nous trans­portons cette odeur avec nous

Dans cer­tains poèmes, Ofe­lia Zepe­da manie l’humour et l’ironie, par exem­ple elle por­trait les touristes venus regarder des Indi­ens danser, Indi­ens qui dansent pour gag­n­er leur vie. Les  touristes s’attendent à des expéri­ences par­ti­c­ulières, se trou­vent fascinés, vien­nent avec leur idée de l’Indien idéal, imag­i­nent l’Indien vivant à un niveau spir­ituel élevé, mais ils sont aus­si con­de­scen­dants ou méprisants. Dans un court échange entre un touriste et un danseur Yaqui, le pre­mier demande :

Que font-ils avec l’argent que nous leur jetons ?

Et le sec­ond de répondre :

Oh, ils le parta­gent sim­ple­ment entre les chanteurs et
le danseur. 
Ils emmèneront prob­a­ble­ment  le garçon au McDonald’s
manger un burg­er et des frites.
Les hommes s’en jet­teront une bien fraîche.
Il fait chaud aujourd’hui vous savez. 

On devine la décon­v­enue du touriste désta­bil­isé par le prosaïque de la réponse !

Pour con­clure, en accord avec la poète Nava­jo Lau­ra Tohe et le cri­tique Danker, qui qual­i­fie les poèmes d’Ofelia de « song-poems » (poèmes-chants), on peut affirmer que la poésie d’Ofelia Zepe­da est une expres­sion de résis­tance, d’abord parce qu’elle écrit en Tohono O’odham, ensuite parce que l’anglais lui sert à véhiculer, à nous enseign­er la vision du monde de son peu­ple. Ses écrits sont une plaidoirie pour une esthé­tique et une éthique ancrées dans les tra­di­tions pro­pres à un peu­ple lié organique­ment à son envi­ron­nement, au point que céré­monies et rit­uels lui ren­dent hom­mage et le chantent. 

Présentation de l’auteur

Ofelia Zepeda

Ofe­lia Zepe­da, née à Stan­field, Ari­zona en 19541, est une lin­guiste, poète et intel­lectuelle amérin­di­enne de la tribu des Tohono O’odham.

Tit­u­laire d’un doc­tor­at de lin­guis­tique sur la mor­pholo­gie de l’O’od­ham en 1984, langue par­lée par les Tohono O’od­ham (sous la direc­tion de Ken Hale), elle est pro­fesseur d’é­tudes et de lit­téra­ture améri­caines à l’U­ni­ver­sité d’Ari­zona et tra­vaille pour l’al­phabéti­sa­tion de sa langue native.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

  • 1982 : When it rains, Papa­go and Pima poet­ry (Mat hekid o ju, ‘O’od­ham Na-cegi­t­odag)
  • 1983 : Top­ics in Papa­go Morphology
  • 1983 : A Tohono O’od­ham Grammar
  • 1995 : Ocean pow­er
  • 1995 : Home places: con­tem­po­rary Native Amer­i­can writ­ing from sun tracks
  • 2008 : Where Clouds Are Formed
  • 2009 : Jew­ed ‘i‑Hoi (Rid­ing the Earth)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022. 
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