Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Par |2022-10-27T03:35:16+02:00 21 octobre 2022|Catégories : Critiques, Lou Raoul|

Ne pas s’y laiss­er pren­dre : il n’est pas ques­tion que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de per­son­nages, inter­roger les iden­tités, donc pose la ques­tion de l’altérité. Elle le fait d’autant mieux qu’elle se place comme au car­refour des langues. Dans ce livre, on suit Beris (qui à l’envers se lit sireb et déjà on entend presque Ser­bie !). Trois langues nous par­lent dans ce recueil : Français, ser­bo-croate et un peu d’anglais.

Beris est un per­son­nage que Lou Raoul a déjà fait exis­ter dans Most, paru aux édi­tions de la drag­onne en 2016. Faut-il aus­si rap­pel­er qu’en 2013 Lou Raoul est par­tie, pour une rési­dence, séjourn­er à Split (Croat­ie, côte Dal­mate), séjour qu’elle évoque dans Otok (qui sig­ni­fie île, lui aus­si paru aux édi­tions Isabelle Sauvage), jour­nal d’une rési­dence un peu par­ti­c­uli­er, qui ne suit pas la chronolo­gie et dont le nar­ra­teur est Kim.  Lou Raoul ajoute à ses textes la musique d’une langue slave, rend présente la réal­ité de la guerre, guerre des balka­ns qui résonne hélas lugubre­ment avec celle qui se déroule actuelle­ment en Ukraine, pays où l’on par­le aus­si une langue slave, pays ayant appartenu à l’ensemble des états de l’est européen situés un temps der­rière le rideau de fer. 

Le livre, dont le titre sug­gère une deux­ième chance accordée, comme un sec­ond par­adis à trou­ver, s’ouvre sur une cita­tion d’Armand Gat­ti, extrait de URSS, pays qui n’existe pas, paru chez Verdier en 1999. D’emblée cela nous apporte un éclairage et nous met, en tant que lecteur(trice), dans une forme d’étonnement curieux, avec un « com­ment ça ? » sur le bout de la langue. 

Lou Raoul, Sec­ond jardin (dru­gi vrt), édi­tions Isabelle Sauvage 2022 (col­lec­tion présent (im)parfait) , 90 pages, 15 euros.

Comme pour nous habituer à douter. Mais nous sommes prévenu-e‑s : ce texte est postérieur à un voy­age déjà effec­tué, il tente « l’aventure de la réplique ». Il serait comme le pro­longe­ment du jour­nal précédem­ment paru, pas for­cé­ment qu’il se révèle incom­plet, mais parce que cer­taines choses digérées et que d’autres hantent encore et s’invitent dans l’après. 

Le pre­mier texte inti­t­ulé brat i ses­tra, qui se traduit par frère et sœur au sin­guli­er, (brat n’étant peut-être pas le morveux, le sale gosse que l’anglais sig­ni­fie, quoique … ! ), sem­ble com­mencer par présen­ter deux per­son­nages : une sœur dont le frère aîné est par­ti loin (« si loin d’ici » répété comme un refrain pen­dant les pre­mières pages) … Hon­grie, Tché­coslo­vaquie … Frère et sœur au sin­guli­er mais on entend le pluriel, frères et sœurs humains, ce que nous sommes tous sur cette terre et pour­tant, bien trop sou­vent enne­mis, y com­pris quand nous parta­geons cul­ture et langue. Une sœur que l’on ren­con­tre à six ans … puis la Yougoslavie explose et les con­flits se dur­cis­sent … la sœur devient Beris. 

Le deux­ième texte accom­pa­gne Beris dans sa vie quo­ti­di­enne, vie de femme effec­tu­ant les divers­es tâch­es ménagères, jusqu’au jardin où son rap­port à la terre est métaphore du rap­port à l’écriture. L’injonction à la patience, la ten­sion de l’attente est pal­pa­ble grâce au rythme don­né au texte : 

 

aucune lèvre à bouger mais le sang
à faire des tours de son sang 

 

Puis on suit Beris dans ses déplace­ments, elle prend le train, ren­con­tre Seka, elle croise une femme mai­gre de noir vêtue … Cepen­dant Beris est aus­si dans un train à Mor­laix, en Bre­tagne… un an a passé… mais l’empreinte de la Croat­ie est pro­fonde, mais les sou­venirs l’y ramè­nent avec ses anecdotes. 

Et est-ce que ce sont bien des souvenirs ? 

Le livre de Lou Raoul est un livre du déplace­ment, qu’il soit géo­graphique ou qu’il soit à l’intérieur de soi (« je deviens et je m’étonne »). Il est fait de phras­es sans ponc­tu­a­tion, sou­vent lais­sées en sus­pens que le lecteur a le loisir de ter­min­er selon sa sen­si­bil­ité et sa com­préhen­sion des élé­ments observés, décrits. Dans ce « réc­it » l’ordre des mots est comme bous­culé, soit à cause de l’émotion, soit à cause du heurt inévitable entre réal­ité et fic­tion, soit encore pour obéir aux règles d’une autre langue dont il faut faire enten­dre la logique grammaticale. 

Livre des réminis­cences où cer­tains fuient la guerre, quit­tent leurs vil­lages, leurs maisons, y revi­en­nent en rêves, en pen­sées ou physique­ment. Livre comme un film doc­u­men­taire qui essaierait de tenir et mon­tr­er ensem­ble divers lieux, mais aus­si le passé et le présent. Les temps ont été telle­ment bous­culés dans la psy­ché des humains qu’ils en gar­dent un sen­ti­ment de ver­tige. Livre dans lequel l’étrangeté tra­vaille au sein de la famil­iar­ité grâce à la façon remar­quable dont Lou Raoul nous présente les choses vues, les faits rap­portés. Nous avons entre les mains le livre des « si », livre des con­di­tions et de l’affirmation. Avec ces « si » le lecteur(trice) ne peut que se pos­er la ques­tion de la vérac­ité du témoignage, des témoignages en général. Quand les faits sont trop hor­ri­bles pour l’imagination, pour leur sen­si­bil­ité, les humains ont ten­dance à penser qu’on abuse de leur cré­dulité. Et pour­tant on le sait, cer­taines actions humaines défient l’entendement. Devant le « si », il est pos­si­ble d’entendre, bien sou­vent, un « et » … et si… ? » Et si les choses ne se pas­saient pas, ne s’étaient pas passées comme elles sont pro­posées par écrit… la ques­tion de la manip­u­la­tion de l’information cha­touille alors nos con­sciences, bien éprou­vées à notre époque! Com­ment faire la dif­férence entre les fake news, le révi­sion­nisme, les exagéra­tions, les dédales où s’égare la mémoire, sa resti­tu­tion des faits tou­jours par­tielle sinon par­tiale, com­ment appréhen­der la vérité nue ? 

« Si » … un oui, un je vous assure, mais comme dans un rêve. Beris va, ren­con­tre, observe, et aurait besoin qu’on la pince pour être cer­taine qu’elle vit bien ce qu’elle voit. Ce si, cette incer­ti­tude, ce con­di­tion­nel en forme d’affirmation nous con­fond bien un peu, mais si l’auteure hésite quelques temps, elle con­clue sur : 

 

il y a des témoins des témoignages des traces
à ça s’est bien passé je réponds oui 

 

La guerre en ex-Yougoslavie ren­voie à la sec­onde guerre mon­di­ale côté sol français, quand pos­séder et cul­tiv­er un jardin, on y revient, pou­vait être gage de survie. 

Et si ! Beris écrit, un avatar de Lou Raoul sans doute, et si, elle revient de Croatie :

elle peut sourire et marcher vers la mai­son dont les murs bien­tôt seront rouges au soleil du 
matin
si elle sait sa main
sur un visage 
pos­er

et si elle sait encore aimer 

 

Dans la dernière par­tie du livre la langue ser­bo-croate n’apparaît plus. Par­tie inti­t­ulée Beris Tim­ber comme pour sig­ni­fi­er le bois dont on est fait. Tim­ber comme char­p­ente. « je suis Beris Tim­ber » en est le leit­mo­tiv. Beris à la cam­pagne, aimant, com­mu­ni­ant avec la nature, mais aus­si Beris au milieu de ronces, men­acée de déchire­ments, où démêler, dés­in­tri­quer est dif­fi­cile… une sit­u­a­tion métaphore de l’auteure, cap­tive de deux pays, de deux langues ou plus, cap­tive des his­toires, des drames, des sou­venirs, il faudrait s’en désen­com­br­er (« jeter ceci à la fos­se ») comme le cauchemar du petit frère qui par son appari­tion per­met de reli­er début du livre et sa fin, frère et sœur de nou­veau con­vo­qués, pas les mêmes mais qu’importe. 

Le nom de Beris Tim­ber fait écho aux nom­breux noms d’emprunt qu’un mil­i­taire fran­co-serbe a dû utilis­er pour échap­per aux pour­suites du tri­bunal inter­na­tion­al, tour à tour con­damné, puis acquit­té… Alors en effet, il est bien ques­tion de « comme si », de « et si », « comme vous comme pour moi » ajoute Lou Raoul qui pour la pre­mière fois s’adresse à son lecteur(trice). Un mot de la fin qui laisse sur sa faim, qui encour­age cha­cun à fouiller en soi les nom­breux autres qu’il (elle) peut, qu’il(elle) sait égale­ment être. 

Sec­ond jardin est donc un livre qui encour­age à en savoir plus sur l’humain, ses meilleurs et ses pires, ailleurs ou ici, là-bas ou tout près. Notre esprit est capa­ble de sou­p­lesse, capa­ble de ces grands écarts. Et si l’on y gag­nait une forme de san­té. Ou bien si la lucid­ité, en était la récom­pense ? … certes blessure (la plus rap­prochée du soleil dis­ait René Char). À vous de voir, à vous de lire, à vous de vous laiss­er désori­en­ter entre France et Croat­ie, pour mieux com­pren­dre qui vous êtes ! 

Présentation de l’auteur

Lou Raoul

Lou Raoul vit en Bre­tagne où elle est née en 1964. Depuis 2008, elle pub­lie dans divers­es revues (Ver­so, Décharge, N4728, Liqueur 44…). Out­re les cinq recueils pub­liés aux édi­tions, sont parus Sven (édi­tions Gros Textes) et Else comme absen­tée (édi­tions Hen­ry), tous deux en 2011, ain­si que Exsangue (pré#carré édi­teur, 2012) et, en 2014, Kim m’apprivoise aux édi­tions Approches. Son tra­vail d’écriture, qui oscille entre prose nar­ra­tive et poésie, se retrou­ve dans les chantiers qu’elle mène en spec­ta­cle vivant et en arts plas­tiques. Son dernier livre, Most, a été pub­lié par les édi­tions La Drag­onne en juil­let 2016

Bib­li­ogra­phie

  • Otok, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2017.
  • Most, Édi­tions La Drag­onne, 2016.
  • Kim m’apprivoise, Approches Édi­tions, 2015.
  • Tra­vers­es, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2014.
  • Exsangue, Édi­tions Pré # Car­ré, 2012.
  • Else avec elle, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2012. (prix PoésYve­lines 2013)
  • Else comme absen­tée, Édi­tions Hen­ry, 2011.
  • Les jours où Else, Édi­tions Isabelle Sauvage, 2011.
  • Sven, Édi­tions Gros Textes, 2011.
  • Ouvert l’album, 2011.
  • Roche Jagu / Roc’h Ugu, Édi­tions Encres Vives, 2010.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laiss­er pren­dre : il n’est pas ques­tion que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de per­son­nages, inter­roger les iden­tités, donc pose la question […]

image_pdfimage_print
mm

Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022. 
Aller en haut