REGARD SUR LA POÉSIE NATIVE AMERICAN – TOO-Qua-see ( DeWitt Clinton Duncan) Cherokee (1829–1909)

Par |2023-05-06T19:04:59+02:00 30 avril 2023|Catégories : DeWitt Clinton Duncan, Essais & Chroniques|

Né à Dahlone­ga, dans la par­tie est de la nation Chero­kee, (aujourd’hui situé dans l’état de Géorgie), fils de John et Eliz­a­beth Aber­crom­bie Dun­can, tous déportés en 1839 vers l’ « Indi­an Ter­ri­to­ry », c’est-à-dire l’Oklahoma (qui sig­ni­fie terre rouge en langue Choctaw, autre nation Indi­enne déportée , épisode de l’histoire con­nu comme la piste des larmes), le jeune Dun­can fréquen­ta l’école de la mis­sion et les écoles Chero­kees avant de faire ses études à l’université de Dar­mouth (New-Hamp­shire, nord-est des États-Unis). 

À cause de la guerre civile il ne put ren­tr­er en Okla­homa et com­mença à enseign­er dans des écoles des états du nord-est avant de s’installer en Iowa en 1866 en tant que juriste, enseignant, et mil­i­tant poli­tique. Après 1880, il divisa son temps entre la réserve Chero­kee en Okla­homa, et l’Iowa. Il enseigna le latin, le grec et l’anglais au sémi­naire Chero­kee, traduisit les lois Chero­kees en anglais. Il écriv­it des analy­ses lin­guis­tiques à pro­pos de langue Chero­kee qu’il écrivait, il devint jour­nal­iste pour le Indi­an Chief­tain (jour­nal Chero­kee) à Vini­ta où il s’installa défini­tive­ment dans les années 1890 pour devenir un avo­cat Chero­kee (à Tahle­quah). Con­nu pour ses poèmes et œuvres de fic­tion, il fut aus­si célèbre pour les let­tres qu’il rendait publiques sous le nom de plume de Too-Qua-Stee. Let­tres à car­ac­tère poli­tique qui défendaient la sou­veraineté de la nation Chero­kee. Bien que le pro­duit de la poli­tique d’assimilation, il lut­tait con­tre, recon­nais­sant néan­moins que ce sys­tème d’assimilation lui avait per­mis, à lui comme à d’autres Indi­ens éduqués dans les uni­ver­sités blanch­es, de mieux con­naître l’esprit des blancs et grâce à cela, d’être capa­ble de mieux défendre son peu­ple Chero­kee, pris entre les men­aces de dis­so­lu­tion de la nation et d’appauvrissement, ain­si que d’autres nations soumis­es à la poli­tique de parcage sur les réserves le subis­saient, et la ten­ta­tion d’acquérir la citoyen­neté améri­caine, (donc d’être noyé dans la masse des améri­cains), ain­si que le Cur­tis Act de 1898 la leur accor­dait. 

Son long poème inti­t­ulé A Dead Nation (une nation morte), écrit en anglais, est un con­stat amer du résul­tat du con­tact des Indi­ens avec les européens et ce qui s’en suiv­it. C’est aus­si un com­men­taire sar­cas­tique sur ce que les européens pen­saient des Indi­ens, ces sauvages assoif­fés de sang, ces bar­bares, et pour­tant quels bar­bares ont détru­it la nation Chero­kee ? Qui, bien qu’ayant promis que la nation Chero­kee resterait nation sou­veraine avec sa pro­pre con­sti­tu­tion, déci­da qu’elle deviendrait une nation domes­tique, dépen­dante des États Unis ?

Et c’est d’humiliations en men­songes que 17 000 Chero­kees entamèrent une marche for­cée de 1500km vers le « Ter­ri­toire Indi­en », qui deviendrait l’état d’Oklahoma, une terre infer­tile divisée et nom­breuses réserves pour les nom­breuses tribus déportées à par­tir des années 1830. Plus de 4000 Chero­kees mou­rurent en route, de faim, de froid, sous les coups … et bien d’autres mou­rurent une fois arrivés, d’épuisement et de dés­espoir. La poli­tique améri­caine pour­suiv­ra son tra­vail de sape en essayant de détru­ire la cohé­sion sociale Chero­kee (pro­priété privée exigée quand les tribus ne con­nais­saient pas ce principe, dis­crim­i­na­tion entre sangs purs et métis, destruc­tion de l’organisation famil­iale tra­di­tion­nelle …). Le poème vise à mon­tr­er la traitrise des européens, les hor­ri­bles traite­ments qu’ils ont infligé aux Chero­kees. Il utilise des métaphores et des expres­sions telles que « des haleines pesti­len­tielles propageant les vers de l’avidité » pour dire toute la répul­sion qu’éprouvaient les Indi­ens face aux manières des blancs. Le poème est con­sti­tué de 12 stro­phes de cha­cune qua­tre vers. La pre­mière mon­tre les navires sur lesquels les européens arrivent. La sec­onde décrit « le com­mence­ment des temps » quand les navires accos­tent, quand les Chero­kees sont « les pre­miers à marcher dans le monde nou­veau-né ». La troisième racon­te l’histoire sanglante de l’Europe qui amène à la qua­trième stro­phe où les européens sèment chez les Chero­kees (« vêtus de rubans rouges ») la même destruc­tion que sur les champs de bataille européens. Le poème con­tin­ue en nar­rant com­ment les blancs détru­isent le sys­tème de valeurs et de moral­ité Chero­kee : « Wrenched off the hinges from the joints of truth », soit les gonds arrachés aux join­tures de la vérité. La huitième et la neu­vième stro­phes por­traient les européens avec une ironie acide :

Ain­si la Pesti­lence pour­ris­sante, et l’Art, et le Pouvoir,
  Se livrent à des orgies sous la lune au-dessus des os de tes enfants,
Pour hon­or­er la civil­i­sa­tion, les mains s’unissent
  Et dansent sur la musique de leurs derniers gémissements.

C’était la civil­i­sa­tion, (soit dis­ant), au travail,
  Faire du prosé­lytisme auprès de tes fils par les voies de la grâce ;
Avec des moyens de sauvages, le fusil, l’épée et le poignard,
  Pour mas­sacr­er la nuit, ce jour-là pour­rait avoir sa place.

Les européens célèbrent leur « vic­toire » en piéti­nant des cadavres et se pré­ten­dent civil­isés…. De même dans ce poème l’auteur cri­tique l’attitude de quelques Chero­kees après l’arrivée des colons :

Ils dirent, ils singèrent les façons cru­elles de l’homme blanc
Ils déchirèrent la poitrine qui leur avait don­nés la vie et les avait nourris. 

Ces derniers vers évo­quent la rela­tion que les Indi­ens entre­ti­en­nent avec le sol, la terre, un ter­ri­toire, qu’ils con­sid­èrent être la mère nourri­cière de tous les êtres vivants, ses enfants. Le style du poème est con­ven­tion­nel pour l’époque. On peut se deman­der quel pub­lic visait Dun­can en écrivant ce poème, sachant que bien des Chero­kees ne pou­vaient pas le lire. Sans doute voulait-il met­tre les poli­tiques, les intel­lectuels, les let­trés, les éduqués, devant le fait accom­pli du géno­cide en cours, au nom de principes que la cul­ture Chero­kee pos­sé­dait et respec­tait déjà… La notion de nation n’a pas été inculquée aux Indi­ens d’Amérique, l’histoire européenne de l’antiquité au dix-huitième siè­cle n’apportait rien de nou­veau dans les con­cepts de gou­ver­nance, de même que la reli­gion chré­ti­enne, dont les principes furent bafoués par ceux-là même qui en fai­saient la reli­gion unique et seule accept­able.  Quant au titre, «  Dead Nation », elle ne fait pas référence à un con­cept his­torique qui ferait de la nation Chero­kee quelque chose à oubli­er dans un passé équiv­a­lent à notre antiq­ui­té européenne. Dun­can n’espère pas un futur mod­erne qui serait automa­tique­ment meilleur, il en appelle plutôt à une forme de résis­tance afin que la destruc­tion en cours cesse, et que l’harmonie soit restau­rée au sein de la com­mu­nauté Cherokee.

DE Witt Clin­ton Dun­can ou Too-Qua-Stee en écrivant de la prose et de la poésie dans cette époque com­prise entre la guerre civile et la dis­so­lu­tion de la nation Chero­kee en 1906, nous livre un témoignage extra­or­di­naire, chargé à la fois d’émotion, de révolte, de lucid­ité. Dans son poème Truth Is Mor­tal, Too-Qua-Stee évoque la cap­ture et l’incarcération de Crazy Snake, résis­tant, mil­i­tant, activiste, mem­bre de la nation Musko­gee. Ce poème fut pub­lié en 1901 dans le Indi­an Chief­tain, il fut ensuite inté­gré en 2011dans l’anthologie de poésie Indi­enne Chang­ing Is Not Van­ish­ing (Uni­ver­sité de Pennsylvanie).

Chit­to Har­jo, con­nu sous le nom de Crazy Snake, ora­teur et leader Musko­gee, avait com­bat­tu et avait mené la résis­tance des Musko­gees con­tre la nou­velle loi qui déman­te­lait leur réserve en par­celles indi­vidu­elles, ce qui provo­querait des prob­lèmes d’héritage, de plus les par­celles se trou­vaient poten­tielle­ment vend­ables et acheta­bles par des non Indi­ens. Robert Dale Park­er, pro­fesseur d’anglais et d’études amérin­di­ennes à l’université de l’Illinois écrit : « En 1901, les troupes fédérales marchèrent con­tre Har­jo et sa troupe tou­jours plus nom­breuse (qu’on appelait les Snakes). Le 27 jan­vi­er Har­jo et ses par­ti­sans furent arrêtés ». Le pre­mier vers du poème est une allu­sion au poème de William Cullen Bryant, The bat­tle-Field (le champ de bataille), qui dit : Truth, crushed to earth, shall rise again ( La vérité écrasée à terre se relèvera), mais ce n’est pas l’idée que Too-Qua-Stee se fait du con­texte dans lequel lui et les Indi­ens sont plongés.

La Vérité est mortelle

Vers sug­gérés par le con­tenu d’un inter­view ami­cal entre l’auteur et l’éditeur du Chief­tain faisant référence à la cap­ture et l’emprisonnement de Crazy Snake, le patri­ote Muskogee.

«La vérité écrasée à terre se relèvera »,
 Par­fois on le dit. Faux ! Quand elle meurt,
Comme un grand arbre tombé sur la plaine,
 Elle ne peut jamais, jamais se relever. 

La beauté morte est enter­rée hors de notre vue ;
 Elle est par­tie au-delà de la vague éternelle ;
Une autre jail­lit dans la lumière,
  Mais pas celle qui est dans le tombeau.

Une fois j’ai vu un navire quit­ter la côte ;
 Son nom était « Vérité » ; et à son bord
Se trou­vait un mil­li­er d’âmes ou plus :
  Sous sa quille l’océan grondait.

Ce navire et tout son équipage coulèrent.
  Vrai : d’autres navires aus­si fiers que lui,
Bien con­stru­its, forts, et totale­ment neufs,
  Nav­iguent sur cette même mer.

Mais la «Vérité », et tous ceux qui avaient embarqué
  Sont per­dus dans un som­meil éternel,
(L’endroit fatal non situé)
  Loin dans la pro­fondeur abyssale.

Lais­sons Aguinal­do le fuyard parler ;
  Et Oc̅eola* depuis sa cellule ;
Et Sit­ting Bull, et Crazy Snake ;
 Leur his­toire racon­te leurs expériences.

Sur la terre entière aucune vérité
 Mais une cav­a­lerie et une croix ;
Nous avons à peine le temps de saluer sa naissance,
  Que nous sommes appelés à not­er sa disparition.

La vérité elle vit, mais le rire est un mouchard,
 Qui accroupi lèche la main du pouvoir,
Alors que ce qui mérite ce nom est faible,
   Et sous le pied meurt toutes les heures.

Oc̅eola,Vsseyvholv (assiya­ho­la, celui qui crie) leader Creek-Sémi­nole (1804–1838) fut traitreuse­ment frap­pé à la tête et arrêté alors qu’il arrivait à Fort Pey­ton où flot­tait le dra­peau blanc, pour des négo­ci­a­tions paci­fiques avec l’armée. Il mou­rut de malar­ia dans sa prison en Floride.(N.d.T).

TRUTH IS MORTAL

Lines sug­gest­ed by the tenor of a friend­ly inter­view between the author and the edi­tor of the Chief­tain in ref­er­ence to the cap­ture and incar­cer­a­tion of Crazy Snake, the Musko­gee patriot.

“Truth crushed to earth will rise again,”
   ’Tis some­times said. False! When it dies,
Like a tall tree felled on the plain,
   It nev­er, nev­er more, can rise.

Dead beauty’s buried out of sight;
   ’Tis gone beyond the eter­nal wave;
Anoth­er springs up into light,
   But not the one that’s in the grave.

I saw a ship once leave the shore;
   Its name was “Truth;” and on its board
It bore a thou­sand souls or more:
   Beneath its keel the ocean roared.

That ship went down with all its crew.
   
True: oth­er ships as proud as she,
Well built, and strong, and whol­ly new,
   Still ride upon that self-same sea.

But “Truth,” and all on her embarked
   Are lost in an eter­nal sleep,
(The fatal place itself unmarked)
   Far down in the abysmal deep.

Let flee­ing Aguinal­do speak;
   And Oc
̅eola from his cell;
And Sit­ting Bull, and Crazy Snake;
   Their sto­ry of expe­ri­ence tell.

There is no truth in all the earth
   But there’s a Cal­vary and a Cross;
We scarce have time to hail its birth,
   Ere we are called to mark its loss.

The truth that lives and laugh’s a sneak,
   That crouch­ing licks the hand of power,
While that that’s worth the name is weak,
   And under foot dies every hour.

Avo­cat de la dig­nité humaine, Too-Qua-Tsee a su soulign­er et s’élever con­tre les men­songes des poli­tiques colo­niales qui pré­tendaient accueil­lir les Indi­ens dans leur pro­gramme de « pro­grès », mais qui fai­saient tout pour les en éloign­er, et pire, fai­saient tout pour les sup­primer. Il a su analyser et prou­ver que le pro­grès n’était pas le but des dirigeants, que la « civil­i­sa­tion » était  l’autre nom don­né pour dis­simuler la cru­auté inique du pou­voir de l’argent. Et que rien dans tout cela ne suiv­ait les pré­ceptes du Christ au nom duquel bien des méfaits avaient été com­mis, bien des déci­sions avaient été pris­es aux dépens des Indiens.

Présentation de l’auteur

DeWitt Clinton Duncan

Too-qua-stee, égale­ment con­nu sous le nom de DeWitt Clin­ton Dun­can, est né dans la nation chero­kee en Géorgie en 1829. Poète, nou­vel­liste et essay­iste, il a été avo­cat de la nation chero­kee et tra­duc­teur de la loi chero­kee, ain­si que pro­fesseur de latin, d’anglais et de grec. Ses écrits sont fréquem­ment pub­liés dans des péri­odiques, notam­ment le Chero­kee Advo­cate et l’In­di­an Chief­tain. Il est décédé en 1909.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022. 
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