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Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1)

Cette chronique a été proposée durant des années par notre collaborateur  Jean-Charles Vegliante. Cette première édition date d'octobre 2016.

∗∗∗

 

Pour cette anthologie, nous proposons quelques exemples – parfois singuliers mais d’après nous bien caractéristiques – de la poésie italienne majeure et parfois “mineure” ou minorée mais non moins importante, venue après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri : aussi bien en ce qu’elle a pu constituer une source pour d’autres littératures européennes et au delà (on pense surtout à Pétrarque), que par son irréductible particularité, souvent occultée ou ignorée de ce côté des Alpes.

Le presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre, de formes innovatrices ou institutionnalisées à d’autres (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable entre les deux académies – italienne et française –, ont souvent agi à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, éloignant les prétendues “sœurs latines” au lieu de les rapprocher pour de féconds échanges. Non que ceux-ci n’aient pas eu lieu, au moins depuis l’époque des troubadours descendant vers la Péninsule, puis avec la Pléiade pétrarquisante en sens inverse, enfin à nouveau de Paris en direction de l’Italie (et du reste du monde), mais trop souvent de façon asymétrique ou – en France surtout –  intermittente, sans échapper à la tendance assimilatrice, à cette acculturation sûre de son bon droit dont notre pays a donné bien d’autres exemples ; et au centralisme, duquel l’infinie variété des dialectes, parlers, langues locales italiennes (parfois riches déjà d’une vaste littérature) ne pouvait qu’avoir à pâtir. Comme quoi, la poésie elle-même n’échappe pas à l’idéologie et, plus simplement, à l’histoire dans laquelle s’ancre son expression.

La transduction, suivant l’acception néologique que j’en avais proposée dès les années 80 du siècle dernier (voir D’écrire la traduction, 19962) voudrait éviter cet écueil, aussi bien que celui des récritures, certes intéressantes – j’en connais d’ailleurs quelque chose – voire géniales (Bonnefoy) mais par trop éloignées de l’ébranlement que doit continuer de transmettre dans le texte d’arrivée, à mon avis, l’œuvre originale en sa différence. L’opération créatrice d’un texte nouveau, par définition autonome dans la langue-culture de destination, ne devrait jamais négliger cette posture première, filiale si l’on peut dire, relativement au texte de départ : Amont dévers, résurgence et source qui seraient à la fois nôtres et communes à l’autre versant, étranges doubles adret ou ubac selon la perspective adoptée – et vraisemblablement tantôt alternés, partagés en fonction du type de texte original à transduire. À amener donc, sans détournement, vers l’autre pente, en acceptant d’y être nous-mêmes transportés… facile à dire ! Il n’y a pas d’ancillarité, pas même de modestie : dans certaines limites qui sont celles de leur temps, nous croyons bien qu’il y a des versions “définitives” (avec guillemets). Et provisoires donc. C’est souvent alors d’une petite conversion qu’il s’agit, au moins momentanée – nouvel oxymore –, par exemple devant tel poème dialectal moderne, pour lequel n’existe littéralement aucun type d’équivalence possible dans une langue aussi centrale et normée que la française. Et que dire du rythme… Alors, plus que jamais, traduire sera aussi transformer, en une métamorphose qui ne devrait pas devenir annexion – voire au mieux récriture – mais demeurer au plus près de l’étranger perturbant, fût-il dans le cas des deux proches voisines qui nous occupent une sorte de familier étrange.

Faut-il préciser que ce choix, terriblement limité sans doute, n’est au demeurant que celui d’un lecteur parmi d’autres, avec les préférences et aussi les capacités de critique et d’écriture qui se manifesteront d’emblée, en bonne pratique-théorie : autant dire subjectif, encore qu’un certain nombre de limites et de règles moins discutables y aient été respectées. Nous pensons en effet que la langue – d’origine et de destination en l’occurrence –, les langues donc, restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire, sans laquelle risque de s’étioler toute transmission. Relativement extensibles, si l’on peut dire, elles ne sont pas celles de la doxa, en principe… La langue vers laquelle se dirige le flux verbal et musical (et son rythme) doit être “inventée” en quelque façon : mais qu’est-ce à dire ? Certes poussée jusqu’à ses extrêmes, ouverte à la rencontre avec l’étranger, bousculée et renouvelée peut-être, mais non « subvertie » comme on s’est plu à le prétendre un peu gratuitement, sous peine encore une fois de clôture et d’entre-soi stérilisants. La révolution est ailleurs, si elle existe. La fidélité aussi – qui a dit, par exemple, qu’il faudrait rendre la rime par la rime ? – à condition de ne pas oublier de « traduire la forme », primordiale en tous les cas. Alors, oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. Dans le vaste océan des possibilités, l’écrivant quel qu’il soit, et le traducteur plus que tout autre, se meut aussi librement qu’il le désire, sans risquer une asphyxie hors de l’eau. Son milieu naturel, d’échange et d’accueil entre les langues, est en fin de compte varié mais unique, monde sémantisé de l’humain au sein duquel toute rencontre – et la survie dans la transduction même – demeure praticable. Dante, rendant grâce à son maître Brunet Latin, par exemple : « comment [au monde] l’homme peut gagner l’éternité » (Enfer, XV). Sublime illusion, leurre du littéraire, bien sûr.  

Pour ce qui est de la poésie italienne, une autre donnée objective serait qu’elle représente au bas mot la moitié de toute la Littérature de l’aire italophone, canonique ou non : de quoi nous rassurer, quelles que soient les limites de notre sélection présente. Et de la réussite (autonome) dans la langue de destination, le français écrit – parfois à l’occasion parlé-écrit, gageure encore plus ardue –, la langue en bref des poètes d’aujourd’hui. Les textes suivent, dans l’ordre qui sera celui d’une Anthologie possible : un livre parmi beaucoup d’autres, au fil et au gré d’affinités, de regroupements à la fois formels, sensibles et thématiques. Reste donc à lire, à simplement s’avancer jusqu’à « toucher les vêtements » de l’autre (Hölderlin, Die Wanderung), dans l’autre texte ici amené au plus près de notre attente.

Première livraison :

-      Pétrarque, évidemment…

(Le sonnet d’abord,

 tel qu’en lui-même enfin…)

                   “Désir fou qui espère…”

Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,

du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.

Or je vois enfin comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;

et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.

F. Petrarca, R.V.F., i

L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un nuage amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.

Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.

Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.

Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?

F. Petrarca, R.V.F., cxxiii

Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.

Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.

Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.

Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.

F. Petrarca, R.V.F., ccxxvi

Francesco Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (Canzoniere)

-      Un écho lointain, par-dessus Leopardi :

(non plus sonnet,

mais Ballata minima)

       Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Giovanni Pascoli, Myricae 1896

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante-1

_______________________

-       Tout autre chose bien sûr, Michel-Ange :

                      (Madrigal)

Quel est celui qui de force à toi m’amène,
hélas, hélas, hélas,
lié serré, où libre suis d’entraves ?
Si tu peux enchaîner autrui sans chaînes,
et si sans mains ni bras tu m’as mis en cage,
qui me défendra contre ton beau visage ?

 Rime (M. 1)  

                       (Sonnet)

Tout vide clos, tout espace couvert,
quoi que ce soit qu’une matière enserre
conserve la nuit, tant que vit le jour,
contre ses lumineux solaires jeux.

Et si elle est vaincue par flamme ou feu,
le soleil chasse (ou lumière plus vile)
et la prive de ses divins atours,
au point que l’entame un simple petit ver.

Ce qui s’offre au soleil et se travaille
en mille graines et plantes diverses,
le rude laboureur du soc l’assaille ;

mais seule l’ombre sert à planter l’homme.
Donc les nuits sont plus saintes que les jours :
l’homme vaut plus que toutes les semailles.

Michelangelo, Rime (Son. 42)

-       Et Della Casa, vers un maniérisme ? 

Ô Sommeil, ô de la calme, humide, ombreuse
Nuit pacifique fils ; ô des pleins de maux
mortels réconfort, doux oubli des malheurs
si lourds dont la vie est âpre et douloureuse ;

secours ce cœur qui souffre et n’a de repos
désormais, et ces membres las et fragiles
soulage-les : vole vers moi ô Sommeil,
étends tes ailes brunes sur moi et pose.

Où est, loin du jour lumineux, le silence ?
et les rêves légers qui sans traces sûres
ont pour habitude de suivre tes pas ?

Hélas, en vain je t’appelle et ces obscures
froides ombres, je les flatte en vain. Ô draps
pleins d’âpreté, ô nuits poignantes et dures !

G. Della Casa, Rime

-       Des salons…     

           Femme qui coud

Oui c’est un dard, non l’aiguille
dont use en son ouvrage
celle, neuve Arachné d’amour, que j’adore :
pendant qu’elle pique et brode son beau lin,
de mille pointes perce mon cœur, et point.
Malheureux, ce trop charmant
fil de sang qu’elle tire,
coupe, noue, et affine, tourne et retord,
sa belle main chérie,
c’est le fil de ma vie.

                                                   G. B. Marino, Madrigale LXXIV

                Sifflet XXXIII

Voici un démenti en plein sa gueule
à quiconque oserait nous affirmer
que Murtola ne sait pas bien poeter
et qu’il devrait retourner à l’école.
   Je sens que monte en moi une ire folle
quand j’entends que quelqu’un veut le blâmer ;
car nul ne saurait faire s’étonner
comme lui fait, en sa moindre parole.
   Est du poete la fin l’étonnement
(je parle du suprême, non du bouffe) :
qui ne sait stupéfier, qu’il aille au ban.
   Moi je ne lis jamais ses choux, ses touffes,
sans soulever de stupeur mes sourcils :
comment être à ce point un imbécile !

                                                                             G.B. Marino, Murtoleide

-       et des prisons :

                     Au cachot

Comme va vers le centre tout corps pesant
depuis la circonférence, et comme encore
dans la bouche du monstre qui la dévore
la belette court craintive et minaudant,

ainsi quiconque de science grand amant,
qui plein d’audace depuis le marais mort
passe à la mer du vrai, dont il s’énamoure,
dans notre hôpital vient finir à la fin.

Que les uns l’appellent ‘l’antre à Polyphème’,
d’autres ‘palais d’Atlante’, certains ‘de Crète
le labyrinthe’, et certains ‘le fond d’Enfer’

(car là ne vaut faveur, savoir, ni rosaire),
je peux te le dire ; au demeurant je tremble :
c’est bastion voué à tyrannie secrète.

T. Campanella, Opere

_________

Qui pénètre en cette horrible sépulture
où règne une pérenne cruauté
trouvera écrit sur ces murs du Tartare :
“Quittez l’espérance vous qui entrez !”
Il fait jour ici autant qu’en nuit obscure,
toujours à souffrir, supporter, peiner,
car on ne sait jamais ni le jour ni l’heure
d’un retour à la chère liberté.

G. Di Michele, Opere “Cui trasi…”

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/essais/un-p%C3%A9trarquiste-sicilien-m%C3%A9connu/j-c-vegliante

-       ou prisons intérieures :

            Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,    
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…

pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?

dans l’inconscience il souffle

sur ses genoux une autre
fervente vie

           Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…

comme une langue vive
sur la peau brûlée !… 
la géographie du sang
viendrait à la surface…

(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)

         Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…

s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…

s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé

Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo (2011) 

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/09/anthologie-permanente-eugenio-de-signoribus.html




Jean-Charles Vegliante, Une espèce de quotidien

Laissé tout seul 

Jeune homme chevelu, blanc comme un linceul
– sale couvert de griffures l’air hagard –
marche vite, crie, un couteau de cuisine
à la main, disant Moi j’ai tout mon esprit !
insultant on ne sait qui, lui seul le voit.
Les gens s’écartent, pressent le pas, s’éloignent
et moi aussi lâchement, je le regarde
à peine, je pense C’est pas mon problème…

 

          ∗∗∗

Il passe devant l’ancien garage – l’odeur 
avant d’avoir reconnu. C’est l’autre trottoir
qu’il prend d’habitude – pas envie de revoir
ces lieux de solitude, le gardien de leurs
voitures sacrées, la crainte pour ses poumons,
l’obscurité qui monte avec un ahan long…

 

Pour lui ce cadeau, un kit Oser Créer :
il peut décorer des vases de couleur
une dînette un mobilhome une armée
contre les gens. Il regarde le ciel plein
d’autres couleurs et de nuées qui se cherchent
et se perdent. Ses yeux chatouillent, sa langue
est rouge. Il la rentre, la mord et ne sait
quoi en faire. Le ciel est rond de bonheur
quand des moineaux se chamaillent dans son sein.
Rien ne correspond dans ce kit où se perche
l’oiseau de malheur d’une journée exsangue.

 

– Dans les rues désertes de l’été
tu ne rencontres que des fantômes
de personnes disparues, d’amis
jamais suffisamment salués
alors qu’ils étaient là – attendant
peut-être un signe, à accompagner
leurs descentes vers les rives froides
qu’une eau violette entartre et éteint –,
d’ombres familières, commerçants,
employés hors service, logés
dans la Maison des Postes, repeinte
à présent sous autre enseigne, comme
un peu tout le quartier, nous aussi
méconnaissables, restés en rade…

 

 

 

 

 

 

Repos urbain

                        

Paris paresse réveillé, dimanche matin
Les rues s’animent peu à peu d’une foule oisive,
parfois embrumée devant des boîtes de nuit borgnes
d’où sortent les derniers flots de musique agressive –
jusque dans les sous-sols du métro les tempes cognent
Dans le ciel de mouettes érinnyes, rires de haine
Les fourmis ont repris leur industrieux chemin
L’eau du caniveau charrie des cendres verte

 

          ∗∗∗

Le temps s’enfuyant fait parfois ressurgir
l’amour désespoir du petit pour ses pères
– Un sort contre quoi il n’y a rien à faire
nous abat et craint de nous faire souffrir

 

 

À la radio sans comprendre :

“dam’ dame,
t’ondoie ton sac
bat le long oh
de ton flanc, l’ac
cident m’ô
te l’âme,
ho bolôo…"
(programme
musical au
2e jour ac
cepté de grève)

 

Enlevés

 

Alerte lancée pour Joris, 10 ans : est mince,
a les cheveux châtains et les yeux marrons.
Et Jad, 6 ans, cheveux châtains frisés, les yeux
marrons, tandis qu’Allia, fille de 5 ans,
a les cheveux bruns aussi et les yeux marrons. 

Si vous localisez les enfants ou leur père,
ne pas intervenir, il faut appeler
ce numéro Amber, ou envoyer un mél
au commissariat le plus proche, au préfet
de police, à la mairie du lieu afin qu’elle

prenne toutes les dispositions nécessaires
à neutraliser le parent, à sauver
autant que possible les enfants. Sans trembler.

 Les gens lisent l’annonce, attendent l’addition. 

 

– C’est juste que vous manquez de larmes
a dit l’ophtalmo. Nous les avons laissées
derrière nous dans la réserve des songes
là où le temps se tord sur lui-même,
pense le vieil homme – où la peine s’efface

 

          ∗∗∗

Parfois j’achète des fleurs au marché,
des fleurs simples sans brins décoratifs.
Elles supportent mal le chaud, flétrissent
vite, comme sauvages encagés,
et nous laissent déçus d’amour naïf. 

 

Tram-Léviathan

La pluie comme un serpent sinueux sur la vitre
Offre des rondeurs aux angles durs des cités

 




Jean-Charles Vegliante, Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques

Livre d’une rare qualité d’impression, avec une couverture en papier Tintoretto 250 gr et des pages en vélin ivoire Palatina, relié en cahiers cousus, auprès des Presses de L’Atelier du Grand Tétras, pour y accueillir 9 encres de Véronique Cheanne (peintre qui travaille différents matériaux : cendres, enduits, pigments naturels, terre, encre et aquarelles).

L’une d’entre elles est reproduite sur la couverture afin d’accompagner le titre du recueil de 21 poésies de Jean-Charles Vegliante : Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques.

Si la forme poétique très connue, le sonnet, est le lieu de l’expression du « je » poétique par excellence, néanmoins, le titre est énigmatique. Quels sont les référents pour « petit pays », « le nord », « jurassiques » ? D’autant plus qu’une présentation du poète est très succincte : « né à Rome, a vécu en Franche-Comté puis à Paris ». Sur la 4 de couverture, est mentionné « un exil […] reparcouru le long d’un arc temporel […] ». Le titre a une dimension géographique, avec un parcours allant « vers le nord », du Jura (un massif montagneux qui a donné son nom à la période dite « jurassique »), jusqu’à la capitale de la France. On peut suivre un déplacement, des monts du Jura jusqu’aux non-lieux du nord urbain où des tentes précaires accueillent des réfugiés ou de simples migrants. Mais il n’y a aucune indication de dates précises : le départ d’Italie (peut-être), le séjour dans le Jura, l’arrivée à Paris.

Jean-Charles Vegliante, Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, 56 p.

D’ailleurs, le « je » poétique ne s’exprime qu’une seule fois en tant que tel dans les 21 compositions : « […] / Si je le connaissais, le nom de l’enfant / prendrait place ici parmi ces rythmes tristes / pour rappeler le chagrin d’autres enfants – / nous – ayant découvert que les jours finissent / […] ».

L’exil dont il est question est également, comme on peut le lire sur la 4 de couverture, « celui du passage à l’âge adulte », lorsque l’on perd peu à peu ses parents. Le livre s’ouvre effectivement par une citation en français d’un poète italien, Giacomo Leopardi : « Un temps viendra où cet univers, et la nature / même, sera éteinte », qui annonce d’emblée une fin programmée. Mais mis à part cette citation et la mention d’un lien de parenté « […] / – l’orée du domaine simple de sa mère / dont il ne s’est jamais affranchi. / […] » ou d’un nom précis (In memoriam R. Bouhéret) sous le titre du sonnet MOUVEMENTS, MOUSSES, le poète ne se livre pas explicitement sur le thème de la perte de ses proches.

Nous savons qu’en poésie, les poètes ne se dévoilent pas aussi facilement que dans les autres grands langages (et que leur expression peut être, par exemple, lyrique, autobiographique, symbolique, métaphysique, psychologique, etc.). Alors, quelle est ici sa forme expressive pour partager avec le lecteur son expérience intime ?

C’est justement au premier vers, écrit entre guillemets (et qui a donc une valeur de citation), du sonnet dont on vient de citer le titre, que l’on a un début de réponse : « “Sans forme, qui nous consolera ?” ».

La consolation est le thème central du Livre. Et elle s’exprime par le sonnet dont sa construction est nouvelle dans le panorama de la poésie française : « / […] Le sonnet ânonne doucement ses bribes / survivantes […] ». Le passage à l’âge adulte est par conséquent le moment où Jean-Charles Vegliante s’affirme en tant que poète. Il s’agit, comme on peut le lire dans le premier sonnet, d’une « […] naissance / inverse, survie au noir par les carbones / éternels. […] » qui n’est autre que la naissance de son expression poétique.

Et elle ne date pas d’aujourd’hui : 10 sonnets écrits en 1989 et publiés sous le titre Sonnets du petit pays entraîné vers le nord, font partie des 21 compositions de ce Livre. Ce sont les 10 sonnets qui ont un titre écrit en lettres capitales. Ils ne forment ni un regroupement, ni ne se suivent dans un ordre chronologique mais font partie intégrante de l’architecture interne. Avec au cœur du livre, un quatrain, trace d’un sonnet « déchiré » ou illisible, voire endommagé puisque le 4èmevers, qui commence par une parenthèse, s’interrompt brutalement « (vapeur de décharges  ». De part et d’autre, 10 sonnets, comme un « avant » et un « après », rappelant l’architecture interne du Canzoniere de Pétrarque (« In vita » et « In morte » de sa muse Laura). Si la majorité des sonnets ont 14 vers sans les espaces typographiques qui aident traditionnellement à reconnaître les deux quatrains et les deux tercets, on remarque que 3 sonnets sans titre de la deuxième partie du Livre sont typographiquement différents (Ici les nomades se pressent… a des vers découpés laissant des espaces blancs ; Il faut marcher, marcher… est perforé par des petits points en son centre ; Légèrement l’homme penche… a un vers supplémentaire (15 au lieu de 14) isolé par un saut de ligne).

La nouveauté c’est aussi l’affranchissement des automatismes les plus communs de l’écriture et par conséquent de la lecture du texte poétique : « […] / Vers le nord, c’est trébucher à chaque pas / dans le rêche lacis de syllabes / […] » pour trouver « […] la porte du vrai monde, ça / par où bêtes et hommes peuvent paraître / sans voile – et reparaître une fois partis / dans une fente du temps – mais c’est l’espace / qui garde la forme où nous les avons vus – […] ». Ces « hommes » qui peuvent « reparaître » sont des disparus, des hommes de Lettres, des poètes surtout, issus de la tradition littéraire italienne. Le poète Jean-Charles Vegliante n’est donc pas le seul « exilé » dans son Livre : c’est par ses compositions poétiques qu’il va importer en France des références culturelles italiennes, par exemple, Dante Alighieri (dont Vegliante est un traducteur)1, Francesco Petrarca, Giovanni Boccaccio, les célèbres trois « couronnes […] dont la forme poétique, mieux que nous, se souvient »2.

Notes

  1. Voir à ce propos la présentation de Michel Host du 09.01.2013 dans le site La Cause Littéraire http://www.lacauselitteraire.fr/la-mere-michel-a-lu-14-la-comedie-dante-alighieri

       2. Le site Poezibao accueille ma lecture de trois sonnets tirés du recueil : https://poezibao.typepad.com/files/lecture_de_trois_sonnets_par_valerie_bravaccio14408.pdf

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

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Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en page très agréable du site, il m’a semblé néanmoins utile de proposer (aux lecteurs et lectrices qui l’auraient autant appréciée que moi), une présentation critique générale.

Car, si (à première vue) lorsque l’on clique, l’un après l’autre, sur chacun des 13 épisodes, on constate qu’il s’agit de traductions en français de poésies italiennes, l’on pourrait croire qu’il s’agit simplement d’une anthologie traditionnelle, comme toutes les autres. Une de plus. Pourquoi pas. Mais, après mon expérience de lecture, je peux dire que ce n’est pas du tout le cas, bien au contraire. Il suffit aux lecteurs attentifs de regrouper, comme je l’ai fait, les 13 épisodes (par exemple dans un fichier de traitement de texte), pour s’apercevoir que le regroupement des textes ne suit pas un traditionnel ordre chronologique (on ne va pas y trouver, par exemple dans le premier épisode, telle période, disons, pour faire simple, le Moyen-âge, dans le deuxième, telle autre, disons la Renaissance, etc.). Non. Cette anthologie a un caractère original puisqu’elle est qualifiée de POÉTIQUE. Du reste, au sein même des livraisons, il y a souvent des regroupements par tranches temporelles diverses. 

Ici, chaque épisode propose un texte introductif qui va être ensuite illustré par plusieurs « exemples […] bien caractéristiques de la poésie italienne majeure et parfois "mineure" mais non moins importante ». En somme, le projet est pensé dans une dimension plurielle : Vegliante propose des concepts fondamentaux sur la poésie en laissant s’exprimer d’autres poètes à travers leurs compositions dont « les capacités de critique et d’écriture […] se manifesteront d’emblée ».

Domenico di Michelin (1417– - 1491) représentant Dante en équilibre entre la montagne du purgatoire et la ville de Florence. Illustration d'Amont dévers, dixième livraison.

 

À moins que le projet ait été pensé dans le sens inverse : les poésies sélectionnées par le poète expriment des concepts fondamentaux, mis en évidence dans chaque texte introductif de chaque épisode 2.

Ce mouvement bilatéral du projet est au cœur du titre AMONT DÉVERS. Titre qui peut d’abord surprendre les lecteurs par son opacité référentielle. Mais si l’on sait que Vegliante est un poète qui adore jouer avec les mots et leur forme, on arrive à comprendre que le titre de son anthologie est LUDIQUE : c’est un jeu de mots à décomposer et recomposer. On peut y entendre une homophonie avec « à mont, des vers » (en italien, « a monte », signifie "en amont", c’est-à-dire "avant"), donc, « ce qui provient de la poésie », et  « dévers » conduit à un mouvement « en avant » sur l’autre versant, donc, « ce qui s’en suit, s’en déverse ». Le jeu de mots du titre n’est donc pas innocent. Il sensibilise les lecteurs du XXIème siècle sur la pérennité des concepts fondamentaux, d’hier jusqu’à nos jours, avec des nuances, bien entendu 3. Ces concepts fondamentaux, on peut les connaître d’emblée et les illustrer en choisissant telle ou telle composition de tel ou tel poète « académique » ; et on peut les approfondir (pour y trouver des constances ou des nuances) en les regroupant avec des compositions non « académiques » (voire dialectales). La circulation des concepts fondamentaux entre poètes de différentes époques va de pair avec la circulation des poésies, notamment ici, entre la France et l’Italie, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de traductions de poésies italiennes en français.

Dans le premier épisode, Jean-Charles Vegliante fait le constat d’un échange « asymétrique » (culturel, linguistique, idéologique et historique) « après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri », entre la France et l’Italie, malgré le « presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre […] (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable ». Cet échange passe, évidemment, par les mots. Mais pas seulement. Dans son ouvrage intitulé D’écrire la traduction (P.S.N. 1996), Vegliante a forgé le mot « transduction » (qui apparaît ici au début du deuxième paragraphe, pour une mise en relief) afin de sensibiliser ceux qui voudraient traduire des poésies sur l’importance de prendre en compte non seulement les mots – évidemment – mais aussi, voire surtout, la FORME (trop souvent négligée car considérée comme un simple ornement poétique, pour « faire joli »). En effet, la poésie italienne a conservé des ponts avec la tradition métrique, tout en innovant, bien entendu (voir le neuvième épisode). Elle n’a pas brutalement coupé les ponts avec son passé comme l’a fait à un moment donné la littérature française (il suffit de penser à l’invention du vers libre). Cette asymétrie poétique entre les deux cultures serait à la source de nombreux malentendus sur l’importance de prendre en compte la FORME, aussi bien dans l’analyse du texte que dans l’activité de traduction de la poésie italienne en français. Ici, Vegliante le dit de façon très claire : « les langues […] restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire […] à condition de ne pas oublier de "traduire la forme", primordiale en tous les cas. Alors oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. ». Le dernier épisode de l’anthologie aborde justement l’importance de la FORME en poésie : le chant, la musique, « un pont exquis d’harmonie », un « jeu, bien loin d’être innocent, avec le langage » 4.

Aussi, Vegliante va approfondir sa réflexion au huitième épisode, réservé à ce que l’on nomme généralement l’intertextualité, c’est-à-dire « les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique ». Un architexte diffus, en effet. Vegliante donne un exemple très éclairant de ces « échos lointains de transmissions inconscientes » dans un essai dédié à un poète en particulier : Salvatore Quasimodo 5. Pour faire vite, Vegliante démontre que les vers de ce poète peuvent suivre parfois un rythme (ou un tempo) arabo-andalou bien reconnaissable. Par conséquent, ce n’est pas parce que Quasimodo écrit en italien que ses vers ont un rythme italien. On aurait alors affaire à une autre sorte d’asymétrie, créative cette fois-ci, qui consiste à écrire dans une langue mais avec un rythme venant d’une autre langue. C’est ce que fait d’ailleurs Jean-Charles Vegliante : ses poésies écrites en français ont souvent un rythme italien 6..

Reste maintenant aux lecteurs et lectrices, à qui cette remarquable anthologie poétique a plu, la tâche d’aller lire les poésies de chaque épisode afin d’y trouver les nuances, ou autres variations autour du concept central chaque fois proposé.

 

∗∗∗∗∗∗

Notes

 

[1] https://www.recoursaupoeme.fr/?s=Amont+d%C3%A9vers .

[2] Le deuxième épisode est centré sur la mort, « un lieu commun », en tant que « bonne illusion de "sortir de soi en y restant" ». Le troisième épisode, sur « le je– l’anthropos – » qui espère « atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice ». Le quatrième épisode, sur ce que « "fait" (réalise) dans tous les sens » et ce que "dit" (énonce) la poésie, « pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage ». Le cinquième épisode aborde la poésie sous l’angle des « processus multiples du "penser" », et « fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant […] des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. » Le sixième épisode s’intéresse à la qualité expressive de la poésie qui s’éloigne « assez spontanément de la doxa », c’est-à-dire à l’expression sarcastique, comico-réaliste, avant-gardiste. L’expression de l’éros occupe quant à elle le septième épisode, où l’amour courtois « pose […] les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui » dans ce domaine. Le dixième épisode est consacré à la figure du poète qui « prête sa voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout ». L’émotion du « réel » ou l’« effet de réel » concerne le onzième épisode. La réflexion sur la disparition corporelle du poète et ce qui reste de ses écrits est centrale au douzième épisode.

[3] La liste des noms des poètes serait trop importante pour la transcrire ici. Prenons l’exemple du septième épisode, centré sur l’expression de l’éros, pour constater une grande variété de noms de poètes « académiques » et « non académiques » : Gaspara Stampa, Guido Cavalcanti, G. B. Marino, Umberto Saba, Piero Jahier, Giacomo Noventa, Attilio Bertolucci, Eugenio Montale, Camillo Sbarbaro, Giorgio Caproni, Patrizia Valduga, Nella Nobili, Cecco d’Ascoli, G. Leopardi, Guido Gozzano, Corrado Govoni, C. Betocchi, Albino Pierro, Tommaso Gaudiosi, et, le poète néo-avant-gardiste Edoardo Sanguineti.

[4] Pour éclairer notre lanterne à ce sujet, je renvoie à l’entretien qu’il avait accordé à Gwen Garnier-Duguy sur “Recours au Poème” le 24 novembre 2012, à l’occasion de la sortie en édition de poche de sa Comédie - Poème sacré chez Gallimard… plus récemment, la déplorable réception de Giovanni Pascoli en France pâtit également de cette carence. Depuis la traduction universitaire de 1925 (jointe à sa thèse en Sorbonne par A. Valentin), c’est bien à cause de la forme que les rares tentatives partielles de mise en français n’ont pas trouvé leur lectorat. C’est à travers la forme (du contenu et de l’expression) que “l’impensé” exceptionnellement riche de ce poète a une chance de passer dans l’autre langue (tel est le pari en tout cas de l’essai/anthologie L’impensé la poésie que Vegliante a fait paraître chez Mimésis en 2018), et plus largement dans le vaste architexte où se meuvent les vrais poèmes de tous les temps.    

[5] Quasimodo (et Cielo d’Alcamo), hypothèse andalouse, publié dans la prestigieuse revue S.M.I. XVI, 2016, p. 297-323 (une première version en ligne sur : http://circe.univ-paris3.fr/Quasimodo_hypothese.pdf ).     

[6] Voir ma propre expérience de lecture de 3 de ses sonnets, récemment republiés dans son ouvrage intitulé Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques, aux éditions du Grand Tétras, 2019 :

 https://poezibao.typepad.com/poezibao/2019/08/note-de-lecture-jean-charles-vegliante-trois-sonnets-extraits-de-sonnets-du-petit-pays-entra%C3%AEn%C3%A9-vers.html .

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

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Jean-Charles Vegliante, Recommencements

Frères Humans qui après nous lirez,
n'ayez les cœurs trop durs mais Let it be !
Et si de nous pauvres vous recordez
nous serons là en vers vivants così :

 

On s’éveillerait d’un limon maternel
(quelqu’un se souvient peut-être en quelque lieu
de : l’ amour, atome épars, fera frémir)
on aurait dormi au fleuve irréversible...
on serait sans épaisseur inconciliable,
comme la note unique lancée au ciel :
plume peut-être
lune

 

 

Genesis

 

Quand l’ aucunelangue suffisait à faire
la paix entre les membres du clan unique,
peureux dans la ride-vallée de leur terre
dont personne ne sortait – ou pour la fuite
définitive parmi les monts-de-mort,
il n’y avait nul besoin de se parler :
les yeux et quelques gestes nous apaisaient.
Le souffle était pour la braise, et vivre encore,
le grondement danger tonnerre combat,
les lèvres scellées gardaient leur secret rouge. 
Les premiers à partir ne surent pourquoi. 
Notre petit pays fut comme une bauge
où l’on se retournait sur les mêmes pas.
Hors du vallon, les premiers mots interrogent : 
                                     – est-ce babel, ce chas ?
                                     – toute langue s’arroge ?
                                     – ne reconnaît-on pas ?

 

 

 

Bab’el, la porte du ciel

 

Assez traduit, assez trahi, laissez-moi
le silence entre les mots, ce qui redit
ce qu’évoquaient les mots, leur insuffisance,
la matrice obscure, basse sous la tour,
d’où ils proviennent sans savoir, sans le dire
le détruire en leur profération. J’aspire
au murmure dispersé (bis) par le vent
qui murmure (bis-bis) pour ne pas mourir !
Dans la terre qui lange les mots (bis-dis)
s’effaceront les blessures de Palmyre,
germineront les gravats comme des vers.
Les assassinés parleront dans le bruire
du soir quand même les volants sont sans voix.
Les mots (bis) humiliés, sans bouche vivront !

 

 

Toujours

 

L’homme jeune demande qui il est.
Nul ne peut répondre. Il cherche le plus loin
possible, chez l’autre, au bout du sexe, là
où il n’y a pas d’issue, il veut rejoindre,
désir originel, sa conception,
la mère première où il s’abîmera.
Il sait qu’il est un humain, la sphinge un monstre,
la Reine ce pouvoir, relais à étreindre,
quitte à tout perdre et soi-même enfin trouvé. 
Enfant trouvé, enfin perdu, libre enfin :
voir à l’intérieur, que les mots démontent.
Au bout est la Reine, la rien, la réponse...
Un jour il est vieux, plus aveugle qu’avant,
et ne sait comment le temps l’a berné.

 

 

 

La nuit longue

 

La nuit a été longue. Au jour nous voilà,
essayant de ne pas pleurer sur nous-mêmes.
Une fleur, une flamme éclatante, un simple
cri jaune feu, vacillante vie surprise
par l’aube : hibiscus du 14 novembre.
La nature nous console indifférente ?
Les humains se serrent autour comme avant.
L’eau coule lustrale maternelle (ma’ !)
sur le corps vieilli, couturé çà (et las),
mais vivant – vivant – et si reconnaissant
par son simple cri, la peau, son goût de cendre.
Tout est un ‘bis’ pour ce jour de plus, commun.
(Ne te retourne pas, n’essaie pas d’entendre
le souffle profond d’Hadès, le noir suspens.)

                                           (14 novembre 2015)

 

 

Une voix s’entend à Rama

 

Passe à présent par les nues le cri de beaucoup
d’enfants. Des vautours invisibles les emportent
peut-être dans le vent d’Est qui vient de Palmyre,
dans le vent du Sud tunisien où tant s’effondrent,
où le désert semble annoncer les flots amers 
des prochaines traversées vouées au naufrage.
Quand les mères même doivent choisir lequel 
laisser glisser sans un cri de leurs mains de cire, 
les pères se résigner à la honte d’être
survivants prêts à obéir où l’on voudra.
Mais on entend de plus loin aussi ceux qui n’ont
vécu que sous l’épouvante des massacreurs :
ils leur apprenaient en riant comment détruire 
pour ne pas succomber, pas être pris, pas croire.
                                        – Pas choisi d’être là ! 
                                        – Pas voulu votre nom,
                                            ni notre faible cœur.

 

 

 

Schibboleth

 

“Ne parlez pas comme ceux que vous tuez !"
Ne parlez pas la même langue que nous
au moins, ne salissez pas dans votre bouche
de bouchers les mots qui ont servi à dire
la rose et la peau cachée, les dents de lait,
notre légère ivresse de liberté
et le fuyant réconfort d’autres sourires.
Reprenez votre idiome de miel glissant.
Ne nous acculez pas à cette défiance
entre proches, qui faisait juger d’un mot,
au passage du Jourdain – vie sauve ou mort –
sur l’infime différence entre sh- et
sch- (drap consolant ou couteau à la gorge).
Ne proclamez pas la haine qui dévore.

 

 

 

Fragment du lac asséché

 

Ils ne seront ensevelis ni pleurés...
...  dans quel entrelacs tu te débats,
quand les murs s’écartent tu es exposée
aux injures de la foule...
Leur charogne sera nourriture
pour les prédateurs du ciel, les bêtes de la terre
...
“C’est la première fois que nos entretiens 
se terminent dans les larmes.”
Cette voix nous écrase contre terre 
radicale
...
... aux crachats...
... sans l’haleine du Vivant 
sans lit de chaux

 

 

Ils ont tué l’archéologue

 

Ô cités de l’Euphrate !
Ô rues de Palmyre !

F. Hölderlin

 

Il a ses yeux de dormant, parle au vent de la nuit :
J’ai aimé la petite fille que tu étais
et la très jeune femme que je n’ai pas connue.
Les rêves ne présentent plus que d’infimes restes
– Mais pourquoi ces photographies jaunes nous éprouvent ?
Pourquoi ne croyons-nous plus à nos corps triomphants ?
 la beauté de pierre et de bronze résiste moins...
Nous habitons des lieux étranges, que l’air déleste,
chacun s’efforce d’oublier l’horreur qu’il a faite.
Lui est un vieil homme à présent, il classe les nues :
– Quand tu me retrouveras, “caro nova fiet”
quand in die irae serons là réunis. –
Le monde atroce chasse, dévore ses enfants.

                                             (D’un recueil en cours d’écriture)




Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

Sur l'originale couverture des éditions La Lette volée – un fond rouge dont seul le liséré encadre la page de garde d'un livre ouvert (au dos de laquelle se devinent, comme un palimpseste, les caractères inversés du premier poème), en lettres rouges; le titre : et la promesse au lecteur d'une intenable posture !

Quel enfer, d'où chacun souhaiterait s'enfuir, se prépare-t-il à visiter en ouvrant le recueil, au dos duquel, en écho, il découvre l'ironique imprécation déclinée en prière à la Prévert :

Ce matin aussi, Dieu, Grande
Mère ou qui d'autre, Lapin
écorché, je vous supplie
de nous oublier – négligeables
et las de subir, de contempler
l'inutile beauté, d'avoir
mal, n'avez-vous pas mieux
à faire ? –
entre vous dans la cour du ciel ?

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,  La lettre volée | La rivière échappée, Collection « Poiesis », 2016.

L'humour, mêlé au désespoir de vivre ici et maintenant, irrigue les cinq parties d'un recueil, où les variations sur des formes fixes traditionnelles (sonnets, quatrains, quintils...) sont bousculées par une grande modernité, dans la syntaxe, la métrique, et le traitement des thèmes.

Au fil de la lecture, outre les nombreux poètes cités dont les vers sont intégrés au propos (Celan, Pasolini, Dante, Villon, Baudelaire, ou Laforgue... ) et ceux à qui certains poèmes sont dédiés, le lecteur rencontre - et ce n'est pas le moindre plaisir de ce parcours - des échos – clins d'oeils, semi-citations - qu'on peut débusquer / deviner, telle, j'imagine, devenue ici "Cette fois sûrement la dernière qui / ne revient sûrement pas; (...) ", l'"Artémis" de Nerval, dont "La Treizième revient... C'est encor la première ; / Et c'est toujours la Seule"...

Quel fil suivre dans ce recueil foisonnant, presque labyrinthique, dont la lecture n'épuise pas la richesse des échos qu'il suscite? Pour ma part, je me propose, en seconde lecture, d'accepter l'invitation faite dans le premier des "Sonnets pour ne pas pleurer" :

On peut commencer par là si vous voulez,
à mi-page comme pour un poème
qui va et qui vient dans le temps du sommeil
compté pourtant et ne sachant décevoir

Le poète inlassablement questionne la conscience altérée du demi-sommeil ou du rêve. On l'imagine prédestiné peut-être par son nom italien, cette forme verbale désignant le "veilleur" – celui qui accompagne la nuit, ou la mort, qui l'arpente, physiquement ou en méditatif chercheur de mystère. En sa compagnie, dans cet enfer de la mémoire, comme Dante avec Virgile peut-être, le lecteur voyage dans des souvenirs à demi-celés, composant une réflexion sur le temps qui passe.

Tout dans cet ouvrage rappelle – au sens premier du terme - l'absence, et la perte: ainsi ce vers en mémoire d'un amour disparu dans les "Quintils d'un adversaire" : "j'ai sur les lèvre le vide où tu étais". Au long de promenades somnambules, dans des paysages urbains suscitant des notations sensorielles vives et d'une grande beauté, se constitue une sorte de Memento Mori résumé par la magnifique image visuelle et sonore qui clôt le poème, p. 51, avec cette évocation : "Des mouches bleues obsèdent l'après-midi".

C'est pourtant apparemment la recherche d'un temps circulaire que propose cette écriture vouée au sommeil qui rêve en marchant, et qu'on est tenté de lire par boucles récurrentes : ainsi le "Déjà encore une fois début d'hiver" et le "petit arbre d'antipodes" de "La Marche à nouveau" (p.25) – suite d'instantanés liés à la déambulation - où l'incipit des poèmes (p. 43 et 44) soulignant le lien entre rêve et retour du temps et des disparus... :

Quand je rêve au moins je me dis que je dors
Je marche dans la chaleur blanche du goudron (...)

Encore le long (du noir)
Je crois que je dors et que, tout en dormant
j'essaie de te rejoindre, là où tu es (...)

Les poèmes de Jean-Charles Vegliante hantent la mémoire de qui les lit, comme des compagnons d'un rêve venu de loin, à travers d'autres lectures, d'autres rêves, d'autres souvenirs. Et l'on espère que ces mots du "jeune Yeménite" s'appliquent aussi à ce parcours :

(Si tu l'as pensé c'est que tu as bien lu :
Merci pour l'accueil, d'où que ce soit venu)

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

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Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel pourrait-on dire, et à coup sûr la matrice de ses glissements progressifs appelés à la fin images ou figures ou tropes.

Par-dessus, donc, toutes les différences linguistiques et culturelles : les rapprochements entre Ibn ’Arabi et Dante, pour ne prendre qu’un exemple, ont été faits depuis longtemps ; et il est assez banal de découvrir la volupté de certaines statues sulpiciennes, y compris funéraires, ou de voir une parenté entre l’érotisme ardent de Jean de la Croix et celui – plus terrien – de Francis Ponge. Notre millénaire a apprivoisé, cela dit, des formes bien diverses de ces jeux innocents ou cruels autrefois attribués à l’un des avatars d’Éros, Cupidon, sous l’égide finalement rassurante de sa mère Vénus – même si les flèches du galopin ailé frappaient parfois des êtres inattendus, voire de trop proche ou infiniment éloignée espèce (et groupe et genre) : de ce point de vue non plus, nil novi sub sole. Ce qui marque peut-être une entrée dans la modernité des sentiments, c’est le déplacement, de l’objet désiré à la force du désir elle-même, quand Augustin (vers le Ve siècle) se demande s’il n’aime pas surtout “aimer” (amare amabam), en une poursuite infinie qui porte en elle sa propre déception. Mais, reconnaissant l’énergie inhérente à cette quête, l’amour courtois (arabo-andalou, puis provençal, puis sicilien et toscan) allait poser pour longtemps les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui, du moins si l’on croit encore – avec ou sans implication de foi religieuse – que l’amour « meut le soleil et les autres étoiles ».

 

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Sonnet

Qui veut connaître, dames, mon seigneur,
voie un homme d'aimable et doux aspect,
jeune d'années, ancien par l'intellect,
figure de la gloire et de valeur ;
le poil blond, le teint de vive couleur,
grand de sa personne, vaste poitrine,
et en un mot parfait en chaque ligne,        
hormis (hélas) qu'un peu traître en amour.
Et qui veut me connaître, moi, contemple
une femme en l'effet et l'apparence
image de la mort et des souffrances,
une auberge de foi ferme et constante,
une qui n'a, brûlant et soupirant,
nulle pitié, de son cruel amant.

Gaspara Stampa, Rime (1554)      

*  *  *

L’amour les mots

(Sonnet)

Vous avez pu voir, quand je vous ai croisée,
paraître cet effrayant esprit d’amour,
lequel n’apparaît que lorsque l’homme meurt
et ne se laisse voir autrement jamais.

Il était venu si près que j’ai pensé
qu’il allait occire mon cœur douloureux :
alors s’est vêtue de la morte couleur
pour fort se lamenter mon âme affligée ;

mais elle cessa, dès qu’elle vit sortir
de vos yeux une lumière de pitié
qui porta au cœur une douceur nouvelle ;

et l’esprit subtil, par où la vue se fait,
secourut les autres, qui croyaient mourir,
affaiblis d’angoisse à nulle autre pareille.

(Guido Cavalcanti, Rime 22)

 

 * * *

 Belle esclave

Noire, oui, mais tu es belle, ô de nature
gracieux monstre d’amour entre les belles ;
près de toi l’aube est terne, pourpre et ivoire
vers ton ébène paraissent obscurs.

Quand donc et où le monde antique ou le nôtre
virent si vive, sentirent si pure
soit lueur jaillir d’une encre de ténèbres
soit d’un charbon éteint naître brûlure ?

Servant de ma servante, vois qu’alentour
je porte un cœur pris dans un noir lacet,
que blanche main jamais ne pourra défaire.

Où tu es plus vif, Soleil, pour t’abaisser
un soleil est né : qui, dans sa face fière,
porte la nuit, et dans ses yeux le jour.

G. B. Marino, Lira (1614)

  

 * * *

 

Un souvenir

Je ne dors pas. Je vois une route, un bosquet,
qui sur mon cœur pèse comme une angoisse :
on y allait, pour rester seuls et ensemble,
moi avec un autre petit garçon.

C'était la Pâque ; les rites longs, étranges
des vieux. Et s'il ne m'aimait pas
- pensais-je -, ne venait plus demain ?
Et le lendemain il ne vint pas. Une douleur,
des affres ce fut lorsque approcha le soir :
car amitié (je le sus ensuite) ce n'était pas,
c'était là de l'amour ;

le premier ; et quel vrai grand bonheur
j'en eus, entre collines et mer de Trieste.
Mais pourquoi ne pas dormir, aujourd'hui, avec
ces histoires d'il y a bien quinze ans, je crois ?

Umberto Saba (1913-14), Canzoniere

 

* * *

 

Envoi

J'ai mis un verre de violettes à ma fenêtre ;
                    de ton jardin tu dois les voir :
  pourquoi tu ne veux plus me regarder ?
  On voit poindre deux pousses nouvelles
               sous ta blouse je les vois respirer.
C'est pour ça que tu ne veux plus me regarder ?
                  Si tu ne te tournes plus
             si tu ne veux plus rien savoir,
         moi en revanche je peux t'atteindre :
c'est moi qui ai donné l'ordre au pommier
que toutes ses fleurs sur ta petite tête
                 il doit les secouer.

Piero Jahier, Ragazzo, 1919      

* * *

[langue minorée de Vénétie]

Parole scrite d’amor zogàe, vendùe,
Gavèsse ’vùo ’na dona un solo zorno
Che ve gavèsse par amor capìe,

No’ ’varìave, no’, scrite nè ditàe
Mie parole d’amor.

Donàe, donàe ve gavarìa
E perse volentiera.

 [1933]

Mots d’amour écrits joués, vendus,
Eussé-je eu une femme un seul jour
Qui vous eût compris par amour,

Je ne vous aurais jamais écrits ni dictés
Mes mots d’amour.

Donnés, donnés je vous aurais
Et perdus volontiers. 

Giacomo Noventa, Versi e poesie di Emilio Sarpi,
Milan 1963 (posthume)

 

  La rose blanche

Je cueillerai pour toi
la dernière rose du jardin,
la rose blanche qui fleurit
dans les premières brumes.
Les abeilles avides l'ont visitée
jusqu'à hier,
mais elle est encore si douce
qu'elle fait trembler.
C'est un portrait de toi à trente ans.
Un peu oublieuse, comme tu seras alors.

Attilio Bertolucci, Fuochi in novembre, 1934

 

 

* * *

 

Voici le signe ; il s’innerve
sur la paroi qui se dore :
un découpage de palme
brûlé par les lumières de l’aurore.

Les bruits de pas qui proviennent
de la serre si légers,
non feutrés par la neige, sont encore
ta vie, ton sang, un sang tien dans mes veines.

Eugenio Montale, Mottetti (1938)

 

 

* * *

 

Dès que tu es venue,
qu’avec un pas de danse tu es entrée
dans ma vie
comme un souffle de vent dans une pièce close –
pour te faire fête, bien tant attendu,
les mots font défaut et ma voix,
et rester en silence près de toi me suffit.

Le pépiement de même assourdit le bois
au point de l’aube et se tait
quand sur l’horizon bondit le soleil.

Mais c’est toi que cherchait mon impatience
lorsque jeune homme
dans la nuit je me mettais
à la fenêtre comme suffocant :
je ne savais quoi, m’étreignait le cœur.
Et sont tout à toi les paroles
qui, telle une eau sur le point de déborder,
venaient d’elles-mêmes à ma bouche,
dans les heures désertes, quand se tendaient
puérilement mes lèvres d’homme
toutes seules, par désir de baiser…

Camillo Sbarbaro, Versi a Dina, 1955  

 

 

Sans points d’exclamation

Ach, wo ist Juli
und das Sommerland

Comme est haute la douleur.
L’amour, comme il est bestial.
Quelle vacuité des mots
qui creusent dans le vide de vides
monuments de vide. Vide du
blé qui atteignit une fois
(au soleil) la hauteur du cœur.

  Giorgio Caproni, Il muro della terra, 1975   

 

 

(sonnet)

Femme infante mais aux trop forts désirs
ou femme de douleurs et de tourmentes,
toujours prise par tripailles et ventre,
je ne sais si au jour je dois sortir,

du vide creux de ma nuit de goudron,
entre dures gelées et coups de chaud,
bondir avec pauvres envies, et go !
en feignant calme et petits trucs bonbons,

pour les jours de guerre et bouillonnement
et pour piéger les proies pleines et vaines,
et voir comment sans èche ou boniment

tient peu lié l’amoureux ligament…
Oh mon cœur las ! Quelle chose qui tienne ?
Un néant nul. Et j’ai même la dent.

 

Patrizia Valduga, Altri medicamenta, 1982

 

 

Der Wind

La vie douce, Maria
Passe, Maria-la-Vie
Maria-la-Mort. Der Wind.

Quand je serai guérie
J’aurai 60 ans. Maria
La vie passe. La Vie
Est passée comme le vent
Passe sur le feuillage sec
Avec des cris stridents.

 

Nella Nobili, [posthume] dans Autres Passages,
“Gli italiani all’estero” 1990

 

 

 

L’illusion amoureuse

(Loin des yeux…)

   Hélas, ces yeux dont je suis si loin !
hélas, mémoire du temps passé !
hélas, douce foi de cette main !
hélas, grand vertu de sa valeur !
hélas, ma mort n’est pas arrivée !
hélas, y pensant, quelle douleur !
   Hélas, pleurez, ô mes yeux dolents,
puisque ne la voyez pas mourant !

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, IV, 4

 

 

La pensée dominante  

      Très douce, très puissante
maîtresse des profondeurs de mon esprit ;
effrayante, mais chère
faveur du ciel ; compagne
de mes lugubres jours,
pensée, qui si souvent devant moi reviens.

      De ta nature obscure
qui ne raisonne ? Son pouvoir parmi nous
qui ne l’a senti ? Bien
qu’à dire ses effets
le sentiment pousse toute langue humaine,
ce qu’elle conte semble neuf à entendre.

Qu’il se trouve esseulé,
mon esprit d’autrefois,
du moment où tu en as fait ta demeure !
Aussitôt, tel l’éclair, mes autres pensées
partout autour de moi
se dispersèrent. Comme une tour dressée
sur un champ solitaire,
toi seule, géante, tu te tiens au centre.

Que sont devenues, en dehors de toi seule,
toutes choses terrestres,
toute la vie entière à mon point de vue !
Quel assommant ennui
loisirs et relations,
et la vaine espérance d’un vain plaisir,
au regard de la joie,
cette céleste joie qui de toi me vient !

      Comme, des rochers nus
du scabreux Apennin,   
sur des champs verdoyants qui au loin sourient
tourne ses yeux plein d’envie le pèlerin,
ainsi, du sec et âpre
bavardage mondain, moi, impatiemment,
je me réfugie dans ton jardin heureux
dont le séjour est presque un baume à mes sens.

      Il est presque incroyable
que la vie malheureuse et le monde idiot
je les aie supportés
aussi longtemps sans toi ;
je ne sais plus comprendre
que pour d’autres désirs,
hormis à toi semblables, d’autres soupirent.

      Jamais, depuis que pour la première fois
l’expérience m’apprit ce qu’est cette vie,
la crainte de la mort ne serra mon cœur.
Elle me semble un jeu
cette nécessité
que le monde inepte, la louant parfois,
redoute et hait toujours ;
et si un danger surgit, en souriant,
j’affronte sans me détourner ses menaces.  

      Toujours couards et cœurs  
non généreux, abjects,
je les ai méprisés. Or tout acte ignoble
blesse aussitôt mes sens ;
sitôt mon cœur s’indigne
des exemples de l’humaine vileté.
Cet âge altier, stupide,
qui de vaines espérances se nourrit,
d’un rien épris, de la vertu ennemi,
qui réclamant l’utile
ne voit pas que la vie
devient toujours de plus en plus inutile,
je me sens plus grand que lui. Des jugements
des gens, je ricane ; le peuple inconstant,
hostile au beau penser,
et ton digne contempteur, je le piétine.

      Quelle passion ne cède
à celle d’où tu nais ?
quelle autre passion même,
hormis celle-là, siège parmi les hommes ?
Avarice, orgueil, haine, dédain, désir
d’honneurs et de pouvoir,
sont-ils autres qu’envies 
auprès de celle-ci ? Une passion seule
règne parmi nous : elle,
souveraine absolue,
fut donnée aux cœurs par des lois éternelles.

      La vie n’a pas de valeur, n’a pas de sens
en dehors d’elle, qui est tout pour les hommes ; 
seule excuse au destin
qui nous pousse, mortels,
à tant souffrir, sur cette terre, sans fruit ;
parfois, par elle seule,
non pour les sots, mais pour les cœurs non vulgaires,
la vie est plus agréable que la mort.

      Pour cueillir les joies tiennes, douce pensée,
souffrir comme tout homme
et endurer longtemps
cette vie mortelle ne fut pas stérile ;
en être qui a traversé tous nos maux,
me mettre en chemin pour atteindre un tel but :
je ne fus pas si las
par ce désert mortel,
quand je venais à toi, pour que nos souffrances,
ne me semblât point les vaincre un bien si grand.

      Quel monde, quelle neuve
immensité, quel paradis que celui
où souvent ta magie extraordinaire
semble m’emporter ! où,
errant sous une lumière autre, inconnue,
j’abandonne à l’oubli
ma condition terrestre et tout le réel !
Tels sont, je crois, les songes
des immortels. Ah finalement un songe
qui embellit le réel en plus d’un point,
c’est toi, douce pensée,
songe, erreur évidente. Mais de nature,
sous les douces errances,
tu es divine ; et elle est si vive et forte,
qu’au réel elle résiste obstinément,
souvent s’égale à lui
et ne se perd que dans le sein de la mort.

      Et toi, c’est certain, ô ma pensée, toi seule
donnant vie à mes jours,
origine adorée d’infinis tourments,
en même temps que moi, t’éteindra la mort :
car des signes clairs disent dedans mon âme
qu’à jamais tu m’as été donnée en reine.
Face à l’aspect du vrai
d’autres charmes aimables
se ternissaient à mes yeux. Plus je reviens
voir encore la seule
par laquelle, parlant avec toi, je vis,
plus grandit ce délice,
plus grandit ce délire, où je prends mon souffle.
Angélique beauté !
Où que je regarde, chaque beau visage
telle une image feinte
semble le tien imiter. Toi seule, source
de toutes autres grâces,
sembles à mes yeux la seule vraie beauté.

      Du jour où je t’ai vue,
de quel sérieux souci ne devins-tu pas
l’ultime objet ? quelle heure du jour passa
sans une pensée tienne en moi ? dans mes rêves
ta souveraine image
manqua-t-elle jamais ? Belle comme un rêve,
angélique semblance,
dans le séjour terrestre,
dans les hautes voies de l’univers entier,
que chercher, qu’espérer
de plus désirable que de voir tes yeux ?
de plus doux présent que la pensée de toi ?

G. Leopardi, Canti, tr. CIRCE - Paris3 Sorbonne Nouvelle

 

 

L’absence

Un baiser. Et, loin. Disparaît
là-bas tout au fond, où se perd
la route du bois, qui paraît
un très long couloir dans le vert.

Je remonte ici, où avant
elle avait ses beaux habits gris :
je vois le crochet, les romans
et chaque vestige petit…

Je vais au balcon. J’abandonne
ma joue dessus la balustrade.
Et sans tristesse. Je claironne
mon calme : elle revient ce soir.

Alentour décline l’été.
Et sur une fleur vermillon,
vibrant de ses ailes caudées
atterrit un gros Papilio…

L’azur infini de ce jour
est comme une soie bien tendue ;
mais sur la sereine étendue
la lune pense à son retour.

L’étang étincelle. Se taisent
les grenouilles. Cette lueur
de claire émeraude, de braise
azurée : le martin pêcheur…

Je ne suis pas triste. Je suis
surpris en voyant le jardin…
surpris de quoi ? je ne me suis
jamais senti autant bambin…

Étonné de quoi ? Mais des choses.
Les fleurs me paraissent étranges :
c’est là pourtant toujours les roses,
c’est là les mêmes alkékenges…

Guido Gozzano, I colloqui, 1911  

 

 

Beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
ces fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est un peu tiré en arrière
par le poids de ta longue tresse.

Corrado Govoni, Il Quaderno dei sogni e delle stelle, 1924

 

 

Au jardin de Suzanne

5.

Mais quand tu me rendais heureux je chantais
pour un rien : comme feuille de peuplier
le moindre souffle m’incitait au chant.
À présent qu’avec toi même la vie
me déchire, et doucement me laisse
à la musique rauque de la douleur intime,
je m’habitue à compter les paroles
depuis que déjà au-dedans je croupis
et goutte après goutte distille mon dire.

Betocchi, Un passo, un altro passo, 1967  

 

 

* * *

 

[lucanien ancien]

Mbàreche mi vó’

Mbàreche mi vó’
e già mi sònnese, ’a notte.
Ié pure,
accumminze a trimè nd’ ’a site,
e mi mpàure.
Mi iunnére dasupr’a tti,
e tutte quante t’i suchére, u sagne,
nda na vìppeta schitte e senza fiète,
com’a chi mbrièche ci s’ammùssete
a na vutte iacchète
e uèreta natè nd’u vine russe,
cchi ci murì.

Tu me cherchais ?

Tu me cherchais,
et déjà tu rêves de moi la nuit ?
Moi aussi,
je commence à trembler de soif,
et j’ai peur.
Je me jetterais sur toi,
et je te sucerais tout ton sang,
d’une seule gorgée sans reprendre souffle,
comme un ivrogne s’attache
à un fût crevé
et voudrait nager dans le vin rouge,
à y mourir.

Albino Pierro, Nu belle fatte, 1976    

Jouer, enfin

   Il touche l’Aimée de son ombre

Alors que d'elle, mon soleil adoré,
idolâtre je contemple le beau corps,
et que la méchante et désintéressée
de toutes ses beautés cache le trésor,

de ma personne, presque mourante au loin,
je vois par la grâce du grand astre errant
l'ombre heureuse, de l'arrogante au-devant,
usurper mon plaisir et mon repos plein.

Aussi suis-je obligé d'envier ce vain
simulacre de moi qui l'espace encombre,
alors que je vis en vrai, brûlant lointain.

Oh combien, Amour, de tes illusions montre
mon malheureux état ; que l'on voie donc bien
que toute joie d'amour consiste en une ombre !

 

Tommaso Gaudiosi, L’arpa poetica, VI (éd. 1671)    

 

 

 

* * *

 

reviens ma lune en alternatives de plénitude et d’exiguïté
ma lune au carrefour et langue de lune
chronomètre enfoui et Sinus Roris et psalmodie litanie ombre
fer à cheval et marguerite et mamelle malade et nausée
(je vois mes poissons mourir sur les rochers de tes cils)
et mésaventure et obstacle paso doble épidémie chorus et mois d’avril
apposition ventilée appel d’air d’inhibition et queue et instrument
exposition de tout ou même insecte ou rapprochement de jaune et de noir
donc feuille en champ
toi chauve-souris en poisson-lune toi tache en expansion lunae
(donc en champ jaune et noir) pinceau du songe parfois lieu commun
vor der Mondbrücke vor den Mondbrüchen
en un horizon hystérique de paille cochon empaillé avec des ailes de papillon
cryptographie masque poudre da sparo foie indemoniato rien

Edoardo Sanguineti, Laborintus, 1956  

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

Autres lectures

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Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

L’audace aussi bien formelle que thématique est au coeur de ce nouveau livre de Jean-Charles Vegliante. Ce recueil se pose d’emblée comme lieu inhabitable.

Un essai de haler le bâtiment après le naufrage, et quelques morts de plus (ceux de janvier 2015, et la suite), nous avertit d’abord la voix poétique à la première personne. Long texte pour mémoire et de la mémoire, qui se redouble pourtant d’un chant ultime. Mais aussi, constat accusateur qui amène jusqu’au souvenir poignant et tendre d’un jeune Rimbaud et à ce bref explicit  : « déserte », à la fois adjectif féminin et injonction d’un impératif absolu, dépassant certainement les limites de rédaction du poème et ses destinataires désignés, ces jeunes gens tentés par un certain jihadisme, dont la suite des événements a montré hélas la fermeture sans lueur d’espoir. Dans l’apaisement formel, voudrait-on croire encore (quatrains, quintils, sonnets s’organisent ici en suites raisonnées), un soupirail s’ouvre peut-être malgré tout, hors de la densité parfois presque étouffante du tissu verbal, loin des vieilleries d’une expérimentation aride de fin du XXe siècle, vers un horizon minuscule, notre infini, où subsiste et redevient possible « ce qui passe et ne veut rien / les prés les bois l’herbe l’eau les pierres le vent » (Derniers jours - d’été).

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir,  La lettre volée | La rivière échappée, Collection « Poiesis », 2016.

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir par Joëlle Gardes

Publié le 05 mai 2017 par Angèle Paoli sur Terres de femmes

 

Qui effectivement voudrait se tenir dans ce " noir " où on se déba[t], en plein soleil ", comme le dit le dernier poème du recueil Où nul ne veut se tenir de Jean-Charles Vegliante, et dont le dernier vers résume la tonalité : " comme si une boue basse nous tenait ". Nul ne veut s'y tenir et pourtant il le faut, et il faut " oublier l'effroi, / et l'injustice, qui sera toujours là ". Si, dans le " Journal en vers ", rédigé en mars 2015, qui clôt l'ensemble, l'injustice naît du mal des " semblables " qui " traitent, vendent, tuent le bétail humain [...] mettent en scène égorgements, bûchers, crachats, destructions avec une exquise maîtrise des codes ", elle est plus fondamentalement notre condition d'êtres soumis au temps. C'est dans la réflexion sur l'érosion à laquelle nous ne pouvons échapper que réside l'unité de ce recueil fait de plusieurs parties. Se succèdent " Avant-scène ", " Suites_survie ", " Après ", " Sonnets pour ne pas pleurer " et " Journal (en vers), 2015 ". Le passé y est le plus souvent convoqué, avec le souvenir, celui de l'enfance qu'il faut " déglutir ", celui de la femme aimée (" il me semble avoir encore au bout des doigts / la soie de ta peau vivante "), celui des amis dont on s'éloigne " dans le son d'un été " :

Le passé sans fin nous déchire alors
ce matin tout le passé nous bascule
en arrière vers la fosse bleue
le museau effrayant d'être bête. 

celui des disparus : " tu n'es plus rien que ces fines particules ". Nous ne pouvons empêcher qu'" affleure en nous des fois un rauque langage d'avant. "

Ce recueil est profondément - et c'est son grand intérêt - une méditation d'homme dans sa vieillesse : " ainsi sommes-nous vieux / sommes-nous ", dans un " corps en morceaux qui commence à partir sans moi ", dit le poète. Qui est donc en définitive celui qui survit, qui abrite en lui un " toi " qui " ne [nous] aime pas au point de partir avec [nous] " ? L'adversaire auquel s'adresse une série de quintils, c'est le " petit cancrelat / de l'âme " et cet autre qui nous habite :

ou bien c'est comme en soi noyée de silence

Joëlle Gardes
D.R. Texte Joëlle Gardes 

pour Terres de femmes 

 

 




Amont dévers — une anthologie poétique (6)

Si la poésie a toujours à voir avec la pensée, il y a fort à parier qu’elle s’éloignera assez spontanément de la doxa, en tout cas en période “ordinaire” (indifférence, train-train historique, consensus prédominant), fût-ce sous prétexte de défoulement et, dirait-on, d’inversion carnavalesque. Risque calculé, bien sûr, comme toujours quand il s’agit de mots (oui, quand même) : on ne parlera pas à la légère ici de subversion. Quant à ce qui s’appelait naguère « poésie engagée », nous pensons que cette expression – après les milliers de pages qu’elle a provoquées – est ou tautologique en soi, ou beaucoup trop ambitieuse pour les objectifs de cette anthologie qui procède, on s’en sera aperçu, selon « l’allure poétique, à sauts et à gambades ». Une voix sarcastique (G. G. Belli) peut provenir parfois des bureaux du Vatican. Mais faire semblant est déjà un pied-de-nez à l’esprit de sérieux et à l’académisme ; à la bêtise la mieux partagée, surtout. Le fou du roi, le djéli, le pazzariello pasolinien ont bon dos : aussi bien chez les comico-réalistes toscans anciens, chez Merlin Coccaïe, que chez les plus funambulesques des baroques, pour ne pas parler des provocateurs futuristes du début du XXème siècle, le ridicule et l’excès ne sont pas aussi gratuits qu’il y paraît ; et dissimulent parfois, prudemment bien sûr, les offenses, les blessures et les révoltes que les opprimés du quotidien ne peuvent pas (ou plus) exprimer directement. En attendant peut-être quelque soulèvement, de périodes – justement – extraordinaires. Car, sous la cendre, suivant l’accordéon variable de l’Histoire, les différents feux ne cessent jamais de couver.

 

La face obscure du quotidien

 

(sonnet)

Qui entendrait tousser la malheureuse
femme du surnommé Bicci Forèse
pourrait penser qu’elle a passé l’hiver
dans le pays où se fait le cristal.
En plein mois d’août on la trouve enrhumée :
imagine comment, les autres mois…
et rien ne sert qu’elle garde chaussettes,
pour ce que son couvroir est courtenois.

La toux, le froid et autre male envie
ne lui vient point d’humeurs qui seraient vieilles,
mais pour le manque qu’elle sent au nid.
Sa mère en pleure, avec d’autres soucis,
disant : « Hélas, pour quelques clopinettes
je l’aurais mise chez un comte Guy ».

Dante Alighieri (?), Tenson avec Forese Donati, Rime

 

 

Beautés de Valladolid

(sonnet caudé)

Étrons fumants, monceaux de pots de chambre
versés, répandus, et brillants torrents
d’urines et bouillons âcres puants
qu’on ne peut traverser sans bottes prendre ;

eaux stercoraires et en animaux
morts fécondes, pain chanci sans levain,
poissons qui empestent les gens de loin,
vins tournés, vinaigres plats, huiles d’eau ;

bâtiments somptueux sur deux piquets
emplâtrés de limon et pleins d’ordure
de çà, de là sans aucun ordre mis ;

dames en céruse et en rouge aussi,
mais crasses, sans cheveux, os desséchés,
dont la motte est rentrée par la nature,

voilà ton hermosure
et tes attraits, et ton renom splendide,
vallée de boue et non vallée d’olide.

Alessandro Tassoni, Rime (posthumes)

 

Très belle forcenée

Ah, de la belle dont je restai blessé
font les anges du Styx un féroce usage :
elle montre au-dehors l’âme ravagée,
cheveux fous, regard tors, horrible visage.

Donc dans le plus beau siège d’Amour gouverne
la haine hideuse et la fureur d’Averne ?
donc au ciel de beauté un enfer est mis,
et entrent donc les Furies au Paradis ?

Pardon pour cette belle âme, âmes damnées !
Si autrefois vous émut d’Orphée le son,
que vous pousse à compassion tant de beauté.

Mais, fou ! que dis-je ? avec qui ai-je ce ton ?
Il ne sait pas pardonner, il n’a pitié
qui de pitié est indigne et de pardon.

Bernardo Morando, Fantasie [amorose], posthume

À Arhiman

Roi des choses, auteur du monde, mystérieuse
Malfaisance, suprême pouvoir et suprême
Intelligence, éternel
Pourvoyeur des maux, gouverneur de mouvance,
Je ne sais si cela te rend heureux, mais regarde et jouis…

G. Leopardi (1833)

L’incendiaire

à F. T. Marinetti,
âme de notre flamme

Au milieu de la place centrale
du village
on a placé la cage de fer
avec l’incendiaire.
Elle y restera trois jours
afin que tous puissent le voir.
Tous viennent rôder autour
de l’énorme tétragone,
durant tout le jour,
des centaines de personnes.

– Regarde un peu où ils l’ont mis !
– On dirait un perroquet charbonnier.
– Et où devaient-ils le mettre ?
– En prison, directement.
– C’est bien fait, il a l’air d’un mendiant !
– Pourquoi ne pas lui préparer
un appartement de luxe,
pour qu’il le brûle aussi !
– Quand même pas le garder dans cette cage !
– Ils le feront crever de rage !
– Crever ! C’est pas le type à s’en faire !
– Il est plus tranquille que nous !
– Moi je dis qu’il s’amuse beaucoup.
– Mais, et sa famille ?
– Qui sait de quelle partie du monde il est venu !
– Cette engeance n’en a pas, de famille !
– Sûr, des débris à la dérive !
– S’il venait de l’enfer ?
– Pauvre méchant diable !
– Vous auriez de la compassion ?
S’il vous avait brûlé votre maison
vous ne diriez pas ça.
– La vôtre, il l’a brûlée ?
– S’il ne l’a pas brûlée
il s’en est fallu de peu.
Il a brûlé la moitié du pays
ce forban !
– Au moins, lâches, ne lui crachez pas dessus,
c’est un être humain à la fin !
– Mais comme il est tranquille !
– Il n’a pas du tout peur !
– Je serais mort de honte !
– Être là, cloué au pilori !
– Trois jours !
– Quel supplice !
– Mon dieu, quel air torve !
– Ces regards de bandit !
– S’il n’y avait pas la cage,

je ne resterais pas là.
– Et si d’un coup on le voyait s’échapper ?
– Mais comment ferait-il ?
– Elle est solide au moins, cette cage ?
– Qu’il ne puisse pas s’enfuir !
– Par les vides entre les barreaux, il ne pourrait pas passer ?
Ces brigands savent se replier
de mille façons !

[…]

Place ! Place ! Écartez-vous !
Camelote ! Petits êtres
aux exhalations malodorantes,
fétide bétail !
Ravalez tous autant que vous êtes
votre obscène commérage,
et qu’il vous reste dans la gorge !
Place ! Je suis le poète !
Je viens de loin,
j’ai traversé l’univers
pour venir trouver
ma créature à célébrer !
Agenouillez-vous, racaille !
Hommes qui avez horreur du feu,
pauvres êtres de paille !
Agenouillez-vous tous !
Je suis le prêtre,
cette cage est l’autel,
cet homme est le Seigneur !

[…]

A. Palazzeschi, L’incendiario, 1910

 

 

* * *

Tendre l’autre joue,
une révolution copernicienne :
repousser la haine à la marge
de notre système céleste,
pour mettre au centre l’étoile,

un Soleil-Amour qui illumine la Terre !
Facile à dire, mais du dire au faire
il y a au milieu le Mal,
et cette Éclipse qui n’en finit plus
et projette son ombre sur Noël.

V. Magrelli, Il sangue amaro, 2014 (de : Huit poèmes pour Noël)

 

L’abject et le sublime

(Sonnet)

Qu’une trombe, vieille enragée, t’emporte,
qu’un tourbillon te frappe sur la tête !
Pourquoi es-tu en toi-même si torte
que ne vient pas t’occire la tempête ?

Qu’un arc du ciel t’envoie une angoisseuse
flèche qui te vient fendre, et soit bien preste :
car si se terminait ta vie fâcheuse,
j’aurais, sans plus demander, joie et fête.

Que ne vont pas se plaindre les vautours,
milans et corbeaux à Dieu souverain,
qu’il te livre à eux ? Tu es leur quignon.

Mais tu as la chair si suintante et dure
qu’ils ne tiennent pas à t’avoir en mains :
aussi restes-tu là, c’est la raison.

(Guido Guinizelli, Rime)

D’huîtres et de crabes

Une huître, lorsque la lune est pleine,
s’ouvre en grand : ce que voyant le crabe
pense déjà qu’il l’aura sans peine.
Il enfile dedans pierre ou branche :
de se refermer n’est plus capable ;
ainsi le crabe son huître mange.

Ainsi l’homme qui ouvre sa bouche
et à un traître dit son secret,
recevant un coup qui au cœur touche.
De la langue provient vie ou mort :
plus se tait que ne parle un discret,
tant qu’il est soumis au mauvais sort.

La vie se sauve par la prudence :
bouche cousue garde le silence.

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, III, 28

 (Trinch !)

1. Limerne :

Ci, ci ! père des noctivagues ténèbres,
ci, Sommeil, ci, semeur de calme paix
Morphée ! Ci, plongeant dedans mes yeux
au lit que tu annexes, couche-toi ou parcours
tout entier imprégné du liquide cher au peuple
mon corps, ivre bientôt du pavot qui engourdit.
D’ici, d’ici s’en aillent les soucis accrochés
mordicus aux intimes viscères, disparaissent,
afin que je jouisse de ta divine adorée torpeur,
grâces rendant, oui, plus tard aux dieux du jour.

 

 

2. Merlin :

 

Post vernazziflui sugum botazzi,
post corsi tenerum greghique trinchum,
et roccam cerebri capit fumana
et sguerzae obtenebrant caput Chimerae.
O dulcis bibulo quies Todesco,
seu feno recubat canente naso,
seu terrae iaceat sonante culo!
Mox panzae decus est tirare pellem,
mos est sic asino bovique grasso.

 

Après le jus coulant du flacon de grenache,
après avoir trinqué tranquille corse et grec,
et le donjon cérébral est pris par les fumées
et les Chimères louches enténèbrent la tête.
Ô douce quiétude au Tudesque biberonneur,
qu’il roucoule du nez affalé dans le foin
ou que du cul il trompette gisant à terre !
Puis il est bon que la peau du ventre soit tendue,
selon le plaisir aussi de l’âne et du bœuf gras.

 

Le grand idéal

Le grand idéal
m’est sorti
d’un coup
alors que distrait
j’étais dans la rue
je regardais quelque chose
et puis
les gens
tout autour
de moi
se sont retournés

ç’a été
un jour
horrible

j’avoue
que j’ai rougi
quand j’ai compris
que le grand
idéal
par moi cultivé
avec soin
nourri
des années
tenu au-dessus
d’angoisses doutes et soucis

ces grossiers triviaux passants
avaient cru
qu’il était
l’avaient pris
pour un
très vulgaire
pet

Sebastiano Vassalli, La distanza, Bergame 1980

Chant des charretiers

Les roues du chariot grincent comme des lits
d’hôpital. Les chevaux tombent
entre les limons et montrent leur moelle aux oiseaux –
broutent le vent au bout des rails.

N. Ghiglione, Canti civili, 1945

[vénitien classique]

 

Un certo cavalier orbo da un occhio,
questo s’ha maridà.
Appena che l’è andà
colla so sposa in letto,
che ’l se n’ha accorto in botta,
che la l'aveva rotta.
Oh, com’ela? el ga dito,
per Dio, no ti xe puta.
La ga risposto franca:
Perché cossa me manca?
Lu ga soggiunto subito:
Oh, te manca l'onor.
La ga replicà:
Vardé là, che stupor?
Varda, che ancora a ti
manca un occhio. E cussì
lu presto ga soggiunto:
Un dì me l'ha cavà un mio nemigo.
Ed ella ga risposto:
E a mi, cogion, me l'a tiolto un me amigo.

 

 

Un certain chevalier borgne d'un œil,
voilà qu'il s'est marié.
À peine est-il allé
avec sa femme au lit,
qu'il s'en est aperçu au premier coup,
elle l'avait rompue.
Oh, comment ça ? dit-il,
par Dieu, tu n'es pas fille.
Elle fait aussi sec :
Pourquoi, qu'est-ce qui me manque ?
Et lui si tôt ajoute :
Oh, rien qu'un peu d'honneur !
Mais elle a répliqué :
Voyez ça, c'est trop fort ?
Regarde, à toi, vois-tu,
il manque un œil. Et lui
vite veut préciser :
Un jour, un ennemi me l'a ôté.
Et elle a répondu :
À moi, couillon, ç'a été un ami.

 

Giorgio Baffo, Le Poesie (posthume)

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Er ciàncico

A ddà rretta a le sciarle der governo,

ar Monte nun c’è mmai mezzo bbaiocco.

Je vienissi accusí, sarvo me tocco,
un furmine pe ffodera d’inverno!
E accusí Ccristo me mannassi un terno,

quante ggente sce campeno a lo scrocco:
cose, Madonna, d’agguantà un batocco

e dàjje in culo sin ch’inferno è inferno.
Cqua mmaggna er Papa, maggna er Zagratario
de Stato, e cquer d’abbrevi e ’r Cammerlengo,

e ’r tesoriere, e ’r Cardinàl Datario.
Cqua ’ggni prelato c’ha la bbocca, maggna:

cqua… inzomma dar piú mmerda ar
majorengostrozzeno tutti-quanti a sta Cuccaggna.

 

 

voir : circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

La grignote

À écouter les craqu’s des gouvernants,
le Trésor n’a jamais l’ombre d’un rond.
Puissent-ils recevoir – moi j’me les touche
autant d’éclairs du ciel dans leur cal’çon !
Et m’faire avoir, oh Christ ! l’bon numéro,
à proportion d’combien ils en profitent :
de quoi, bon dieu, empoigner un gourdin
et les en fourrager jusqu’au trognon.
Quoi ! bouff’ le Pape et bouff’ le Secrétaire
d’État, et ç’ui des Brèv’s et l’Camerlingue,
le Trésorier et l’Cardinal Dataire.
Là, chaqu’prélat qu’a une bouche, bouffe:
là... en un mot, du plus’ merde au fortiche,
tutti-quanti dans c’fromage-là s’étouffent.

(27 nov. 1830)

 

 

Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi

 

Et les malgré soi…

Je courais dans le crépuscule…

Je courais dans le crépuscule boueux,
derrière des hangars cassés, des échafaudages
silencieux, par des quartiers mouillés
dans l’odeur de fer et de guenilles
chauffées, qui sous une croûte
de poussière, parmi des baraques de tôle
et des écoulements, dressaient leurs parois
neuves tôt décrépies, contre un fond
de métropole déteinte.

Sur le bitume déchaussé, entre les fils d’une herbe âcre
d’excréments et des esplanades
noires de boue – la pluie les creusait
de tiédeurs infectes –, les torrentielles
files de cyclistes, de hoquetants
camions de bois, se dispersaient
parfois, vers des centres de faubourgs
où déjà quelque bar avait son cercle
de lumière blanche, et où devant une lisse
paroi d’église étaient étendus,
vicieux, les jeunes.

Autour des immeubles
populaires, déjà vieux, les potagers croupis
et les constructions hérissées de grues à l’arrêt
stagnaient dans un silence de fièvre ;
mais un peu à l’écart du centre éclairé,
le long de ce silence, une route
bleue d’asphalte semblait toute enfouie
dans une vie sans mémoire, intense
et antique. Rares brillaient
les réverbères d’une lumière criarde
et les fenêtres encore ouvertes étaient
blanches de linge étendu, palpitantes
de voix à l’intérieur. Sur les seuils, assises
se tenaient les vieilles femmes, et clairs
dans leurs salopettes ou leurs culottes courtes
presque endimanchés plaisantaient les garçons,
mais ensemble enlacés, avec des filles
plus précoces qu’eux.

Tout était humain,
dans cette route, et les hommes étaient là
agrippés, des intérieurs au trottoir,
avec leurs pauvres habits, leurs lumières…
On aurait dit que jusque dans son intime
et misérable habitation, l’homme était
juste en bivouac, comme d’une autre espèce,
et qu’attaché à ce quartier
dans le couchant huileux de poussière
n’était pas son État, mais une confuse halte.

Et quiconque eût traversé cette route,
dépouillé de l’innocente nécessité,
perdu par les siècles de chrétienté
qui en ces gens s’étaient perdus,
n’était qu’un étranger.

Pier Paolo Pasolini, Poesie inedite (version légèrement différente dans “Les Langues Néo-Latines” 286-87, automne 1993)

Morceaux de raison

(I)

Guidant des ennemis désormais aveugles
je contiens un jour dont ils se souviennent,
union verte où nul ne prendra
le bandeau échappé à la main,
quand la nature puissante par-dessus la pluie
échange une vie contre une autre vie.

Milo De Angelis, Terra del viso, 1985

 

5. Judas

Je n’y suis pas encore, moi, dans cette histoire,
pas tel que vous me voyez.
Pendant que Jésus joue sur le sol
d’une maison luisante de propreté,
ses futurs compagnons aussi jouent
quelque part, au bord de la mer
ou du désert, quelques-uns
dans la propreté, comme lui, quelques autres
dans la boue d’un taudis.
Oui, tout doit encore advenir - tout
excepté mon nom. Mais pour le moment
ce n’est qu’un nom comme tous les autres,
innocent comme la créature
qui innocemment le porte.
Le dire est, je crois, superflu. Et si par hasard
il y a quelqu’un qui ne l’a pas deviné,
tant mieux : en un point infinitésimal
de la germination du crime
quelque chose, qui sait, pourrait encore s’enrayer...
Quelle absurdité! Ce qui est écrit est écrit,
ou mieux, si je pense à qui m’écoute :
ce qui est lu est lu.
Mais laissez-moi encore pour un peu
l’illusoire, passagère douceur
de ne pas l’avoir fait.

G. Raboni, Rappresentazione della croce, 2000

 

Les cauchemars des autres
sont les miens
et ce matin
dans une des venelles au fond
d'une contrée lointaine
j'ai reconnu
une maison de ma rue
le numéro de ma mémoire
et les habitants d'un pays
qui, dit-on ici, "n'existe pas"

c'était écrit dans le journal
et la photo reproduisait
des semblables
qui erraient
parmi des détritus et des ruines
et j'étais là, je me suis reconnue
même si le journaliste distrait
diffusait des nouvelles
sans fondement
sur une rue habitée par moi
quand je rêvais d'un monde de paix
ensemble avec les habitants de ce pays
que l'on entrevoit sur la photo
et qui dans la nuit
avaient déjà été condamnés
à paraître des ombres
d'un pays qui n'existe pas.

Toni Maraini, Le porte del vento, 2003

 

(XXXI)

L'eau était partout, sordide, battante :
l'avaient annoncée dans la nuit
les bouches adolescentes
du trop-plein de l'abreuvoir.

Certains l'avaient sentie déjà
s'ouvrir comme un puits
dans leur corps : l'eau les rendait malades,
ne laissait pas de blessure,
en quelques jours ils sortaient de la vie.

mais outre les champs inondés, aux premiers froids,
nous connaissions un sentier sous les oliviers
infréquenté, nôtre,
ceint d'un vent assidu,
que l'eau ne pouvait soupçonner.

Gianluca Furnari, Vangelo elementare, 2015

 




Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : dont signifier ne serait qu’un domaine, sans doute dominant mais ouvert à de nombreuses autres aventures de l’esprit et du corps. On a pu parler, ainsi, de poésie pensante, das dichtende Denken ou « pensée en poésie » (j’ai proposé naguère cette traduction pour le pensiero poetante d’Antonio Prete, dans un discours pour Yves Bonnefoy au Collège de France). Là encore, l’Alighieri puis Leopardi tracent, en italien, un chemin assuré qui passerait aussi par certaine poésie didactique du XVIIIe siècle, pour aboutir enfin à Luzi, Fortini – dont le clair discours est toujours aussi politique – ou Valerio Magrelli. Mais la poésie pensante fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant selon une logique singulière (alogique, a-t-on pu dire naguère) des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. Le jeu gratuit des signifiants en fait partie parfois, en allégresse, tout comme le court-circuit vertigineux entre les visions du rêve et les idées dont nous sommes tous traversés, sans réussir généralement à arrêter son cours ; lorsque le poète l’a fait, nous reconnaissons dans ses vers non pas le compromis philosophique mais notre image invisible la plus vraie, la plus profonde, ainsi que parfois notre propre destinée d’humains, entrevue « en un éclair et puis c’est tout / comme on peut savoir quelque chose de la mort » (G. Raboni, Représentation de la croix). Encore une fois, jamais fixée sinon en la luminescence de sa disparition même.   

 

  • La « pensée-en-poésie »

 

                       L’infini

 

Toujours cher me fut ce coteau isolé

et cette haie qui interdit au regard

tant de parties d’un horizon plus lointain.

Mais assis devant cette vue, des espaces

au delà sans limites, de surhumains

silences, la tranquillité très-profonde

je forme en ma pensée ; à quoi, pour un peu,

s’effraierait le cœur. Et comme j’entends bruire

le vent parmi ces plantes, près, le silence

infini là-bas je le compare encore

à cette voix : et me revient l’éternel,

et les saisons défuntes, et la présente

et vive, et le son d’elle. Ainsi, parmi cette

immensité ma pensée va s’engloutir :

et le naufrage m’est doux dans cette mer.

 

                 À soi-même

 

Or à jamais repose,

mon cœur lassé. L’extrême illusion est morte,

que je crus éternelle. Morte. Et je sens

qu’en nous, des illusions

non l’espoir seul, mais le désir est éteint.

Dors à jamais. Assez

tu palpitas. Aucune chose ne vaut

tes émotions, et de soupirs est indigne

la terre. Amer ennui

la vie, jamais rien d’autre ; et boue est le monde.

Sois calme. Désespère

une ultime fois. Le sort, à notre espèce

ne donna que mourir. Désormais méprise

toi, la nature, l’âpre

pouvoir caché qui régente notre mal,

et la vanité infinie de ce tout.

                                                             G. Leopardi, Canti (1831)

 

               Le cafetier phisolophe

 

Les hommes en ce mond’ sont tout pareils

à des grain’s de café dans le moulin ;

car l’un d’abord, puis l’autre, et l’autre après,

ils vont pour finir vers le mêm’ destin.

 

Ils changent souvent d’place et souvent chasse

la graine gross’ la graine plus petite,

et tous au-d’sus d’l’entrée ils se compressent

vers le fer broyeur qui en fait d’la poudre.

 

Et c’est ainsi qu’ les homm’s vivent au monde,

mélangés par les mains d’la destinée

qui s’les remue et retourne à la ronde ;

 

et chacun se mouvant, tout doux ou fort,

sans s’rendre compte ils ne font que descendre

jusqu’au plongeon dans la gorg’ de la mort.

 

                                                         G. G. Belli, Sonnets (22 janvier 1833)

Voir :  http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

                 Les trois grappes

 

Elle a trois grappes, Hyacinthe, la vigne.

Bois à la première un plaisir limpide ;

de l’autre bois l’oubli doux et rapide,

                    et puis… ne bois plus :

 

la troisième est sommeil ; et, l’œil aigu,

dans le noir sommeil veille, d’un côté,

sache, la douleur ; et crie un muet

                    pleur déjà pleuré.

                                                         G. Pascoli, Myricae (1892) - à un ami journaliste

 

                                                 (Le Nolain à mi-hauteur)

 

Campo dei Fiori est un marché particulier

On y sent le brûlé plus que le poisson de mer

 

Dans une volée d’injures finit la partie

Le philosophe a repris valeur sur la vie

 

On aligne en paille un œuf à côté d’un œuf

La foule est variée réellement rien de neuf

 

Têtes de mouton aux yeux doux céruléens

L’évidence historique écrase les crétins

 

Commis mal formés responsables comateux

Les descendants courent derrière leurs aïeux

 

Qui hurle là au fond c’est quelqu’un qui délire

La liberté gratis des gens qui crient ou pire

 

La liberté toujours a un prix incroyable

Ce qui est bon marché c’est denrée périssable

 

Les balayeurs lancent l’eau généralement

Le sang se nettoie affirment les bien-pensants

 

Le sang fait corps avec les choses d’occasion

Un peu chaque jour incapable de rançon

 

Entre des murs civils chacun est du gibier

La peur mondaine fait un mutuel mortier

 

Le chasseur lui aussi devient à la fin chasse

L’un et l’autre ensemble laissent une vraie trace.

 

                                                                  Edoardo Cacciatore, La restituzione, 1955

                                                                                               [statue de Giordano Bruno à Rome]

 

– Sais-tu ce qu’est l’âme ?  

– Une partie du corps.

– Peut-être, mais dans cette partie

  habitent les dieux.

– Mais quelle différence entre dieux   

  et hommes ?

 

Le battement de cils

ouvre la digue,

et en trombe dévale

l’eau du glacier.

L’image de joie

ne mourra pas :

rien d’autre ne compte.

 

                                         Giorgio Colli, La ragione errabonda [1976], 1983

 

                      (sonnet)

 

   quel pli expulse cette pulsation

qui plaque sons sur les plaies infligées

pulsant sa poix dans les failles forcées

où devient affection chaque émotion

   et quel plexus encore prédispose

de perceptions données pour inexpertes

la niche dans laquelle attend inerte

une pensée pour chaque envie qui n'ose

   et d'où affleure ensuite cette forme

porteuse de désirs quand elle tend

à congeler toute vie dans la norme

   comme si à la fin ce qui prétend

vivre ne vivait que pour calquer l'ombre

de la tête à la tête répondant

 

                                 Gabriele Frasca, Rame, Milan, 1984  

 

* * *

Je ne sais, je ne comprends pas si j’aurais

plus de joie en disparaissant en vous, en

devenant vous, ou en revenant pareil

à alors, proche, avec le cœur d’aujourd’hui.

Et si l’un n’excluait pas l’autre ? En tout cas

n’est-ce pas ça – sortir de soi, y restant –

que voudrait plus que toute autre chose, plus

que cette douceur d’être aimé en retour,

celui qui aime ? Ainsi, c’est mon illusion,

ce qui n’est pas donné à qui est mortel

l’est peut-être à qui ne l’est pas, étant mort.

                                                               G. Raboni, Barlumi di storia, 2002

 

                        Berceuse

 

Pourquoi, dis-tu, je ne te fais pas de caresses,

pourquoi je n'essaie plus de rester près de toi.

Mais tu dois comprendre, c'est la queue, ton aiguillon,

qui m'épouvante,

 

[…],

car chaque fois que je me rapproche

siffle ce harpon et je sens le gel

du venin plonger au fond de mes os.

 

Est-ce encore toi, la lame qui pénètre

dans mes reins quand nous nous embrassons ?

C'est elle, qui frappe alors que je te parle

et doucement descend sur ma nuque ?

 

Je t'aime beaucoup, mais pas toute entière,

juste une moitié peut avoir mon amour,

l'autre non, pardonne-moi, mais c'est trop

demander de baiser aussi le rasoir.

                                 Valerio Magrelli, Geologia di un padre, 72 (2013)  

 

                    

* * *

mourir n’est pas d’être à nouveau réuni avec l’infini

c’est de l’abandonner après avoir éprouvé

la puissance de son idée

 

quand l’espèce humaine sera éteinte

cet ensemble de savoir accumulé

en vols et désarrois

sera dispersé

et l’univers ne pourra savoir

qu’il s’est résumé pour une période limitée

en une infime fraction de soi

                                                            mesure

 

ici je ne dis pas pourquoi la faible nuit

descend et se fait tuer

d’où ces présences inquiètes à travers la plaine

 

le froid entre dans la maison nue

et atteint la surface de la mémoire

le bac est passé inutilement sur le bras de fleuve

le son diminue de fréquence

les feuilles salissent le vent

 

il y a deux ans longeant les hésitations de la lumière

la respiration découpée

il commençait sa tentative sans espoir

 

on ne pourrait pas ramener ces arbres

ces tendres échafaudages

                                                         courbure

 

                                       Bruno Galluccio, La misura dello zero, 2015

 

_______________

 

  • Voire l’impensé

  

 

                            (Madrigal)  

Quelle rosée, quel pleur,

quelles larmes étaient-ce

que du manteau de nuit je vis épandre

et du pâle visage des étoiles ?

Et pourquoi a semé la blanche lune

de cristallines gouttes, pur essaim,

de l’herbe fraîche au sein ?

Pourquoi dans l’ombre brune

entendait-on, se plaignant alentour,

les brises jusqu’au jour ?

Étaient-ce signes que tu es partie,

chère vie de ma vie ?

                                         T. Tasso, Rime, 1591    

 

                     D’un talus

 

Repose le plein midi sur la prairie.

   Nul vol ombre onde passant dans le bleu vert.

   Un fil de fumée au soleil blanchoie ; puis

   fond et se perd.

 

J’ai dans l’oreille un tourbillon qui tintille,

   peut-être d’un lointain troupeau ses clochettes ;

   et, comme suspendus dans l’azur, les trilles

   de l’alouette.

                           G. Pascoli, Myricae 1891-94. (Une version collective, bien différente, publiée en 2001 avec mon équipe CIRCE)

 

                       Mes poèmes…

 

Je n’ai pas de semence à répandre par le monde

je ne peux pas inonder les pissotières ni

les matelas. Mon avare semence de femme

c’est trop peu pour atteindre. Que puis-je

laisser dans les rues dans les maisons

dans les ventres infécondés ? Des mots

ça oui, en abondance

mais déjà ils ne me ressemblent plus

ils ont oublié la fureur

et la malédiction, ils sont devenus demoiselles

un peu malfamées sans doute

mais toujours demoiselles.

                           Patrizia Cavalli, Le mie poesie non cambieranno il mondo, 1974

                                   [une version presque identique dans mon Printemps italien, A.P. 1977]

 

            Luino-Luvino

 

Au détour du vent

par des vallées exposées ou profondes

je me demandais justement si c’était

argent de nuages ou sierra enneigée

dont encore s’éblouit l’hiver

quand voici

la frange qui retombe sur cette face

et la restitue à un passé d’ombre

d’époques hurlantes

et un instant encore les yeux percèrent

à travers cette épaisse toison

étincelèrent les dents

pour se rembûcher ensuite dans la meute

qui autour se presse

des lieux touffus des noms rupestres

au son parfois doux

de racine âpre

Valtravaglia Runo Dumènza Agre.

 

                                                         V. Sereni, Stella variabile, 1979

 

Adriano Spatola, poésie visuelle :

 

barrrrrrricade

r come rivoluzione

 

 

- dans le Printemps italien (cité)

 

Michele Sovente [poète en latin, en italien et dans une langue minorée de la région napolitaine]

 

C’u scuro a viérno se sente

fuì ’u viento ca se scarduléa

ac ventus per schidias

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents e carréa

il vento chissà dove

l’anima trascolorante l’anima

fluttuante di spettrali presenze

tandis que la nature

cutem aliam monstrat

rint’a nu munno ’i mbruóglie.

 

 

 

Au crépuscule l’hiver on entend

fuir le vent qui se démène

et puis ventus par les copeaux

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents et entraîne

le vent dieu sait où

l’âme pâlissante l’âme

fluctuante de présences spectrales

tandis que la nature

montre une peau différente

d’dans un tas d’embrouilles.

De : Superstiti, 2009

(version légèrement différente dans la

revue “Siècle 21”, n° 25, hiver 2015.)

 

            * * *

 

l'amande la perle

la chair,

une mesure nette

entaille

entre deux bords de blanc

 

tu sens moins circuler le sang

ou pas du tout

 

redevient plein le temps

dis-tu, il est lavé comme lin

comme étoffe

 

ce temps s'interrompt il est

laine

blanche qui tombe des mains

ne se ferme pas

l'habit –

 

le sable dans l'esprit

a formé la perle –

 

et n'a pas de lumière

cette masse n'a pas de capsule

coule comme acide, racinant

 

en ce corps s'interrompt

se recoquille

 

l'esprit caille, est un lait

qui devient plus acide

condense

des grumeaux de blanc

 

ils deviennent cailloux dans l'écran vrai

tu les lances au milieu du lac où

affleure le corps

 

il y a quelque chose derrière

l'esprit, c'est affilé

tient en respect

des bandes de chiens

 

de toi brusquement c'est une figure

debout,

qui vient vers, d'une fenêtre

tu refais les derniers mètres

tu as fixé tes genoux

les as coulés de nouveau dans la forme

de ton corps

 

Laura Pugno, La mente paesaggio, 2010.

(une première édition dans “Le bateau fantôme” 8, 2009)

 

L'esprit balance, l'œil n'a de repos.  

L'esprit se balance. L'œil n'a aucun repos.

 

Il imagine des prisons dans la brise.

Il invente des barreaux dans l'air.

 

Il est maître de la douleur.

Il sait maîtriser sa douleur. 

 

L'amincit de la bouche à la tempe

L’amoindrit de sa bouche à sa tempe 

 

il multiplie les buissons  

multiplie ce buisson  

 

brandissant les rameaux il fouette les os 

dilate le feu dans ses reins.  

Il répand un feu dans le dos.   

 

Le bac vire de bord. Juste la vague  

après la coupure referme le sillage. 

                                Antonella Anedda, Salva con nome (2012)

                                   (déjà traduit sur le site “Poezibao”, 2015)   

 

[les vers en italiques sont en langue sarde (logudorese) dans l’original] 

 

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