Qua­tre recueils qui illus­trent la diver­sité de la poésie, à tra­vers une inquié­tude com­mune, sur le sens d’un monde plus que jamais déchiré :

 

Esther Teller­mann – Sous votre nom, Flam­mar­i­on

On peut être davan­tage sen­si­ble à d’autres formes de poésie, plus immé­di­ate­ment acces­si­bles, et être dérouté par trop d’énigme (c’est un des mots qui revient dans le recueil : « Nous auri­ons / érigé / ensem­ble / les énigmes »). C’est mon cas. Pour­tant, j’ai peu à peu aban­don­né le désir de com­pren­dre pour m’abandonner au charme de l’étrangeté de ces textes, ou plutôt audé­payse­ment au sens pro­pre, puisque nous voy­a­geons d’Est en Ouest (encore une expres­sion fréquente, du moins dans la pre­mière par­tie) et jusqu’au Sud dans la troisième. C’est un univers de légende, où errent de grandes fig­ures de princes et de princess­es sans nom dans un décor de feu (par­tie I) ou de glace (par­tie II), une épopée sans héros véri­ta­ble, comme le dis­ait Jean Paul­han à pro­pos de Saint-John Perse. Et de fait, c’est à Saint-John Perse que j’ai sou­vent pen­sé, à son her­métisme, comme à ses grands espaces et ses déserts, même si, avec Sous votre nom, nous sommes aux antipodes des grands développe­ments du poète. Ici, c’est la brièveté qui domine, dans le vers, et dans la phrase si resser­rée qu’elle est par­fois privée d’articles devant les sub­stan­tifs (« corps devint / écri­t­ure »). Des con­stantes, out­re la forme : des répéti­tions qui cir­cu­lent d’une par­tie à l’autre, et surtout une quête pour appréhen­der la dou­ble face du noir, pour retrou­ver la mémoire de l’humanité, pour saisir le mot et les syl­labes. On pour­rait résumer le recueil par ce texte : « De légen­des en / légen­des et / d’incendies en / incendies / ils cher­chaient : à ne pas faire mourir / la parole ». Pré­cisé­ment, elle ne meurt pas dans ces poèmes où elle con­stitue une musique, sem­blable à celle qui y est sou­vent évo­quée et qui « par­donne » à la « part coupable du monde ». De ce type de musique, nous avons grand besoin.

 

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Emer­ic de Montey­nard – Écop­er la lumière, L’Arbre à paroles

 

Autres textes lap­idaires, où le vers se réduit par­fois à quelques syl­labes, à un mot qui suff­isent à exprimer les ques­tions essen­tielles, « Com­ment faire place / À “plus” de lumière ? », ou « Com­ment / Ne pas répon­dre à l’étoile ? » Ce vers libre, qui, à la dif­férence de celui d’Esther Teller­mann, suit les artic­u­la­tions de la syn­taxe, est en défini­tive un peu monot­o­ne, par­fois arti­fi­ciel mais la médi­ta­tion qui s’en dégage sur le temps, la mort, le sens de l’existence, l’affirmation de la force des humains ne peut man­quer de touch­er : « Danser / Comme un seigneur, / Un vrai, / Un grand. / Danser », d’autant qu’elle s’incarne dans des réal­ités quo­ti­di­ennes, des paysages fam­i­liers, la mer, les étoiles. « Écop­er la lumière », c’est, con­tre nos peurs et la mort affirmer « l’espoir du renou­veau ».

 

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François Perche – À quoi bon des poètes en ces temps dérisoires ?, Rougerie

 

Voilà un recueil où le vers libre, a tout son sens, parce qu’il suit les méan­dres de la pen­sée, joue des rejets, des dif­férences de rythme, des con­trastes, qui soulig­nent la force de cer­taines affir­ma­tions ou images, comme dans ce qua­train qui ouvre le pre­mier poème : « Les odeurs mon­tent, / Se ressem­bel­nt, / Masques de fumée, / Mal­gré les vis­ages hurlant leur détresse. » Sans pathos, avec sim­plic­ité et lucid­ité, le poète qui doute de lui-même con­state que si les temps sont dérisoires, ils sont surtout cru­els, parce que « L’insomnie, / La folie, l’erreur, la mort / Cog­nent » et que c’est dans les hommes que « […] se cache l’abîme / Grand ouvert. » Peut-être alors vaudrait-il mieux « Se taire / Se laiss­er gag­n­er par / Le curieux rire des mots » et accepter que « Les points de silence / Envahissent la page. » Pour­tant, la voix du poète est néces­saire, s’il accepte de ne pas céder aux blandices du lan­gage, aux « bour­rasques » et aux « métaphores », écoute « l’intime de [lui]-même » et laisse les vers se « décan­ter » « en leur sim­plic­ité ». C’est un art poé­tique qui est ici posé, des injonc­tions sou­vent à l’infinitif qui sont pro­posées, mais au-delà, ce qui est affir­mé, c’est que même si écrire est « une défaite per­pétuelle », c’est aus­si un acte de résis­tance, aus­si dérisoire sans doute que les temps où vit le poète, mais le seul moyen qu’il a de « lut­ter ». Et François Perche sait nous en con­va­in­cre tran­quille­ment, profondément.

 

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Jean-Charles Veg­liante – Urban­ités, Le Lavoir Saint-Martin

 

Le recueil que j’ai préféré.

Urban­ités : ce qui con­cerne l’urbs, la ville, à tra­vers laque­lle nous promè­nent ces textes en par­ti­c­uli­er dans la par­tie « La forme d’une ville », et ce qui con­cerne la con­duite que l’on doit y tenir, la politesse.

Forme d’une ville : sont déclinés les rues famil­ières, les per­son­nages qui y cir­cu­lent, « la chi­noise aux cheveux châ­tains », la « Mèr-rom », le fau­teuil roulant, les pous­settes, et il arrive que le sou­venir sur­gisse … Par­fois, les rues sont vides, c’est dimanche, ou alors on se hâte pour aller au tra­vail. Autant de détails per­son­nels mais que peut recon­naître cha­cun de nous.

Politesse : elle se man­i­feste d’abord dans la recon­nais­sance envers les aînés et les amis poètes, Baude­laire, Rim­baud, Dante, Benedet­ti… 22 hom­mages énumérés en fin de vol­ume, autre forme de politesse, cette fois envers un lecteur qui n’est peut-être pas aus­si savant que l’auteur. Sans doute, savante, cette poésie l’est bel et bien, et pas seule­ment dans ses allu­sions, mais aus­si dans son jeu avec les mots, qui évoque par­fois les Grands Rhé­toriqueurs, et dans la référence qua­si con­stante au son­net. Elle est évidem­ment explicite dans les poèmes « Son­net caudé » et « Autre son­net », mais implicite dans la présence mas­sive des poèmes de 14 vers, d’un seul bloc, par­fois pro­longés par un ou deux vers, ou même par des ter­cets bien iden­ti­fi­ables. Mais jamais les allu­sions savantes ou le jeu avec les formes, que l’on peut d’ailleurs ignor­er, ne sont gra­tu­its, ne serait-ce que parce qu’ils con­fèrent de la légèreté à une réflex­ion grave, pour ne pas dire le plus sou­vent sombre.

C’est une poésie généreuse, qui ne se sat­is­fait pas de par­ler de poésie et de mots (ces « mots qu’on retient / depuis la com­mu­nale ») mais s’interroge avant tout sur un monde malade, même si « il ne faudrait pas écrire sur ces choses ». Un des derniers poèmes, « Morts de jan­vi­er », porte sur les trag­iques événe­ments de jan­vi­er 2015. Le pire est peut-être à venir, c’est ce que dit l’ensemble du recueil et, tout par­ti­c­ulière­ment, la deux­ième par­tie « Plus méchants que vous ». L’ombre, la douleur, la mort : l’Envoi et la clô­ture du vol­ume, « Tout à refaire », ne sont pour­tant pas des lamen­ta­tions mais au con­traire l’affirmation de la dig­nité humaine, envers et con­tre tout : « Se tenir par la main dans la bar­que », et de l’espoir : « Dans la cour noyée un cri de joie sauvage ».

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Joelle Gardes (┼)

Joëlle Gardes est née en 1945 à Mar­seille, ville près de laque­lle elle a vécu. Uni­ver­si­taire, elle a enseigné la gram­maire et la poé­tique à l’université de Provence, puis à à Paris IV-Sor­bonne. Elle fut pro­fesseur émérite de cette uni­ver­sité. De 1990 à 2010, elle a dirigé la Fon­da­tion Saint-John Perse et a édité chez Gal­li­mard les cor­re­spon­dances du poète avec Jean Paul­han et Roger Cail­lois. Sous le nom de Joëlle Gardes Tamine, elle a pub­lié de nom­breux arti­cles et plusieurs ouvrages sur le lan­gage, plus par­ti­c­ulière­ment dans les domaines de la rhé­torique et de la poétique.

Tard venue à l’écri­t­ure, elle a com­mencé par les mono­logues de théâtre (Madeleine B., édi­tions de l’A­mandi­er), puis a pub­lié plusieurs romans (dernier paru, Le poupon, éd. de l’A­mandi­er). Elle s’est tournée vers la poésie (nom­breux poèmes en revue, deux recueils pub­liés aux édi­tions de l’A­mandi­er, Dans le silence des mots, 2008 et L’eau trem­blante des saisons, 2012). Elle a col­laboré régulière­ment avec des plas­ti­ciens et des pho­tographes. Elle fut mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Place de la Sor­bonne et de Recours au poème.

Joëlle Gardes est décédée en sep­tem­bre 2017.

www.joelle-gardes.com

  • A perte de voix, poèmes, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014
  • Sous le lichen du temps, prose, aux édi­tions de L’A­mandi­er, 2014 
  • Louise Colet. Du sang, de la bile, de l’en­cre et du mal­heur, roman, édi­tions de l’Amandier.

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