Nous savons que le mot « rose » peut éveiller, mieux que sa savante descrip­tion, au delà même de sa « réminis­cence » plus ou moins sen­ti­men­tale, la sur­prise neuve de « l’absente de tous bou­quets ». C’est que sa « presque dis­pari­tion vibra­toire », le qua­si-mutisme du mot – con­for­mé­ment ici à l’étymologie – va (re)créer une réal­ité dif­férente, immatérielle et effi­cace pour qui veut bien la lire, agis­sante, plus durable enfin que les êtres et les objets caducs qui nous entourent et par­fois nous ras­surent. Le poème « fait » (réalise), dans tous les sens, pré­cisé­ment ce qu’il « dit » (énonce) : sou­veraine présence au monde alors, que son énergie interne con­tin­ue de soutenir. De ranimer pour chaque nou­velle lec­ture. Il est, affir­mait déjà Dante Alighieri, une pure inven­tion, une fic­tion, certes, mais con­stru­ite, fab­riquée, forgée (poï­ta) avec musi­cal­ité et suiv­ant les règles esthé­tiques (alogiques) du lan­gage : « fic­tio rhetoricâ musicâque poï­ta » (De Vul­gari Elo­quen­tia, II, iv, 2). Touchant donc à l’action, et même à l’action future « en avant » (Rim­baud), que l’on pour­ra recon­naître ensuite sans l’avoir jamais ren­con­trée ni conçue. « Je suis une flamme qui attend », écrivait Palazzeschi en 1910, alors que la folie guer­rière cou­vait déjà. Frag­ile action, com­pro­mise par­fois par l’ivresse du jeu, mais jamais abolie ; du moins lorsque l’invention est soutenue par l’enérgeia et le rhuthmós, ces ingré­di­ents internes pour une « présence » man­i­feste – que la tra­duc­tion (texte de des­ti­na­tion) s’efforce non pas de singer, de réin­ven­ter à sa manière. 

 

-       La poésie, le disparaissant…

 

 

 

                           (Bal­lade) 

Ah larmes, ah douleur :
la vie passe et se dis­sout et s’enfuit,
comme glace aux chaleurs.
    Toute hau­teur s’incline et rend à terre
tout solide soutien ;
tout roy­aume puissant
en paix enfin tom­ba, gran­di en guerre,
et comme rais l’hiver ter­nit, et meurt
la gloire des splendeurs.
    Et comme alpestre rapi­de torrent,
comme un éclair soudain
en noc­turne serein,
comme brise, fumée ou dard filant
s’envole renom­mée, et chaque honneur
sem­ble frag­ile fleur.
    Qu’espère-t-on, qu’attend-on désormais ?
Après tri­om­phe et palmes
ne reste plus à l’âme
que deuil, plaintes et larmes désolées.
De quoi sert l’amitié, de quoi l’amour ?
Ah larmes, ah douleur.

                                           T. Tas­so, Tor­ris­mon­do [1586]      

 

 

 

      Hor­loges à roues, à pous­sière et à soleil

Celui qui vole et trahit la vie des autres,
le voilà tour­nant, con­damné sur cent roues ;
lui qui trans­forme les hommes en poussière,
d’un peu de pous­sière on le mesure et noue.

Et s’il assombrit de ses ombres nos jours,
lui-même au soleil en ombre se résout ;
apprends par là, mor­tel, com­ment sur la terre
dis­sol­vent toutes choses Temps et Nature.

Sur ces roues-là il tri­om­phe et il glisse ;
de sa pous­sière il voudrait t’aveugler ;
et par­mi cette ombre il médite ta perte.

Sur ces roues-là il tor­ture tes pensées ;
dans sa pous­sière il inscrit tes délices ;
par­mi cette ombre, ombres de mort il verse.

                                                  Gio­van Leone Sem­pro­nio, La Sel­va poet­i­ca (1633)

 

 

 

 

             Sta­bat nuda aes­tas

En pre­mier j’entrevis son pied mince
gliss­er sur les aigu­illes sèch­es des pins
où bouil­lon­nait l’air avec un grand
fris­son, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruis­seaux. À foison
la résine suin­ta par les fûts.
Je recon­nus le ser­pent à son odeur.

Dans le bois d’oliviers je la rejoignis.
J’ai vu les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sin­ueux, et les cheveux fauves
ond­uler dans l’argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l’alouette bon­dit du sil­lon fauché,
l’appela, l’appela par son nom là-haut.
Alors moi aus­si je dis son nom.

Je la vis se tourn­er, vers les oléandres.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vive­ment refermés.
Plus loin, vers le rivage, par­mi la paille
marine, un faux pas lui fit tor­dre le pied,
tomber éten­due entre le sable et l’eau.
Le couchant mous­sa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

                                           Gabriele D’Annunzio, Alcione, 1903 (une version

                                                          légère­ment dif­férente dans Po&sie 56, 1991) 

 

 

 

              Le port enseveli

                                       Mar­i­ano, 29 juin 1916

Là parvient le poète
puis il retourne à la lumière avec ses chants
et les disperse

De cette poésie
me reste
ce rien
d’inépuisable secret

 

                                              G. Ungaret­ti, Il Por­to Sepolto, 1916

 

 

 

 

Mais c’est vrai pour­tant qu’aux vieux,
dépouil­lés de la beauté,
reste ce signe, dans l’âme,
de son rapi­de apparaître
et dis­paraître, ce sil­lon de chose
qui a été, qui saigne encore,
lourde, dans la conscience ;
mais qui, goutte à goutte, ensuite
va lente­ment s’enfonçant dans une presque,
dans une presque rancœur
de blanche innocence…

                                           C. Betoc­chi, Poèmes épars [1965–70]    

 

 

 

 

 

Le froid ça fait peur et le sang aussi
la mer a des sources empail­lées dans la secrète
splen­deur de son écroule­ment : le froid
ça fait froid et le chaud ne se mon­tre pas pour
trahir ses camarades.

Esseulé le froid adore la chaude
sai­son mais sévère­ment est inter­dit de se crever
par les choses bass­es et c’est pourquoi éclairante
se fait la ressource du pau­vre : tamiser
l’univers en vue d’un repas.

J’ai froid aujourd’hui et je ne sais pourquoi dans le
cœur se tamise une nou­velle aptitude :
celle de s’en fich­er du lende­main : mais
il n’est pas vrai que le lende­main soit sûr
et il n’est pas vrai que l’aujourd’hui est calme.

                                                                Amelia Rossel­li, Doc­u­men­to, 1976    

 

 

 

                       Morts 

J’ai écrasé des herbes plutôt tendres,
j’ai livré pas­sage à des voix diverses,
et j’ai vu
avec quel sac­ri­fice nous peu­plons nos corps
et nos pas qui diminuent.
Attirés par quelques mots et insouciants
comme si nous étions déjà les autres par­mi eux,
comme si nous étions loin
de tout aver­tisse­ment et de toute étreinte. 

                                                  Nico­la Ghiglione, Rit­mi (éd. F. De Nico­la, 1983) 

 

 

 

 

             La voix des ancêtres

 

1.

Le soleil d’hiver fait obsta­cle au chant
qui se brise con­tre sa barrière
tiède. Comme dans le désert tu attends
la nuit glaciale, c’est du froid
que renais­sent les chants assoupis
dans le tiède hiv­er de Rome.
Comme du désert dans le froid
avant la nuit se chu­chotent des chants
plus hauts peu à peu, miaulements
sur les vio­lons des femmes.

28.12.1987

 

2.

Affleure dans l’Europe de mars
après plusieurs naufrages
après avoir per­du ses dents sur les rochers
jail­lis­sent les notes et puis s’abattent.

28.12.1987

 

 

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent
qu’ils enten­dent le gar­gouil­lis que je ne retiens pas,
com­ment se forme le chant
com­ment il se calme dans la poitrine
com­ment il peut sec­tion­ner la gorge,
com­ment la langue s’est épluchée.

28.12.1987

                                                  Anto­nio Por­ta, Yel­low (2002, ver­sion rectifiée) 

 

 

 

 

                     (un inédit) 

 

Le marc­hand de fruits pouillais
célèbre dans le quartier
pour rester ouvert même en août
s’en est allé, je ne sais si dans l’autre monde
ou aux Sey­chelles ou aux Maldives,
en tout cas pour jouir du très mérité
fruit de sa sueur.
Jusqu’aujourd’hui le trou de sa boutique
n’a pas été obturé
si bien que ce tronçon de la rue Tadino
où Clemente Rèb­o­ra a habité
avant de devenir prêtre
a quelque chose d’incertain, d’inachevé,
de mélan­col­ique­ment hésitant
comme le sourire d’un brèche-dents.

                                                   G. Raboni, Altri ver­si [2006] 

 

 

 

 

 

 

 

                      Augenlicht

… miro este querido
 mun­do que se defor­ma y que se apaga
en una pál­i­da ceniza vaga…

J.L. Borges, Poe­ma de los dones

I.

C’est comme de se trou­ver à l’intérieur d’un jeu vidéo
et d’être l’ours, le griz­zly que l’on vise ;
à chaque coup du laser qui rapièce,
un éclair vert, un élance­ment subtil.
Le micro­scope fouille, met au point
la rétine déchirée, et tu contemples
une lande lunaire, une plaine toute fendillée :
tu peux penser, si tu veux, aux Fis­sures de Burri.

 

II.

« L’œil est un organe clos, mais keine Angst,
la légère hémor­ragie devrait se résorber. »
Elle ne se résorbe pas, non, et voici alors
des hip­pocam­pes, des ombres chinoises,
de volantes fig­ures noires et étranges.
Mouch­es volantes ? Tu parles,
plutôt de gros cor­beaux aux ailes déployées.
Tech­nique­ment, eine mas­sive Blu­tung.

 

III.

Une poix tenace
bleuâtre et jaune encrasse le cristallin :
si tu bouges la tête, si tu tournes le regard
tout dans l’œil se met à mixer
et une par­tie du monde se dérobe.
Quand appa­raît un nuage
très noir, effiloché,
et dessous, le long du bord,
des éclairs qui fusent
en lignes horizontales,
il n’y a pas de temps à perdre
c’est au chirurgien d’intervenir.

 

IV.

Avec grâce l’Augen­schwest­er
libère ta joue des panse­ments, soulève
la coquille en plas­tique, la gaze, entrouvre
les cils encom­brés de pom­made et de sang :
merveilleusement
tout retrou­ve sa place, le plafond,
la fenêtre, les maisons, les collines
là der­rière la haute tour qui se dresse
vers le ciel, à Züri West.

 

Pietro De Marchi, La car­ta delle arance, Bellinzona, 2016.

 

 

-       Et son énigme

 

 

Peut-être un matin allant dans un air de verre,
aride, me retour­nant, je ver­rai se pro­duire le miracle :
le néant dans mon dos, le vide derrière
moi, avec une ter­reur d’ivrogne.

Puis comme sur un écran se camper­ont d’un jet
arbres maisons collines pour la duperie habituelle.
Mais ce sera trop tard ; et je m’en irai en silence
par­mi les hommes qui ne se tour­nent pas, avec mon secret.

                                            (E. Mon­tale, Ossi di sep­pia, 1925)

 

 

 

 

Qu’est-il arrivé, la plage était vide et maintenant
je vois quelqu’un assis, là là sur une pierre.
Un dieu y est assis et il regarde la mer en silence.
Et c’est tout.

                                                                 [1911–12 ?]

                                              Gior­gio de Chiri­co, Poèmes Poe­sie (éd. 1981),
écrit directe­ment en français

 

 

 

 

 

                            toi !
réen­trai       née        par­la        main(on)

                                                     Gian­car­lo Majori­no, Provvi­so­rio, 1984  

 

 

 

* * *

un dieu se jette con­tinû­ment sur nous.
Pour cela tu pleures, tu ne dors pas la nuit,
tu vois les champs par les files de vit­res botaniques
se défig­ur­er, le blé trans­for­mé en som­bre tabac,
des sables soulevés en amas pour cou­vrir l’azur
très tendre.

– Grand Jar­dinier, chef (instam­ment je demande),
Étant don­né l’irrécupérabilité de tout ça, sera-ce possible
De le chang­er en un futur d’eaux et de plantes pérennes…… –

                                                   Remo Pag­nanel­li, Le Poe­sie, 2000 (posthume)

 

 

 

 

         pour une poétesse analphabète
Main­tenant dans sa vieillesse
la ten­sion des vers
enfer­més entre les parois des os
aug­mente. Vivante est l’image
des let­tres tracées il y a une vie.
Mais le cray­on se brise
sous l’étreinte des doigts enflés.
Qui n’obéissent pas.
Autres étaient les devoirs
des filles des paysans
et durant des siè­cles l’écriture
priv­ilège de quelques-uns.
Claire est la poésie
dans l’enclos de la mémoire.
Elle y restera encore un peu
puis s’en ira en même temps qu’elle.

                                        Bar­bara Pumhösel, Prug­ni, 2008    

 

 

 

 

 

ils s’orientent
apparemment
à l’intuition
sans cartes ou croquis
ne deman­dent pas
d’indications
flegmatiques
ne don­nent jamais l’impression
de se perdre

maîtres d’eux-mêmes
et sur leurs gardes
en chaque situation

 

ils errent
dans les zones industrielles
aux marges
des habitations
apparaissent
dans la brume épaisse
sur les berges
hauts sur l’horizon
défilent
som­bres et solennels

 

par les nuits claires
on les voit
sor­tir des wagons
qui gisent
abandonnés
aux dépôts
des gares
ils s’engagent
le long des voies
et disparaissent
dans le lointain
on les aperçoit
ensuite des trains qui passent
apparaissent
dans la vision
et en un instant
comme ani­maux sauvages
s’évanouissent

                                           Ita­lo Tes­ta, i cam­mi­na­tori, 2013

 

 

 

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras).