(Voir “Recours au Poème” 187, sep­tem­bre 2018) 

 

Les poètes n’ont pas tou­jours voulu ignor­er la masse des gens ordi­naires qui, autour d’eux, quand ce n’était dans leur pro­pre famille, devaient trimer dure­ment pour assur­er leur sub­sis­tance. Rarement soumis eux-mêmes aux travaux les plus lourds, prêts à tout pour y échap­per, ils font leur pro­pre méti­er en prê­tant une voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout (Vil­lon serait, du côté français, un bon exem­ple). Vies de clercs, d’étudiants, de jon­gleurs… La longue pré­dom­i­nance du lyrisme a fait que les auteurs ital­iens ont longtemps paru se tenir à dis­tance de ces motifs, sauf pour ce qui con­cerne des formes assez con­v­enues de poésie didac­tique, géorgique ou autre.

 Sous l’effacement appar­ent de la métalepse, la “mon­stra­tion” de ces inavouables ou irre­gard­ables peut n’en acquérir que davan­tage de force, pour qui sait lire : ain­si, du paysan pau­vre qui va piocher sur les pentes des alpes apouanes (Dante), fouis­sant pour récupér­er ce mar­bre qui leur donne une blancheur éton­nante… ou les sil­hou­ettes entre­vues de Pavese, intel­lectuel citadin comme sidéré par le spec­ta­cle du tra­vail manuel et sa rudesse. Ce qu’il reste de textes pop­u­laires (en général chan­tés) n’est guère plus explicite, mis à part les chants de tra­vail pro­pre­ment dits, cen­sés met­tre de l’entrain sur les chantiers ou dans les champs – il y a là, par exem­ple, encore quelques traces de ramasseurs de tomates ital­iens dans le Sud, comme celle-ci : « Mon­sieur le chef, fais-moi une faveur : / laisse-moi les ramass­er, tes tomates ! » etc. (Signure cape, édi­tions musi­cales Bel­la Ciao). Des intel­lectuels, enfin, ont accom­pa­g­né le pro­jet cul­turel d’Adriano Olivet­ti et de ses revues dans les années 50 et60 du siè­cle dernier (Sin­is­gal­li, For­ti­ni, Bigia­ret­ti…). Il s’agira donc, sans com­plai­sance, d’aller chercher un peu entre les lignes, ce qui passe et dure jusqu’à nous quand même, en lais­sant beau­coup devin­er du quo­ti­di­en laborieux d’une majorité pau­vre, qui ne par­lait pas en général – et lisait encore moins – l’italien, au moins jusqu’au retour des sol­dats sur­vivants de la pre­mière Guerre Mondiale.

Les travaux et les jours

(et en effet ils sont des hommes… – La Bruyère)

(Dante aussi)

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Vois Tirésias, qui changea d’apparence
    quand, de mâle qu’il était il devint femme,
    en se méta­mor­phosant dans tous ses membres ;
et il fal­lut d’abord frap­per derechef
    les deux ser­pents enlacés, de sa verge,
    pour recou­vr­er le mas­culin plumage.
Aruns le suit, qui s’adosse à son ventre : 
    dans les monts de Luni, où le Carrarais 
    habi­tant de la plaine monte piocher,
il eut par­mi les mar­bres blancs pour demeure 
    une grotte ; d’où il pou­vait sans obstacle 
    observ­er les étoiles et la mer.
Et celle qui recou­vre ses mamelles
    qu’on ne voit pas, de ses tress­es dénouées, 
    et porte par là tous les poils de sa peau,
fut Man­to, qui par­cou­rut beau­coup de terres 
    et puis s’installa en celle où je naquis.

[…] 

                                        (La Comédie, Enfer XX, 40–56)

 

(Au sortir de l’hiver…)

 

Qu’il porte l’idée, et son labeur ensuite,
vers les prés qui durant le dernier hiver, 
ouverts, à l’a­ban­don, furent négligés,
aux trou­peaux, aux rôdeurs nour­ri­t­ure et proie. 
Qu’il les entoure de fos­sés, qu’il les ceigne
de piquets et haies, et, s’il le croit propice, 
puisse en pierre élever murets et barrages, 
tels que le fruste berg­er, ses goulues bêtes, 
mor­dant et piéti­nant, ne coupent, n’extraient 
la vigueur nou­velle qu’in­suf­flent dans l’herbe 
en suave sève et la terre et le ciel.
Puis, de ci, de là, où l’on ver­rait que manque 
la nour­ris­sante humeur, il n’ait de dégoût 
avec ses pro­pres mains par le fumi­er sale
à l’en­graiss­er si bien qu’elle prenne force.

                                          L. Ala­man­ni, Del­la colti­vazione, 1546

 

(Dédicace au duc de Ferrare)

 

Brisé le pont de Tra­jan, l’Isthme enterré, 
    D’Éphèse le tem­ple, à Rhodes le Soleil 
    Détru­its, Mem­phis voit la fin de ses merveilles, 
    Et le temps annule toute autre beauté.
Thèbes aux portes, Ilion aux murs a guerre, 
    Pleure Athènes son Lycée et les écoles, 
    Du Cirque à Rome les ruines se désolent, 
    Et du palais de Cyrus, cou­vrent la terre.
Ces œuvres ayant péri par fer et vers
    Je con­sacre, Gar­zon, au grand fils d’Alcide 
    Ce ves­tige et cette ombre d’antiquité :
Où en un seul lieu je peins et veux montrer 
    Arts, études, let­tres, armes et valeur,
    Au désir desquels l’éternité sourie.

 

                                T. Gar­zoni, La Piaz­za uni­ver­sale di tutte le pro­fes­sioni del mondo, 
                                Venise, 1588  (voir : http://circe.univ-paris3.fr/Garzoni_r.pdf , p. 12)

 

           Chansons du peuple

 

Variante :

Le berg­er pleure bien sûr quand il neige, 
Ne pleure pas quand il mange sa jonchée.

Le berg­er pleure c’est sûr quand il gèle, 
Ne pleure pas quand il dort avec sa belle.

 

Bian­ca­maria Frabotta

          Soir d’octobre

Tu vois le long de la route sur la haie
en grappes rire les ver­meilles baies ;
depuis les labours revi­en­nent vers leurs granges 
les vach­es lentes.

Sur la route s’en vient un pau­vre qui, las
fait criss­er les feuilles à chaque pas ;
dans les champs une jeune entonne un refrain : 
Fleur d’aubépin !…

                                        G. Pas­coli, Myri­cae, 1891

 

          Ces gens y étaient…

Lune ten­dre et givre sur les champs avant l’aube 
assas­si­nent le blé.
                                        Sur le plain désert,
çà et là pour­ri­t­ure (il faut du temps
pour que le soleil et la pluie enter­rent les morts), 
c’é­tait encore un plaisir de se réveiller et de voir 
si le givre les recou­vrait aus­si. La lune
inondait tout, et quelqu’un pen­sait au matin, 
lorsque l’herbe allait poindre plus verte.

Les paysans qui regar­dent ont les yeux qui pleurent. 
Pour cette année, au retour du soleil, s’il revient,
de petites feuilles brûlées et c’est tout comme blé. 
Triste lune – elle ne sait qu’avaler les brouillards,
et par temps clair les givres mor­dent tel un serpent
qui du vert fait un fumi­er. Ils en ont don­né du fumier
à la terre ; et voilà vir­er en fumi­er même le blé,
et regarder ne sert à rien, et tout sera grillé,
pour­ri. C’est un matin qui ôte toute force
rien qu’à se réveiller et vaquer vivants
le long des champs.
                                         Plus tard ils ver­ront poindre 
quelques brins timides de vert sur le plain désert,
sur la tombe du blé, et ils devront lutter
pour en faire aus­si du fumi­er, en y met­tant le feu.
Car le soleil et la pluie ne pro­tè­gent que les mau­vais­es herbes 
et le givre, une fois qu’il a touché le blé, ne revient plus.

                                        C. Pavese, Lavo­rare stan­ca [1933], 1943

 

          Nous ne nous baignerons pas…

Nous ne nous baignerons pas sur les plages 
c’est fauch­er que nous irons
et le soleil nous cuira comme la croûte du pain. 
Nous avons la nuque dure, la face
de terre nous avons et les bras
de bois sec couleur de briques.
Nous avons des quignons à manger
enfilés dans les manches
des vestes en bandoulière.
Nous dor­mons sur les aires
attachés aux licous des mulets.
Notre chair ne sent pas
le mous­tique qui agace
et suce notre sang.
Cha­cun a les os tordus
et ne rêve pas de mon­ter sur les femmes
qui dor­ment fraîch­es dans leurs robes courtes.

                                  R. Scotel­laro, Margherite e roso­lac­ci, 1948 (1978) [posthume]
                                  — Cf. http://www.prodel.it/rabatana/wp-content/uploads/2016/01/MARGHERITE- E‑ROSOLACCI-.-pdf.pdf

 

***

Dans l’u­sine il y a un saint
avec une barbe blanche ;
il a lui aus­si un bleu de travail
et il aide toute la journée
les gens qui sont fatigués.
C’est un saint impeccable
pour ceux qui tra­vail­lent aux pièces, 
plein de patience et de courage
pour ceux de la chaîne de montage, 
la main prompte à se plier
pour ceux de l’atelier,
l’œil tou­jours vigilant
pour ceux de l’équipement,
aidant vaille que vaille
dans son bleu de travail
ceux de la coulée
à retir­er leur pied,
amenant de l’air pur
à ceux de la peinture
sup­p­ri­mant bruit et heurts
à l’ate­lier moteurs.
Ce bon saint
tant et tant
aide tout le monde
sous les établissements
der­rière les grandes portes
où l’on souf­fre grandement
der­rière toutes les vitres
où l’on tient en un mètre
et pas de marche arrière
tou­jours debout
tous ces horaires
au froid et au brûlant
de l’été.
Tra­vaillez, travaillez
tant et tant
n’ar­rêtez pas
la chaîne
et le saint sem­ble souffler
tra­vaillez tous et tant
travaillez ;
fatigués ? vous êtes saints !
Sans autels
juste vos postes
tous en rang
tous pareils,
les saints mortels.
Dans l’usine
on prêche :
la prière
le soir
est de sortir
pour bénir
un autre jour ;
après ce four
avec une
bouchée d’air
et une
œil­lade à la lune.

                                        P. Volponi, Memo­ri­ale, 1962

 

          La vie en vers

Mets en vers la vie, transcris
fidèle­ment, sans taire
aucun détail, l’évidence des vivants.

Mais n’oublie pas que voir n’est pas 
savoir, ni pou­voir, plutôt ridicule 
vouloir être un autre que toi.

Dans le sous- et le sur­monde se nouent
des com­plic­ités de vis­cères, filent des 
œil­lades d’accords. Et les présents se penchent

sur le limbe des ram­pes intermédiaires :
ils applaud­is­sent, com­patis­sent aux deux sentiments 
du sub­lime – l’infâme, l’illustre.

En out­re mets en vers que mourir
est pos­si­ble à tous plus que naître
et qu’en tout cas l’être est plus que le dire.

                                         G. Giu­di­ci, La vita in ver­si, 1965

 

          Les soins à distance

Qui a des oreilles entende
qui a des oreilles en stand
Dit et répète Jean l’obscur
en égrenant au port ses visions 
par­mi les cris des frituriers
et les pastèques égorgées.
Moi j’ai des oreilles dans ce stand
j’y suis depuis des années.
Mais quelqu’un y vien­dra-t-il jamais ? 
Une main qui lance un cri ?
Y a‑t-il eu dès l’origine
une faute d’impression ?

                                        G. Ceronet­ti, Le rose del Can­ti­co (1975)

 

          L’autre jour je l’ai surpris

Romano Mez­za­casa est un camarade 
mécanicien
extraordinaire.
Il vient des montagnes.
Il tra­vaille le fer et l’acier 
avec une ardeur
qui n’a pas d’égale.
Il est dur dur
comme les rochers
de ses Dolomites.
Quand il par­le de la pre­mière neige 
des chevreuils
qui paissent
aux aguets
des printemps
il faut l’entendre
c’est l’amour et le cœur
de l’homme tout entier.
L’autre jour je l’ai surpris
qui construisait
un piège
à rats
il leva la tête
et ne me dit que quelques mots
fermes
il y a tant de rats qui rôdent
Ferruccio
des rats dégoûtants
mais nous les aurons tous
tu ver­ras tu verras
nous les aurons
tous
tous.

                                        Fer­ruc­cio Brug­naro, Le stelle chiare di queste not­ti, 1992

 

Aux camarades avec lesquels j’ai travaillé 
                presque toute ma vie

Cette nuit j’ai rêvé de vous tous 
splen­dide­ment vivants
nous retournions voir
toutes les hor­reurs de cet ate­lier en riant
ils n’ont pas réus­si à nous tuer
nous sommes encore bien vivants 
neufs comme si nous avions ressuscité 
non con­t­a­m­inés de la sale mort

                                        Lui­gi Di Rus­cio, in : Poe­sie operaie (antholo­gie), 2007

 

XVII

Quand la nuit est à zéro
et que les cigales explosent par­mi les cailloux
Ital­ie mau­dite c’est l’heure où tu retournes perdue
dans la cav­erne de ta malé­dic­tion numéro un
et sept. Tu n’es en rien antique
et tu as Dante dans ta gibecière.
“Don­nez-moi de l’eau !”
“Bâtard, nous ne sommes pas tes domestiques”.
Quand l’homme est un rat pour le rat en duels furibonds 
la vie se perd dans le fumier.
Je te trahi­rai par sept baisers
et la peur des étoiles qui ne filent jamais
œil du dia­ble dans l’e­space sans limites
en cette nuit d’un été sans neige.
Silence au mal­heur et pleure
sur tes mains mangées par les vipères
et alors ?
Les anges trop mai­gres n’ont pas d’yeux pour voir.
Aucune jeunesse me per­sé­cute encore. 

                                        Rover­si, Trenta mis­erie d’I­talia, 2011

 

***

Il y eut une fois le temps passé. 
Partout vaguant dans les éternels 
ultra­mon­des le penser, l’idiot 
comme le juste, raidi
dans l’ob­sé­dant éche­veau du visage.
Chaque chose vécue était ténèbres.
Chaque geste accom­pli vapeur.

Il y eut une fois le temps futur.
Invo­qué à dur­er latent au sein
d’at­ten­dus accom­plisse­ments et autres mortels 
com­pli­ments, plus ou moins incomplet
de vérités rel­a­tives, d’er­reurs rémanentes. 
Nulle impor­tance si chaque chose aimée
était ain­si arbi­traire­ment espérée.

                                        Bian­ca­maria Frabot­ta, La mate­ria pri­ma, 2017

 

 

-et autres quotidiens

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Dans les champs

Nous un par un 
comp­tons les jours
du blé d’azur
qui se tient droit :

dans l’enfantin
champ le murmure 
sans un épi
craint : et s’en va

par le ciel vague 
ment tintillant 
pleine alouette 
de son amour :

nous un par un 
comp­tons les jours, 
peines, et dur 
espoir qui sait.

                                        C. Betoc­chi, Poe­sie (Prime), 1955

 

***

Et c’est tout
pour l’heure
en ce moment
c’est comme si
nous étions déjà
alors que nous sommes 
à peine
et ce qui est
plus étrange c’est
qu’on ne se 
l’imagine pas bien 
où pour­rait être 
arrivée
la longue traversée

                                        N. Balestri­ni, Ipocalisse, 1983

 

                                                                                                                                              (Dialecte vicentin)

 

                                        (Et le travail du mot)

 

La parole vide
ne dit pas le vide, ne nomme pas le néant -
                                                                        elle résonne
creuse et vaine comme l’enveloppe 
des cigales aux souffles
de l’au­tomne, tremble
comme la neige sur le bronze
des cloches immo­biles, pleure sans bruit 
comme le mar­bre des cimetières dont le temps 
a fait un seul blanc désert

Que du vide ma 
parole ait la plénitude
qu’elle brûle au feu noir 
du non sens ——
                               qu’elle ait l’aveugle 
force inépuis­able de la faiblesse

                                       (Mat­teo Verone­si,Tem­pus tacen­di, 2017)

 

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Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante a enseigné à la Sor­bonne N.lle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges http://circe.univ-paris3.fr Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kamin­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle (Le Print­emps ital­ien, bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Mag­nel­li. Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000. Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’é­trangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016). Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gal­li­mard.. En 2019, Jean-Chal­res Veg­liante pub­lie Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques (L’ate­lier du grand tétras).