Jean-Charles Vegliante, Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques

Par |2020-01-22T10:42:41+01:00 20 janvier 2020|Catégories : Jean-Charles Vegliante|

Livre d’une rare qual­ité d’impression, avec une cou­ver­ture en papi­er Tin­toret­to 250 gr et des pages en vélin ivoire Palati­na, relié en cahiers cousus, auprès des Press­es de L’Atelier du Grand Tétras, pour y accueil­lir 9 encres de Véronique Cheanne (pein­tre qui tra­vaille dif­férents matéri­aux : cen­dres, enduits, pig­ments naturels, terre, encre et aquarelles).

L’une d’entre elles est repro­duite sur la cou­ver­ture afin d’accompagner le titre du recueil de 21 poésies de Jean-Charles Veg­liante : Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques.

Si la forme poé­tique très con­nue, le son­net, est le lieu de l’expression du « je » poé­tique par excel­lence, néan­moins, le titre est énig­ma­tique. Quels sont les référents pour « petit pays », « le nord », « juras­siques » ? D’autant plus qu’une présen­ta­tion du poète est très suc­cincte : « né à Rome, a vécu en Franche-Comté puis à Paris ». Sur la 4 de cou­ver­ture, est men­tion­né « un exil […] repar­cou­ru le long d’un arc tem­porel […] ». Le titre a une dimen­sion géo­graphique, avec un par­cours allant « vers le nord », du Jura (un mas­sif mon­tag­neux qui a don­né son nom à la péri­ode dite « juras­sique »), jusqu’à la cap­i­tale de la France. On peut suiv­re un déplace­ment, des monts du Jura jusqu’aux non-lieux du nord urbain où des tentes pré­caires accueil­lent des réfugiés ou de sim­ples migrants. Mais il n’y a aucune indi­ca­tion de dates pré­cis­es : le départ d’Italie (peut-être), le séjour dans le Jura, l’arrivée à Paris.

Jean-Charles Veg­liante, Son­nets du petit pays entraîné vers le nord et autres juras­siques, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, 56 p.

D’ailleurs, le « je » poé­tique ne s’exprime qu’une seule fois en tant que tel dans les 21 com­po­si­tions : « […] / Si je le con­nais­sais, le nom de l’enfant / prendrait place ici par­mi ces rythmes tristes / pour rap­pel­er le cha­grin d’autres enfants – / nous – ayant décou­vert que les jours finissent / […] ».

L’exil dont il est ques­tion est égale­ment, comme on peut le lire sur la 4 de cou­ver­ture, « celui du pas­sage à l’âge adulte », lorsque l’on perd peu à peu ses par­ents. Le livre s’ouvre effec­tive­ment par une cita­tion en français d’un poète ital­ien, Gia­co­mo Leop­ar­di : « Un temps vien­dra où cet univers, et la nature / même, sera éteinte », qui annonce d’emblée une fin pro­gram­mée. Mais mis à part cette cita­tion et la men­tion d’un lien de par­en­té « […] / – l’orée du domaine sim­ple de sa mère / dont il ne s’est jamais affranchi. / […] » ou d’un nom pré­cis (In memo­ri­am R. Bouhéret) sous le titre du son­net MOUVEMENTS, MOUSSES, le poète ne se livre pas explicite­ment sur le thème de la perte de ses proches.

Nous savons qu’en poésie, les poètes ne se dévoilent pas aus­si facile­ment que dans les autres grands lan­gages (et que leur expres­sion peut être, par exem­ple, lyrique, auto­bi­ographique, sym­bol­ique, méta­physique, psy­chologique, etc.). Alors, quelle est ici sa forme expres­sive pour partager avec le lecteur son expéri­ence intime ?

C’est juste­ment au pre­mier vers, écrit entre guillemets (et qui a donc une valeur de cita­tion), du son­net dont on vient de citer le titre, que l’on a un début de réponse : « “Sans forme, qui nous consolera ?” ».

La con­so­la­tion est le thème cen­tral du Livre. Et elle s’exprime par le son­net dont sa con­struc­tion est nou­velle dans le panora­ma de la poésie française : « / […] Le son­net ânonne douce­ment ses bribes / sur­vivantes […] ». Le pas­sage à l’âge adulte est par con­séquent le moment où Jean-Charles Veg­liante s’affirme en tant que poète. Il s’agit, comme on peut le lire dans le pre­mier son­net, d’une « […] nais­sance / inverse, survie au noir par les car­bones / éter­nels. […] » qui n’est autre que la nais­sance de son expres­sion poé­tique.

Et elle ne date pas d’aujourd’hui : 10 son­nets écrits en 1989 et pub­liés sous le titre Son­nets du petit pays entraîné vers le nord, font par­tie des 21 com­po­si­tions de ce Livre. Ce sont les 10 son­nets qui ont un titre écrit en let­tres cap­i­tales. Ils ne for­ment ni un regroupe­ment, ni ne se suiv­ent dans un ordre chronologique mais font par­tie inté­grante de l’architecture interne. Avec au cœur du livre, un qua­train, trace d’un son­net « déchiré » ou illis­i­ble, voire endom­magé puisque le 4èmevers, qui com­mence par une par­en­thèse, s’interrompt bru­tale­ment « (vapeur de décharges  ». De part et d’autre, 10 son­nets, comme un « avant » et un « après », rap­pelant l’architecture interne du Can­zoniere de Pétrar­que (« In vita » et « In morte » de sa muse Lau­ra). Si la majorité des son­nets ont 14 vers sans les espaces typographiques qui aident tra­di­tion­nelle­ment à recon­naître les deux qua­trains et les deux ter­cets, on remar­que que 3 son­nets sans titre de la deux­ième par­tie du Livre sont typographique­ment dif­férents (Ici les nomades se pressent… a des vers découpés lais­sant des espaces blancs ; Il faut marcher, marcher… est per­foré par des petits points en son cen­tre ; Légère­ment l’homme penche… a un vers sup­plé­men­taire (15 au lieu de 14) isolé par un saut de ligne).

La nou­veauté c’est aus­si l’affranchissement des automa­tismes les plus com­muns de l’écriture et par con­séquent de la lec­ture du texte poé­tique : « […] / Vers le nord, c’est trébuch­er à chaque pas / dans le rêche lacis de syl­labes / […] » pour trou­ver « […] la porte du vrai monde, ça / par où bêtes et hommes peu­vent paraître / sans voile – et reparaître une fois par­tis / dans une fente du temps – mais c’est l’espace / qui garde la forme où nous les avons vus – […] ». Ces « hommes » qui peu­vent « reparaître » sont des dis­parus, des hommes de Let­tres, des poètes surtout, issus de la tra­di­tion lit­téraire ital­i­enne. Le poète Jean-Charles Veg­liante n’est donc pas le seul « exilé » dans son Livre : c’est par ses com­po­si­tions poé­tiques qu’il va importer en France des références cul­turelles ital­i­ennes, par exem­ple, Dante Alighieri (dont Veg­liante est un tra­duc­teur)1, Francesco Petrar­ca, Gio­van­ni Boc­cac­cio, les célèbres trois « couronnes […] dont la forme poé­tique, mieux que nous, se sou­vient »2.

Notes

  1. Voir à ce pro­pos la présen­ta­tion de Michel Host du 09.01.2013 dans le site La Cause Lit­téraire http://www.lacauselitteraire.fr/la-mere-michel-a-lu-14-la-come­die-dante-alighieri

       2. Le site Poez­ibao accueille ma lec­ture de trois son­nets tirés du recueil : https://poezibao.typepad.com/files/lecture_de_trois_sonnets_par_valerie_bravaccio14408.pdf

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante enseigne à la Sor­bonne Nou­velle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges

Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kam­in­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle : Le Print­emps ital­ien, (bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Magnelli.

Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’étrangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016).

Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gallimard.

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Valérie T. Bravaccio

Valérie T. Bravac­cio est enseignante cer­ti­fiée d’italien à l’académie de Ver­sailles. Elle est l’auteure d’une Thèse de doc­tor­at sur le lyrisme de Edoar­do San­guinet­ti (2007) et d’une Maîtrise sur la tra­duc­tion des poésies en français de Gior­gio Caproni (2001). Elle a con­tribué à De la prose au cœur de la poésie (2007) entre autres sur Charles Baudelaire.
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