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Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet : Correspondance, 1946–2009

Ils étaient tous les deux originaires de Suisse, mais ils auraient pu ne jamais se lier d’amitié ni engager de correspondance. Il a suffi, pour les réunir, d’un livre de poésie, Verdures de la nuit de Maurice Chappaz, un recueil  qui a ébloui le jeune Philippe Jaccottet. Il en fera une présentation élogieuse dans une revue de Lausanne. Les deux auteurs ne se perdront plus de vue,  pourtant si différents mais vivant tous les deux dans l’ombre tutélaire du grand Gustave Roud.




Lire une correspondance entre deux grands poètes, c’est d’abord pénétrer dans une tranche d’histoire littéraire, ici celle de la Suisse romande du 20e siècle, avec ses écrivains et aussi ses artistes (d’où émerge la figure du peintre Gérard de Palezieu). C’est aussi mieux appréhender la vision que peuvent avoir deux auteurs sur la création littéraire, sur la poésie en particulier, mais aussi sur leur approche du monde et de la vie qui les entoure. C’est enfin entrer dans leur intimité, celle d’êtres de chair et de sang que taraude une forme d’angoisse ou pour le moins un questionnement sur la vie et la mort, mais à des degrés divers (d’une façon plus marquée, sans doute, chez Jaccottet)

Car tout différencie au départ ces deux auteurs. Maurice Chappaz (1916-2009) est plus l’homme de convictions sociales profondes et affirmées - notamment sur l’environnement - qui l’amènent à fustiger cette prospérité éloignant l’homme de la nature. N’est-il pas, en particulier, l’auteur d’un livre polémique, Les maquereaux des cimes blanches, sur le développement anarchique de l’industrie de la neige ? N’est-il pas aussi l’homme d’un attachement sans failles à ce Valais natal dont il fait une véritable patrie ? Installé au Châble près de Martigny, il a un chalet aux Vernys et exploite des vignes. Mais cet enracinement n’empêche pas, chez lui, une forme de nomadisme et son attrait pour des terres lointaines. Il voyagera, surtout vers l’Orient, et affichera (lui le « catholique païen ») son attrait pour les spiritualités orientales.

   




Correspondance, 1946-2009, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Gallimard, les cahiers de la nrf, Gallimard, 297 pages, 23 euros.

Philippe Jaccottet (1925-2021), lui, vit plus dans le retrait. Né à Moudon en Suisse, il a vécu un moment à Paris avant de s’installer à Grignan dans le Drôme. Mais jamais il ne perdra le contact avec sa Suisse natale. S’il approuve les engagements et les coups de sang de Chappaz, il est plus enclin à «intérioriser » (sa formation rigoriste protestante y est sans doute pour quelque chose) et il parle volontiers d’un monde suscitant de sa part « dégoût » ou « désespoir ». Dans une lettre du 13 juin 1986 il écrit à Maurice Chappaz : « Je vous envie cette foi dont je me sens bien incapable, moi qui cours le plus grand risque de me rabougrir ». Dans une autre lettre, le 5 juillet 2003, il souligne « la richesse d’expérience », « l’énergie » et « la vitalité » de son ami. 

Malgré ces différences, les deux hommes conviennent qu’ils sont « du même temps, du même lieu » (Chappaz, dans une lettre du 1er juillet 2001) pour dénoncer « la confusion régnante ou, aussi bien, l’uniformité dans la surdité à ce que nous aimons » (Jaccottet dans une lettre du 6 novembre 2001). Les deux hommes ne vont donc pas cesser d’accueillir avec bienveillance leurs œuvres respectives et, surtout, d’en faire part au plus grand nombre. Jaccottet, notamment, ne manquera jamais d’évoquer les livres de Chappaz dans les revues auxquelles il collabore (La NRF, La Gazette de Lausanne, notamment). 

C’est Jaccottet qui fera l’éloge de Chappaz en octobre 1997 à Sion lors de la remise du Grand prix Schiller à l’écrivain suisse. Il sera en 2006 présent à la soirée d’hommage organisée à Martigny à l’occasion des 90 ans de Maurice Chappaz et publiera aux éditions Fata Morgana, pour marquer cet anniversaire, toutes les chroniques qu’il avait rédigées sur l’œuvre de Chappaz. Leur correspondance évoque en détail, tous ces événements littéraires. Quarante-cinq avant, en 1961 (c’est dire la constance de leurs relations), c’est Chappaz qui s’était rendu à Grignan et il rappelle dans une lettre, le plaisir qu’il en avait retiré dans « la petite société des amis, les appels des hiboux, les rossignols le soir ».

Leurs rencontres, néanmoins, furent restreintes. La correspondance, par contre, demeurera un fil rouge. Tout comme le fut ce lien indéfectible qui les reliait au poète Gustave Roud (1897-1976) dont la figure est évoquée, par les deux hommes dans de très nombreuses lettres. Jaccottet et Chappaz, de concert, veillèrent à ce que l’œuvre de Roud « ne tombe pas entre des mains médiocres » et « soit ancrée comme un beau bateau sur des eaux un peu plus vastes que le lac Léman » (Jaccottet).

L’ultime lettre de leur correspondance est signée de Jaccottet le 5 avril 2008. Le poète réagit à la lecture de La pipe qui prie et fume, dernier ouvrage de Chappaz qui décèdera le 15 janvier 2009. Comme le souligne José-Flore Tappy, qui a magnifiquement présenté et annoté cette correspondance, ces deux grands auteurs ont entretenu une relation épistolaire qui posait « la question très exigeante du rapport entre la poésie et l’existence ».




Présentation de l’auteur

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur suisse vaudois, né à Moudon le 30 juin 1925 et décédé à Grignan le 24 février 2021.  Il est l'époux de l'illustratrice et peintre Anne-Marie Jaccottet, née Haesler.Après des études de lettres à l'université de Lausanne, il a habité paris où il a été le correspondantde l'éditeur vaudois Mermod. En 1953, il s'est établi à Grignan, dans la Drôme (Provence), où il a vécu.
Il a traduit du grec, de l'allemand, de l'italien et de l'espagnol - les poètes Hölderlin, Rilke, Mandelstam, Novalis, Thomas Mann ("La Mort à Venise"), Musil, et de son ami Giuseppe Ungaretti.
Il noue des relations d'amitié avec de nombreux poètes et auteurs comme Francis Ponge, Jean Paulhan, Yves Bonnefoy, Pierre Leyris, André Dhôtel. Il a également collaboré à "La Nouvelle Revue française".
Il a reçu de nombreuses distinctions prestigieuses, comme la pris Goncourt de la poésie en 2013, et a été publié dans la collection La Pléiade en 2014. Un nombre considérable d'essais ont été consacrés à son oeuvre. Ainsi, "Creazione e traduzione in Philippe Jaccottet", sous la direction de F. Melzi d'Eril Kaucisvili (1998) ; de Mattia Cavadini, "Il poeta ammutolito. Letteratura senza io: un aspetto della postmodernità poetica. Philippe Jaccottet e Fabio Pusterla (2004).

Œuvres poétiques  

Requiem, Mermod, 1947. L’Effraie et autres poésies, Gallimard, 1953 dans la collection «Métamorphoses» ; 1979 dans la collection «Blanche». L’Ignorant, Gallimard, 1958. L’Obscurité, Gallimard, 1961. La Semaison, Lausanne, Payot, 1963. Airs, Gallimard, 1967. Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970 et 1976. Chants d'en bas, Lausanne, Payot, 1974. À la lumière d'hiver, Gallimard, 1974. À travers un Verger, illustrations de Pierre Tal Coat, Fata Morgana, 1975. Les Cormorans, gravures de Denise Esteban, Idumée, Marseille, 1980. Des histoires de passage. Prose 1948-1978, Lausanne, Roth & Sauter, 1983. Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983. La Semaison, Carnets 1954-1967, Gallimard, 1984. Cahier de verdure, Gallimard, 1990. Libretto, La Dogana, 1990. Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, Paris, (1971) 1990. Requiem (1946) ; suivi de Remarques (1990), Fata Morgana, 1991. Cristal et fumée, Fata Morgana, 1993. À la lumière d'hiver ; précédé de Leçons ; et de Chants d'en bas ; et suivi de Pensées sous les nuages, Gallimard, 1994. Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994. Autriche, Éditions L'Âge d'homme, 1994. Eaux prodigues, Nasser Assar, lithographies, La Sétérée, J. Clerc, 1994. La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, Gallimard, 1996. Beauregard, postface. d'Adrien Pasquali, Éditions Zoé, 1997. Paysages avec figures absentes, Gallimard, (1976) 1997, coll. « Poésie ». Observations et autres notes anciennes : 1947-1962, Gallimard, 1998. À travers un verger ; suivi de Les cormorans ; et de Beauregard, Gallimard, 2000. Carnets 1995-1998 : la semaison III, Gallimard, 2001. Notes du ravin, Fata Morgana, 2001. Et, néanmoins : proses et poésies, Gallimard, 2001. Nuages, Philippe Jaccottet, Alexandre Hollan, Fata Morgana, 2002. Cahier de verdure ; suivi de Après beaucoup d'années, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003. Truinas / le 21 avril 2001, Genève, La Dogana, 2004. Israël, cahier bleu, Fata Morgana, 2004. Un calme feu, Fata Morgana, 2007. Ce peu de bruits, Gallimard, 2008. Le Cours de la Broye : suite moudonnoise, Moudon, Empreintes, 2008. Couleur de terre, par Anne-Marie et Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 2009. La promenade sous les arbres, Éditions La Bibliothèque des Arts, 1er octobre 2009 (1re édition : 1988). Le retour des troupeaux et Le combat inégal dans En un combat inégal, La Dogana, 2010. L'encre serait de l'ombre, Notes, proses et poèmes choisis par l'auteur, 1946-2008, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2011.

Essais

L'Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968, Rilke par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1971., Adieu à Gustave Roudavec Maurice Chappaz et Jacques Chessex, Vevey, Bertil Galland, 1977, Une transaction secrète. Lectures de poésie, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1987, Écrits pour papier journal : chroniques 1951–1970, textes réunis et présentés par Jean Pierre Vidal, Paris, Gallimard, 1994, Tout n'est pas dit. Billets pour la Béroche : 1956–1964, Cognac, Le temps qu'il fait, 1994. Réédition en 2015, Le Bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, À partir du mot Russie, Montpellier, Fata Morgana, 2002, Gustave Roud, présentation et choix de textes par Philippe Jaccottet, Paris, Seghers, 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005, et 2007 en format poche-Arléa ; nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Arléa, 2020, Remarques sur Palézieux, Montpellier, Fata Morgana, 2005, Dans l'eau du jour, Gérard de Palézieux, Éditions de la revue conférence, 2009, Avec Henri Thomas, Montpellier, Fata Morgana, 2018.

Correspondances

André Dhôtel, A tort et à travers, catalogue de l'exposition de la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières avec des lettres de Jaccottet, 2000, Correspondance, 1942 - 1976 / Philippe Jaccottet, Gustave Roud ; éd. établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, 2002, Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti Correspondance (1946–1970) - Jaccottet traducteur d'Ungaretti, Édition de José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 21-11-2008, 256 p, Pépiement des ombres. Philippe Jaccottet & Henri Thomas, édition établie par Philippe Blanc, postface d'Hervé Ferrage, dessins d'Anne-Marie Jaccottet, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2018, 248 p.

Traductions

La Mort à Venise, Thomas Mann, Mermod, Lausanne, 1947 ; La Bibliothèque des Arts, Lausanne, 1994, Le Vaisseau des morts, B. Traven, Paris, Calmann-Lévy, 1954, L'Odyssée, Homère, Paris, Club français du Livre, 1955 ; rééd. Paris, La Découverte, 2016, L'œuvre de Robert Musil, de 1957 (L'Homme sans qualités) à 1989 (Proses éparses), Paris, Éditions du Seuil, Un cœur aride, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1964, Une liaison, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1971, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, Friedrich Hölderlin, Mermod, Lausanne, 1957 ; rééd. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1973, Œuvres, Friedrich Hölderlin, sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, L'œuvre de Rainer Maria Rilke, de 1972 à 2008 (avec Les Élégies de Duino chez La Dogana, Malina, Ingeborg Bachmann, Paris, Éditions du Seuil, 1973, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, Giuseppe Ungaretti, traduction de Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, Paris, Gallimard et Minuit, 1973, Haïku présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 1996, D'une lyre à cinq cordes, traductions de Philippe Jaccottet 1946-1995, Paris, Gallimard, 1997.

Anthologies

Une constellation, tout près, Genève, La Dogana, 2002, D'autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du xxe siècle, Genève, La Dogana, 2005.

Préfaces

À vos marques de Jean-Michel Frank, Obsidiane, 1989, Œuvre poétique, peintures et dessins de Béatrice Douvre, Montélimar, Voix d’encre, 2000, Les Marges du jour de Jean-Pierre Lemaire, Genève, La Dogana, 2011, L'éternité dans l'instant. Poèmes 1944-1999 de Remo Fasani, traduits de l'italien par Christian Viredaz, Genève, Samizdat, 2008.

Exposition

« Philippe Jaccottet et les peintres : François de Asis, Nasser Assar, Claude Garache, Alberto Giacometti, Jean-Claude Hesselbarth, Alexandre Hollan, Anne-Marie Jaccottet et Gérard de Palézieux », Aix-en-Provence, galerie Alain Paire, au .

Poèmes choisis

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Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité [...]




Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité de l’expérience poétique ou, comme l’exprime l’éditeur actuel (Le Bruit du temps), « un petit livre des commencements »

La promenade sous les arbres est le titre d’un des sept textes publiés par Jaccottet dans un livre où il entreprend d’illustrer sa propre démarche poétique. Dans les six autres textes, il nous parle de Grignan (cette ville de la Drôme où il vient de s’installer), des montagnes environnantes, des la « rivière échappée » ou des nuits éclairées par la lune. Ce sont, dit-il, des « exemples » de ce qu’il entend exprimer dans l’écriture. « Ces textes ne sont pas des poèmes, mais des tâtonnements, ou parfois de simples promenades, ou même des bonds et des envolées, dans le domaine fiévreux où la poésie, parfois, plus forte que toute réflexion ou hésitation, fleurit vraiment à la manière d’un fleur ».

Tout commence, selon lui, par les émotions que peut susciter le monde extérieur. A commencer par la nature et, notamment, les « lieux les plus pauvres ». Pour le poète, il s’agit de « comprendre ces émotions » et d’analyser « les rapports qui les lie à la poésie ». Mission accomplie dans les sept exemples qu’il propose. Ce qui fait dire à Jean-Marc Sourdillon, dans la préface de cette réédition, qu’on « y perçoit presque à tout moment la présence d’une discrète jubilation, l’eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière ».

Cette cohérence doit se nourrir, selon Jaccottet, de « simplicité », « d’impressions fugaces », « d’intensité de l’expérience ». Il le dit en faisant notamment référence à ce qu’il admire dans la poésie de l’Irlandais George William Russel (1867-1935). Il y a aussi, parallèlement, chez Jaccottet, « le pressentiment que l’Age d’or est encore au monde ».Référence à la fameuse phrase de Novalis : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars ».

 

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, Le Bruit du temps, 120 pages, 9,50 euros.

Pour réunir ces « traits épars », Jaccottet affiche son désir de « dépassement des images » (…) ce moment où la poésie, sans avoir l’air puisqu’elle s’est dépouillée de tout brillant, atteint à mon sens le point le plus haut ». C’est ce qu’il admire chez Leopardi, Hölderlin ou Verlaine. D’où, aussi,  l’intérêt qu’il accorde déjà, à l’époque, au haïku japonais après la lecture de l’ouvrage de R.H. Blyth consacré à ce genre littéraire. Philippe Jaccottet parle à propos du haïku de « transparence » et « d’effacement absolu du poète ». C’est cette « transparence » qui dominera dans la majorité de ses écrits à venir, notamment dans ses proses poétiques.

Présentation de l’auteur

Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur suisse vaudois, né à Moudon le 30 juin 1925 et décédé à Grignan le 24 février 2021.  Il est l'époux de l'illustratrice et peintre Anne-Marie Jaccottet, née Haesler.Après des études de lettres à l'université de Lausanne, il a habité paris où il a été le correspondantde l'éditeur vaudois Mermod. En 1953, il s'est établi à Grignan, dans la Drôme (Provence), où il a vécu.
Il a traduit du grec, de l'allemand, de l'italien et de l'espagnol - les poètes Hölderlin, Rilke, Mandelstam, Novalis, Thomas Mann ("La Mort à Venise"), Musil, et de son ami Giuseppe Ungaretti.
Il noue des relations d'amitié avec de nombreux poètes et auteurs comme Francis Ponge, Jean Paulhan, Yves Bonnefoy, Pierre Leyris, André Dhôtel. Il a également collaboré à "La Nouvelle Revue française".
Il a reçu de nombreuses distinctions prestigieuses, comme la pris Goncourt de la poésie en 2013, et a été publié dans la collection La Pléiade en 2014. Un nombre considérable d'essais ont été consacrés à son oeuvre. Ainsi, "Creazione e traduzione in Philippe Jaccottet", sous la direction de F. Melzi d'Eril Kaucisvili (1998) ; de Mattia Cavadini, "Il poeta ammutolito. Letteratura senza io: un aspetto della postmodernità poetica. Philippe Jaccottet e Fabio Pusterla (2004).

Œuvres poétiques  

Requiem, Mermod, 1947. L’Effraie et autres poésies, Gallimard, 1953 dans la collection «Métamorphoses» ; 1979 dans la collection «Blanche». L’Ignorant, Gallimard, 1958. L’Obscurité, Gallimard, 1961. La Semaison, Lausanne, Payot, 1963. Airs, Gallimard, 1967. Paysages avec figures absentes, Gallimard, 1970 et 1976. Chants d'en bas, Lausanne, Payot, 1974. À la lumière d'hiver, Gallimard, 1974. À travers un Verger, illustrations de Pierre Tal Coat, Fata Morgana, 1975. Les Cormorans, gravures de Denise Esteban, Idumée, Marseille, 1980. Des histoires de passage. Prose 1948-1978, Lausanne, Roth & Sauter, 1983. Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983. La Semaison, Carnets 1954-1967, Gallimard, 1984. Cahier de verdure, Gallimard, 1990. Libretto, La Dogana, 1990. Poésie, 1946-1967, Poésie/Gallimard, Paris, (1971) 1990. Requiem (1946) ; suivi de Remarques (1990), Fata Morgana, 1991. Cristal et fumée, Fata Morgana, 1993. À la lumière d'hiver ; précédé de Leçons ; et de Chants d'en bas ; et suivi de Pensées sous les nuages, Gallimard, 1994. Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994. Autriche, Éditions L'Âge d'homme, 1994. Eaux prodigues, Nasser Assar, lithographies, La Sétérée, J. Clerc, 1994. La Seconde Semaison : carnets 1980-1994, Gallimard, 1996. Beauregard, postface. d'Adrien Pasquali, Éditions Zoé, 1997. Paysages avec figures absentes, Gallimard, (1976) 1997, coll. « Poésie ». Observations et autres notes anciennes : 1947-1962, Gallimard, 1998. À travers un verger ; suivi de Les cormorans ; et de Beauregard, Gallimard, 2000. Carnets 1995-1998 : la semaison III, Gallimard, 2001. Notes du ravin, Fata Morgana, 2001. Et, néanmoins : proses et poésies, Gallimard, 2001. Nuages, Philippe Jaccottet, Alexandre Hollan, Fata Morgana, 2002. Cahier de verdure ; suivi de Après beaucoup d'années, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003. Truinas / le 21 avril 2001, Genève, La Dogana, 2004. Israël, cahier bleu, Fata Morgana, 2004. Un calme feu, Fata Morgana, 2007. Ce peu de bruits, Gallimard, 2008. Le Cours de la Broye : suite moudonnoise, Moudon, Empreintes, 2008. Couleur de terre, par Anne-Marie et Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 2009. La promenade sous les arbres, Éditions La Bibliothèque des Arts, 1er octobre 2009 (1re édition : 1988). Le retour des troupeaux et Le combat inégal dans En un combat inégal, La Dogana, 2010. L'encre serait de l'ombre, Notes, proses et poèmes choisis par l'auteur, 1946-2008, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2011.

Essais

L'Entretien des muses, Paris, Gallimard, 1968, Rilke par lui-même, Paris, Éditions du Seuil, 1971., Adieu à Gustave Roudavec Maurice Chappaz et Jacques Chessex, Vevey, Bertil Galland, 1977, Une transaction secrète. Lectures de poésie, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1987, Écrits pour papier journal : chroniques 1951–1970, textes réunis et présentés par Jean Pierre Vidal, Paris, Gallimard, 1994, Tout n'est pas dit. Billets pour la Béroche : 1956–1964, Cognac, Le temps qu'il fait, 1994. Réédition en 2015, Le Bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2001, À partir du mot Russie, Montpellier, Fata Morgana, 2002, Gustave Roud, présentation et choix de textes par Philippe Jaccottet, Paris, Seghers, 2002, De la poésie, entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005, et 2007 en format poche-Arléa ; nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Arléa, 2020, Remarques sur Palézieux, Montpellier, Fata Morgana, 2005, Dans l'eau du jour, Gérard de Palézieux, Éditions de la revue conférence, 2009, Avec Henri Thomas, Montpellier, Fata Morgana, 2018.

Correspondances

André Dhôtel, A tort et à travers, catalogue de l'exposition de la Bibliothèque municipale de Charleville-Mézières avec des lettres de Jaccottet, 2000, Correspondance, 1942 - 1976 / Philippe Jaccottet, Gustave Roud ; éd. établie, annotée et présentée par José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, 2002, Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti Correspondance (1946–1970) - Jaccottet traducteur d'Ungaretti, Édition de José-Flore Tappy, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 21-11-2008, 256 p, Pépiement des ombres. Philippe Jaccottet & Henri Thomas, édition établie par Philippe Blanc, postface d'Hervé Ferrage, dessins d'Anne-Marie Jaccottet, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 2018, 248 p.

Traductions

La Mort à Venise, Thomas Mann, Mermod, Lausanne, 1947 ; La Bibliothèque des Arts, Lausanne, 1994, Le Vaisseau des morts, B. Traven, Paris, Calmann-Lévy, 1954, L'Odyssée, Homère, Paris, Club français du Livre, 1955 ; rééd. Paris, La Découverte, 2016, L'œuvre de Robert Musil, de 1957 (L'Homme sans qualités) à 1989 (Proses éparses), Paris, Éditions du Seuil, Un cœur aride, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1964, Une liaison, Carlo Cassola, Paris, Éditions du Seuil, 1971, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, Friedrich Hölderlin, Mermod, Lausanne, 1957 ; rééd. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1973, Œuvres, Friedrich Hölderlin, sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, L'œuvre de Rainer Maria Rilke, de 1972 à 2008 (avec Les Élégies de Duino chez La Dogana, Malina, Ingeborg Bachmann, Paris, Éditions du Seuil, 1973, Vie d'un homme, Poésie 1914-1970, Giuseppe Ungaretti, traduction de Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, Paris, Gallimard et Minuit, 1973, Haïku présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 1996, D'une lyre à cinq cordes, traductions de Philippe Jaccottet 1946-1995, Paris, Gallimard, 1997.

Anthologies

Une constellation, tout près, Genève, La Dogana, 2002, D'autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du xxe siècle, Genève, La Dogana, 2005.

Préfaces

À vos marques de Jean-Michel Frank, Obsidiane, 1989, Œuvre poétique, peintures et dessins de Béatrice Douvre, Montélimar, Voix d’encre, 2000, Les Marges du jour de Jean-Pierre Lemaire, Genève, La Dogana, 2011, L'éternité dans l'instant. Poèmes 1944-1999 de Remo Fasani, traduits de l'italien par Christian Viredaz, Genève, Samizdat, 2008.

Exposition

« Philippe Jaccottet et les peintres : François de Asis, Nasser Assar, Claude Garache, Alberto Giacometti, Jean-Claude Hesselbarth, Alexandre Hollan, Anne-Marie Jaccottet et Gérard de Palézieux », Aix-en-Provence, galerie Alain Paire, au .

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Jaccottet écrivant Au col de Larche, par Jean-Marc Sourdillon

éditions Le Bateau fantôme, mars 2015             Dans cet ouvrage, Jean-Marc Sourdillon, écrivain et spécialiste de Jaccottet (il a participé à l’édition de ses Œuvres dans la bibliothèque de la Pléiade), nous retrace [...]

Le viatique (Philippe Jaccottet)

Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Un poème comme une page de journal : — « Agrigente, 1er janvier » —, qui parlait de pluie, des mille épines de la pluie. Sur le coup de mes vingt ans, je [...]

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité [...]




Fil de Lecture de Pierre TANGUY : sur Philippe JACCOTTET et Jean-Michel MAULPOIX

 

Philippe Jaccottet au Liban et en Syrie

 

Retour de Liban et de Syrie, où il s’est rendu en 2004 « sous le prétexte de deux lectures de poésie », Philippe Jaccottet nous livre un carnet de route ponctué de poèmes d’auteurs fameux du Proche-Orient : Georges Schehadé, Adonis, Mahmoud Darwich, Salah Stétié… Son récit (publié une première fois en 2007, réédité aujourd’hui) prend, bien sûr, un relief particulier à l’aune des événements tragiques qui s’y déroulent actuellement, notamment en Syrie. Jaccottet entend, ici, comme il le dit en préambule, « rendre hommage » à ces pays et « ne pas ajouter au désespoir vers lequel presque tout, aujourd’hui, nous entraîne ». Affirmations vraiment prémonitoires.

 

Le voici à Baalbeck où il entend « la musique souterraine et calme des pierres » et où les colonnades sont « un filtre pour l’air » comme « une rangée de hauts peupliers ». Le voici à Palmyre (aujourd’hui cité antique martyre) où il discerne « les pas rêvés des dieux dans la lumière » et où lui reviennent à l’esprit ces vers de Hölderlin : « O cité de l’Euphrate !/ O rues de Palmyre ! Vous, forêts de colonnes aux portes du désert ».

Dans la grande mosquée de Damas, il s’émerveille et parle de « lieu de halte et de répit » ou encore de « caravansérail élevé à une dignité supérieure ». Parcourant « les villes mortes » près d’Alep, il parle d’un « chaos, partout couronné de beaucoup d’air, cuirassé de lumière ». Et il peut faire cet aveu : « Une sorte de fierté, tout de même, que l’homme ait été capable de cela ».

 

Mais il y a – de ci de là – comme les signes annonciateurs d’un désastre à venir. D’abord, « la folie mystique » qui «  ne sait plus, dirait-on, que détruire ; ou bâtir du faux ». Mais aussi « l’imam vociférant contre tous les ennemis, réels ou supposés de l’islam ». Mais Jaccottet ne prend pas position. Il n’exclut personne. C’est en homme de culture (et d’échanges culturels) qu’il parcourt ces territoires. En homme émerveillé par un Orient rêvé mais lourdement frappé par les soubresauts de l’histoire. L’enfant qui lisait le livre des Mille et une nuits resurgit dans cet exercice d’admiration. Le poète parle de « générosité », de « grâce », « d’hospitalité » à propos des rencontres qu’il a eues à Beyrouth. Il pense avoir trouvé dans certains lieux visités « de quoi armer la résistance contre toutes les formes d’avilissement et contre le vertige du naufrage ».

 

*

 

Jean-Michel Maulpoix : « Le voyageur à son retour »

 

Il y a du Nicolas Bouvier chez Jean-Michel Maulpoix : des accointances évidentes, dans son « usage du monde », avec le célèbre écrivain-voyageur. Concluant son nouveau livre en forme de carnet de route, le poète n’affirme-t-il pas lui-même avoir voulu « restaurer un usage du monde, une conscience du terrestre, découvrir d’autres températures, subir d’autres intempéries ».

Carnet de route, donc, car, écrit aussi l’auteur, il trace « autant de chemins vers l’intérieur qu’à travers des territoires étrangers ». Maulpoix voyage pour aller à sa propre rencontre et « attraper au vol des pensées nouvelles, des émois, des désirs ».

 

Ses déplacements sont légions: Cuba, Israël, Etats-Unis, Vietnam, Russie, Antilles, Hongrie, Slovénie, Autriche, Moravie… En Slovénie, « pour circuler dans ce pays, raconte-t-il, j’ai emprunté l’autobus à poètes, avec des sièges de velours gris constellés de minuscules étoiles ». Dans les terres du nord de la France, il voyage avec « Rainer Maria Rilke à 300 kilomètres heure, les Elégies de Duino ouvertes sur les genoux à la page des Jeunes morts ». A Rabat, le voici présent au Congrès national des écrivains du Maroc où Mahmoud Darwich est là « face à une salle comble où des familles entières sont venues avec des enfants ». A Dublin, avant l’atterrissage, il voit « du coton mouillé au-dessus de la ville ».

Autant de visions kaléidoscopiques pour un véritable usage poétique du monde. Car l’auteur se dit « moins désireux d’écrire que de simplement nommer, dénombrer ce qui est là, et dont la seule variété suffit seule à produire une espèce d’exaltation ».

 

Jean-Michel Maulpoix ne manque pas aussi de nous délivrer, au fil des pages, quelques réflexions sur ce monde qu’il parcourt. Certaines plutôt désabusées : « Aujourd’hui la langue ne fait plus poème, hormis dans la langue des enfants et des vieux fous ». D’autres plus teintées d’optimisme : « Il reste sur la terre du jeu, de l’air et de l’espace. De l’étendue et du relief, de l’autre et du semblable, de la différence et de l’identité ».

Le poète revient de ses périples comme rasséréné, prêt à mieux accueillir la vie, même si – comme chacun le sait souvent par expérience – le meilleur moment du voyage c’est quand on remet la clé dans la porte de sa maison. Jean-Michel Maulpoix le sait aussi, mais il aura fait, entre temps, provision de mots et de couleurs. Pour mieux dire dans ses poèmes que « vivre n’est que retenir ses larmes, s’abandonner un peu ».

 

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Le voyageur à son retour, Jean-Michel Maulpoix, Le Passeur éditeur, 115 pages, 15 euros.

En fin de volume, un carnet accueille l’écho qu’ont laissé les mots du poète dans l’oreille de quelques lecteurs.

 

Un calme feu, Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 90 pages, 17 euros.

Le poète emprunte le titre de son livre à un poème de Holderlïn sur cet Orient rêvé « Où se dressent le Taurus et le Messogis/Où gorgé de fleurs, le jardin flamboie/Un calme feu !... »

 

 

 

 

 




Le viatique (Philippe Jaccottet)

Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Un poème comme une page de journal : — « Agrigente, 1er janvier » —, qui parlait de pluie, des mille épines de la pluie.

Sur le coup de mes vingt ans, je l’avais appris par cœur — ce temps dénigrait ces pratiques scolaires —. Je l’emportais partout : au bord de l’Atlantique où je me rendais pour travailler, au pied de grands murs blancs où je m’asseyais pour causer et fumer, au volant de ma voiture, solitaire dans les longues routes de nuit.

Cependant, dressé que j’avais été à un formalisme qui, bigotement, détricotait les formes et conduisait un lectorat hautement qualifié vers le rêve d’une société sans classes sans traditions et sans sexes, c’est à peine si je fus choqué quand, en plein Panorama de France culture, une autorité d’alors déclara que Jaccottet était le plus respectable des traducteurs mais un poète de second ordre. Un besogneux, quoi. À cette table, tel Pierre, j’eusse sans doute bredouillé ne pas connaître cet homme. Même si, dans une habitude illégitime, je continuais de me réciter les vers d’Agrigente 1er janvier, comme j’aurais touché dans ma poche une monnaie qui n’avait plus cours mais à laquelle quelque chose de mystérieux continuait de m’attacher.

À propos de vers, l’auteur lui-même ne cultivait-il pas une certaine forme de secret ? Car si la mise en page était en prose pour le lecteur silencieux, pour celui qui osait donner de la voix elle recelait une belle charpente d’alexandrins. Des vers réguliers tout en nuance et en césures non militaires — pour adopter le vocabulaire de Michel Bernardy, ancien répétiteur de la maison de Molière, à qui nous devons cet inimitable livre : Le jeu verbal —.

Je crois que c’est cette charpente qui l’avait rendu si hospitalier à ma mémoire.

De ma vie, j’ai oublié tant de détails, de conversations à travers les forêts. Quelques croquis aquarellés sur mes carnets peinent à me rappeler cet éclat du ciel en passant un col de montagne. Sauf qu’il était là, l’ami le plus fidèle : ses mots étaient valables ailleurs qu’en Sicile, sa charpente s’adaptait, ses subtiles assonances hébergeaient à bas bruit les questions que ma raison conquérante ne savait pas poser. Combien de fois l’ai-je redit ? Parfois, sans le vouloir, en changeant un mot ou deux. Je sais maintenant qu’à ma recherche frénétique de l’infini il venait opposer sa forme bornée et inquiète, sa posture humble de veilleur, le voici, de mémoire, sans vérifier :

Un peu plus loin que cette place aux rares cibles, nous cherchons l’escalier d’où la mer est visible. Ou du moins le serait si le temps était clair. Nous avons voyagé pour la douceur de l’air, pour l’oubli de la mort, pour la toison dorée. Malgré le chemin fait, nous restons à l’orée, et ce n’est pas ces mots hâtifs qu’il nous faudrait, ni même cet oubli, oublié tôt après.

Il commence à pleuvoir, on a changé d’année ; tu vois bien qu’aux regrets notre âme est condamnée. Il faut, même en Sicile, accepter sur nos mains, les mille épines de la pluie. Jusqu’à demain.

Je ne cache pas mon envie de dire quelque chose, d’avoir l’air intelligent. Mais Jaccottet est un maître dont je ne saurais parler autrement que par cette confidence.

Après beaucoup d’années, il y eut la découverte de Gustave Roud, dans la collection « poésie » Gallimard — ce délicat Panthéon qui sème des visages dans les rayons de nos bibliothèques — puis, passés l’éblouissement et la honte d’avoir si longtemps méconnu cette écriture — qu’un littérateur connu il y a peu me disait trouver « belle mais tellement désuète » (mais il est vrai c’était à l’heure des liqueurs !) —, les trois volumes verts de la Bibliothèque des Arts, préfacés par Philippe Jaccottet.

Encore après, profitant que les librairies de quartier avaient fait entrer ses livres parce qu’il figurait cette année-là au programme de l’agrégation, j’ai tout lu de lui. Tout lu et au fond peu appris par rapport à cette si longue fréquentation d’un seul poème. Son aune m’avait aidé, je crois bien, à savoir écouter d’autres textes, à commencer par les miens. Mais je crois aussi, sans pouvoir dire en quoi, il m’a aidé à vivre et à savoir dire. Sans contrainte, avec une douce fermeté. Comme un ami.

Dans deux beaux livres par lesquels la collection poésie Gallimard offre pour la première fois l’élégant abri de sa couverture à de la prose, ce sont bien de rencontres et d’amitiés qu’il s’agit. On pourrait parler d’une anthologie d’admirations mais, pour reprendre le bel article que Patrick Kéchichian leur a consacré : « Philippe Jaccottet ne peut se satisfaire de ce trop radieux soleil ni applaudir sans recul ni interrogation (il est ici question de Ponge) ».

Oui, la distance qu’il faut pour se demander quel pouvoir mystérieux certains mots ouvrirent en lui, et se rendre compte qu’ils cherchaient moins à dévoiler le mystère qu’à simplement nous faire adopter par lui.

Voilà des livres qui deviendront des viatiques, j’aurais envie de tout citer, les chapitres qui parlent de l’acte d’écrire, ceux qui s’interrogent, avec des mots de poète sur ce que c’est de faire partie du milieu littéraire, ceux qui offrent sur des territoires que l’on croyait connaître, un éclat de simple intelligence. Comme cette clairière, où il est question d’André Dhotel :

La meilleure introduction à l’œuvre d’André Dhotel pourrait bien être ce merveilleux petit livre de lui paru voici un peu plus d’un an, Le Vrai Mystère des champignons (Payot/Lausanne), qui, sous une apparence légère, cache un art poétique qui est aussi un art de vivre.

Comment et pourquoi Dhotel parle-t-il des champignons ? Il ne s’agit ni d’un vague lyrisme à partir de vagues intuitions ni d’un traité scientifique. Dhotel est certes quelqu’un qui connaît admirablement les choses de la nature, par le contact direct comme à travers les livres ; mais il se trouve justement qu’avec les champignons plus peut-être qu’avec toute autre créature du monde naturel, le savoir le plus étendu et le plus précis se heurte bientôt à d’étranges limites. À croire que ces champignons « ambigus et radieux », comme les caractérise André Dhotel, n’existent, dans leur diversité, leur complexité, leur incongruité même, que pour défier le savoir et témoigner d’autre chose ». (…) p. 235

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Trois livres de Philippe Jaccottet parus en 2015 :

Une transaction secrète, 416 pages, Poésie Gallimard

L’entretien des muses, 432 pages, Poésie Gallimard

Ponge, pâturages, prairies, 80 pages, Le bruit du temps, 11€




Jean-Marc Sourdillon, Jaccottet écrivant Au col de Larche

« Au col de Larche, j’ai eu l’impression d’approcher de ce qu’on peut éprouver de plus haut en soi-même » dit Philippe Jaccottet, cité par Jean-Marc Sourdillon, qui en fait, relève la genèse d’un texte, une écriture en train de s’écrire, c’est-à-dire de renaître et puis de naître. Soudain, la perception et l’audition du bruit d’un torrent déclenchent des souvenirs : la ville où Jaccottet a passé son enfance : Lauzannier. Etude minutieuse d’un texte où tout signifie depuis sa naissance en passant par ses développements, ses corrections successives, jusqu’aux réflexions d’auteurs ou de musiciens qui l’ont, en partie, ordonnée : toute la mémoire poétique se mettant au service du présent de l’écriture. Des mots forts, des jalons sont mis en évidence. Cette écriture est située par une haute précision, à un passage, un col entre deux versants, deux pays où Philippe Jaccottet et son épouse font halte pour dormir. Le bruit du torrent, de la cascade est une régularité, un rythme variable selon les époques de l’année, comparable à celui du poème pour aboutir «  à la parole vraie du torrent » dit Jaccottet et citant Hölderlin d’ajouter : «  de celui-ci, ce qui a jailli pur est énigme. » Diverses voix se mêlent et tout en restant distinctes ne font plus qu’une autour d’un même mot : torrent.

Il y a une volonté de s’approprier le réel pour le répercuter dans le large. L’ultime but de cette confrontation est la sortie du monde au quotidien, c’est toute une démarche de poète qu’ici se fait corps et s’extériorise, une volonté de battre en brèche le scepticisme. Nous puisons au cœur de la création poétique par étapes successives, par affinement. Une écriture émerge après hésitations, fait remarquer Sourdillon, mais celles-ci s’effacent aussitôt parce qu’elles amenuisent le texte, le déflorent peut-être. Ce col, ce passage, n’est-ce pas ainsi cet effort pour aller du réel s’éveillant vers le poème fixé dans sa forme et son fond, inséparables ? Il faut aller plus loin car ce poème n’est rien, il faut réfléchir et même « réfléchir avant d’écrire » insiste Philippe Jaccottet. Approche-t-on jamais le fond des choses, la partie invisible peut-elle être traduite ? Comment cerner par des mots l’essence du torrent et le laisser fluide, transparent, léger dans son être et dans sa tête ?

C’est un échange entre le manuscrit achevé et le manuscrit se faisant, entre le monde ordinaire et son devenir extraordinaire. Paroles d’un élément du monde pour celui qui sait écouter qui ouvrent sur une naissance et un bond nous entraînant toujours plus loin. Il suffit de se laisser aller aux mots, à leurs harmonies réciproques pour atteindre une certaine justesse d’images et de pensées. Cette analyse de Sourdillon, qui ne laisse rien au hasard, s’ajoute aux étapes successives du manuscrit et l’éclaire d’un jour propice.

Montrer le chemin de la source du poème en sa limite inextricable, chemin aux multiples facettes, aux apports tirant vers l’infini de leurs possibles, rend cette courte étude à sa brillance. Musique et sens intimement liés ouvrent à d’autres sens, insaisissables, prégnants, indicibles. Paroles ainsi dites, surgissement du monde extérieur via le monde intérieur , peut se réactualiser l’esprit de sa naissance, paroles lancées devant soi comme par delà le temps qui coule. Jean-Marc Sourdillon montre cette naissance, cette part d’invisible aussi, d’inouï qui traverse toute poésie jusqu’à presque l’oubli.

Jean-Marie Corbusier a publié chez Recours au Poème éditeurs :

Georges Perros / Un pas en avant de la mort




Jaccottet écrivant Au col de Larche, par Jean-Marc Sourdillon

éditions Le Bateau fantôme, mars 2015

            Dans cet ouvrage, Jean-Marc Sourdillon, écrivain et spécialiste de Jaccottet (il a participé à l’édition de ses Œuvres dans la bibliothèque de la Pléiade), nous retrace le mouvement qui a donné naissance au texte Au col de Larche. Dans le récit intime de cette genèse, nous découvrons la formidable sensibilité et l’extrême exigence qui font de Philippe Jaccottet un immense poète. Un témoignage exceptionnel sur la réalité de la création poétique.

            « Avec Jaccottet écrivant Au col de Larche, Jean-Marc Sourdillon poursuit l'invention de formes nouvelles, inaugurées par ses récits et ses "poèmes rhapsodiques". Cette forme-ci, je l'appellerais volontiers "concert-lecture" : il explique et il joue merveilleusement cette "partition" allant et venant avec une aisance inspirée de la lettre musicale à l'esprit profond de ces pages, qui est bien celui d'une résurrection, d'une naissance de "l'éternité fraîche" à partir des tombeaux de pierre, des "barrières de schiste"... Ce mouvement fondamental est repris, condensé, dans la dernière page, si émouvante, où l'auteur associe la naissance et la mort de deux de ses proches : renversement du motif de la fugue où, cette fois, la naissance précède, mais sa présence, son assistance dans les deux événements les lie dans une continuité qui est celle de la vie soutenue par ses gestes. » (Jean-Pierre Lemaire)

Extrait

« Quel est cet « invisible » né de la réfraction du bruit de torrent dans l’espace intérieur de celui qui, l’ayant entendu, y prête attention et l’écoute ? C’est lui que l’écriture cherche à rejoindre ou à faire entendre et il semble qu’il ne se donne nulle part mieux que dans la musique, cet « inouï dont elle est l’écho répercuté » ; il se présente ici sous la forme d’une pure actualité, d’une énergie qui se prodigue et qui circule. Il est dans le bruit du torrent, dans les poèmes de Hölderlin, de Rimbaud, de Mandelstam, dans la musique de Bach ou de Mozart, dans la vie intérieure du marcheur. Il passe de l’un à l’autre à l’endroit où le poème s’écrit et il se communique à celui qui le lit, que je suis, et qui met ses pas dans ceux de celui qui l’a écrit, et de tous ceux qui précèdent ou marchent avec nous. »

*

Jaccottet écrivant Au col de Larche, par Jean-Marc Sourdillon, avec une image d’Yvonne Alexieff
ISBN 978-2-9546757-1-8 - 38 pages - format 18x24 cm - 15€

Ce livre a été conçu et fabriqué en France sur les papiers de création 100% recyclés Rives Tradition extra blanc et Cyclus Print mat.

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Prochains titres à paraître aux éditions Le Bateau Fantôme :

• Jean Maison, L’atelier Nicolas Hilfiger
• Jean-Pierre Lemaire, L’armoire aux tempêtes
• Yves Bonnefoy, entretien sur la question du livre, avec une préface de Pierre Dhainaut

 




Revue Lettres n°1 : Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet : « Juste le poète »

 

     C’est l’année Jaccottet. Pas encore prix Nobel, mais cela ne saurait tarder (enfin, on l’espère). 2014, c’est d’abord l’entrée du poète dans la Grande bibliothèque de la Pléiade. Il est le 15e auteur vivant à y être publié (le 3e poète après René Char et Saint-John Perse). Voici aujourd’hui, en ce printemps 2014, un important ouvrage qui lui est consacré, sous le titre Philippe Jaccottet, juste le poète, dans le premier numéro de la revue/livre Lettres.

         Il y a toujours le risque d’articles redondants dans ce genre d’ouvrage. Il y a aussi le risque d’un décorticage scolaire des œuvres. Ce n’est pas le cas ici. Différents auteurs (écrivains, poètes, universitaires) proposent une approche multiforme du grand poète né à Meudon en Suisse, en 1925, et résidant à Grignan dans la Drôme depuis de très nombreuses années.

     L’ouvrage débute, d’ailleurs, par des témoignages sur des rencontres avec le poète à son domicile : une demeure sous les remparts de Grignan, un jardin auquel il tient beaucoup, des tableaux d’amis sur les murs et, surtout, la compagnie d’une épouse elle-même artiste. Cet environnement, on le sait, est fondamental dans l’œuvre de Jaccottet. Le paysage – au pied du Mont Ventoux – y tient un rôle essentiel. « Pour Jaccottet, note avec justesse Jean-Marc Sourdillon, un des fins connaisseurs de son œuvre, « les images sont données principalement dans les paysages naturels, mais il arrive aussi qu’on les trouve dans les grandes œuvres de l’art (…) C’est dans l’approche, la découverte ou l’approfondissement de ces images que consiste le travail de l’écrivain. Il suffit de lire La Semaison pour s’en rendre compte ».

         Mais, combien de fois Jaccottet n’a-t-il pas mis en garde contre les mots et les images. « La plus extrême économie de moyens est évidemment requise, note Florence de Lussy, et le modèle pour Philippe Jaccottet demeure le modèle abrupt et énigmatique du poète Hölderlin ». D’où l’attirance, aussi, du poète pour la forme du haïku (il s’y essaiera d’ailleurs) et cette volonté de parler au plus près de ce qu’il éprouve.

    Jean-Pierre Lemaire le relève : il y a chez Jaccottet « la priorité du réel, qu’il soit merveilleux, terrible ou quotidien, par rapport aux mots, priorité dont le respect conditionne la justesse de ceux-ci, leur crédibilité ». Le poète de Grignan n’écrivait-il pas lui-même dans La Semaison (Gallimard, 1984). « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écriture naisse naturellement. C’est cela qui est impossible aujourd’hui, mais je ne peux pas imaginer d’autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison ou rien. »

        En quête de justesse, le poète a toujours manifesté son « refus de toute forme de mensonge » (Taches de soleil ou d’ombre, Le Bruit du temps, 2013). Sa voix juste et discrète participe, souligne opportunément Judith Chavanne, de cet effort pour « trouver, retrouver le sentiment de l’existence ».

                                                                                                        

Philippe Jaccottet, juste le poète, revue Lettres, N°1, printemps 2014, éditions Aden, 310 pages, 24 euros.




Philippe Jaccottet en Pléiade

 

L'oeuvre de Philippe Jaccottet entre dans la Pléiade des éditions Gallimard

 

Songe à ce que serait pour ton ouïe,
toi qui es à l'écoute de la nuit,
une très lente neige
de cristal.

 

Jean-Marc Sourdillon est un des architectes de cette édition.

 

Qui est Jaccottet ?

  Celui, d’abord, qui a noté un jour dans les pages de ses carnets, c’était en février 1976, ceci : « La difficulté n'est pas d'écrire, mais de vivre de telle manière que l'écrit naisse naturellement. C'est cela qui est presque impossible aujourd'hui ; mais je ne puis imaginer d'autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison, ou rien. Tout l'art du monde ne saurait dissimuler ce rien. » Ceux qui aiment Jaccottet, qui sont attachés à son œuvre, connaissent ces phrases parce qu’elles énoncent quelque chose de central dans son projet : une proposition de vie qui est en même temps une proposition d’écriture, l’une ne se définissant pas sans l’autre, et la poésie naissant précisément de leur difficile conjugaison.

  Ce qui frappe lorsqu’on rencontre Philippe Jaccottet, dans sa présence, sa façon d’être au monde, c’est tout ensemble une certaine simplicité et une certaine prestance, et surtout son regard. Un  regard bleu très clair, légèrement enfoncé sous les arcades sourcilières et qui est à la fois aigu, chaleureux et profond, comme s’il vous voyait venir de loin, et vous considérait, qui est attentif à l’horizon en même temps qu’à vous-même, et au plus petit détail, l’herbe qui tremble, l’oiseau qui frisonne, la goutte qui tinte.

  Il naît à Moudon en 1925 ; découvre très tôt la poésie, à 17 ans, l’âge où l’on n’est pas sérieux, grâce au poète suisse Gustave Roud qu’il élit comme son guide et qui lui fait lire Rilke, Hölderlin et Novalis. L’année de ses vingt ans, il publie son premier livre de poèmes (le 8 mai 1945), découvre l’Italie et Paris où il s’installe et devient traducteur (sa première traduction est La mort à Venise de Thomas Mann). Métier qu’il exercera toute sa vie (L’Odyssée, Musil, Rilke, Hölderlin, Ungaretti, Leopardi, Góngora, Mandelstam etc...).  Dans le Paris d’après-guerre, il fait des rencontres décisives, le traducteur Pierre Leyris, les écrivains de la revue 84, André Dhôtel et Henri Thomas notamment, et enfin Francis Ponge dont il devient l’ami.  Ces poètes attirent son attention sur la présence concrète du monde et lui permettent d’aborder par la poésie ce heurt brutal avec la réalité qu’aura été pour lui l'expérience de Paris. Pour se garder des influences littéraires parisiennes et sauvegarder son authenticité d’écrivain, sans doute aussi pour des raisons économiques, Philippe Jaccottet et sa jeune femme, Anne-Marie Haesler, qui est peintre, décident d’aller vivre dans le midi (sur le chemin de l’Italie), à Grignan. La découverte de ce nouveau paysage est un tel éblouissement, une telle surprise pour Jaccottet, qu’il en fera l’aliment principal de son inspiration jusqu’à aujourd’hui. La vie s’organise autour de l’écriture, deux enfants naissent, de nombreux amis de passage sont accueillis dans la haute maison de Grignan, et par la fenêtre, on aperçoit le large paysage ouvert qui change avec les saisons et transforme ses habitants sédentaires en une étrange sorte de  nomades. C’est à Grignan qu’il fait la découverte des haïkus japonais et de l’oeuvre du grand poète russe Ossip Mandelstam. Traduisant, écrivant sur la grande table de son bureau face à la fenêtre, se promenant dans la campagne, partageant la vie du village, correspondant avec d’autres écrivains, d’autres artistes plus ou moins lointains, s’échappant pour quelques voyages, regardant, écoutant, perdant parfois l’équilibre, accordant constamment ses deux instruments l’un à l’autre, la vie, l’écriture, Jaccottet vit ainsi, n’importe qui peut le vérifier, « juste de vie, juste de voix », comme il l’a écrit lui-même.

Pourquoi lire Jaccottet ?

               

  C’est tout d’abord l’occasion, pour le lecteur, de vivre grâce à son imagination une  riche expérience sensible ; d’affiner sa vue, d’aiguiser son ouïe, d’élargir sa sensibilité et ainsi d’approfondir la conscience qu’il peut avoir de sa vie, tant « le fouillis de nos complicités primitives avec le monde » comme dit Merleau-Ponty est détaillé, interrogé, exploré sous de multiples angles ou de multiples modalités dans cette oeuvre. Ecrire, pour Jaccottet, c’est d’abord cela : chercher à dégager ou à maintenir cette « fraîcheur acide du particulier » qui nous attache au monde d’une manière à la fois incarnée et spirituelle.

           

   C'est ensuite, justement, l'occasion de vivre une expérience spirituelle. Spirituelle dans la mesure où cette conjugaison de l’écriture et de l’existence, leur confrontation incessante dans l’oeuvre concernent directement le lecteur, lui lancent un appel qui l’atteint au centre de  sa vie. Lire Jaccottet, c'est voir comment un écrivain parvient à extraire de sa propre existence, dans  ce qu’elle a de plus concret et, peut-être même, de plus ordinaire, sous la forme d’images directrices, de signes fuyants (« une  lente neige de cristal »), non pas exactement du sens, mais des preuves de la possibilité d’un sens, quelque chose comme le contenu vivant d’une espérance. L’écriture a été pour Jaccottet ce moyen, dès le début, dans un monde surgissant du désastre après deux guerres mondiales consécutives, d’accueillir, de poursuivre, d’interroger et de passer au crible critique tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au commencement d’une espérance. Il fallait inventer un instrument aussi précis que rigoureux pour détecter ces signes que le monde  envoie à celui qui sait les recueillir et s’imposer une exigence dans l’interprétation de ces signes. Voilà pourquoi, sans cesse, ils seront confrontés à ce qui les nie dans l’expérience et la pensée : à la mort, à la perte, au deuil, à l’angoisse et à la douleur sous toutes ses formes, mais aussi aux idéologies,  aux pensées nihiliste, systématique ou religieuse, travail inlassable de l’esprit critique qui ne se satisfait d’aucune réponse facile, ou seulement théorique. C’est ainsi que Jaccottet fait scintiller dans toute son œuvre, comme un cours d’eau vu à travers des arbres, ce mince fil d’or, fragile et discontinu, identique, ou peu s’en faut, à celui qu’on voit briller sur la tranche du volume de la Pléiade, le fil mille fois brisé et repris par la poésie d’une espérance d’autant plus fiable qu’elle est fragile, qui peut suffire à orienter et fonder une existence comme il est dit au début de La promenade sous les arbres. « J’allais confier beaucoup de choses, et même le sort d’une ou deux personnes, à de vagues entrevisions, à des impressions sans doute très intenses, très profondes et d’une nature tout à fait distincte, mais tout de même fort incertaines et difficiles à évaluer ».

Pourquoi le lire dans la Pléiade ?

   On y trouve tout Jaccottet, ou presque (n’y figurent pas les articles critiques, les récits de voyages et l’œuvre traduite). On peut, comme dans la cathédrale de Proust, y entrer par n’importe quelle porte et y circuler librement, sauf que là, il s’agira plutôt d’un large paysage ouvert, avec ses murets et ses chemins de terre, un paysage inondé de lumière, de type méditerranéen, mais avec ses ombres, ses crevasses, ses gouffres.

Une saisie globale permet de suivre l’évolution de l’œuvre et de remarquer la place de plus en plus prépondérante qu’y prend l’écriture en prose : elle semble surgir d'abord des poèmes en vers, de facture assez classique au début, mais ouverts, par leur propos, à la réalité prosaïque du monde, pour casser ensuite la fragile cage de la versification, fragmenter et disperser l’unité du poème clos sur lui-même et l’ouvrir à la phrase de la prose, à son rythme, à sa durée. Les livres de proses viennent dans un premier temps s’ajouter aux livres de poèmes, proposant une sorte d’alternative poétique, puis les deux modalités de l’écriture cohabitent, et parfois se croisent, se mêlent dans un même livre, un même texte à partir de Cahier de verdure. On voit ainsi un jeune poète, étonnamment précoce et lucide, définir son projet, le méditer, le réaliser en le mettant à l’épreuve et en l’ajustant sans cesse jusqu’à ce que celui-ci trouve une forme d’accomplissement dans les années de maturité. Cette fidélité tout le temps d’une vie à une intuition captée très tôt dans la jeunesse est l’un des aspects les plus saisissants, peut-être les plus émouvants de cette œuvre.

   La publication dans la Pléiade permet notamment au lecteur de découvrir les textes en prose des années 90, peut-être moins connus du grand public et qui sont pourtant le lieu d'un certain accomplissement du projet. Jaccottet le dit lui-même, ses proses sont peut-être ce qu'il y a de plus original dans son oeuvre, ce qu'on ne trouve pas ailleurs.

   Nous nous sommes efforcés dans l'appareil critique  de mettre notre connaissance de l'oeuvre et de ses attenants au service de l'histoire de son écriture, de nous faire littéralement les narrateurs d'une écriture au point qu'il peut se lire comme une sorte de roman, un roman de la poésie comme il en existe d'autres, je pense, par exemple, au Docteur Jivago de Pasternak où l'on voit, là aussi, même s'il s'agit d'une fiction, les poèmes sortir du récit d'une existence, comme si le roman en était la préface ou la présentation. L'histoire de cette écriture est d'autant plus prenante qu'elle n'est pas une fiction, qu'elle est même le contraire d'une fiction, mue par la recherche d'une vérité davantage pressentie que démontrée et qui demande, pour être saisie, un instrument poétique particulièrement aiguisé et toutes les facultés d'un esprit de finesse incroyablement subtil et mobile.

   Les notes du texte ne sont pas là simplement pour justifier la qualité d'une collection comme celle de la Pléiade connue pour sa rigueur scientifique ou pour montrer  l'étendue de la culture du poète. L'érudition, ici, prise pour elle-même, n'est que secondaire. Elle fait surtout apparaître les choix préférentiels de Jaccottet dans ses lectures, ses interlocuteurs privilégiés et révèle ainsi l'incroyable polyphonie de son écriture. Une écriture toujours en dialogue avec une autre écriture, un poète qui n'est jamais seul quand il écrit, mais qui, toujours, répond à la parole d'un autre, ou l'intègre à la sienne, s'y conforte, s'y appuie, s'y relance, notamment dans les moments de doute, de mutisme ou d'inquiétude, tissant avec ces autres voix des "liens radieux" au point que certains textes, certains poèmes peuvent apparaître comme de véritables petits carillons de voix. Chez Jaccottet, la poésie est de la voix tissée, pourrait-on dire, en paraphrasant l'exergue de Airs (qui est de Joubert).

  Jaccottet a réuni autour de son œuvre pour la présenter au public, une équipe de chercheurs qui sont aussi, pour quelques uns, des poètes et en lesquels il avait toute confiance : José-Flore Tappy qui dirige l'édition, Hervé Ferrage, et moi-même. Doris Jakubec nous a rejoints ensuite et Fabio Pusterla  a signé la préface... C’est parce qu’il avait confiance qu’il nous a permis d’accéder à ses manuscrits et de le rejoindre ainsi dans le silence de l’écriture. Il nous a laissés très libres d’utiliser comme nous le voulions nos découvertes, comprenant sans doute tout ce que cette étude pouvait avoir de fécond pour nous d’abord et pour les lecteurs ensuite. Quand, à Lausanne, nous avons ouvert les boîtes de carton qui les contenaient, nous avons découvert un véritable champ de bataille : pour chaque livre, un nombre très important de feuillets, beaucoup plus important que le nombre final de pages, tous chargés de ratures, de commentaires, de corrections, multipliant les versions, les détours, les ajouts et surtout les suppressions, le maître mot de ces pages étant sans doute « sabrer ». Tout cela témoigne d’un travail considérable et d’une  extraordinaire exigence de la part d’un écrivain qui ne se pardonne rien, ne se laisse pas le droit à la moindre facilité, à la moindre approximation quand ce qu’il s’agit de dire est à la fois le plus haut, le plus ténu, le plus difficile et en même temps le plus émouvant et le plus concret parce que c’est précisément cela qui peut nous sauver de nous-mêmes, de l’angoisse, de la mélancolie, de la violence. C'est Rimbaud qui disait que "le combat spirituel est plus brutal que bataille d'homme". Les manuscrits de Jaccottet et ses proses nous montrent que  le combat qui se mène à travers les mots pour poursuivre une intuition le plus loin  possible dans son éclaircissement, dans la formulation qui sans la figer la dira de la manière la plus juste, la plus transparente est aussi une aventure spirituelle qui n'est pas sans danger et sans douleur. Il s'agit, pour l’écrivain, de se frayer le chemin par la parole vers des lueurs entrevues, vers ces quelques signes susceptibles de nourrir quelque chose qu'il faut bien appeler "espérance" faute d'un autre mot et parce qu'il est sans doute temps de nous extraire des années de dépression de la deuxième moitié du XX siècle qui ne sont plus de saison, de ce goût pour le noir, de cette exclusive accordée à la mélancolie, des lectures scientifiques, techniciennes ou marchandes du monde,  de tout ce qui nous englue et nous empêche de respirer, de vivre librement et d’aimer notre vie. Bref, c'est le moment ou jamais d'écouter ce poète qui sur le seuil du XXI° siècle, où il se tient, nous passe le relais en nous disant : « Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraiment la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se maintenir au-dessus, sinon le franchir (qui serait le supprimer) ; une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer ou l’anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible… »

 




Notes pour une poésie des profondeurs [10]

Philosophe et poète, Sébastien Labrusse, dont on peut lire des textes poétiques dans plusieurs revues, comme Arpa, Le Nouveau Recueil ou Recours au Poème, est proche de Philippe Jaccottet. Plongeant « au cœur des apparences » et de l’œuvre de Jaccottet, Labrusse donne un livre sur le rapport du poète suisse à la peinture, la poésie du poète et finalement sur ce qu’est la poésie pour lui-même – Labrusse. Ce livre qui a donc toutes les apparences d’une étude est en réalité, bien qu’étant à la fois sérieux et érudit, bien plus qu’une étude : c’est le livre de qui est familier de la poésie de Philippe Jaccottet, et simultanément l’ouvrage de qui est un poète en résonnance avec l’homme et l’œuvre dont il parle. Cela fait ainsi bien plus qu’un simple « nouveau » livre consacré à l’atelier reconnu – à fort juste titre – du poète Philippe Jaccottet. Le volume est divisé en deux parties. Il commence par un entretien entre P. Jaccottet et S. Labrusse, réalisé sur les terres de Jaccottet, à Grignan, le mercredi 27 juillet 2011, et se poursuit en trois chapitres regroupés sous le titre Au cœur des apparences. Poésie et peinture selon Philippe Jaccottet.

Ainsi Sébastien Labrusse interroge Jaccottet et son œuvre à partir de son expérience de la peinture et de sa poétique du paysage, le poète étant plus que familier du Paysage/Poème que forme l’entièreté de la nature, étant un poète en marche / poète marcheur. Labrusse définit son projet ainsi, en avant propos : « Ce livre doit être lu pour ce qu’il est : un témoignage d’abord à propos de la relation de Philippe Jaccottet à la peinture, et un essai pour mieux comprendre en particulier, l’expérience du paysage, laquelle est autant picturale que poétique, et surtout pour exprimer ma reconnaissance ». De quoi Jaccottet témoigne-t-il, voilà la question. Le poète explique que, jeune homme, même déjà arrivé à Paris, il s’intéresse fort peu à la peinture, laquelle ne faisait guère partie de son univers d’enfant ou d’adolescent. L’intérêt vient suite à son mariage avec Anne-Marie, en 1953, Anne-Marie dont le poète dit : « Elle possédait la peinture intérieurement ». Cela dit beaucoup aux oreilles de qui veut bien entendre, au sujet de l’importance de la jeune femme dans l’œuvre écrite par Jaccottet. Rien de cela n’est dit ouvertement, bien sûr, Jaccottet ne va pas nous faire le coup de « la muse », d’autant plus que l’homme/poète sait pertinemment combien ce mot ne traduit rien comparativement à l’expérience vécue de la rencontre. Pour l’Œuvre (au masculin). Au contraire, Philippe Jaccottet ne dédaigne pas les souvenirs racontés avec humour, comme pour ce clin d’œil accompagnant l’esquive : « (…) dans les musées où je me promenais, ma femme me reprochait quelquefois de regarder plutôt les visiteurs que les tableaux ». Au-delà des murs, il y a ce monde qui est l’immense paysage. Mais les murs recèlent aussi, simultanément, une intériorité, celle de ce même monde exprimé dans les œuvres d’art, et de cela Jaccottet ne doute pas un instant ; les œuvres d’art sont une échelle qui conduit au réel du monde. Une échelle mystique, ancrée dans la terre ferme. Comme cet homme, les racines en même temps plongées dans le sol et le ciel, ainsi que ses branches les plus élevées. Le haut et le bas, cela forme une seule chose. L’oublier n’empêche pas cet état de fait. C’est , précisément, que se joue l’atelier de la poésie des profondeurs.

Ainsi, rencontrant Anne-Marie, Jaccottet rencontre la peinture, et particulièrement des tableaux, comme l’on rencontre des Personnes plutôt que des ensembles d’individus à l’individualité douteuse. Et je ne parle pas ici que du ténébreux « milieu » de la poésie. Dans la rencontre niche l’inattendu, comme avec les êtres, comme avec les paysages, cet inattendu qui surgit soudain devant ou dans nos yeux. C’est du moins ce que le monde offre en profondeur à qui le regarde pour ce qu’il est : rond et bleu comme un triangle. Et cela, bien entendu, dévaste toute forme de conception « réaliste/rationnelle » de ce même monde. Et cela ne va pas sans musique, pour Jaccottet comme pour tout poète authentique. On écoutera Scelsi, le comte, immense et mystérieux musicien contemporain de l’au-delà des Alpes, et de bien d’autres choses, l’une des muses musicales de notre ami le poète Gwen Garnier-Duguy ; on écoutera Scelsi, disais-je, en repensant à ces mots de Jaccottet, évoquant sa rencontre avec le musicien : « « Scelsi était comte et nous avions l’impression d’un personnage très étrange ; avec notre naïveté, notre impertinence juvénile, nous l’avions jugé presque inquiétant (…) Il nous reprochait de plaisanter, de rire, en ce lieu où Goethe, disait-il indigné, avait médité sur les tombeaux ». Et en effet, qui a rencontré une fois Scelsi, musicien mais aussi poète, toujours vêtu de noir, vivant intérieurement, en chacun des moments du quotidien, ce fait que le jeu joué par tout un chacun en la vie est jeu sérieux, sait combien Scelsi s’irritait de l’inconscience que l’on peut avoir de ce même jeu – et de son importance vitale. C’est pourquoi il se vêtait de noir, une couleur sans laquelle il n’est pas de mise en jeu. On est ici fort loin de l’homo festivus imbécile qui pollue nos horizons immédiats, à chaque instant du contemporain. Ou presque.

Mais Jaccottet n’évoque pas seulement Scelsi. Il parle aussi d’Ungaretti, de Giacometti, de Ponge, de Paulhan, de Braque, de son attrait pour les civilisations antiques, de l’importance d’Hölderlin. On peut continuer à croire béatement et dogmatiquement, tout en se prétendant incroyant et a-dogmatique, au hasard – cela ne nous émouvra guère. Il y a longtemps que nous avons compris combien l’immense Collaboration soumise, actuellement, aux forces de l’oppression intérieure, aux forces de l’antipoésie contemporaine, à l’œuvre partout autour de nous, comme en dedans de nous, combien cette immense et intense Collaboration se décide volontairement Collaboration servile. C’est un trait de notre époque, trait qui n’a guère à envier aux moments totalitaires du passé, trait qui s’en différencie cependant par cette étrange prétention de la Collaboration à être… « résistance ». Vous, je ne sais pas, mais du haut de mon âge avancé, je dois dire que je n’ai jamais croisé autant de collaborateurs avec un système pourri, particulièrement quand ce système se veut domination totale de l’intérieur des êtres. Je parle d’ici et de maintenant, de ce temps où la Collaboration, sourire au coin des lèvres, « culture » et « soutien solidaire », mots en permanence à la bouche, explique quotidiennement combien la « résistance » serait à l’œuvre, tout en agissant à chaque seconde en faveur de ce qu’elle prétend combattre.

Debord, revient, ils sont devenus dingues.

Non, résister concrètement, c’est lire Jaccottet. Entre autres.

Et Recours au Poème. Vous êtes sur la bonne barricade.

De quoi parlons-nous ? Jaccottet, au sujet de Giacometti : « Tout à coup, on s’apercevait que Giacometti était un homme d’une solitude inouïe, car ce qu’il faisait ne ressemblait à rien d‘autre, ni de ce qui se faisait avant lui, ni autour de lui. On se trouvait comme face à un autre monde (…) Certes, il y avait là comme un désert, mais son combat était prodigieux ». C’est exactement de cela dont nous parlons, de cet extraordinaire combat en cours contre cet autre monde qui se prétend le monde, de ce véritable arrière-monde qui se présente devant nous, et que la Collaboration accueille à bras ouverts, comme étant le monde, le seul et unique monde. Orgueil de l’homme occidental contemporain ; génétiquement prétentieux et arrogant. De quoi parlons-nous ? De ce que Dominique de Roux nommait l’exil car en effet tout poète authentique est par nature en exil absolu au sein du désert de ce réel se prétendant « monde ». Le reste, tout le reste, est Collaboration. La poésie est rapport radical à l’image du réel ou elle n’est pas.

C’est pourquoi Labrusse écrit fort justement ceci : « Les paysages avec figures absentes, limités aux choses terrestres, ouvrent le regard à l’infini, manifestent ce que Jaccottet nomme l’Origine ». Comment ne serions-nous pas en plein accord avec cette vision ? C’est en cela, en ce regard ouvert non pas sur l’infini mais « à l’infini », en direction de l’Origine, en cette poétique des profondeurs, celle-là même qui déjà animait Plotin, que nous percevons, nous, ici, la réalité politique de la poésie et du Poème. Ici, se joue concrètement la révolution : dans l’émerveillement du regard sur le réel du monde voilé par l’image que le faux monde antipoétique veut donner de la réalité. La véritable réaction politique trouve son ivresse dans cette fange. Le reste, tout le reste, est révolution. Et quand le Paysage/Poème s’ouvre au regard, alors le regard de l’homme sauvé, sauve le monde. Les choses sont assez simples. Le « monde » visible n’est pas le monde perçu, il est le produit de l’inconscience collective de l’état de notre conscience, elle-même collective. C’est pourquoi nous partageons la méfiance de Jaccottet pour l’image. De même que nous regardons, avec lui, ce qui se dévoile dans ces moments rares de conscience lucide réelle, ce que nous nommons poésie, un mot défini, par exemple, dans l’entièreté de la vision poétique de Daumal ou de Juarroz. La poésie authentique, profonde, dévoile le réel du monde, réel masqué par l’image que le monde se donne de lui-même, en conscience humaine, et dévoilant ce réel, les mots du poème font apparaître le réel du Poème.

Le monde est Poème.

C’est pourquoi la Collaboration, autrement dit l’état de conscience de l’humain contemporain, combat la poésie. C’est pourquoi, nous en appelons au Recours au Poème.     

Autour de Philippe Jaccottet :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Jaccottet

Sur son livre le plus récent :

Dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/04/04/philippe-jaccottet-carnets-passes-au-tamis-du-temps_3153650_3260.html

Dans Recours au Poème, sous la plume de Gérard Bocholier : http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/chronique-du-veilleur-7/g%C3%A9rard-bocholier

 




Chronique du veilleur (7) – Autour de Jean Grosjean et de Philippe Jaccottet

Cinq cents pages de textes retrouvés de Jean Grosjean et réunis par son ami Jacques Réda, Une voix, un regard (Gallimard) nous offre la possibilité remarquable de parcourir le chemin littéraire et spirituel suivi par Jean Grosjean de 1947 à 2004. Toutes les faces de cet écrivain qui aura marqué la deuxième moitié du XXème siècle nous apparaissent en lumière : le traducteur, le prosateur, le lecteur et critique, le poète bien sûr.

Peut-on parler d’une évolution ? On est tenté d’en chercher une au fil des textes présentés chronologiquement dans chaque rubrique. Cependant, c’est la grande constance de cette pensée inspirée qui me frappe avant tout. Fidèle à la terre d’Abraham et à la Bible, Jean Grosjean a su traduire les psaumes, l’évangile de Jean, tant de textes anciens, dans cet esprit universel et intemporel qui fut le sien tout au long de sa vie. La simplicité des traductions n’a d’égale que la grandeur majestueuse des textes.  Ainsi, ce final du psaume 82 :

« Je disais : Vous êtes des dieux,
 Vous êtes tous fils du Très-Haut.

 Eh bien, vous mourrez comme l’homme,
Vous tomberez comme les princes. »

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés (1947-2004), réunis par J. Réda, préface de JMG Le Clézio, Gallimard, 20012, 490 pages, 26 euros

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés (1947-2004), réunis par J. Réda, préface de JMG Le Clézio, Gallimard, 20012, 490 pages, 26 euros

On le sait, la prose de Jean Grosjean était toute tissée des fils d’or de la poésie, elle s’entrelaçait avec l’écriture des vers comme dans une tapisserie sacrée. Ainsi, dans ce début de Jonathan, paru dans la NRF en 1993 :

« Une hirondelle s’attarde en l’air pour voir plus longtemps que moi le soleil me préférer l’ombre. Les feux du soir s’éteignent à l’horizon comme les paroles des anciens sur les seuils. Que pouvions-nous faire d’autre ? »

Son regard critique était libre, aigu, généreux. Il avait le génie des phrases éclairantes, qui synthétisent en quelques mots les qualités d’une œuvre, l’originalité d’un poète ou d’un penseur. À propos de Pierre Oster, il nous donnait en 2003 une vue générale de la poésie qui mérite d’être méditée, tant elle est juste et stimulante :

« Les poètes qui s’éprennent de la beauté la cachent souvent derrière des tueries épiques ou des désespoirs élégiaques, mais ceux qui préfèrent la vérité ne la montrent qu’à travers de faciles désordres ou des hideurs épatantes. C’est qu’on ne peut que voiler ce qu’on révère. Or le voile que déploie Pierre Oster a une transparence qui émeut tant elle nous met presque en tête à tête avec l’univers. »

 Le parcours poétique de Jean Grosjean révèle sans doute plus d’évolutions, depuis Apocalypse ou  Terre du temps jusqu’ aux derniers volumes, dont le charme tient à si peu de mots, à un chant crépusculaire comme sur un parvis encore dans la brume.

Mais on admirera dès 1962, dans la NRF, ses « élégies mineures » qui semblent présager déjà La rumeur des cortèges et Les vasistas.

Les nuées stagnent sur le pays.
Je  traverse les champs.
 

Je traverse mes jours dont luisent
quelques-uns faiblement.
 

Qu’au moins fleurisse à ma rencontre
le merisier des lisières.
 

S’il restait les mains vides
d’où nous viendrait de reprendre âme ?
 

C’est ce marcheur infatigable qui fut pèlerin de vérité  que nous avons pour compagnon dans ce livre. Sa voix vibre dans une tonalité unique, elle porte le message de l’éternel, celui de ce Dieu incarné sans qui l’humanité n’aurait pas de sens. « Ne rien créer », disait-il en 1956, « Seulement détecter les connivences entre le mot et l’être. » Jean Grosjean les a détectées et transmises admirablement.

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées (1952-2005),Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées (1952-2005), Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

« Notes sauvegardées », le volume de Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre (Le Bruit du temps), vient achever la série des volumes parus autrefois chez Gallimard, La Semaison (2 volumes) et Observations et autres notes anciennes. On retrouve, de 1952 à 2005, le poète en voyage, lecteur et mélomane, rêveur et guetteur d’invisible. Certains textes, plus longs, parlent de malheurs : mort de son beau-père en 1966, mort de sa mère en 1974…Relisant les épreuves de Chants d’en bas, le poète médite sur son écriture et nous livre un précieux aveu sur sa recherche de la vérité de l’expression, qui n’est autre que le signe de sa soif intense de la Vérité. Il revient sur la mort de sa mère et écrit :

Même si je viens d’écrire que je devrais veiller plus sévèrement que jamais à la propriété, à la justesse de mes mots, je dois céder aux images si elles me viennent sans que je les aie cherchées, ni même attendues. Je dirai donc aussi que c’était, ce cadavre blanc et si extraordinairement long, mince et raide, comme un couteau qui se serait inséré dans le corps du jour, une lame glacée dont celui qui la tenait ainsi immobile ne pouvait pas être visible, d’aucune façon.

Ainsi, Philippe Jaccottet nous est particulièrement proche dans ces pages où il ne se dérobe pas à ces face à face, à ces contradictions qu’il devine en lui-même comme en chaque être humain. Loin de la « foire aux vanités » littéraire (la page sur le salon du livre de Francfort est éloquente à ce sujet), il nous fait part de ses admirations de lecteur, par exemple à propos de la collection de Pierre Leyris, « Domaine anglais » :

Il me semble que personne, en France, n’est capable d’écrire comme cela – avec cette force concrète et surtout cette apparence de naturel.

Ce sont les impressions fugitives, les notations les plus terrestres ou aériennes qui, dans ces volumes de notes, resteront comme le témoignage le plus pur de cette recherche d’une écriture « concrète ». Ce sont ces passages de nuages et de lumières, traversant le poète, qu’il a le génie de retenir dans ses filets de mots presque impondérables :

  Marche des nuages les uns au-dessus des autres, régulière, lente, ces fruits blancs gonflés des graines de la pluie, éclairés, rosis, mûris par le soleil.

 Le premier matin où flambe la blancheur de l’automne, dans l’air rafraîchi ; l’un des moments de l’année les plus aigus et les plus doux. Le ciel est comme une gloire pâle et aveuglante posée sur les feuillages de l’étendue et la voilant à demi.

La poésie de Philippe Jaccottet dépasse ainsi toutes les définitions formelles de prose et de vers, elle n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se fait discrète et puissante comme la lumière qui l’habite. D’où vient que cette lumière lui semble comme à nous avoir quelque chose de « sacré » ? Cela pourrait s’appeler la grâce. Sans nommer le semeur de sa « semaison », Philippe Jaccottet nous en aura fait sentir la présence. 

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier