1

Regard sur la poésie Native American : Kenzie Allen, « Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique », ou la prise de responsabilité.

(Les poèmes sont reproduits grâce à l’aimable autorisation de l’auteure, qu’elle en soit remerciée).

 

« Je vois la poésie, et l’écriture, comme une responsabilité. La responsabilité envers ce que vous produisez dans le monde et envers les gens du monde. » Ainsi s’exprime Kenzie Allen, toute jeune artiste aux multiples talents, membre de la nation Oneida (Oneida du Wisconsin, elle appartient au clan de la Tortue), donc membre de la grande confédération Haudenosaunee (gens de la longue-maison) connue comme la confédération Iroquoise (formée, en plus de la nation Oneida, des nations Seneca, Cayuga, Mohawk, Onongada, et Tuscarora). Elle partage son temps entre Toronto où elle enseigne, la Norvège où elle a vécu plus jeune, et la réserve Oneida à Green Bay dans le Wisconsin. Elle s’est faite remarquée en remportant le prix de la découverte (92NY discovery prize), puis le prix James Welch qui récompense un poète Indien, le littoral Press Poetry Prize, et enfin le 49th Parallel Award de poésie. Elle a concentré ses recherches universitaires sur la poésie visuelle et documentaire, la cartographie littéraire, et enfin la mise en œuvre de la souveraineté des nations Indiennes par le biais d’un travail créatif.

Son dernier projet de poésie incorpore l’histoire et les histoires intergénérationnelles liées aux mouvements migratoires diasporiques et aux déplacements forcés, incorpore les traditions des Indiens Haudenosaunees et des extraits d’archives comme ceux du pensionnat pour Indiens de Carlisle. Elle aime user de procédés multimodaux. Elle a obtenu une maîtrise d’écriture créative, un doctorat d’anglais, et une licence d’anthropologie. Elle est aussi photographe à ses heures.

Son idée de la poésie documentaire est liée à son ambition de poète, quelqu’un-e qui doit jouer les rôles d’interlocuteur culturel. Il-elle doit être un-e interprète débordé-e par son imagination, et doit s’engager, il-elle est un-e militant-e. Kenzie dit trouver de la joie dans le fait d’être une descendante des Indiens Oneidas, elle dit trouver la poésie dans la communauté. Elle dit que la poésie et la musique constituent sa force. Sa grand-mère était une chanteuse d’opéra, et son nom Oneida signifie Celle-Qui-Va-Seule-en-Jouant-de-la-Musique.

La musique, la musicalité, sont ce qui relie et se réfère au langage quel que soit le medium utilisé. Elle affirme aussi que la poésie vit dans une expérience de communauté, que le pouvoir qu’elle acquiert se fait par l’intermédiaire des connexions créées dans une communauté, que les lectures de poésie sont des incarnations du souffle et des rythmes du poème, qui la laissent médusée et qui ont un fort impact sur elle. Elle dit aussi que la poésie est un autre moyen de comprendre, un autre outil de compréhension, que dans l’espace d’un respir la poésie vous fait traverser différents paysages, qu’elle est le contraire de la compartimentation : « What I love about poetry is the wholeness it affords » (ce que j’aime à propos de la poésie, c’est la complétude qu’elle offre. »

Le premier titre du poème qui va suivre était : Plus d’Indien calme, que des éclairs. Publié dans le magazine the Paris Review,  le titre a été modifié en :

 

Calmes comme des éclairs

Et reçue de toi je l’ai conservée comme une mise à mort,
mon nom, mon héritage, ma rancœur
et le petit trou derrière l’épaule

où je peux être blessée. La longue-maison
en allumettes que j’ai taillée, les ormeaux
la remplissant attachés avec des cheveux, des tasses Utes

à café peintes et des tortues en fer un feu de paille
d’identité, un œil en amande surveillant
entre les bibliothèques blanches

et les photographies de villes, vergers,
tombeaux, une vieille planche à repasser
abandonnée dans la rue devant notre ancien logement,

des bougies que j’ai allumées à Lisbonne pour toutes les femmes
que j’avais aimées. Des animaux qui ne sont plus
avec nous. Des animaux qui ne sont plus

à nous. Une telle étendue de paysage dont je ne
peux pas m’occuper, farouche comme un visage d’enfant,
émietté sous la sécheresse,

bordé de sel. J’ai conservé le nénuphar,
comment les médecines étaient données
au Clan de l’Ours, la Donneuse de nom,

comment ses paroles m’avaient
rendue plus sombre. La bague en turquoise
et comment les esprits sont satisfaits

que l’on donne cela qui avait été
tellement admiré, la sweetgrass*
dans mon tiroir à chaussettes, l’exact volume

d’air que mes poumons et mon ventre
peuvent contenir alors que j’essaie d’en respirer
et d’en avaler sa douceur. Chaque perle, chaque boucle

de chaque collier trésor—
j’ai gardé les piquants de porc-épic
dans ma gorge, je laisse l’eau me noyer

chaque nuit dans mon canoé
fond-de rivière, je suis funambule
depuis  mon arrivée sur terre,

depuis qu’ils ont fait monter le sol
et fabriqué une île ceux qui n’ont pas
péri dans le plongeon. Depuis que l’île a rampé

jusqu’à devenir continent, j’ai été
coquille et mémoire, calendrier et foyer.

 

Sweetgrass : Hierochloe odorata, aussi connue sous les noms de foin d'odeur, avoine odorante, hiérochloé odorant ou herbe aux bisons, est une plante herbacée vivace de la famille des Poacées, originaire de l'hémisphère Nord

 

Quiet as Thunderbolts

And I kept it from you like a kill,
my name, my legacy, my shoulder
chip and the small hollow beneath

where I can be wounded. The Longhouse
I whittled to matchsticks, abalone
filling up with hair ties, Ute painted

coffee mugs and iron turtles a pan-flash
of identity, an almond eye watching
from between the white bookcases

and photographs of cities, orchards,
graves.
A lonely ironing board
left to the street outside our old place,

candles I lit in Lisbon for all the women
I have loved. Animals who are no longer
with us.
Animals who are no longer

ours. So much landscape I can’t
tend to, wide as a child’s face
and crumbled in drought,

rimmed in salt. I kept the Water
Lily, how Bear Clan was given
the medicines, Namegiver,

how she made me darker
with her words.
The turquoise ring
and how it pleases the Spirits

to give that which has been
so admired.
The sweetgrass
in my sock drawer, the exact volume

of air I can fit in my lungs and belly
as I try to swallow and breathe
its sweetness.
Every bead, every

loop of every treasure necklace—
I kept porcupine quills
in my throat, I let the water drown me

every night in my river-bottom
canoe.
I’ve been sleepwalking
since I got to this earth,

since they brought up the soil
and made an island, those who did not perish
in the dive.
Since the island crawled

into a continent, I’ve been
shell and memory, calendar and hearth.

 

Ce poème montre combien l’identité Indienne prend de plus en plus de place dans la conscience de Kenzie. La fin du poème célèbre cet héritage Indien en faisant allusion au mythe de la création, en montrant la fierté ressentie mais aussi les épreuves que subissent les Indiens encore aujourd’hui. Kenzie dit que sa famille a subi les conséquences de la politique d’assimilation mais elle n’a jamais renoncé à sa part d’héritage Indien, et elle a été transmise aux enfants.

The 92nd Street Y, New York., lecture par Kenzie Allen.

Kenzie se rappelle que durant son enfance, elle se trouvait assaillie par les stéréotypes négatifs plaqués sur les Indiens, et clamer son identité Indienne était un acte de courage. D’où ce “I kept it from you like a kill” (cette identité conservée comme une mise à mort). Ce poème est une façon de dire stop, arrêtons les clichés, cessons de prétendre savoir ce que c’est d’être Indien, façon de témoigner et d’affirmer que l’indianité n’est pas une valeur figée, qu’il n’y a pas une indianité unique. Et que quel que soit l’endroit sur terre où elle voyage, Kenzie emporte la sweetgrass afin d’avoir toujours avec elle l’odeur de la réserve Oneida dans l’état du Wisconsin, car où qu’elle soit elle est Oneida. Le titre quant à lui encourage les Indiens à être fiers et à assumer leur héritage, leur identité Indienne. Elle les encourage à ne pas ressembler au cliché de l’Indien imperturbable au visage fermé, ils doivent désormais envoyer des éclairs, ils doivent rayonner.

Un poème publié récemment (septembre 2022) dans le prestigieux magazine POETRY, intitulé End of the Trail-Fin de la piste, évoque l’auteure et sa mère dans la maison de la grand-mère après son décès. La réflexion sur ce qui dure, ce qui cesse ou ce qui s’évanouit, la réflexion sur la possibilité de chacun de prendre le relais sous l’œil des anciens afin que l’histoire à la fois commence et se perpétue, mènent à la compréhension et au consentement de l’auteure : elle assume l’héritage, avec enthousiasme et conviction, elle prend les rênes désormais.

Fin de la piste

Simple reproduction, vous pourriez la transporter,
Vous pourriez la porter dans vos bras ;

Suffisamment petite—                     mais je tombe en ruine,
                                                              je m’érode, à ses pieds.

 

J’ai grandi sur ce sol, dans la maison de ma grand-mère.
Sur chaque surface une statue. Sur chaque mur

des chefs enturbannés, des femmes avec des bébés sur le dos
recueillant de l’eau,

des hommes à cheval qui montrent le chemin
dans une neige épaisse. Comme si notre maison était un musée,

comme si le musée te voyait enfin
             dans tous les sens,

et pourquoi pas—collecter aussi les Russels, Millers et Wyeths.
Ce que chacun de nous savait de nous

dans ce qui restait.

Je demande qui a récupéré les Remingtons, les copies,

quand elle est morte.

Juste un autre Indien
affalé sur son cheval.

comme si je pouvais

                                              dans plus que la mémoire

détenir l’objet en l’air,
une urne, tremblante,

 une photographie que vous ne pouvez pas vraiment faire sortir
 

comme cette Bible qui a reposé à côté d’elle
de très nombreuses années, a survécu à une guerre nouvelle ;

a survécu aux bombes ;
mais les bombes ont apporté l’inondation,

et maintenant le livre des martyrs est taché ;
ne parle qu’au travers des marges

sur les bords. Tout le monde faisait ça
à l’époque—me dit-on,

tu tiens l’objet en l’air. Vous questionnez.
Aucune histoire ne sort.

En ces années de tranquillité,
rien que les archives ;

pas de photos d’enfance, pas de langage
camouflé dans le coin de la page—

il reprend seulement son souffle,
il leur survivra tous,

il est, après tout,
fait de pierre.

Fin ou infini ?
J’voudrais pouvoir vous l’dire—

Cette silhouette particulière,
un bronze verdissant au fil des ans—

 

la plaque est si petite.
Aucune explication ne convient.

Pas de sol plus ferme
sculpté dans les coins.

 

Dans le grand fauteuil en cuir qui était son trône,
elle montrait du doigt chaque cadre penché, dis-moi :

 L’Indien en Sa Solitude
est de travers

Le Dernier des bisons,
Dernier des Mohicans

Tous ces derniers
dureront plus que nous deux.

N’oublie jamais,
même si tu le pouvais, 

qui tu es.
Leurs yeux surveillent

depuis les murs, depuis les tombes.
Ce n’est pas la fin.

Parfois les histoires t’attendent
pour commencer.

À qui cela appartient-il à présent,

demandé-je à ma mère, qui sait le chemin
que chaque poinçon de bijouterie a suivi,

le Wedgwood, Frankoma*, toutes les petites statues,
mais elle ne sait pas où c’est parti,

les rênes délicat en cuivre que je peux encore sentir
se courber sous mes mains,

les pistolets parfaitement
forgés, la torsion des vertèbres

du cheval, les sabots
qui labourent

en un mouvement brillant


pareil au métal qui pourrait bien bondir
de la plinthe.

Charles Marion Russell est l’un des plus grands peintres de l'ouest américain avec quelque chose comme 2 000 tableaux représentant les cow-boys, les Amérindiens et les paysages du Far West de la fin du XIXᵉ siècle.
Jacob Miller (1810 -1874) est connu pour ces tableaux représentant des trappeurs et des Indiens d’Amérique engagés dans le commerce des fourrures.
Andrew Wyeth est un célèbre artiste américain spécialisé dans les peintures réalistes de personnes et de paysages
Frederic Sackrider Remington (1861-1909) fut un peintre américain, dessinateur et sculpteur qui représenta l’ouest américain.
Wedgwood : fabrique de poterie et de faïence
Frankoma : poterie

 

End of the Trail    

Mere reproduction, you could carry it with you,
you could carry it in your arms;

small enough—                                            but I crumble,
                                                                  erode, at its feet.

 

I grew up on this ground, in my grandmother’s house.
On every surface, a statue. Every wall

with cloth-turbaned chieftains, women gathering water
with babies on their backs,

men on horses who point the way
deep in snow. Like our home was the museum,

                                           as though the museum saw you
                                                 every which way, at last,

and why not—collect the Russells, Millers, Wyeths*, too.
What any of us knew of us

in the what was left.

I ask who got the Remingtons, the replicas,

when she passed.

Just another Indian
slumped on his horse.

 

As though I could

                                              in more than memory

hold the object aloft,
an urn, trembling,

a photograph you can’t quite make out
 

like that Bible which has lain beside it
so many years, survived a newer war;

survived the bombs;
but the bombs brought on the flood,

and now the book of martyrs is water-stained;
speaking only through the edges’

marginalia. Everyone did that
in those days
—I’m told,

you hold the object aloft. You ask.
No stories issue forth.

In those years of quiet,
nothing but the archives;

no childhood photographs, no language
tucked in the corner of the page—

he is only catching his breath,
he’ll live past them all,

he is, after all,
made of stone.

End or enduring?
Wish I could tell you—

—this particular silhouette,
a bronze greening over years—

the placard is so small.
No explanation fits.

No firmer ground
sculpted in the corners.

In the great leather armchair that was her throne,
she’d point out every tilted frame, tell me:

The Indian in His Solitude
lies crooked.

The Last of the Buffalo,
Last of the Mohicans,

all that last
outlasting us both.

Never forget,
even if you could,

who you are.
Their eyes still watch

from the walls, from the graves.
This is no end.

Sometimes the stories wait for you
to begin.

To whom does it belong now,

I ask my mother, who knows the path
every stitch of jewelry has taken,

the Wedgwood, Frankoma, all the little statues,
but she doesn’t know where it’s gone,

the delicate copper reins I can still feel
bend beneath my hands,

the perfectly wrought
pistols, horse spines

twisting, hooves
churning

in brilliant motion
                                                                                          like the metal might fair leap
                                                                                                     from the plinth.

 

Dans le poème suivant, publié par la revue Apogée, Kenzie dénonce avec une ironie mordante, la façon dont les scientifiques véhiculent et transmettent les stéréotypes à travers les siècles. Leurs conclusions inévitablement servent la doxa en vigueur et placent toujours l’occident du côté des civilisations avancées ; ou encore plaident pour la théorie du passage en Amérique par le détroit de Behring par des populations asiatiques afin d’expliquer l’origine des populations Indiennes, faisant de ces dernières des groupes colonisateurs comme n’importe quels autres, minimisant ainsi l’illégalité de l’invasion européenne.

Bonk! Performance Art Series presents: poet, Kenzie Allen. February 25, 2017, Racine, Wisconsin.

 

Détermination d’affinité raciale

Une arrête nasale galbée, un maxillaire arrondi
et cette pression d’une incisive dentelée,

celle-ci est asiatique (selon toute probabilité). Nous ne pouvons en être certains
quand seul un os reste, mais comparez

la longueur ulnaire, la saillie mandibulaire, ces signes
de l’origine. Mongoloïde, caucasien, morphes alternatifs des orbites
leur douce inclinaison pour que baignées de soleil, elles soient couvertes,

à la façon dont Draw Girls Around The World* expliquait
le réalisme ethnique. Faites-lui des lèvres larges et pleines
donnez-lui de belles hanches et des épaules étroites
définissez son muscle donc. Ils ne disent pas
qu’il démarre du squelette, en fragments de fragments
ou que les 0,02 gramme pourraient être une erreur de l’utilisateur
ou pourraient signifier que vos ancêtres vous ont envoyé en aval de la rivière
dans un panier. Il n’est en rien fait mention de la variabilité
et comment à chaque fois que vous regardez son crâne

il change, comment vous ne pouvez pas vous-même vous enlever la peau
et poser des questions à votre corps.

Draw Girls Around The World : Dessiner les filles du monde entier (serait un manuel imaginaire)

Determination of Racial Affinity

A shapely nasal spline, rounded maxilla
and that flick of a scalloped incisor,

this one is Asian (in all likelihood). We can’t be certain
when only bone remains, but compare

ulnar length, mandibular jut, these caveats
of origin.
Mongoloid, Caucasoid, alternate morphs
for sun-soak, overcast, sweet tilt of the sockets

the way Draw Girls Around The World explained
ethnic realism. Make her lips large and full,
give her beautiful hips and tiny shoulders

define her muscle thus. They don’t say
it starts in the skeleton, in fragments of fragments
and the .002 gram that could be user error

or could mean your ancestors sent you down the river
in a basket, nothing mentions variability
and how every time you look at that skull of hers

it changes, how you can’t pull off your own skin
and ask your body questions.

 

Si les poèmes de Kenzie Allen ont un caractère militant et documentaire ainsi qu’elle le réclame, elle porte cependant une véritable attention à la nature et elle s’est retrouvée à surveiller une forêt en Oregon l’été dernier(état dévasté par les incendies en 2022). Cette responsabilité plus la beauté des paysages, l’observation des oiseaux, des fourmis, etc.,  lui donne le sentiment de vivre une vie pleine de sens. Dans un des poèmes qui lui ont valu de remporter le prix  de la découverte, elle parle d’un daim, dont le nom en Oneida suggère l’idée de paix, il est vu comme « le paisible ». Il regarde son reflet dans les lacs, il craint les loups capables de « dévorer le monde », et se demande ce que c’est que la paix, ou même ce qu’elle a pu être. On sent que par un processus d’identification l’auteure se voit en daim, elle ne veut pas se promener seule en forêt, elle a conscience d’être une proie possible pour les chasseurs ou prédateurs de tous ordres. Un autre poème récompensé est un lipogramme, c’est-à-dire un poème d’où sont exclues certaines lettres. Dans ce poème, Kenzie s’en tient aux seules treize lettres que la langue anglaise et la langue Oneida partagent. Le titre du poème est : Même le mot Oneida ne peut s’écrire en langue Oneida, ce qui est un formidable symbole de la façon dont les cultures Indiennes ont été effacées par la colonisation et les politiques d’assimilation.

Kenzie a participé au premier volume d’une anthologie dont le titre est Embodied (Incarnées). Il s’agit d’un livre de poésie traitée par la bande dessinée, à caractère féministe. Cette anthologie présente des visions du corps aussi bien mystiques que douloureuses, joyeuses ou extatiques ou ancrées… Il s’agit d’une collaboration entre artistes de bandes dessinées et de poètes femmes représentantes de genres différents allant de la cis au trans en passant par non-binaire.

On l’a compris, cette jeune-femme fera son chemin sur des routes pluridisciplinaires qui lui permettront et de montrer ses divers talents, et de coller au rôle de poète tel qu’elle le comprend, en assumant et son identité Oneida et sa responsabilité de citoyenne appartenant à deux nations. Ainsi que l’auteure Sioux Oglala Layli Long Soldier l’a exprimé dans son livre Whereas (traduit en français sous le titre Attendu que aux éditions Isabelle Sauvage), c’est investie de cette double citoyenneté qu’elle doit écrire, se faire des amis, manger, travailler, écouter, observer et qu’elle doit constamment vivre.

Présentation de l’auteur

Kenzie Allen

Kenzie Allen est professeure adjointe d'anglais à l'Université York, spécialisée dans la création littéraire et les littératures indigènes. Ses recherches portent sur la poétique documentaire et visuelle, la cartographie littéraire et la mise en œuvre de la souveraineté autochtone par le biais d'œuvres créatives. Elle est une descendante de première génération de la nation Oneida du Wisconsin. Kenzie a reçu le prix de poésie 92NY Discovery / Joan Leiman Jacobson, le prix James Welch pour les poètes indigènes de Poetry Northwest, le prix 49th Parallel en poésie de Bellingham Review et le prix de poésie de Littoral Press. Son manuscrit, Cloud Missives, a été nommé finaliste de la National Poetry Series 2022. Ses poèmes sont publiés dans Poetry magazine, The Iowa Review, Narrative magazine, Black Warrior Review, Boston Review, Best New Poets et d'autres publications.

Kenzie a obtenu son doctorat en anglais et en écriture créative à l'université du Wisconsin-Milwaukee, où elle était boursière du R1-Advanced Opportunity Program, récipiendaire du Chancellor's Award, et TA en American Indian Studies. Elle a obtenu une maîtrise en poésie du Helen Zell Writers' Program de l'université du Michigan et une licence en anthropologie de l'université Washington de Saint-Louis. Elle est rédactrice en chef d'Anthropoid et fondatrice d'Apiary Lit. Née dans l'ouest du Texas, elle partage aujourd'hui son temps entre Toronto (Ontario), Trondheim (Norvège) et la réserve Oneida de Green Bay (Wisconsin).

Auparavant, Kenzie a contribué à des startups technologiques en tant que conceptrice web, produit et ui/ux. Elle est membre de la High Plains Society for Applied Anthropology, de la Native American and Indigenous Studies Association (NAISA), du Center for Indigenous Knowledges and Languages de l'Université York, et elle est archiviste et guetteur de feu bénévole pour la Sand Mountain Society.

© Crédits photos Photo courtesy of the poet.

Poèmes choisis

Autres lectures




De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ?

INTRODUCTION

Le Surréalisme, terme employé pour la première fois par Guillaume Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias1, a été institué en mouvement artistique par André Breton, à partir de 1924. Il s’est construit autour d’un certain nombre de dogmes esthétiques parmi lesquels le déni total de la mémoire. Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée.

Cette instance psychique, on le sait, convoque les souvenirs, transpose les réminiscences, véhicule des académismes et une éducation apprise et éprouvée. Autant de choses que le Surréalisme réprouve, les imputant au compte d’un monde qui a échoué dans sa vocation à édifier l’être. L’écrivain surréaliste prétend donc renoncer à la faculté mémorielle, s’il ne la nie pas. Dans ce sens, il ne s’agirait, dans l’acte d’écriture, que de donner sens et valeur au présent et à l’avenir par des formes artistiques hardies d’outrage contre les formes du passé et promptes à « réinventer la vie ». Concrètement, le surréalisme, sous la houlette de Breton, invente des techniques de création ayant pour vocation d’évincer les phénomènes mémoriels de l’art. Ce sont : l’écriture automatique, le sommeil hypnotique, le hasard objectif, etc. On peut, à juste titre, se préoccuper de savoir si la mémoire a été véritablement et définitivement boutée hors des stratégies scripturaires des surréalistes ou si elle s’est insidieusement faufilée entre les lignes de leur art poétique, pourfendant ainsi une disposition doctrinale ; des marques de la survivance mémorielle semblant se trouver incrustées à travers des procédés figuraux et énonciatifs, en plus de quelque présomption afférente à la métrique classique. Pour intégrer l’épineuse problématique de l’hypothétique intervention de la mémoire dans l’écriture surréaliste, nous avons recouru à André Breton, sa figure centrale, du reste.

Portrait d'André Breton © Victor Brauner.

D’où le sujet suivant : « De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ? »  L’objectif poursuivi est de savoir si André Breton, chef de file du mouvement et fervent négateur de la mémoire, réussit son pari nihiliste à l’égard de cette instance psychique ou si, malgré tout, celle-ci s’impose inconsciemment ou irréversiblement dans l’effusion de son art.

Notre hypothèse est qu’André Breton produirait un art qui s’efforcerait d’ostraciser les ingrédients de la mémoire sans, toutefois, y parvenir dans l’absolu. Du coup, les stratégies antimémorielles et celles relevant de sa survie génèreraient des valeurs esthétiques en passe d’enrichir son art. Et comme matière illustrative d’analyse, l’étude élit les recueils Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau. La problématique qui sous-tend l’ensemble de la réflexion est la suivante : comment la mémoire qui, principiellement, est   révoquée hors du champ de l’art surréaliste brétonien, s’y retrouve comme pertinemment diffus ? Quelles sont les stratagèmes poétiques qui permettent de faire fonctionner cette double démarche ? Le Surréalisme de Breton serait-il, en définitive, un dessein d’utopie sur la question précise du phénomène mémoriel ?

Pour dérouler la réflexion, trois herméneutiques seront convoquées. Ce sont : la psychocritique, l’intertextualité et la poétique. La première est la conception méthodologique de Charles Mauron et consiste à quêter les traces de l’inconscient psychique d’un auteur dans son texte, eu égard aux images obsédantes qu’il y sème. Ici, cette critique permettra d’apprécier si le flux continu des images dont use Breton n’a aucun rapport avec la mémoire ou si, au contraire, il en porte la trace. L’intertextualité, elle, se conçoit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Gérard Genette, 1982, p.8). Elle servira à étudier la pratique intertextuelle, c’est-à-dire la référence à d’autres textes ou auteurs comme relevant, plus ou moins, d’une implication du mémoriel. La poétique, pour sa part, s’entendrait comme « la recherche des lois (générales) permettant de rendre compte de la totalité des œuvres (particulières). » (Maurice Delcroix et Ferdinand Hallyn, 1987, p.11). En un mot, la poétique, en tant que théorie littéraire usuelle, se résumerait à l’examen des pistes thématiques et formelles des textes de Breton, sous le rapport de leurs complexités techniques, figuralement inventives, et métriques, imputables ou non à l’hypothèse d’un phénomène mémoriel.

Le travail s’articule en trois parties dialectiquement interconnectées. La première intitulée « de la mémoire comme d’un mythe dans la poésie de Breton » consistera à indiquer les signes textuels qui fondent en théorie la proscription de la mémoire dans la création poétique de Breton. La deuxième, « De l’impossible aliénation de la mémoire chez Breton » se consacrera, en revanche, aux indices de la présence obstinée de la mémoire dans l’art du poète-idéologue français. La troisième, quant à elle, intitulée « Dédire et dire la mémoire : les enjeux d’une (im)posture », situera les enjeux du presqu’inédit ‘’Absence/présence’’ du mémoriel dans l’écriture du maître du surréalisme.

André Breton, Clair de Terre, L'Union libre, lecture de poème en ligne. Auguste Vertu.

  1. DE LA MEMOIRE COMME D’UN MYTHE DANS LA POESIE DE BRETON

La mémoire a été l’objet d’un traitement variable dans les différentes instances de la science et de la connaissance, et ce, depuis les travaux inauguraux d’Hermann Ebbinghaus2.Nous ne ferons pas l’inventaire des conceptions assez divergentes sur la question mais, délibérément, nous nous limitons à des approches qui restituent l’entité abordée  sous un angle opérant. Si les Behavioristes3 nient toute idée de mémoire, limitant la vie de l’homme à son comportement et non à une intériorité qui collecte et structure des souvenirs, les tenants de l’approche structurale4 de la mémoire admettent, eux, son existence et la scindent en deux sous-catégories. Ce sont : la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Chacune jouit de spécificités identifiables grâce à un travail définitoire. Selon Gilles Deleuze (1998, p.47) :

La mémoire volontaire va d’un actuel présent à un présent qui « a été », c’est-à-dire à quelque chose qui fut présent et qui ne l’est plus. Le passé de la mémoire volontaire est donc doublement relatif : relatif au présent qu’il a été, mais aussi relatif au présent par rapport auquel il est maintenant passé. Autant dire que cette mémoire ne saisit pas directement le passé : elle le recompose avec des présents.

Cette définition appelle au moins trois conséquences. Primo, la mémoire volontaire dépend concomitamment de la volonté et de la conscience de celui qui se rappelle une information. Secundo, elle est utilitaire car elle aide celui qui se souvient à faire revenir des souvenirs pour un besoin immédiat. Tertio, cette mémoire ne « saisit pas directement le passé » mais « le recompose ». Autrement dit, les souvenirs ne sont pas restituables dans leur entièreté ; ils comportent des vides qui, chez l’artiste, seront comblés, recomposés par le geste de création : fiction, images et ton.

La mémoire involontaire, pour sa part, comme son nom l’indique se passe de l’intelligence et de la volonté du sujet qui se rappelle le passé. Elle est toujours déclenchée par une ou plusieurs sensations provenant des organes de sens. Jacques Zéphir (1990, pp.152-153) dira, à cet effet, que « le point de départ du souvenir involontaire est […] une sensation oubliée qui se réveille, fraiche et active, ce qui soulève de proche en proche, jusqu’au fond de notre inconscient, les souvenirs de notre vie passée ».

La mémoire, telle qu’on vient de la voir, peut être au départ de la mystique de la création. Marcel Proust en est l’apologue avéré. Dans ses livres, en effet, le temps qu’il croit perdu est retrouvé grâce au travail mémoriel. A travers l’expérience de la madeleine, notamment, il montre comment la mémoire involontaire est générateur d’écriture. Pour lui, le plus important dans la vie d’un homme demeure, « le passé dont les choses gardent l’essence et l’avenir où elles nous incitent à le goûter de nouveau. » (Marcel Proust, 1954, p.885).

Breton, au contraire de Proust, s’évertue à effacer la mémoire. Pour y parvenir, il procède de plusieurs manières. Parmi celles-ci, on peut citer l’abstraction de la vie antérieure par l’écriture automatique, le désordre scripturaire, reflet d’une impression de folie, et les actants amnésiques.

André Breton, Sur le route de San Romano, lecture par l'auteur, Poème.

I.1.  La vie antérieure récusée par l’écriture automatique

La vie antérieure, c’est celle qui se souvient du passé, de l’enfance et de l’adolescence comme d’autant de phases contributives à l’édification de l’être. Généralement, les poètes sont réputés pour la densité de leur vie antérieure dont ils communiquent rétrospectivement les contours au lecteur par la magie du langage imagé.

Chez Breton, au contraire, la vie antérieure est dévoyée par la pratique de l’écriture automatique. En tant que performance scripturaire pulsionnelle immédiate et en situation, non régentée par le diktat de la Raison, l’écriture automatique est un prétexte pour   déconnecter l’art du passé. Il s’agit d’un automatisme qui confie et confine la destinée de l’écriture au mouvement du stylo et de la main, sur le support graphique choisi par l’artiste, sans retour ou recours au décor antérieur de l’être et aux expériences qui s’y sont cristallisées. André Breton, (1966, pp.104-105), écrit :

Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momentanément abstraction de tout autre point de vue que poétique […] Je me borne à indiquer une source de mouvements curieux, en grande partie imprévisibles, source qui, si l’on consentait une première fois à suivre la pente – et je gage qu’on l’acceptera- serait, à ébranler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un magnifique torrent. […]

Le poète est clairement en phase de performance ou d’effusion créatrice, dans un strict rapport au présent comme l’attesterait le participe présent (« écrivant ces lignes »). Les métaphores aquatiques (« source », « torrents ») plaident pour une écriture fluide, au flux continu, gage d’identification de l’écriture automatique. Faire « abstraction de tout », en tant qu’enjeu de cette écriture in situ, est l’indicateur d’un nihilisme global qui, sur un plan psychologique, figure une posture de l’oubli ou de la négation de toute antériorité. Ainsi, les souvenirs d’enfance sont-ils volontairement ostracisés (André Breton, 1966, p.115) :

Un musicien se prend dans les cordes de son instrument
Le pavillon Noir du temps d’aucune histoire d’enfance
Aborde un vaisseau qui n’est encore que le fantôme du
sien.

Le déterminant « aucune » ainsi que le lexique du deuil (« noir », « fantôme ») participe d’une volonté d’effacer toutes les traces de l’enfance, indice vectoriel du passé qui vit en l’adulte. C’est aussi sous la forme d’une attaque en règle contre le conte qu’André Breton ruine la chaine du temps et se montre sans concession pour le passé.

Par définition, le conte est un récit imaginaire dont les évènements sont sensés s’être déroulés à une époque plus ou moins lointaine. Selon toute vraisemblance, l’évocation du conte est une sublimation du passé lointain, avec son corollaire baudelairien de royaume de l’enfance, ancrage du souvenir que le poète du surréalisme s’impose d’oblitérer : « Si, l’esprit désembrumé de ces contes qui, enfants, faisaient nos délices tout en commençant dans nos cœurs à creuser la déception ». La métaphore adjectivale (« l’esprit désembrumé de ces contes ») est un propos à charge qui place le conte, genre apologue du passé, sous l’axe d’un inhibiteur toxique de l’esprit. Ici, « délices » et « déceptions » jouent le même rôle syntaxique de complément d’objet direct. Ceci pour mieux mettre en parallèle la dualité nocive d’un genre qui séduit mais déçoit autant que le passé dont il est le laudateur   ou le thuriféraire consacré.    

I.2. Actants et impression d’amnésie

L’amnésie est une perte de la mémoire consécutive à un traumatisme ou à une maladie quelconque. L’amnésique, celui qui souffre de cette maladie, est ignorant de lui-même et de son histoire. Breton génère des actants - personnage, narrateur - qui subissent à volonté cet état pathologique. Dans l’extrait suivant, le personnage mis en scène fini par perdre la mémoire :

       L’histoire dira
Que M. de Nozières était un homme prévoyant
Non seulement parce qu’il avait économisé cent
Soixante-cinq mille francs
Mais surtout parce qu’il avait choisi pour sa fille un
Prénom dans la première partie duquel on peut
démêler psychanalytiquement son programme
La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit
N’a plus après cela qu’une valeur d’illustration

Mon père oublie quelque fois que je suis sa fille
L’éperdu (André Breton, 1966, p.152).

La trajectoire existentielle globale du personnage nommé M.Nozières appelle une certaine dualité sur la question de la mémoire. D’une part, on identifie des évènements reflétant une forte concentration de l’activité mémorielle et, d’autre part, on assiste à la faillite de celle-ci au profit de l’amnésie. La phase de concentration du mémorielle s’exprime par des expressions connotant la logique mathématique (« économisez cent soixante-cinq mille francs »), le libre-arbitre («il avait choisi pour sa fille un prénom »), le sens de l’anticipation (« un homme prévoyant », « son programme »), l’archivage/conservation du savoir « bibliothèque »). L’amnésie, elle, intervient, par la suite, et tient, pour sa part, dans un énoncé qui balaie ou annihile tout évènement antérieur :

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
  L’éperdu

Ici, le raturage de la mémoire procède de ce que le personnage oublie même ce qui ne devrait pas l’être : l’existence de son propre enfant. Ce black-out semble total car il ruine un relationnel normalement immuable, en l’occurrence, le lien parental.

La faillite de la mémoire peut être considérée, en outre, à la lumière de la lexie « l’éperdu » qui, insolitement, se substitue au   nom du personnage. Cette lexie contient, en effet, des sèmes tels que /déboussolé/ désemparé/ sans repères /sans passé/. Ces sèmes vident le personnage de toute assise mentale appuyé sur une capacité à se souvenir. La substitution de l’étiquette de politesse et de noblesse -Monsieur- par un simple substantif péjoratif - l’éperdu- dévoile également une intention satirique. Cet aristocrate amnésique incarne un vieux monde résolument déboussolé et sans repères.

On pourrait également prendre cause de l’effet hyperbolique généré par la nature notoirement excessive de l’oubli pour dire qu’il existe une forme d’inclination médicale du propos et de l’intention de Breton. En effet, c’est bien, et contre toute attente, le prénom de sa propre fille que le personnage a vu s’effacer de sa mémoire. Cette lacune mémorielle induit la maladie de Parkinson. Décrite en 1817 par James Parkinson, cette pathologie neurologique dégénérative chronique,affecte le système nerveux central et provoque des troubles progressifs dont le plus indisposant est la perte des capacités cognitives de type mémoriel. C’est dans le prolongement de l’impression d’amnésie parkinsonnienne qu’on peut situer cet autre extrait : 

On ne sait rien ; le trèfle à quatre feuilles s’entrouvre aux rayons de la
lune, il n’y a plus qu’à entrer pour les constatations dans la maison
vide (André Breton, 1966, p.53).

La maison vide, ici, est une métaphore adjectivale renvoyant à la dégénérescence   mentale, au trou de mémoire qui fait que « l’on ne sait rien ».

André Breton, Je reviens, Auguste Vertu.

I.3. Une impression d’asile psychiatrique par le désordre scripturaire

En considérant la mémoire comme une structure, Richard Atkinson et Richard Shiffrin5 devinaient son fondement résolument ordonné, sa marche logique et procédurale dans le traitement des informations. Autrement dit, logique, ordre et cohérence, sont des indices de la mémoire. Ces indicateurs structuralisants qui s’illustrent comme estampe du mémoriel sont bafoués chez Breton. Pour y parvenir, il fait parler des fous, c’est-à-dire des malades qui, par définition, ont perdu tout contact avec la logique ou la conscience des évidences matérialistes. Habitué à arpenter les allées des asiles de fous – il est médecin psychiatre -, Breton calque son écriture sur la décrépitude mentale de ceux-là qu’il côtoie quotidiennement dans le cadre professionnel. L’écriture bretonienne appelle ainsi une sorte de désordre qui sonne le glas de la logique, surtout, lorsque le discours poétique est assuré par un narrateur dont le propos ressemble à celui d’un aliéné mental. Dans le poème « Vigilance » (1966, pp.137-138), on croirait entendre parler un fou :

A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne subsiste de ce consentement qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des animaux de même
Taille qui me regardent fraternellement ...j’entre invisible dans l’arche.

Le somnambulisme, en tant qu’acte de mobilité inconsciente durant le sommeil, insinue, à partir de la première phrase, un désordre psychologique. Tout autant que les incohérences du discours du locuteur (« je ») illustrent une forme de trouble mental à l’image de l’instant où il se « dirige vers la chambre où il est étendu ». Logiquement, aucune personne ne peut être, à la fois, en mouvement (« je me dirige ») et en position statique (« je suis étendu »). On est en face vraisemblablement d’un propos de délirant. Le locuteur est même sujet d’hallucinations comme en dénotent les métamorphoses subites des objets en êtres vivants (« Les meubles font alors place à des animaux de même/ Taille qui me regardent fraternellement… »).  La métamorphose s’effectue, ici, à l’aide de l’expression « font place à » qui est, tout à la fois, un élément tropique. Autrement dit, les êtres changent d’aspects, passent d’un règne à un autre grâce au changement de sens des mots. Dans l’esprit du poète, les sèmes / animé /, /vivant/, /mobile/, /féroce / de « animaux » contaminent les sèmes /inanimé /, /inerte /, /immobile /non féroce/ de « les meubles ». On est pris dans le tourbillon d’un renversement de la logique, preuve que les bases rationnelles de l’esprit du poète sont sabordées. Le bouleversement de l’ordre va plus loin puisque les animaux vont, à leur tour, se métamorphoser en êtres humains par le truchement de la personnification formée à l’aide de l’adverbe « fraternellement ».

La ruine de la mémoire et, par ricochet, sa relégation au simple rang de vue de l’esprit dans l’écriture de Breton, se fonde sur des apparats formels, discursifs, figuraux et psychologiques, indéniables. En ce sens, on peut dire que ce poète s’accorde à la ligne de conduite officielle du mouvement qu’il a créé. Mais, est-ce toujours le cas ? La réponse à cette question exige l’évaluation d’autres paramètres de l’art de Breton. Ceux-ci, nous allons le voir, vont édulcorer l’idée de départ. Autrement dit, le mémoriel pourrait être une pratique dans l’approche scripturaire et psychologique des textes de Breton.

 

II. DE L’IMPOSSIBLE ALIENATION DE LA MEMOIRE CHEZ BRETON

En marge des attitudes niant la mémoire, il existe sur le terrain de l’investigation langagière bretonnienne, un tracé mémoriel qui s’enclenche fortement par une matérialité que supportent, sans coup férir, les pratiques intertextuelles, les toponymes et l’intrusion de la métrique classique.

II.1. Les pratiques intertextuelles chez Breton : des indices du mémoriel

Toute pratique intertextuelle résulte du souvenir volontaire ou involontaire d’un texte ou d’un auteur antérieurement lu par le scripteur du texte à apprécier. Il s’agit, donc, de la reprise, de la réadaptation ou de l’extrapolation d’un matériau énonciatif et esthétique déjà utilisé.  Les phénomènes intertextuels observés chez Breton sont les marques probantes de collusion entre son art et le mémoriel.  Sa poésie porte, en effet, les traces des noms et des œuvres dont il se souvient. Les dédicaces, les références onomastiques et des bribes de textes d’autres auteurs insérés dans ses textes à lui, en seraient les repères.

Gérard Genette (1987, p.120) définit la dédicace comme « l’hommage d’une œuvre à une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre ». L’hommage dédicatoire procède d’un type de rapport humain direct ou indirect, sensible ou intellectuel institué entre celui qui écrit –  le dédicateur- et celui à qui il rend hommage –le dédicataire. Breton est coutumier des dédicaces, et ses dédicataires sont de plusieurs ordres. On y retrouve ses collaborateurs au sein du mouvement surréaliste: « SAINT-POL-ROUX » (p .35),« Georges de Chirico » (p.37), « Benjamin Péret » (p.47), « Francis Picabia » (p.58) « Paul Eluard » (p. 63), « Robert Desnos » (p.66), « Man Ray » (p.69), Louis Aragon (p. 67).A travers eux, le poète enseigne subrepticement l’histoire de son mouvement. Ces noms auxquels il se souvient et à qui il rend hommage rappellent, en effet, que le surréalisme fut pan artistique : Chirico et Picabia sont peintres, Man Ray est photographe tandis qu’Aragon, Eluard, Péret, Desnos et Saint-Pol-Roux sont des poètes.

Breton joue aussi du souvenir, et donc de la mémoire, par la convocation de l’onomastique d’auteurs célèbres des XVII, XIX et XXe siècles dans ses dédicaces. S’y retrouvent : « RIMBAUD » (p.26), « Paul Valéry » (p.28), « Baudelaire » (p.38), « Germain Nouveau » (p .38), « Barbey d’Aurevilly » (p .38), « Pierre Reverdy » (p .38), « Lautréamont » (p .147), « Le marquis de Sade » (p.165). En les sortant de l’ornière du passé ou de la contemporanéité pour les régurgiter dans la trame de son texte, Breton pose un acte de mémoire qui n’est pas anodin.  Il permet, selon toute vraisemblance, à son lecteur, de visiter l’iconographie des figures majeures qui ont influencé le surréalisme. C’est un aveu à peine voilé de ce que le Surréalisme n’est pas né ex nihilo. Cette école ingère, digère et régénère des axiomes théoriques, des pratiques, des postures marginales déjà promus par des francs-tireurs de l’art et des idées. Il y a, donc, dans tout le processus inventif surréaliste, un recours et une reconstruction d’un existant formel et thématique plus ou moins antérieur. Breton ne peut donc pas nier être une personne à l’abri de l’impact de la mémoire, et dans les actes posés au quotidien, et dans l’instance de création.

Une autre variante du style dédicatoire chez Breton est le dédicataire-personnage d’œuvres. Ici, l’hommage est rendu à des "êtres de papiers". Ainsi a-t-on le texte « POUR LAFCADIO » (p.27). Personnage de Les Caves du Vatican6 d’André Gide, Lafcadio assassine gratuitement un passager du train en le projetant hors d’un wagon. Le meurtre de cet inconnu relève philosophiquement de l’acte gratuit et du libre-arbitre. Partisan, lui-même, de cette approche gratuite des choses, Breton salue, en Lafcadio, un modèle. La majuscule dans la graphie de son nom serait une preuve typographique de cet hommage voulu grandiloquent. Par ailleurs, en se rappelant l’action de ce personnage de roman, Breton synthétise intelligemment poésie, fiction romanesque et philosophie.

Le greffage même de ce personnage de roman dans un texte poétique, par son incongruité et son caractère inattendu, parait être une métaphorisation de la technique du collage. Breton le confesse à la fin du poème « Pour LAFCADIO », il écrit (1966, p.27) :

Mieux vaut laisser dire
Qu’André Breton

 receveur de contribution
de Contributions Indirectes
s’adonne au collage
en attendant la retraite  

L’expression « André Breton…s’adonne au collage » indique très clairement le parti pris du poète pour le collage. L’anadiplose, (« receveur de Contributions/de contributions Indirectes », renforce l’impression de collage car, dans cette figure de construction, c’est le dernier mot d’un vers qui est repris et, donc, en quelque sorte, collé au début du vers suivant. On va voir, à présent que le rappel, dans son écriture, des noms d’endroits notoires, est la preuve d’une inclination mnésique.

II.2. Toponyme et phénomènes mnésiques

La cartographie des lieux de la ville de Paris imprègne les écrits du poète étudié. Ses textes contiennent ainsi des indices référentiels chargés des réminiscences de ses expériences déambulatoires dans la capitale française. Si les lieux et les situations sont réalistes à la base, il n’en demeure pas moins qu’ils sont transmutés par la pulsion figurale et poétique. Soit l’extrait suivant :

J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant : « vie végétative », j’hésitai un instant, on était à la station trocadero, puis je me levai, décidé à la suivre. (André Breton, 1966, p. 39).

« Le métropolitain » est une abréviation de "chemin de fer métropolitain" et désigne le métro de Paris. Une allitération en /a/ est visible dans le passage ci-après : « J’étais assis dans le métropolitain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant. Cette figure microstructurale produit un effet rythmique suivi. Ce long enchainement sonore peut faire penser à la forme de l’engin mécanique dans lequel se déroule la scène. Le geste uniforme de se lever (« elle se leva » /, « je me levai ») crée un effet harmonieux qui rompt le face-à-face tendu entre les deux passagers du métropolitain. Le Trocadéro, quant à lui, désigne un endroit du XVIe arrondissement parisien où se dressait un château imposant du même nom.

On peut citer aussi cet extrait :

Au bas de l’escalier, nous étions avenue des Champs-Elysées, montant vers l’Etoile où d’après Aragon, nous devions à tout prix arriver avant huit heures. Nous portions chacun un cadre vide. Sous l’Arc de Triomphe, je ne songeais qu’à me débarrasser du mien.

Le passage ci-dessus foisonne de références toponymiques qui prouvent que Breton puise son inspiration dans sa culture urbaine. Ici, il se balade sur les « Champs-Elysées » comme en attestent les expressions de mouvement telles que « montant », « vers », « arriver ». Les « Champs-Elysées », réputée être la plus belle avenue du monde, est localisée à Paris. De même, « L’Arc de triomphe » est un monument parisien renommé. Nous avons-là des référents incontournables de la culture française, en général, et de son architecture, en particulier. Au total, le poète désigne des endroits notoires de Paris. Il les connait et les reconnait, s’en souvient comme spontanément et les faire vivre et revivre machinalement par le biais d’un dessein textuel presqu’intuitif.  C’est également par l’usage de la prosodie qu’on prend acte de ce qu’il est porteur de stigmates de sa culture, de l’enseigne d’un ressouvenir systématique.

II.3. Réminiscence de l’esthétique classique : métrique et rythme

Chez Breton, le passé et le souvenir demeurent vivaces grâce à la reconduction et à la reproduction de procédés essentiels de la poésie classique. Les techniques versificatrices dont il use prouvent que l’argument esthétique de la table rase et de l’oubli des antécédents culturels, n’opèrent pas toujours. Son esthétique est arrimée, bien des fois, à l’art ancien et officiel. Attardons-nous, à présent, sur la métrique et la rythmique.

La métrique est l’art de la construction des mètres ou vers. Elle résulte essentiellement de techniques dont l’apogée théorique et pratique se situe à l’âge classique. Qu’ils soient longs (alexandrin, hendécasyllabe, décasyllabe) ou courts (octosyllabe, heptasyllabe, hexasyllabe, pentasyllabe, tétrasyllabe, dissyllabe, trisyllabe...), les mètres ont une charge rythmique. Breton convoque et use de ces techniques comme d’un capital ancien dont il faut tirer profit pour structurer la forme poétique. Le texte « PIECE FAUSSE » (André Breton, 1966 ; p.47) est tributaire de l’actualisation d’un héritage métrique. Y abondent plusieurs mètres courts :

André Breton, L'air de l'eau, Auguste Vertu.

                                           Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de /Bo/hêm(e) = octosyllabe

                                           Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                            Du/ va/s(e) en/ cris=tétrasyllabe

                                             Du/ va/s(e) en = trisyllabe

                                              En/ cris/tal=trisyllabe

                                              Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=octosyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e)=dissyllabe

                                              En/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=hexasyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                              Bo/hêm(e )=dissyllabe

                                                            (…)

Le poète varie son souffle par l’usage d’une métrique hétérogène. Le rythme est rapide et léger ; l’impression qui se dégage est ludique et joyeuse.  Ces impressions sont renforcées par l’apocope de « cristal » aux vers 2 et 3. Il y a apocope car le mot « cristal » devient « cris » par troncation de sa seconde syllabe « tal ». L’effet de bondissement léger et joyeux se renforce davantage avec la répétition de « Bohème » aux vers 10, 11 et 12. En conditionnant les vers courts à suggérer une atmosphère guillerette, le poète se met au diapason de ce qui est admis de tradition sur ces vers à savoir qu’ils conviennent « parfaitement à certaines poésies légères. » (Maurice Grammont, 1965, p. 46). La même idée est reprise par l’aphorisme qui dit : « A mètre court (…) sujet léger » (Brigitte Bercoff, 1999, p.62).

III. DEDIRE ET DIRE LA MEMOIRE : ENJEUX D’UNE IM(POSTURE )

A ce stade de notre analyse, il apparait clair que la complexité du mémoriel   est de mise chez Breton. D’une part, il cède à l’appel des sirènes surréalistes de l’inflation nihiliste du mémoriel et se l’impose comme démarche esthétique. D’autre part, les actes et agissements de sa mémoire affleurent et édulcorent sa posture première. On pourrait supputer sur ce que recèle la négation/existence de la mémoire chez cet écrivain. 

 III.1.  Valeurs du rejet du mémoriel : catharsis, visions médicales et renouvellement de l’art

Au XXe siècle7, la conscience humaine, envisagée à l’échelle collective ou individuelle, est entachée par la vision terrible de l’horreur de la guerre, de la shoah et des pogroms. Tout rapport avec le souvenir, tout report du souvenir parait traumatisant. C’est pour oublier ces meurtrissures, ou pour ne plus les couver dans les strates de son être, que Breton rejette la mémoire. L’oubli ou le nihilisme, par rapport à toute construction mentale antérieure, sert à aseptiser son esprit des débris, des peurs et des blessures qui enfreignent le renouvellement courageux et la régénérescence humaine. La mémoire, pour le contexte et pour Breton, est juste un boulet qui tire vers le bas les élans optimistes de l’être. Elle distille une sorte de puanteur et de déconfiture morale. Sa dénégation ressemblerait, donc, à une catharsis conjuratoire.

Par rapport à la création artistique même, le déni du mémoriel ressemble à   une astuce pour éviter de signer un pacte avec la tradition. Il s’agit, en mimant l’amnésie et la folie, de se donner les moyens de se désaffilier des héritages prosodiques et métriques. Breton ne veut pas que son art soit une récitation presqu’irraisonnée des théories, genres et formes classiques. Il veut concevoir l’inspiration comme un bouillonnement intérieur immaculé où les arguments du passé, de la vie antérieure cessent d’exercer leur tyrannie sur les sens. L’esprit du poète se veut une page blanche où s’inscrira la disponibilité de nouvelles techniques (re)créatives. L’oubli, c’est-à-dire la faille et la faillite de la mémoire, est, au regard de ce qui précède, l’acte psychologique révolutionnaire de mise à mort du classicisme.

L’amnésie et la folie esthétisées chez Breton8 procèdent, sous un autre angle,  de l’intrusion des  sciences médicales dans l’esthétique littéraire. Monsieur de Nozière qui oublie, contre toute attente, le nom de sa propre fille,répond d’une symptomatologie parkinsonienne. De même, le narrateur du poème « Vigilance » (pp.136-137) rentre dans les schémas d’un délire somnambulique à se promener en dormant, et de la pyromanie à mettre le feu à son logis.

III.2. Valeurs des survivances du mémoriel: les inusables déterminismes et le choc des valeurs de l’être en Breton 

Breton est habité, malgré lui, par le souvenir, le passé et l’histoire (littéraire). Il y a, dans les instances de sa psychologie créatrice, une disposition de retour en arrière, à l’invocation et à l’actualisation d’un arrière-pays peuplé par une culture, des idées et des impressions. La mémoire n’est donc pas totalement occultée. Elle fait plus que résister et impacte le jaillissement et la saveur de sa poésie. Quoiqu’haï, le mémoriel s’invite et se dévoile. Les techniques censées l’annihiler n’y parviennent pas totalement. En s’incrustant de la sorte, la mémoire s’illustre dans toute sa complexité et pose une équation de désaveu sur l’axiome surréaliste de "réinventer la vie". Breton est soumis à l’énergie de la pratique mémorielle et du déterminisme mental. Son art semble, en effet, incapable de se forger à partir d’un nihilisme absolu. Il tend à s’inspirer toujours d’un existant formel ou thématique. Même lorsque le nihilisme est voulu, entretenu, planifié et théorisé, il subsiste toujours les traces d’un passé vu ou entrevu, des réminiscences de choses vues, de pratiques formelles avérées. En clair, « aucun homme ne peut donc se séparer de son passé. Ce passé fait partie de lui ; exactement comme nul ne peut dire que son sang soit, chaque jour, un sang nouveau. » (Pierre Daco, 1965, p.165).

En outre, on peut considérer que le mémoriel résume toute la force d’un conflit des valeurs entre le poète-Breton, l’homme-Breton et le psychiatre-Breton. La ferveur et la flamme de la révolution poétique pousse le poète à nier la mémoire et à inventer toute une gamme de techniques scripturaires pour l’anéantir. Mais, l’homme est bien obligé d’admettre que ladite instance est incontournable dans le fonctionnement de l’être, encore plus, dans l’activité de création. Cette complexité constatable, en bien des points de son art, érige la mémoire en un objet d’étrange curiosité que le psychiatre se délecte à étudier avec toute la rigueur scientifique. La complexité découlant du traitement de la mémoire chez Breton, est salutaire car elle est un point d’ancrage à une réflexion sur le renouvellement des instances du psychisme humain et de la création poétique au XXe siècle.

CONCLUSION

La mémoire est une instance psychique complexe dont André Breton fait un usage artistique, pour le moins, original, aux fins d’optimiser la charge esthétique de son art. Dans la doctrine poétique surréaliste bretonnienne, en effet, il est officiellement question de museler la mémoire par des automatismes scripturaires, l’accumulation de procédés calqués sur l’amnésie, la folie et des actants sans passé. Toutefois, l’extinction souhaitée du mémoriel ne s’en trouve pas véritablement de mise, à l’aune de sa création littéraire. Le recours à des intertextes, le rappel des noms de lieux réels ainsi que l’usage d’une métrique classique induisent l’implication de la mémoire dans son art. L’une et l’autre des postures sont porteuses de sens. Si, d’un certain point, l’ostracisation de la mémoire, procédant d’une volonté d’oublier les traumatismes d’une époque violente, de façon telle à initier des canons singuliers pour une inspiration ou une pratique poétique nouvelle, paraît salutaire, de l’autre, la survivance observable du mémoriel révèle que, dans l’être intérieur de Breton, l’homme, le poète et le psychiatre, cohabitent aisément, sans heurt, donc. Pris dans la déferlante audacieuse de son mouvement, il s’est efforcé d’anéantir la mémoire. S’il n’est pas parvenu à ses fins, c’est bien parce que la mémoire reste un allié de tout poète même lorsque celui-ci le voue aux gémonies. Non efficience et efficience du mémoriel chez Breton analysée, ici, à l’aide des herméneutiques convoquées restitue, très clairement, la complexité du travail de création poétique.  

Bibliographie

BERCOFF(Brigitte), La Poésie, Paris, Hachette, Collection Hachette Supérieure, 1999.

BRETON (André), Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau, Paris, Gallimard, 1966.

DACO(Pierre), Les Triomphes de la psychanalyse, Verviers (Belgique), Gérard et Co, 1965.

DELCROIX (Maurice) et HALLYN (Fernand), Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1987.

DELEUZE (Gilles), Proust et les signes, Paris, Quadrige/PUF, 1998.

GENETTE (Gérard), Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.

GENETTE (Gérard), Seuils, Paris, Seuil, 1987.

GRAMMONT (Maurice), Petit Traité de versification française, Paris, Armand Colin, 1965.

PROUST (Marcel), A la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954.

ZEPHIR (Jacques), « Nature et fonction de la mémoire dans à la Recherche du temps perdu » in Philosophie, Volume 2, Paris, 1990.

 

Notes

[1] Guillaume Apollinaire qualifie ce texte de « drame surréaliste » et l’achève en 1917.

[2]Hermann Ebbinghaus (1850-1909).  Philosophe allemand souvent considéré comme le père de la psychologie expérimentale de l’apprentissage.

[3] Le behaviorisme désigne une école d’études de la psychologie créé aux Etats-Unis par John Broadus Watson. Considérant que la mémoire est soumise à une absence totale de modélisation, le behaviorisme conteste toute étude introspective et expérimentale de la mémoire.

[4] Ce sont Richard C. Atkinson, Richard Schiffrin, Neal Cohen, Larry Squire … Leurs travaux divergent sur plusieurs points mais ont en commun de postuler, d’une part, à une existence de la mémoire en tant qu’objet d’étude et, d’autre part, de sa probable structuration.

[5] Richard C. Atkinson et Richard Shiffrin sont deux éminents professeurs américains de psychologie. Ils ont proposé un modèle de mémoire en 1968.

[6]André Gide, Les Caves du Vatican (1914).

[7] C’est aussi le siècle de Breton et de son mouvement, le Surréalisme.

[8] N’oublions que Breton est médecin psychiatre de formation.

Présentation de l’auteur

André Breton

André Breton, né le Auteur des livres Nadja, L'Amour fou et des différents Manifestes du surréalisme, son rôle de chef de file du mouvement surréaliste, et son œuvre critique et théorique pour l'écriture et les arts plastiques, font d'André Breton une figure majeure de l'art et de la littérature française du xxe siècle.

© Crédits photos Association Atelier André Breton.

Bibliographie

Poésie et récits

  • 1919 : Mont de piété (1913-1919), avec deux dessins d'André Derain, Paris, éditions Au sans pareil, coll. Littérature
  • 1920 :
    • Les Champs magnétiques, avec Philippe Soupault, écrits en 1919
    • S'il vous plaît, avec Philippe Soupault, théâtre
    • Vous m'oublierez, sketch
  • 1923 : Clair de terre
  • 1924
    • Les Pas perdus
    • Poisson soluble
  • 1928 : Nadja ; réédition 1963
  • 1929 : Le Trésor des jésuites, en collaboration avec Louis Aragon
  • 1930 :
    • Ralentir travaux, en collaboration avec René Char et Paul Éluard
    • L’Immaculée conception, en collaboration avec Paul Éluard
  • 1931 : L'Union libre
  • 1932 : Le Revolver à cheveux blancs
  • 1934 :
    • L'Air de l'eau
    • Point du jour
  • 1936 : Au lavoir noir
  • 1937 :
  • Le Château étoilé
    • L'Amour fou
  • 1940 : Fata morgana
  • 1943 : Pleine marge
  • 1944-1947 : Arcane 17
  • 1946 : Young cherry trees secured against hares / Jeunes cerisiers garantis contre les lièvres
  • 1947 : Signe ascendant
  • 1948 :
    • Martinique, charmeuse de serpents, avec des dessins d'André Masson
    • La Lampe dans l'horloge
  • 1949 : Au regard des divinités
  • 1954 : Adieu ne plaise
  • 1959 : Constellations, 22 textes en écho à 22 gouaches de Joan Miró
  • 1961 : Le La

Essais

  • 1924 : Manifeste du surréalisme ; augmenté de la Lettre aux voyantes (en 1929)
  • 1924 : Les Pas perdus 
  • 1926 : Légitime défense
  • 1928 : Le Surréalisme et la Peinture ; dernière édition revue et augmentée de 1965
  • 1930 : Second manifeste du Surréalisme
  • 1932 : Misère de la poésie
    • Les Vases communicants
  • 1934 : Qu'est-ce que le surréalisme ?
  • 1935 : Position politique du surréalisme
  • 1936 : Notes sur la poésie, en collaboration avec Paul Éluard
  • 1938 :
    • Trajectoire du rêve
    • Dictionnaire abrégé du surréalisme
  • 1940 : Anthologie de l'humour noir ; édition augmentée 1950
  • 1945 : Situation du surréalisme entre les deux guerres
  • 1946 : Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, précédé d'une réédition des deux Manifestes
  • 1947 :
    • Yves Tanguy
    • Ode à Charles Fourier
  • 1949 : Flagrant délit
  • 1952 : Entretiens avec André Parinaud, retranscriptions d'entretiens radiodiffusés
  • 1953 : La Clé des champs, recueil d'essais publiés entre 1936 et 1952
  • 1954 : Du surréalisme en ses œuvres vives
  • 1957 : L’Art magique, en collaboration avec Gérard Legrand, rééditions 1992 et 2003

Correspondance

  • édité par Jean-Michel Goutier, Lettres à Aube (1938-1966), Paris, Gallimard, coll. « Blanche », , 174 p.
  • Lettres à Simone Kahn (1920-1960), édité par Jean-Michel Goutier, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2016 
  • Lettres à Jacques Doucet (1920-1926), édité par Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2016
  • André Breton et Benjamin Péret, Correspondance 1920-1959, présentée et éditée par Gérard Roche, Paris, Gallimard, 2017.
  • Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia 1919-1924, présentée et éditée par Henri Béhar, Paris, Gallimard, 2017.
  • André Breton et Paul Éluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, 2019, 458 p.
  • André Breton et Simone Debout, Correspondance 1958-1966, suivie de « Mémoire. D’André Breton à Charles Fourier : la révolution passionnelle » & de « Rétrospections », par Simone Debout, édition établie, annotée et présentée par Florent Perrier, avec le concours d'Agnès Chekroun, Paris, Éditions Claire Paulhan, coll. « Tiré-à-part », 2019, 288 p.

Poèmes choisis

Autres lectures




Chroniques musicales (8) : Serge Gainsbourg, de Lucien Ginsburg à « Gainsbarre », variations de L’Homme à Tête de Chou…

Avec son art habituel de la provoc’, le 26 décembre 1986, lors de l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, l’auteur de La Javanaise s’oppose à Guy Béart, en affirmant que la chanson n’est qu’un « art mineur », « nos conneries » ! Il faut reconnaître que Lucien Ginsburg, issu d’une famille d’émigrés juifs installés à Paris en 1921, a été élevé dans le culte des arts nécessitant une initiation, la musique classique, la grande littérature, la peinture majestueuse…

Derrière l’orgueil du critique se cachait donc la modestie de l’artiste qui depuis Le Poinçonneur des Lilas jusqu’au détournement de La Marseillaise de Rouget de Lisle, en version Aux Armes et caetera, a déployé sous tant de genres musicaux, jazz, rock, reggae, les lettres de noblesse d’une poésie à ne jamais démordre d’une ironie sur le fil du rasoir qui le caractérise tant, signe encore d’une exigence de l’homme, qui du triomphal Gainsbourg des Initials B.B. sera, selon l’expression de Charles Trenet, « tué par Gainsbarre pour se venger de l’avoir créé », prix des excès d’une Vie héroïque, pour reprendre le titre du film que consacra au mythe le dessinateur Joann Sfar, une dérive menée tambour battant jusqu’à l’autodestruction : arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans, le 2 mars 1991 !

Lucien Gainsbourg interprète pour la première fois en live Le Poinçonneur des Lilas en 1959. Chanson française.

Dès ses premiers titres déposés à la SACEM, en 1957, l’anonyme Lucien Ginsburg signe du nom d’auteur Serge Gainsbourg, il inaugure, en 1958, son association avec Alain Goraguer, déjà arrangeur de Boris Vian, puis part en tournée avec Jacques Brel, et rencontre Juliette Gréco dont la riche collaboration de cette période « rive gauche » connaît son acmé avec La Javanaise à l’automne 1962. Albums et tournées se succèdent, son hypersensibilité, sa morgue, son physique si particulier entraînent parfois des réactions de rejet du public, néanmoins en coulisse, il se révèle déjà l’explorateur conquérant du continent féminin qui lui inspirera l’élégance érotique de ses meilleurs textes ! Fer de lance de l’avant-garde musicale et du jazz expérimental, Du jazz dans le ravin à Ronsard 58 qui peint déjà le poète en chantre satirique du désir débridé, son style ciselé à l’humour noir et aux mots choisis n’est pas encore apprécié à sa juste valeur, il va alors côtoyer les rythmes exotiques de Couleur café ou New York USA, mais le succès viendra quand il prêtera sa plume à de jeunes égéries, pour leur faire susurrer de troublants messages à peine déguisés, de l’implicite Poupée de cire, poupée de son qui permet à France Gall de remporter le Concours de l’Eurovision, en 1965, au plus explicite texte à double-sens qu’il lui confie, en 1966, Les Sucettes !

En 1968, pour l'émission Carrefour de la TSR, Serge Gainsbourg interprète l'un de ses grands succès, La Javanaise.

L’argent coule alors à flot, de nouveaux interprètes s’invitent pour une période plus mûre en créativité, avec la découverte de la Pop, des Comics, des Beatles envahissant la planète, un temps dont Serge Gainsbourg saisit à merveille la pulsation en colorant ce son anglais de ses jeux de mots malicieux avec Comic Strip. La rencontre avec la star Brigitte Bardot va enflammer sa production avec Bonnie and Clyde mais également l’enregistrement de Je t’aime moi non plus juste avant leur rupture, titre dont B.B. bloquera la sortie. Or sur le tournage de Slogan, une autre rencontre sera décisive, l’anglaise Jane Birkin dont il deviendra le Pygmalion, réenregistrant avec cette dernière le titre maudit qui sera à la fois un scandale et un tube mondial. Désormais, le couple Jane et Serge chantera en duo toutes ses variations de la « révolution érotique » jusqu’à la perversion, de L’Anamour à La décadanse en passant par 69 Année érotique ! Le sculpteur fera alors de sa créature le personnage emblématique d’une adolescente fantasmée, dans son chef d’œuvre baroque de L’Histoire de Mélody Nelson, en 1971, le récit symphonique s’ouvrant sur une jeune fille aux cheveux rouges, « adorable garçonne » âgée d'une quinzaine d'années percutée, alors qu’elle se déplace à vélo, par la Rolls Royce Silver Ghost 1910 à 26 chevaux de Serge Gainsbourg…

Le compositeur explorera encore la veine de l’album-concept, en 1976, avec L’Homme à Tête de Chou, offrant ses modulations autour des caprices du désir en autant de Variations sur Marilou, shampouineuse délurée de ses rêves qui lui coupe les cheveux « Chez Max coiffeur pour hommes », lui excite les sens lorsqu’elle danse le reggae, faisant naître des idées lubriques, qu’il découvre un soir où l'amant malmené rentre à l'improviste chez elle, ô « vision de claque », entre deux hommes nus, « et semblait une guitare rock à deux jacks », prélude à d’autres visions réservées aux initiés, celles de ses jeux érotiques, sous le regard jaloux du narrateur malheureux, dans 7 minutes 30 dévolues à un exercice de style inédit dans la chanson française : « Dans son regard absent et son iris absinthe / Tandis que Marilou s'amuse à faire des volutes de sèches au menthol / Entre deux bulles de comic strip / Tout en jouant avec le zip de ses « Levi's » / Je lis le vice et je pense à Carol Lewis »…

Après avoir atteint ces sommets, le débarquement des Punks passé, le grand Gainsbourg trouve une nouvelle veine grâce à laquelle il entre à nouveau en résonance avec son temps, le reggae, enregistrant avec Robbie Shakespeare et Sly Dunbar à Kingston Aux Armes et caetera, en 1979, ainsi que Mauvaises Nouvelles des Étoiles, en 1981, mais 1980 marque déjà le clap de fin pour Gainsbourg-Birkin et le reste de sa production musicale introduit, via Ecce homo, un nouveau personnage : Gainsbarre ! Personnage autodestructeur, ultime carapace à sa personnalité à fleur de peau, dorénavant cachée sous les provocations médiatiques, le génial Gainsbourg saura cependant, dans ses deux derniers albums, Love on the Beat, en 1984, et You’re Under Arrest, en 1987, utiliser à son compte les pointures funk, rock et rap du moment.

Serge Gainsbourg, Variations sur Marilou.

Les années qui suivent sa disparition marquent encore son influence grandissante, à l’image d’un Alain Bashung désormais, et jusque dans le monde anglo-saxon, l’art dans l’évocation des émotions vives, l’étonnante maîtrise de sa manière si singulière, cette façon de capter le meilleur des musiques populaires, en font toujours un des phares de la musique du futur…

Serge Gainsbourg - L'Homme à Tête de Chou, 1976 (EpXtaZ Remastered).




Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen

La voix d'Anne Goyen coule de source. Cette source a la limpidité d'une prière parfois, d'un émerveillement candide devant la beauté du monde. Après Arbres,soyez (2013) et Paroles données (2016), ce troisième volume de vers révèle un dépouillement que le titre même suggère d'entrée : Le souffle et la sève.

La voix du poète semble ici passer comme un souffle, nourrie par la sève  qu'elle sent courir des racines jusqu'aux étoiles. Le paysage contemplé ne garde que sa trame la plus fragile, la plus ténue, pour ne laisser apparaître que l'essentiel :

                  Au tomber du soir
                  La pluie a lustré
                  Le paysage
                  Ouvert comme une paume
                  Que lisse le vent. 

Anne Goyen, Le souffle et la sève, Editions Ad Solem, 2023, 96 pages, 15 €.

L'invisible se rend proche dans une parole de vent et d'arbres, de bêtes et d'astres. Anne Goyen en ressent la présence fraternelle. Terre et ciel sont en relations continuelles, leurs ondes circulent autour de nous et en nous-même.

                  J'écoute parler
                  Montagnes et fleurs
                  Rêves et sources
                  D'aube en aube
                  Je renais

                   Quel Dieu discret
                 A mes côtés chemine ?

Musicienne, Anne Goyen l'est restée dans son écriture, sans rien qui pèse ou qui pose, comme disait Verlaine. Ce sont des suggestions en quelques syllabes à chaque poème bref, qui disent beaucoup plus que de savantes et verbeuses constructions formelles. Suggérer pour faire pressentir, pour donner suffisamment d'air à une parole humble qui ne demande qu'à rejoindre l'autre, à s'offrir pour transmettre la bonté du vivant.

                  Entendre murmurer 
                  La parole neuve
                  Dans le dialogue
                  De la terre et du vent
                  Deviner
                  Sous l'écorce saisonnière
                  Le visage en creux
                  Du divin
                  Qui attend l'heure
                  De notre désir.

Le plus pur du livre éclate dans l'accomplissement final, « Rosa mystica ». La pensée franciscaine imprègne ces pages, pour notre plus grand bonheur.

                  Sur la tige
                  Tout grand s'ouvre
                  La fleur

                   Au risque
                  D'en mourir

                  De  joie.

 

Présentation de l’auteur

Anne Goyen

Anne Goyen a longtemps enseigné la littérature française. Elle partage aujourd'hui sa vie entre la poésie, le dessin et la musique. Les arbres ont toujours été pour elle l'axe privilégié de sa contemplation.

Bibliographie

Arbres, Soyez, Ad Solem, 2013.

Paroles données, Ad Solem, 2016.

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen

La voix d'Anne Goyen coule de source. Cette source a la limpidité d'une prière parfois, d'un émerveillement candide devant la beauté du monde. Après Arbres,soyez (2013) et Paroles données (2016), ce troisième volume [...]




Un hommage à Colette, poète

La quatrième nouvelle du recueil Les Vrilles de la vigne, intitulé "Le Dernier feu", est à elle seule un bel exemple de la poésie de Colette qui transparaît sans cesse dans sa prose. Le titre lui-même annonce la chaude atmosphère intérieure de l'hiver.

A la poétique des saisons s'ajoute naturellement celle des jardins, des fleurs, "des bois que la première poussée des bourgeons embrume d'un vert insaisissable" et de l'eau qui coule sous la forme de ruisseaux et de sources.

Puis grâce au souvenir d'une enfant amoureuse du printemps se met à chanter une ode aux violettes où la prose n'empêche pas l'anaphore, l'exclamation et la personnification : "O violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d'avril, et la palpitation de vos visages innombrables m'enivre..." Lilas et tamaris sont aussi leurs compagnes quand le soleil chauffe autant que le feu dans l'âtre.

Colette, Les vrilles de la vigne, "Le Dernier feu", livre audio.

Mais à qui s’adresse la poète ? A son double ou simplement à l’aimé présent ? Qu’importe ? L’harmonie est telle qu’elle offre l’éblouissement qui permet à Colette de répéter l’impératif : « Songe ! » à propos de la ligne d’horizon et d’ajouter plus loin : « Elle rosit, plus bleuit, et se perd, pour renaître après dans une brume roussie, dans un or plus doux au cœur que le suc d’un fruit. » Cet univers fleuri et coloré, par la magie de son vocabulaire, place cette nouvelle au rang des plus belles proses poétiques.

Et même ce qui n’est pas né est déjà, dans son évocation, une merveille digne d’un poème : « Ne cherche pas le muguet encore… mystérieusement s’arrondissent ses perles d’un orient vert, d’où coulera l’odeur souveraine… ».

Colette : Entretiens avec André Parinaud (1950).

Comme un rondeau le texte se boucle sur le feu plus beau que les beautés du jardin. Les dernières lignes éclairent la question posée au-dessus. C’est bien le cœur de l’aimé que la narratrice écoute, lui qui palpite au rythme d’une branche de pêcher rose qui « toque » à la vitre.

Avec un lyrisme si délicat au cœur d’une nature magnifique, Colette mérite, de toute évidence, sa place dans le panthéon des poètes.

Colette, © Janine Niepce. Rapho.




Mari Kashiwagi : Papillon (extrait)

Le manuscrit de Mari Kashiwagi m’est arrivé par la traductrice italienne de la poète, qui avait travaillé en lien étroit avec elle à partir de la version anglaise, établie par Mari et son traducteur, Takato Lento, et incluse dans la publication originale.

J’ai suivi d’abord la leçon de la version anglaise, puis me suis confrontée à celle de Lucilla Trapazzo, avec qui j’ai échangé en cours de travail – Mari Kashiwagi laissant carte blanche pour cette traduction, qui est une adaptation d’une langue que je ne parle pas. Les poèmes choisis pour son livre l’ont été parmi plusieurs centaines – l’autrice est passionnée de nature et de papillons en particulier. Le recueil retrace le cycle de la vie éphémère du lépidoptère, avec légéreté, « mine de rien » et cette touche « métaphysique » qui caractérise la poésie japonaise telle qu’on la connaît en Europe à travers les haïkus et ces poèmes aimés de Claudel, qu’on peignait sur les éventails – objet aérien lui aussi. Ici, ce sont de très brefs poèmes également, aux teintes délicates et fragiles comme les ailes transparentes de ces êtres aériens qui sont un pont entre la matière et le ciel…

Marilyne Bertoncini

un papillon

 

aube

prête à glisser hors de la nuit

Beauté impondérable

un papillon

Quand un papillon

donne au matin

son équilibre

ses ailes

débordent

Ce matin-là

Papillon fut simplement

offerte

à ce qui n’est pas papillon

surgissement

Ailes

 

s’ouvrant à l’aurore

 

 

l’air libre est

musique

Papillon

comme la musique

il faut encore

découvrir

ce qui

suivra

La joie de Papillon

l’accompagne

 

palpitante

Drapée de ses ailes

pour la première fois

elle rêve

en papillon

Epanouie

saisie de sa délicatesse

 

Papillon est




Trois poètes et leurs territoires : 1 — Christophe Sanchez

Ce n’est pas le territoire qui t’appartient,
c’est toi qui appartiens au territoire »
Joséphine Bacon

Dans notre monde en crise, où la géopolitique, l’émiettement des empires, la conquête de territoires semblent se substituer durablement à la géopoétique, cette « dynamique de cohérence générale que Kenneth White appelle « un monde », le thème du Printemps des poètes de 2023, Frontières retient particulièrement l’attention, et soulève me semble-t-il, la nécessité, de se pencher sur  la complexité de la notion de territoire– et ses interactions avec la création poétique, en ce qui concerne Recours au poème.

On peut définir le territoire comme un espace informé par les activités humaines qui le façonnent, et que marque une communauté de traces paysagères, langagières, culturelles – ce que Claude Raffestin nomme la « sémiosphère » dans Espaces, jeux et enjeux (1986) . Les frontières bornent les états, le territoire, lui, appelle aux déplacements, aux réseaux, aux franchissements et aux échanges – et au fond, peut-être, à la déterritorialisation étudiée dans Mille Plateaux (1980) par Gilles Deleuze et Félix Guattari – la rupture du lien entre une société et son territoire – la mondialisation capitaliste telle qu’on nous l’impose.

Or, le territoire semble essentiel – consubstantiel à la vie - comme le langage – et Il est des poètes qui plus que d’autres lient leur pratique d’écriture à l’exploration de leur territoire – et qu’importe la dimension : les personnages de Becket eux-mêmes, dans les poubelles de Fin de Partie (1957) ou ensevelis dans un monticule de sable, comme Winnie (Oh, les beaux jours, 1962) se font un territoire – un espace chargé de sens et d’échanges. J’ai choisi de demander à trois poètes contemporains de nous expliciter le lien qu’ils ont avec le territoire que leur pratique nous fait découvrir : Christophe Sanchez, explorateur d’un territoire minuscule, tel Xavier de Maistre dans Voyage autour de ma chambre (1795), Marien Guillé, « poète de proximité » partageant « grolles aux pieds » sa poésie « de plein air », et Serge Prioul, dont l’écriture se nourrit du dépaysement procuré par  l’exterritorialité de ses séjours au Portugal.

Trois poètes, trois parcours, trois portraits/entretiens pour abolir les frontières.

1 – Christophe Sanchez, explorateur de l'infime

Merci, Christophe, d'accepter de répondre à mes questions : tu  explores un territoire certes minuscule, mais comme au microscope. Le premier texte que j'ai lu de toi parlait vraiment de ce qu'on voit du cadre de ta fenêtre, c'était fascinant comme une vue photographique - tu n'as cessé de me surprendre avec une attention toujours renouvelée pour ce microcosme qui t'entoure – ce dont témoignent aussi tes notes sur facebook, et tes vidéos explorant ton quartier - comment et pourquoi t'es-tu intéressé à ce champ d'exploration particulier?  Ton projet est presque philosophique, phénoménologique cette attention au minuscule, à l'éphémère - est-ce présent quand tu écris? 
En parlant de territoire, on ne peut s'empêcher d'évoquer Kenneth White et sa géopétique - est-ce que cette démarche a un lien avec ce que tu fais?
Le territoire : la fenêtre. C’est parce que tu me l’as fait remarquer que j’ai repensé à cette fenêtre. Même si elle est omniprésente depuis plusieurs années, je crois que ça date de « Morning à la fenêtre » écrit en 2015 et paru chez Tarmac en 2016, ou peut-être que c’est plus ancien que cela, que ça a toujours existé dans mon écriture et même avant que j’écrive.
Il y a dans ce « territoire de la fenêtre » une dualité : le dedans et le dehors, qu’on entende ces deux idées du point de vue géographique ou de celui plus intimiste, de la difficulté de vivre, « le métier de vivre » comme dit Pavese, c’est la même chose pour moi. 
La fenêtre est le poste d’observation pour voir le dehors sans s’y risquer vraiment, sorte de camp retranché depuis lequel j’appréhende le monde extérieur avec ses failles et ses mystères. Même si elle est souvent présente, la fenêtre n’est finalement qu’un biais pour parler d’autre chose, pour parler d’autres paysages intérieurs, oniriques, métaphysiques ou alors complètement absurdes. Enfin, en tout cas, à défaut d’y parvenir, c’est dans ce sens que j’explore.
Quand tu écris, as-tu en vue un destinataire précis? Prends-tu des notes que tu retravailles ?comment s'organise ton exploration - y a-t-il un plan initial, des moments que tu privilégies ... ?
Observer, saisir, écrire. Pas de préparation ni de plan. Je vois, je regarde, j’ai l’idée, je prends mon téléphone et je note, ça forme un poème ou pas.
Dans « L’instant à côté » (éditions du Cygne, 2018), on retrouve le même schéma, le dehors, avec l’effet au microscope dont tu parles. Tu cites Kenneth White comme inspiration; sûrement, même si je préfère me référer à l’infraordinaire de Perec : l’instant caché, furtif, une posture, un sourire, ce qui se cache sous l’immédiatement visible… Mais nombreux sont les auteurs à malaxer cette matière qui n’est autre que le vivant sous toutes ses formes.

 

Tu es donc toujours à l’affût ?
Oui en quelque sorte mais je n’y pense plus en ces termes. Ça peut survenir à tout moment, j’ai pris pour habitude de penser : « ça ferait pas un texte, ça ? » puis ça part…  ou pas. Après, il y a tout de même des moments de prédilection : le matin, souvent tôt, c’est là que je me sens le plus prolixe, les idées « bien propres » et le soir aussi avec quelque chose à décharger à ce moment-là. Si on reprend notre thème du territoire, il réside peut-être ici aussi, sorte de territoire temporel avec deux lieux privilégiés, le matin, le soir - non pas d’observation dans ce sens, mais de « digestion » des évènements de la nuit ou de la journée.
« Territoire minuscule » oui, ça me parle dans le sens de l'infraordinaire perecquien, ce qu’il y a au-dessous des choses, des évènements, cet insignifiant de prime abord m’intéresse parce qu’il est souvent révélateur de sens, de poésie. 

Extraits, poèmes et vidéos

.

1 – 10 minutes :

 

Série texte + vidéo, écrire en 10 minutes la ville, le lieu, la rue, la place, l’avenue… Ce qui surgit ou se cache.
L’ensemble des textes écrits à date avec leurs vidéos sont disponibles sur Facebook ici il faut cliquer ensuite sur “vue fil” à gauche pour voir les publications) ou sur Instagram ici 

.

.

.

.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

..

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

.
.
.
.

.

.

.
.
.

.
.
.

 

.

.
.
.
.

 

.

3 textes en extraits :

 

10 minutes, avec les oiseaux.

 

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont des idiots.

Je le vois

à leurs yeux fins

qui ne pensent à rien.

Des yeux d’irréfléchis.

Des yeux si petits

que sous les plumes

on ne les voit pas.

Mais moi je les vois

« irréfléchir »

ils s’électrisent par les pattes,

se dopent aux megawatts.

Ça leur démantibule les muscles,

leur grille le cervelet.

Les oiseaux

sur les fils électriques

ne savent plus qu’ils sont

des oiseaux

sur des fils électriques.

Je le vois

à leurs mouvements

battement d’ailes

asynchrones, version megastone.

Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,

je vole n’importe comment,

je vais je viens

pour me reposer au même endroit.

Puis je pars sans savoir

pourquoi je suis venu.

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont beaux

mais totalement cons.

 

***

 

10 minutes, dans le canal

Je file dans la ville, le ronronnement du tram sous les paupières

Station Les Aubes comme si le nom devait me réveiller

Je descends du tram puis dans le canal du Verdanson

Maigre cours d’eau qui charrie vases et petite eau noire

Je descends dans la couleur des artistes de rue ; ici dans le canal

À l’abri des gesticulations urbaines, les bruits de la ville

Deviennent sourds, tombent dans la fosse bigarrée

Je suis leur cortège de lumières légères qui battent froid le gris du ciel

Je songe à la mer plus loin vers laquelle le Verdanson court

Le froid pique ma peau, l’endroit pourrait effrayer mais je suis bien

 

***

 

10 minutes, dans un parc

 

Un petit parc dans la ville ressemble souvent à n’importe quel petit parc. Je ne suis pas expert, ni physio de parcs mais le parc Clemenceau, que je traverse comme une pensée, je le vois depuis toujours et partout.

Une sorte d’image d’Épinal avec ses feuilles mortes serrées le long d’allées circulaires qui donnent le tournis, ses mêmes arbres dont je ne sais jamais le nom et m’intéresse que moyen de le savoir,

des personnes dedans à la diversité toute relative, des arbres des pelouses des aires des clôtures des sièges des fontaines des toilettes, tous ces aménagements qui sont répliques d’autres vus dans les parcs qui peuplent mon imaginaire,

si tant est que j’aie un jour imaginé l’allure d’un parc, que ce soit dans mon sommeil ou dans quelque rêve éveillé.

Bref, et alors ?

Rien.

Arbres, petits et grands,

Allées et venues, rondes et bancs,

promeneurs promenant,

poussettes poussées,

boîte à livres (à unique livre),

tables clouées au sol

sur lesquelles les pique-niques formatent une couche de souvenirs

que l’on verra plus tard ressurgir sous un tas feuilles,

bâillements quand le soir vient,

soupirs d’aise quand le soleil embrasse,

gens cahotant chahutant passant,

les éphémères comme les permanents,

les pressés comme les ralentis du bulbe,

je dois bien l’avouer : j’aime les parcs.

.

2 – Autour de la fenêtre

.

3 extraits sur mes “paysages fenêtre” :

 

Le jour est dans le carreau

Juste à la place où il faut

Forcer un peu

Y mettre un sourire avec les yeux

Pour ce que ça coûte

D’être léger quand tout pèse

Plus que son poids

 

***

 

Il y a des soirs où le calme ne vient pas

Le jour fait ses affaires avec les habitudes

La lumière tombe sensible aux choses

Le monde descend sans rechigner

Mais un bouillon secoue les ombres

Oh rien ne passe qui vaille une histoire

Le visible reste lisible, le commun à sa place

Mais le calme ne vient pas avec le soir

(Celui-ci a fait l’objet d’une vidéo )

 

***

 

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; mes idées dans le coton de la nuit, je tourne autour, du point et des idées.

Ma main tremble, hésite, recule. Je n’écrirai rien, ce matin. Sur la table, le café brulant n’ose pas fumer. Les livres habituellement si loquaces se taisent.

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; il se pourrait que ce point soit une fin.

 

 

Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface du mur paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle

 

Tu la vois
La petite horloge
Comme un œil
Dans le mur ?




Trois poètes et leurs territoires : 2 — Marien Guillé, poète de proximité

Voici comment se présente la prochaine action poétique de Marien Guillé, poète itinérant, empruntant à pied des itinéraires de proximité géographique (ou affective) que nous vous invitons à accompagner dans les lignes qui suivent   :

« Le 2 mai prochain, grolles aux pieds, sac sur le dos, poèmes au bord des lèvres, ce sera le départ de « La Provence à Pied - deuxième édition - marche poétique de village en village ». Comme il y a trois ans, le poète de proximité repart sur les routes de la région pour une tournée pédestre !

Chaque jour, marcher d’un village à un autre, aller à la rencontre de ceux qui vivent dans les lieux traversés, réaliser des actes poétiques au fil du chemin, faire une halte dans un village différent chaque soir, proposer une Veillée Vagabonde, ouverte à la participation de chacun, avec les habitants, les curieux, les passants, les voisins, les amis…pour échanger autour de la marche, de l’itinérance, du voyage, de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

Bref, être là, vivant, ensemble, chez l’habitant, dans un jardin, une librairie, un café, un parc, une grange, en plein air, sur une place au bord de la fontaine… un moment suspendu pour se rencontrer, se découvrir, se donner des nouvelles de la vie. »

.

Marien , peux-tu expliquer la façon dont tu procèdes, les  liens qui s'établissent entre les déplacements et l'écrire - comment ça s'organise, comment tu prends note, comment tu projettes... : 
L'écriture vient pas à pas. Les mots avancent en même temps que moi. Un pied après l'autre. Un pied devant l'autre. Un pied avec l'autre.
Des épines de pin tombent au gré des vents sur les chemins, pareillement les mots tombent sur la feuille. Je m'arrête souvent pour écrire. Ou parfois j'écris avec ma bouche. Je dis à voix haute. Je parle aux arbres et à la terre. Aux oiseaux. J'écris pour eux dans l'air des mots invisibles. Parfois je retiens par coeur ce que je dis, parfois je l'enregistre pour le recopier le soir. Parfois je sors le carnet et j'écris en regardant autour, en regardant ce qui bouge et ce qui reste sans mouvement. Le furtif et l'immobile.
Chaque jour, les notes s'accumulent et forment comme un long poème qui file comme un TGV à travers ses journées lentes. La lecture de ces notes additionnées est chaque jour plus conséquente et tente de rendre compte de la traversée en extra-rapide en s'arrêtant sur des sensations longues comme sur des détails ponctuels. Dire aussi les paysages, nommer les lieux, parfois les renommer ou les baptiser, parler des rencontres, des personnes retrouvées sur le chemin et qui accueillent le marcheur. Prendre le temps d'aller à pied vers quelqu'un provoque nécessairement une rencontre particulière, un espace-temps unique où des temporalités différentes se frôlent, se tricotent.
Dire un peu de leur vie, de leur nid, de leur quotidien. C'est comme si on marchait deux fois : sur le chemin le jour et aussi le soir par la parole partagée et sur le papier qui saisit des instants du chemin, le prolonge avec le stylo.
C'est faire corps avec la présence/le retrait que demande la marche et la présence/le surgissement qu'implique la rencontre
Comment t’est venu la nécessité de marcher ?
Mon rêve de marche a commencé quand j'ai appris que j'avais un père qui venait de loin.
Une manière de rejoindre le lointain et l'invisible. D'aller ailleurs comme au fond de moi.
Deux phrases importantes pour moi : Bobin dit "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles" et Segalen (à peu près) : "ces voyages au bout du monde qui ne sont que des voyages au fond de soi"
Ma partie indienne, je l’ai découverte véritablement en 2015 mais Mon père restera toujours un silence dans ma vie. Un silence tellement criant que j’en ai fait un spectacle, ça s’appelle IMPORT EXPORT :
J’ai 13 ans. Je regarde la télé. Ma mère est à côté, elle est en train de repasser le linge. C’était sûrement l’été, il faisait chaud.
A un moment, ma mère pose le fer à repasser, elle s’approche de moi, elle me serre contre elle et elle me dit :  Marien, j’ai fait des recherches sur internet pour retrouver ton papa, en Inde. Ça fait 9 ans que ton papa est décédé, Marien, il est mort. Mais sa famille, elle vit encore à Jaipur, et ils seraient très heureux de te rencontrer si tu voulais aller les voir. Sur le coup, je n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit, ni de la tristesse, ni de la joie. J’ai 13 ans. Je suis un ado tout ce qu’il y a de plus insensible et banal. Je ne réponds rien à ma mère. Mon quotidien, à cette période, bascule progressivement des jeux vidéo vers l’écriture et le théâtre, c’est un moment charnière. Je laisse tomber Tintin, j’éteins la télévision, je vais dans ma chambre, je pense à tout ça et je me dis : « un jour, j’irai en Inde rencontrer ma famille et ce sera mon pèlerinage intime, et comme tout pèlerinage, je le ferai à pied ». Ouais, Je savais qu’un jour j’irai en inde, mais je pensais que j’irai à pied ! Je me voyais partir de Provence, j’aurais longé la Côte d’Azur, Nice, Monaco, Menton, hop, traverser l’Italie vers le nord-est, la Slovénie, un bout de Croatie au nord de Zagreb, la Hongrie, paf l’Ukraine, tout du long, un bout de la Russie entre la mer noire et la mer caspienne, Kazasthan –l’Ouzbékistan Samarkand, la ville mythique, et puis l’Afghanistan (bon, là, j’avais promis à ma maman de prendre un bus au cas où, ou un avion, plutôt, je ne sais plus ce qui l’a rassuré), le Tadjikistan là ça grimpe, y’a les montagnes du Pamir et corridor de Wakhan, et arriver au Cachemire, mais c’est la guerre aussi là-bas alors…bref, ma foi le pakistan, dont venait la famille avant la partition de l’inde en 1947, passer la frontière à travers le désert du Thar, en dromadaire si c’était trop dur, arriver en inde directement dans le Rajasthan, ou par le Panjab, et enfin, Bîkaner, Ajmer, Jaipur…Jaipur ville de mon père, ça paraissait simple, facile à organiser, limpide. Durant des années, j’ai rêvé d’y aller à pied car c’est quand je marche que je suis capable de voir vraiment les choses comme elles sont. Leur véritable chair. Je vois avec mes pieds, pas avec mes yeux. Mes yeux sont infirmes. Mes pieds sont clairvoyants. Je ne savais pas encore que la marche allait devenir si importante dans ma vie et devenir quelque chose d’initiatique. 
Partir à pied, c’était une manière de prendre le temps de me préparer intérieurement, une manière d’avancer lentement vers le but afin de ressentir au fur et à mesure les changements de cultures et d’état d’esprit, une manière de vivre pas à pas le chemin à la seule force de mon corps, et de ralentir le choc temporel des voyages en avion. Les avions, ça nous fait pas voyager. Ça nous déplace. Mais notre corps ne bouge pas lui, on lui demande même de rester sur son siège, de l’attacher, de remonter la tablette et de savoir activer le masque à oxygène. J’aurais voulu atteindre ma destination par un voyage où mon corps n’aurait pas été seulement déplacé, mais serait resté son propre moteur,
C’est marrant ça, c’est comme si apprendre la mort de mon père, ça m’avait donné envie de marcher, alors qu’avant, la marche, c’était plutôt la punition, la balade qui prolongeait le repas de famille du dimanche, qui retardait toujours le moment de rentrer à la maison.
Bon, Gougeul Mapsss estimait le trajet à environ… 1595 heures de route, 67 jours, sans les pauses, 7842 kilomètres. Ce n’était pas un voyage à faire tout de suite. Je ne pouvais pas à 13 ans partir en Inde à pied, alors au lieu de ça, je suis allé à pied partout où je devais aller. Comme si tous les pas que je ne pouvais pas faire jusqu’en Inde, j’allais les additionner. J’allais faire tous ces kilomètres impossibles à l’intérieur de moi. 
Et je suis devenu complètement drogué de la marche, du fait d’aller quelque part à pied ! A 16 ans, j’aurais pu commencer à apprendre à conduire, j’aurais pu passer le permis, mais non, je voulais continuer à marcher, du moins à faire de chaque déplacement, même de quelques kilomètres, un vrai voyage, à pied, en train, en bus… écrire des poèmes en regardant les paysages, me perdre, trouver une manière chaque fois nouvelle d’atteindre l’endroit où je devais me rendre, pour faire de chaque déplacement,! c’était comme un jeu

restitution publique d'un carnet de voyage à La Ciotat (dessin de Lysey)

Tu tiens lors de ces itinérances, des carnets de voyage dont la lecture  publique est un geste artistique en lui-même – tel que j’avais pu en profiter dans le jardin de Béatrice Machet, où nous étions rencontrés au retour d’une de tes errances…
Pas de meilleure réponse qu'un extrait d'un carnet de voyage : 
Bientôt plus qu'une semaine avant le retour à Marseille !
La pluie continue à me poursuivre, les pas à s'additionner, les visages, les villages, les paysages, tout semble sourire, malgré tout, dans le tumulte climatique de ce mois de mai. La terre accueille la pluie comme une promesse tardivement exaucée, une caresse méritée après tant de mois sans eau. Les sentiers ont l'odeur du temps qui renaît, du printemps qui éclate, du jour qui se tient debout dans la ferveur d'un été proche. Mes chaussures sont pleines de boue et de brindilles, elles se colorent des kilomètres abattus et se nettoient chaque matin dans la rosée fraîche qui éclabousse entre les lacets.
Le passage du Lubéron a été formidable, puis la montée jusqu'à Banon, plus haut point du parcours, avant de redescendre encore deux jours à Reillanne profiter des rencontres et des douceurs d'un village vif et généreux. Manosque avec Mathieu, journée formidable à trouver son chemin dans la garrigue, entre les ruisseaux ensoleillés et les cerises prêtes à mûrir. Le plateau de Valensole et son horizontalité étendue à l'infini. Ce renard dans un champ de coquelicots. Les poèmes qui s'écrivent en chemin. La pluie, encore. Le vert éclatant des éclaircies. Les amis qui viennent passer la pentecôte en chemin. L'arrivée dans le Verdon en petite troupe joyeuse. Artignosc, sa fête du pain, son auberge, son lac glacé qui accueille nos corps harassés. Rafa, Myriam, Marion, Mike, Thelma, Patrick, Cathy, Carole, Dorothée, Boris, Hiram, Amália, Laurent, Annabelle, Mathieu... paroles et gestes fraternels partagés dans l'inestimable présence d'un weekend entre nous, que personne ne pourra dérober, coquelicots sur les oreilles, on a le coeur à chanter dans les buissons !
Puis repartir, sous le pluie encore, marcher, marcher. La Provence Verte, désormais, ces océans de vigne et ces bâtisses de pierre qui offrent le repos. Ces poèmes partagés dans la chaleur d'un foyer. L'accueil. L'accueil de ce qui vit, de ce qui va, de ce qui vient. De ce qui tombe de l'arbre, du ciel, du cœur. De la tête au pied. Les journées s'inventent au fil des pas, s'effondrent joyeusement et renaissent sans crier gare. "Attention, chute de joie sur 170 kilomètres. Restez sur votre voie". Les voisins vigilants n'ont qu'à bien se tenir : s'ils ne prêtent pas suffisamment attention, un poème risque de leur tomber dessus, sans prévenir. Espérons qu'ils auront la main ouverte et le cœur vaillant.
Ce matin, le silence était sans pareil. Les mots sont comme les cerises. Mûrir demande du temps, de l'eau et de la lumière. S'abreuver est une histoire sans fin, nos lèvres ont soif. J'étais assis sur le chemin et j'attendais bientôt que mon corps passe devant moi. En joignant nos pas, le soir avait la couleur de nos yeux. Plonger dedans réclame encore son lot d'ignorance.
Marcher, ça remet les idées en place, ça réveille un corps endormi, ça traque la petite bête qui grignote le temps et nos audaces. Mettre un pied devant l'autre. Et rien de plus.
Est-ce que je suis heureux de marcher, d'être là ? Je ne me le demande pas... la réponse est déjà là, avant la question.
Ce n'est pas d'avancer qui est difficile, c'est de s'arrêter.




Trois poètes et leurs territoires : 3 — Serge Prioul et l’appel de l’ailleurs

C’est à travers tes Carnets du Barroso, paru en 2014 aux éditions Vagamundo. avec un avant-propos de Sylvie Durbec que j’ai découvert ton attachement à ce territoire particulier  qui t’inspire de beaux textes et pour lequel tu utilises de magnifiques photos.
Comment as-tu rencontré ce Pays d’au-delà des monts (que mon clavier insiste à écrire « au-delà des mots » !) qu’est-ce qui t’y attire – depuis combien de temps est-il source de création pour toi ?
Impossible pour moi d'évoquer le Portugal sans associer à cela ma femme Régine, et même la notion de famille, tant le Beau-Pays, comme l'appelle mon ami le photographe Gérard Fourel, découvert en 1995, a finalement pris de place dans notre histoire.
Depuis cette date, presque chaque année, grâce à un camping-car, attirés et retenus par une certaine notion de liberté qu'il nous proposait, nous avons sillonné ce pays, à la découverte des lieux, des gens, et des coutumes.
Fils de tailleur de pierre Breton, pratiquant quelque peu moi-même, ces montagnes et ces villages de granit m'émerveillaient au possible.
En 2011, dans le village de Negrões, presqu'île au bord d'un grand Lac (je tiens à la majuscule) nous avons acheté une vieille maison qu'il faut toujours restaurer. Pied à terre pour continuer à battre les chemins du Trás-os-Montes, ce pays d'au-delà-des monts.
Depuis longtemps, amoureux de l'écriture, comme remède à bien des maux passés, c'est dans cette maison et ces voyages - parfois autour de la chambre - que j'ai vraiment satisfait ma passion pour les mots. Trouvé l'inspiration, et j'oserais dire la respiration, puisque c'est d'un dépaysement calme dont j'ai vraiment besoin, chaque matin, pour écouter ma plume.
Sous la chandelle - puisque l'électricité n'était pas encore de l'aventure - c'est dans cette maison que pendant l'hiver 2013 j'ai écrit mon premier recueil Carnets du Barroso, une histoire simple autour de nos rencontres dans cette région isolée des montagnes du nord.
Comment cela se passe-t-il : est-ce que tu prends des notes –des photos – est-ce que tu écris dans le paysage, ou bien plus tard, en rentrant en France ? Pour qui écris-tu ces textes ou dans quel but ? Quel lien essentiel se tisse entre ce territoire et toi ?
Chaque matin, principalement dans le camping-car, j'écris donc, l'aventure de la veille, au style de l'heure - si j'ose dire. Ici ou là, hasards de la route, sans trop de concessions à la modernité : pas d'Internet ni d'ordinateur, jamais de campings, juste bivouacs au bord des villages. L'été comme en plus.
J'aime beaucoup prendre des photos, des pierres certes, mais aussi des gens parmi les gestes et les pierres justement. Photos avec l'appareil, évidemment, mais aussi au-travers du poème. Brouillons de textes, dirons-nous, mais en sachant bien qu'un poème n'est jamais vraiment fini. Les carnets de l'été s'emplissent et s'entassent J'y reviens seulement au calme des retours et de la table d'écriture. En Bretagne. Autre pays de granit. D'une vieille maison à une autre. Lieu où poser la pensée et chercher le mot juste.
Pourtant mon credo n'est pas d'écrire mais de vivre. Pleinement. L'écriture venant après. Il est même rare que je prenne une note sur le terrain. Seule exception, il y a quelques temps, avec des poèmes ébauchés, autour du mur, pour un recueil ayant trait au travail manuel, avec la présence d'un certain Thierry Metz dont le parcours est si proche du mien - et pourtant si différent.
Ainsi j'écris en écho à d'autres poètes - j'aime prolonger le poème, ai-je coutume de dire. Miguel Torga sur mes chemins Portugais, Thierry Metz dans la poussière, François Villon dans la joie de la langue. Et tant d'autres, évidemment. Anciens et modernes.
Ma femme, comme sur notre chemin, est omniprésente dans mes poèmes. Elle dort là, tout près, tandis que j'écris, et n'est-ce pas l'essentiel pour tenir calmement la plume en regardant la lampe !
Alors, j'essaie d'écrire, au plus près de mon ressenti. Dans l'épurement d'une langue découverte principalement dans les livres et bien peu sur les bancs des écoles.  Allé s’en est, et je demeure, /Povre de sens et de savoir… Le Portugal, ses gens, ses scènes… comme compagnons. Régine, ma femme. Ma vie, qu'il faut dire, mais pas trop - j'ai beau avoir du ventre, j'ai horreur des nombrils !
Ecrire encore sur les routes de France. Devant la Loire, devant la mer, la montagne, dans la lumière d'une terrasse de café aussi.
Regarder. Voilà bien ce qu'il faut. Les mots sont quelque part entre les choses et soi.  
Le Portugal donc, pays connu et aimé, comme tout lieu au regard de l'écrivain voyageur mais aussi un prétexte à l'essentiel : vivre et l'écrire.

 

 

3 extraits des Carnets du Barroso, et des inédits

 

photos de l'auteur

 

.

 

Cet œil noir et mouvant de la chandelle

Où on ne peut plus lire

Plus écrire

Trop près dans l’ombre d’elle-même

J’ai failli écrire chapelle

Chapelle chandelle

Lieux d’ombre et de lumière

 

Tirer un trait comme finit le poème

Cette illusion de croire qu’on passe à autre chose

Intérieur extérieur

La chandelle

Le Lac

Soirs et matins

 

Les villages du Barroso

 

Une jeune femme entrevue hier dimanche

Qui gardait ses chèvres

 

Ces trois hommes

Commis de ferme

Comment dit-on dans le Trás os Montes 

Pas sortis d’un Moyen-Âge

Dans l’euphorie alcoolique du dimanche

Celui-là lorgnait la femme qui passait

L’autre aux rastas parlait à un chien libre qui lui répondait

Dans les nuages de décembre

A Peirezes sur les pavés du village puis la route qui continue vers Montalegre

 

Nous allons marcher jusqu’à Vilarinho de Negrões 

Dit la jolie femme de Morgade que nous connaissons

Elle travaille à la douane

Le dimanche elle se promène

Dans la montagne ou sur les bords du Lac
Sa vie est dans notre poème

Et lui passe

Comme l’ombre d’un grand aigle

Sur la Serra de Larouco

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

 

 

 

Ne jamais rien faire comme les autres en art 

en morale faire comme tout le monde 

Dit Jules Renard avec son cynisme habituel

Mais l’écrire Monsieur Jules c’est déjà ne plus être tout le monde

Jules Renard aligné sur la morale

Tant que sa femme brûlera son journal 

Je prends une photo de ma table de travail 

Qu’éclaire donc cette chandelle 

Un livre ouvert

Deux carnets un de notes un de poèmes

Et puis les bols du petit déjeuner

Le lait le miel du Barroso

Rien de plus sur mon envie d'écriture

Que cette femme qui dort

Si présente dans tout ce que je lis

Comme la Marinette de Jules

Si toujours là dans tout ce que je vis

Nous vivons deux

Nous poursuivons cette vie

Vie d’aventure

Et le mot est au singulier

L’aventure d’une table d’écriture

Et d’un vieil amour

Dans le Trás os Montes

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo – 2014

 

Deuxième jour de l’an

Est-ce que se lever aux aurores voudrait aussi dire qu’on est neuf 

Allumer les chandelles de la chambre

Les murs ont été montés avec les granits des champs

Et presque tous les champs sont devenus le Lac

Le Lac est-il devenu notre Lac 

On ne s’approprie rien

Mais les choses nous viennent

Pourvu qu’on les aime

Nous aimons le Lac

Les granits

Les murs des maisons

Les sources nous traversent 

Un ruisseau rapide longe la maison

Tout d’un coup

Surtout l’été

Il s’arrête de couler 

Les villageois de Negrões retiennent l’eau dans la montagne

Nous ne savons pas trop où

C’est le monde de la montagne

Les mystères de pauvres du Trás os Montes

Heureux déjà que nous accueillent à boire

L’eau des fontaines

Les loups du Barroso

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

Comme si c'était un jeu

de retrouver des pas laissés

sur le sable mouillé

en revenant sur soi

à partir du poids

très léger de la vie*

 

Être là

En être là

Les traces d'hier pour aujourd'hui

Traces à mener

A demain mener

Moveros est un village frontalier

Le dernier de l'Espagne avant le Beau Pays

Les gens dehors nous regardent passer

Un soir de juin un gros camping-car

Dessinés les chevaux galopant du voyage

Il faut bien cela pour commencer

Celui de cette année

Pour qui sommes-nous

D'un soir les chevaux sauvages ?

Ici on vend des poteries colorées

Des personnages peints

Des animaux de toute sorte

Des vaches de race rigolote

Portant des amphores des temps anciens

Imaginaire au pas

Où était le bonheur

A peine encore dans la trace d'un soir

Pour nous harnachés

Les petits ânes

Retrouvés

 

* Tout cela  - François de Cornière

 

Vila Chã da Ribiera - 23 juin 2022 (inédit)

 

 

Hier soir Izilda râlait

Après les chiens de José Abilio

Qui toute la nuit ont hurlé

José argumentait qu'ils n'avaient pas commencé

Juste répondu

A celui du village qui traînait dans la nuit

Et qu'il n'y pouvait rien

Puis elle continuait

- à cela l'aidait un peu le vin du Douro -

Après ces fichus coqs de Darida

Qui à cinq heures ont pris le relais

En forme oui et en cœur

Treize insistait-elle treize

Et Darida dans l'été et la retenue d'un sourire

Rectifiait

Onze

     onze coqs

                            j'ai seulement onze coqs

 

                            Vila Chã da Ribiera - 26 juillet 2022 (inédit)

 

Des Portugais se sont arrêtés tout à l'heure

Etonnés de me voir là

Tailler le granit

Massette et ciseau en main

Comme autrefois

J'ai dit j'étais maçon et tailleur de pierre

                                                    ajouté plus bas

                                                                            poète

Ils ont parlé du calme du village

Et du silence matinal

J'entends moi le chant des coqs

Le carillon régulier des vaches

Les cris clairs des arrosages de six heures

Et surtout le soir

     ai-je ajouté

                la voix du grand Lac

En regardant vers l'église

Les gens ont continué sans tout comprendre

De cette histoire de cloches et de Lac qui parle

Les outils posés

La pierre scellée

Les mains caressant le sable arraché lavées au ruisseau

Des mots entendus

C'était l'heure

                            Sont venus

                            22 juillet 2014 - 25 avril 2020 (inédit)

 

 

Retour à Negrões

Le Lac est partout

La chandelle est bleue

La poule de l'enfant trempe son granit dans l’eau

J’avais oublié que la maison avait cette odeur

C’est celle de notre hiver

L’odeur des Carnets du Barroso

Je viens de poser le manuscrit sur la table

C’est un retour

Il y a cette joie dans les retours

Comme celle

pas plus

de l’aube

C’est vrai

     Maintenant

Nous avions laissé là

     Du bonheur

Retrouver les riens dans les corbeilles de terre

Ranger les fruits comme la rondeur du plaisir

Ah l’odeur encore

Des mouches d’été aussi visitent

Entrez la porte est toute ouverte

Et l’air du Lac

Le bleu du Lac

Entre qui veut

Je veux tout

 

Negrões - 2 juillet 2013 (inédit)

 




Reha Yünlüel, à travers les images…

Reha Yünlüel réalise. Il donne vie, il capture sans emprisonner, des visages, dans la série de vidéos de poètes filmés pour son Anthologie audiovisuelle des poètes vivants accessible sur sa chaîne YouTube, et des paroles, puisqu’il recueille aussi des mots avec lesquels il écrit de la poésie. Son dernier recueil, Rehaïkus , est paru en août aux éditions du petit Véhicule.

Diplomé de la faculté de droit de l'Université d'Istanbul et avocat, il a travaillé en tant que chargé de cours à l'Université de Marmara. Puis il est venu vivre en France, à Strasbourg, où il devient tour à tour et simultanément éditeur adjoint de la revue littéraire et culturelle Imece, fondateur du groupe de discussion sur la poésie şiirpostasi avec Ergin Şehirli, poète (son premier recueil, L'Oiseau tombant de la cathédrale est publié chez Virtuel yayinlari à Istanbul en 2000), fondateur  et éditeur de la revue d’art et de langue bachibouzouck.com,  et artiste car il à plusieurs expositions de photographies et réalise des documentaires et des court-métrages. Reha Yünlüel façonne le monde, s’en empare, le regarde et le transmets.

Il a accepté de répondre à nos questions au festival des Voix Vives de Méditerranée en Méditerranée cet été, en 2022.

 

∗∗∗

 

Photo des Une  © Yakup Naziff Yünlüel.