Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout.

Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur

Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil

Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres

Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien

Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits

J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fantômes de gaz

Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre

Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle

Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur

Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang

Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cassure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os

La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage

La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre

L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d'automne II, Nimrod.

Présentation de l’auteur

Nimrod

Nimrod Bena Djangrang, plus connu sous le nom de plume de Nimrod, né le 7 décembre 1959à Koyom au Tchad, est un poète, romancier et essayiste.

Il a poursuivi ses études supérieures à Abidjan en Côte d’Ivoire, où il a enseigné dans les collèges et lycées. Docteur en philosophie (1996) et rédacteur en chef de la revue Aleph, beth (1997-2000), Nimrod vit aujourd’hui en France, à Amiens où il enseigne la philosophie à l’Université de Picardie Jules-Verne

Il reçoit en 2008 le prix Édouard-Glissant, destiné à honorer une œuvre artistique marquante de notre temps selon les valeurs poétiques et politiques du philosophe et écrivain Édouard Glissant : la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, celle des imaginaires, des langues et des cultures.

En décembre 2020 il reçoit le prestigieux prix Apollinaire pour son recueil Petit Éloge de la lumière nature.

Poésie

Pierre, poussière, Obsidiane, 1989, Prix de la vocation en poésie 1989.

Passage à l’infini, Obsidiane, 1999, Prix Louise-Labé.

En saison, suivi de Pierre, poussière, Obsidiane, 2004.

Babel, Babylone, Obsidiane, poème, 2010, Prix Max-Jacob 2011.

L’Or des rivières, Actes Sud, sept récits poétiques, 2010.

Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, éditions Bruno Doucey, 2016, Prix de poésie Pierrette-Micheloud 2016.

J'aurais un royaume de bois flotté : anthologie personnelle, 1989-2016 , éditions Gallimard, coll. « Poésie », n°522, 2017.

Nébuleux trésor, peintures de Giraud Cauchy, Forcalquier : Archétype, 2018.

Petit éloge de la lumière nature, Obsidiane, 2020.

Romans et récits

Les Jambes d’Alice, Actes Sud, roman, 2001

Bourse Thyde Monnier de la Société des gens de lettres.

Le Départ, Actes Sud, roman, 2005.

Le Bal des princes, Actes Sud, roman, 2008

Prix Ahmadou-Kourouma et prix Benjamin-Fondane.

Un balcon sur l’Algérois, Actes Sud, 2013.

L’enfant n'est pas mort, éditions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2017.

Gens de brume, Actes Sud, coll. « Essences », 2017.

La Traversée de Montparnasse, éditions Gallimard, coll. « Continents Noirs » , 2020

Essais

Tombeau de Léopold Sédar Senghor, Le Temps qu’il fait, 2003.

Léopold Sédar Senghor, monographie cosignée avec Armand Guibert, Éditions Seghers, coll. « Poètes d'aujourd'hui », 2006.

La Nouvelle Chose française, Actes Sud, 2008.

Alan Tasso d'un chant solitaire, Beyrouth, Les Blés d'or, coll. « Estetica », 2010.

Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d'une vie, Obsidiane, 2013.

Léon-Gontran Damas, le poète jazzy, À dos d'âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

L'Eau les choses les reflets : la peinture de Claire Bianchi, Claire Bianchi, 2018.

Pour la jeunesse

Rosa Parks, non à la discrimination raciale, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008.

Aimé Césaire, non à l'humiliation, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2012.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recouvre ce terme d’éloge, genre poétique qui relevait autrefois de la louange et du chant funèbre, revisité par la modernité (Pierre Oster, René Char, Guy Goffette…), [...]




La métamorphose de l’image chez Y. Bonnefoy

Dessiner, dé-signer. Briser le sceau, ouvrir l'enveloppe, - mais elle reste fermée. Peindre, alors: laisser le monde, toutes ses rives tous ses soleils, tous ses vaisseaux glissant ‘dans l'or et dans la moire’ se refléter dans la vitre.

Yves Bonnefoy

 

Introduction

Yves Bonnefoy est une référence dans la poésie française contemporaine de par sa contribution au paysage esthétique et critique de celle-ci. L'ensemble de son œuvre poétique constitue un important panorama de la littérature francophone et mondiale. S'organisant sous l'influence surréaliste, la poétique de Bonnefoy évolue esthétiquement dans de nouvelles approches de style et de problématiques questionnant la mort, l'Autre, Dieu, la limite entre Ici et Ailleurs, et l'image poétique, en tant que recherche spatiale.

Cet article propose une lecture de l'image poétique de l’œuvre bonnefoyienne en tant qu'espace mouvant, ouvert et évocateur d'autres horizons. Cette perspective du changement (et du mouvement) du signe poétique constitue le point de départ de notre argumentation sur la métamorphose de l'image dans l’œuvre du poète français.

Tout d'abord, observons que l'image poétique renvoie à un discours, de façon plus ample. Celui-ci (en tant que discours littéraire) peut contenir, comme nous pouvons observer dans Approches de la réception, de Georges Molinié et de Alain Viala, “trois composantes définitionnelles” (Molinié, Viala, 1993:17).

Pour la première de ces composantes, le discours constitue son propre système sémiotique, en quatre partitions: “la substance du contenu, la forme du contenu, la forme de l'expression, la substance de l'expression” (ibid.). Il est, en outre, “bien en lui-même une totalité de fonctionnement sémiotique, qui régule entièrement, et dualement, sur son propre système” (id.: 19).

Ensuite, le discours littéraire est son propre référent et développe au sein de sa propre structure un système sémiotique pragmatique et performatif:

prenons le cas d'un roman de Zola. On peut résumer d'une part l'enregistrement des conditions sociales (matérielles et mentales) de vie des ouvriers dans tel endroit à telle époque, d'autre part l'expression des sentiments divers de représentation contemporains d'autres catégories sociales face à un milieu dépeint; on peut enfin condenser une argumentation tendant à faire prendre conscience au plus grand nombre de la situation, pour favoriser une évolution améliorative: point de littérature.[...] La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Mais le roman de Zola comme roman, le discours romanesque de Zola comme littéraire, définit une création qui, en tant que romanesque, en tant que littéraire, n'a pas pour référent ces ingrédients qu'on vient d'énumérer, mais un objet particulier de nature toute verbale, qui est à soi seul un être du monde: un roman (id.: 21).

Finalement, pour la troisième composante définitionnelle le discours littéraire, il “se réalise dans l'acte de désignation de l'idée de ce référent”. Il se “définit ainsi, toujours dans une perspective pragmatique, à un degré avancé, ou décalé” (id.: 22). Le discours littéraire fait “apparaître l'idée du référent dans son propre déroulement”. Il est réflexif, il contient l'idée de l'autoréférence.

Dans cette perspective de la Sémiostylistique que nous venons de citer, la troisième composante du discours littéraire est la plus pertinente dans notre proposition d'étude sur l'image poétique chez Yves Bonnefoy.

En ce qui concerne la structure interne du poème de Bonnefoy, il est intéressant d’envisager l’idée de désignation autotélique: comment les éléments de syntaxe constituent le travail de référence sémiotique. Il est également relevant d'imaginer le modus operandi génétique de la poétique bonnefoyienne sous cet angle structuraliste où l'analyse structurelle de la fonction de l'image poétique n'est jamais excessive.

Cet article propose, pourtant, une lecture basée plutôt sur la description sémiotique du discours littéraire et le mouvement de ce discours référentiel, performatif.

Comme nous rappelle Michel Collot, Yves Bonnefoy “comme plusieurs des poètes et des peintres rassemblés un moment autour de la revue l'Ephémère, a toujours défendu et illustré une poétique et une esthétique transitives, animées du désir d'ouvrir l'œuvre, autant que possible, au monde extérieur” (Collot, 2005).

Nous parvenons ainsi à la notion d'horizon en Poésie. À cette notion, se relie celle de phénomènes, des horizons “éveillés avec tout donné réel” (Husserl, 1970: 97).

La poésie de Bonnefoy évoque la problématique de l'horizon, du phénomène de l'image de la Parole poétique qui s'éveille dans un “horizon d'indétermination déterminable” ou d'un “horizon de déterminabilité indéterminé”, comme nous invite Michel Collot à relire la phénoménologie de Husserl (Collot, 2005: 21).

Cette opération phénoménologique que nous retrouvons dans le texte de Bonnefoy est une des perspectives de son travail poétique où la Parole est un paysage en formation, un monde-image avant la langue, avant l'actualisation d’un espace possible:

Le vrai commencement de la poésie, c’est quand ce n’est plus une langue qui décide de l’écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres; mais quand s’affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, Márcia Marques Rambourg

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une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j’aime appeler parole (Bonnefoy, 1990: 33).

Lors d’un entretien avec Bernard Falciola, Yves Bonnefoy nous illustre son idée de monde et d'organisation des paysages poétiques:

Le monde que nous recevons [...] de ce qui en nous questionne l'être au-dehors, qu'est-ce qu'est au juste? La rencontre de présences élémentaires que nous tenons pour réelles - les fruits, les arbres, quelques êtres, quelques façons d'exister - et des mirages comme en forment dans tout psychisme les aspirations instinctives, les préjugés, les refus: un total, une rêverie, où ces fruits, ces arbres, mais les montagnes aussi, et telle sorte de pierre, et la huppe qui vole sur les rochers comme une fée travestie, et nos proches et toutes nos valeurs, toutes nos croyances, se sont recomposés en une figure, qui, s'il n'y avait pas l'élaboration vraiment poétique [...], refléterait peut-être surtout mon refus à la finitude (id.: 28).

L'image sera ainsi le silence performatif du paysage, ce qui l'actualisera dans les possibilités et dans les changements de celui-ci:

Par ‘image’, j'entendais et j'entends toujours, non certes le simple contenu de la perception, ni même les représentations qui se forment dans notre rêverie, lesquelles sont fugitives: mais ce que Baudelaire avait en esprit quand il évoquait ‘le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion’, et ce que Rimbaud désignait, lui aussi, quand il écrivait dans un poèmes des Illuminations, le poème ‘Après le Déluge’: ‘Dans la grande maison de vitres encore ruisselante, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images’ [...]. Les images, c'est le cadre, la page, la fixité du tracé, tout ce qui semble faire de la vision fugitive un fait malgré tout, un fait relevant d'un autre lieu que celui de notre vie, et témoignant même peut-être de l'existence d'un autre monde (id.: 12).

Le changement de l’image poétique

La notion de changement – ou la “perception du changement” pour emprunter le terme à Henri Bergson – est une notion-clef dans la définition de métamorphose de l’image poétique que nous venons d'entrevoir de l'œuvre d’Yves Bonnefoy.

Le changement, en tant que concept, établit un problème. En tant qu’observation pragmatique, il se définit comme un fait observé. Lorsqu’on observe le changement d’un quelconque objet dans l’espace, l’on évoque son état définitif, ou le résultat La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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de son expérience dans le temps. Nous ne “pensons” pas au changement: nous le “constatons”, dans le résultat des choses.

Pourtant, le changement qui est “constitutif de toute notre expérience” (Bouaniche, 2011: 18) constitue plus un problème qu’un résultat. Car cet ensemble d’états accidentels de l’expérience relève d’un processus évolutif qui, dans l’opération intellectuelle que l’on relie à un objet dans l’espace, il sera en continuelle relation avec d’autres notions.

Il s’agit d’un problème qui implique la notion d’intuition et celle d’espace-temps. Relevant, enfin, de toute expérience, le changement s’établit dans une durée déterminée dans la relation avec d’autres changements. Et parce qu’il garde son aspect d’indivisibilité et de substantialité, il est lié à la mémoire. Le changement est donc cette opération à deux versants – conceptuel et empirique – qui implique notre perception de l’espace et du temps.

Le poème, qui est un espace de travail sémiotique, il sera un lieu de changement et de transformation. Si nous envisageons cette dynamique du changement en tant que perception, application et entendement de l’espace mouvant, et surtout en tant qu’acte de mémoire, et de présence, le poème sera alors un espace en constante ouverture, changeant, dialogique et conservateur d’un passé et d’une substance. Traversant notre vision des choses, il forme alors une mémoire de lecture, un passé dans le présent.

Cette mémoire de lecture, qui est ouverte et mouvante, est une sphère importante dans la poétique de Bonnefoy. Le “sommeil” de la poésie, de la parole minérale, encore non dite, l'état de veille du verbe, le lieu, donc, de changement et de transformation témoigne d'un travail initial de construction de l'image; d'une réflexion importante sur la capacité qu’a celle-ci de changer et de se transformer ; de se reconstruire.

Pour Yves Bonnefoy, les images signifient “moins le désir de représenter notre monde que celui d’en bâtir un autre”. Ce besoin sémiotique à deux versants est à l’origine, en effet, d’un étant poétique:

Et le poème, s’il a ‘tenu’ une fois, dans l’exigence sévère d’une poésie qui se forme, vaudra donc, et durablement, pour celui qui l’apprécie et ne cesse d’y revenir; sauf que ce dernier ne lira plus jamais de la même façon d’une année à l’autre: il change, lui aussi, et fait devenir ce qu’il lit, ce qu’il peut même savoir par coeur […] Cette remise en question, cette table rase, serait-elle pour un instant seulement, c’est elle le ‘silence’ […] C’est le moment le plus véridique du travail de la poésie; et il n’y a de vraie création à mes yeux que sui le silence de l’origine peut se maintenir, d’une certaine façon, dans la nouvelle écriture (id.: 24).

Le silence de l’écriture est la dimension spirituelle des choses dans notre perception; la tension métaphysique et empirique entre le passé et le présent. Il constitue un espace Márcia Marques Rambourg

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vide, un lieu de création dans lequel les structures de signification s'établissent et s'organisent dans de nouveaux horizons créateurs.

À la lecture de “Une pierre”, du chapitre éponyme du recueil La vie errante, nous lisons:

J'ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu'il brilla

Un cercle, ce feu désert.

Au-dessus le ciel est rapide

Comme au voeu la pierre est fermée.

Que cherchions-nous? Rien peut-être,

Une passion n'est qu'un rêve,

Ses mains ne demandent pas,

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

La parole est pleine de cendres (Bonnefoy, 1993:103).

Le choix lexical de la première strophe évoque une structure analogique où “lieu”, “miroir”, “eau” et le groupe verbal “qui sauve” se relient en introduisant une lecture anaphorique. Celle-ci déployée le long des quatre strophes, va alors établir les thèmes suivants, épistrophiques à leur tour, à reprendre: la “pierre”, le “miroir”, le “cercle, ce feu désert”, l’ “image”, “la voix brisée”, enfin, “la parole”. Cette séquence d’images constitue ici une perspective surréaliste qui se repose sur deux axes essentiels – celui de souvenir, de ce qui renvoie à l’origine de l'expérience du texte (“Et je graverai dans la pierre/ En souvenir qu'il brilla/ Un cercle, ce feu désert”) – et celui de transformation et d’ouverture, de “faim” de nouveaux paysages, un retour au silence, un lieu à réinventer, à refaire (“Et de qui aima une image,/Le regard a beau désirer,/La voix demeure brisée,/La parole est pleine de cendres”).

Le changement est, ainsi, dans la poétique bonnefoyienne, un lieu ouvert; un horizon investigateur qui dessine et dé-signe l'image, son essence et son application poétique.

“Le désespoir du peintre”, du chapitre “Encore les raisins de Zeuxis”, du recueil La vie errante, est représentatif de cette double fonction de l'image poétique, où nous observons le La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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sentiment d'absence du monde et de sa transformation, et la tentative d’ancrer le réel dans l'expérience subjective. La peinture, objet du monde, est ici dramatique; elle est action, scène, description et évolution. Indéfinie, elle devient objet-monde dans l'actualisation de l'art, et se dissipe, évoquant le deuil d’un tableau-monde désormais réduit à un “tas de blocs de houille luisante”:

Il peignait, la pente d'une montagne, pierres ocres serrées, mais cette étoffe de bure se divisait, pour un sein, un enfant y pressait ses lèvres, et on descendait, de là-haut, de presque le ciel, dans la nuit (car il faisait nuit), c'étaient des porteurs de coffres desquels filtraient des lumières.

Que des tableaux laissa-t-il ainsi, inachevés, envahis! Les années passèrent, sa main trembla, l'œuvre du peintre de paysage ne fut que ce tas de blocs de houille luisante, là-bas, sur quoi erraient les enfants du ciel et de la terre (id.:70).

Il est, ainsi, important d’observer que cet espace mouvant entre mémoire et présent, entre être et devenir est un espace d'expérience, ce sont des “tableaux inachevés, envahis”. Le changement qui s'opère dans la poésie d’Yves Bonnefoy témoigne de la façon dont le mouvement se fait dans le mouvement, le temps dans le temps; et l'image dans la possibilité des images. Dans cette approche métamorphique, la notion même de transformation et de silence – rappelons ici, l'instant entre le je-ne-sais-quoi et le presque-rien1 – nous renvoie à une tension perpétuelle, en constant appel à l'expérience du texte. Nous retrouvons, tout au long de l'œuvre poétique d’Yves Bonnefoy, des intervalles fertiles d'un instant-parole, où s'opère la transformation de l'image, l'éveil du verbe en état minéral. S’impose, ainsi, et de façon non exhaustive, la lecture de Du mouvement et de l'immobilité de Douve et de Pierre écrite. Ces deux recueils nous interpellant dans ce que l'image poétique peut évoquer; dans la capacité que celle-ci a de se transformer elle-même, dans des mots et des mondes, comme nous verrons plus loin.

1 Nous nous référons ici à la philosophie métaphysique de Vladimir Jankélévitch laquelle, dans la même perspective que celle d’Henri Bergson, établit une pensée spatio-temporelle “ouverte” et dialectique.

La métamorphose de la pierre

Je ne doute pas que je puisse dessiner, comme en creux dans le langage conceptuel, le schéma de ce qui n'est pas. Mais ce néant du concept doit être plus qu'une virtualité. [...] Nul problème Márcia Marques Rambourg

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ne peut favoriser la métamorphose, rien non plus ne saurait l'empêcher.

Yves Bonnefoy

Depuis les études de la Phénoménologie chez d'importants philosophes comme Husserl, Levinas, Sartre et Merleau-Ponty, il nous est possible d’approfondir notre lecture du monde: la façon dont nous le percevons, nous le recevons et l’organisons. Cette organisation mentale qui se donne corporelle et spirituellement fera de nous des sujets d'un monde que nous devons arranger; des organisateurs de l'espace à la fois actifs et passifs; percevants et perçus. Le monde que nous nous efforçons de spatialiser sera, à son tour, spatialisant et organisateur.

Ce monde qui est ainsi fait de répétitions, d'identifications et de relations est une masse hétérogène de lectures. Il se forme autour des valeurs sociales spécifiques. Une fois formé, il se communique avec d'autres mondes, avec d'autres valeurs et avec d'autres bases sémiotiques, à partir d'une logique rhétorique qu'est la suppression et la supplémentation des éléments de cette réalité:

Pour faire un monde à partir d'un autre, il faut souvent procéder à des coupes sévères et à des opérations de comblement - à l'extraction véritable de vieux matériaux et à leur remplacement par de nouveaux. Notre capacité à laisser échapper est virtuellement illimitée, et ce que nous appréhendons, ce sont habituellement des fragments significatifs et des repères qui nécessitent des compléments massifs [...] Dans la pénible situation d'avoir à relire des épreuves [...], nous passons immanquablement sur quelque chose qui est là et voyons quelque chose qui n'est pas là (Goodman, 1992: 33).

Or, le monde poïétique est un espace organisé en fonction des possibilités sémiotiques et surtout “trans-sémiotiques” (Molinié, 1998: 43 -121). Il est ainsi un réel en mouvement qui nous parle et qui nous spatialise dans son silence organisationnel. Dans cette dynamique phénoménologique du monde poétique, ce qui nous importe d'observer est le processus de médiation des mondes, d'actualisation des possibles, c'est-à-dire des espaces en puissance, avant même de réaliser le résultat de cette métamorphose.

La métamorphose chez Yves Bonnefoy, de par le travail de médiation et de création du texte poétique, sera, enfin, ce lieu transitionnel, d'espace entre image et après-image.

Les recueils Du mouvement et de l'immobilité de Douve et Pierre écrite peuvent se réunir dans ce mouvement d'écriture. Le premier s'organise sur cinq sections, ou thématiques: “Théâtre”, “Derniers Gestes”, “Douve Parle”, “L'orangerie”, et “Vrai Lieu”. Ce recueil évoque la quête de liberté et de mouvement du verbe poétique. La Métamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Dans le poème “Vrai nom”, de la deuxième section du même recueil, “Derniers Gestes”, nous observons la recherche déictique du signe poétique: le besoin de montrer ce qui n'est pas; ce qui est ailleurs. Le besoin de dévoiler; de nommer l'innommable:

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté

[...]

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi tes libertés de la guerre et j'aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu'illumine l'orage (Bonnefoy, 1978: 51).

Comme d'autres poèmes qui illustrent cette idée de la fonction déictique de la poésie, dont “Cette pierre ouverte est-toi, ce logis dévasté”, ou “ Que saisir sinon qui s'échappe”, “Vrai Nom” dialogue avec d'autres voix de l'œuvre de Bonnefoy dans cette nécessité de montrer ce que l'image immédiate, du monde, doit montrer en poésie: l'au-delà du monde; le dehors. Au-delà du “je”, la définition et le nom sous-jacent: “Je nommerai désert ce château que tu fus/ [...] Je nommerai néant l'éclair qui t'a porté/ [...] Je te nommerai guerre et je prendrai “.

C'est le cas de “Vrai Lieu”, dernière section de Du mouvement et de l'immobilité de Douve, qui nous amène à un silence mouvant des images, vers un espace présent dans la distance de ces images: “Qu'une place soit faite à celui qui approche, /Personnage ayant froid et privé de maison./Personnage tenté par le bruit d'une lampe, /Par le seuil éclairé d'une seule maison” (id.: 85).

Dans un rapport dialogique avec Du mouvement et de l'immobilité de Douve, Pierre écrite (recueil composé de quatre sections, dont “L'Eté de Nuit”, “Pierre Ecrite”, “Un Feu Va Devant Nous” et “Le Dialogue d'Angoisse et de Désir”) évoque les déplacements et les répétitions, les mouvements et l'immobilité de l'image poétique. Déplacement spatial car l'image est en continuelle problématique entre Ici et Ailleurs, entre “Une Pierre” et “Le Lieu des Morts”, entre ce qui “accable mon corps” et “le pli de l'étoffe rouge”. Répétitions et immobilité car le mouvement que nous nous devons d'observer dans ce chapitre du recueil repose sur l'observation des différences et des (re)marques de déplacements: “Tombe, mais douce pluie, sur le visage./ Éteins, mais lentement, le très pauvre chameil.” Márcia Marques Rambourg

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Il nous semble important d'observer que l'allégorie de la pierre, ce lieu originel de transformation à s'éveiller paradoxalement dans le sommeil, dans l’immobilité, se multiplie et se reconstruit, fertile, en d'autres terres, en d'autres lieux pierreux “de sommeil jeté sur la pierre” (Naughton, 1998: 47). L'immobilité qu'évoque l'image de la pierre est, ainsi, à la fois façonnée par l'immobilité et par le mouvement, par un souci de composition où les choses sont à découvrir, à montrer et à démontrer. C'est une terre “qu'il faut reconquérir presque à tout moment, tant peuvent ressurgir le doute, l'angoisse, le sentiment de la perte” (Naughton, 1998: 48). Cette terre errante qui est ainsi la “pierre poétique” chez Bonnefoy pressent une “philosophie de la composition” au rebours de celle chez Edgar Allan Poe, comme nous rappelle Michel Collot: “Il ne s'agit jamais, en poésie, de réaliser par l'écrit un projet de signification préalablement formé, ou d'exprimer une émotion ou une expérience déjà faite, mais de partir à la découverte” (Collot, 1992: 124).

Dans la poésie de Bonnefoy, la Parole engage le mouvement final d'un projet. Le processus, l'en-train-de du discours poétique, dans son mouvement, est à observer davantage dans son travail poétique.

Cette brève étude parcourt le “silence d’un ravin”, l’image poétique des paysages possibles, l’inscription d’une pierre mouvante, où “la terre se dérobe”, où le silence refait le monde, et les chemins au-delà de l’image. Dans la perspective du travail poétique chez Yves Bonnefoy, rien ne s'opère sans le changement et le mouvement des paysages:

Souvent dans le silence d’un ravin

J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)

Un corps tomber parmi des branches. Longue et lente

Est cette chute aveugle; que nul cri

Ne vient jamais interrompre ou finir.

Je pense alors aux processions de la lumière

Dans le pays sans naître ni mourir (Bonnefoy, 1978: 106).

Le son du mot imagé, imaginé, tombe dans notre propre façon de voir [dans] le poème. Suggérant un espace ouvert, le silence du poème nous invite à la construction de celui-ci, à la métamorphose, à l’abri de l’écriture: “J’entends (ou je désire entendre, je ne sais)”.

La “chute aveugle” de la lecture du texte bonnefoyien s’établit alors dans la métamorphose perpétuelle du signe du poème. Le texte de Bonnefoy se forme dans cet espace transitoire et transitionnel qu’est la Parole, dans ce pays[age] qui s’annonce dans des éléments indéfinis, occultant et dévoilant le mouvement du travail poétique. La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy

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Bibliographie

BONNEFOY, Yves (1993). La Vie errante. Paris: Poésie Gallimard.

________ (1990). Entretiens sur la poésie (1972-1990). Paris: Mercure de France.

________ (1992). “Enchevêtrements d'Ecriture: Entretien avec Michel Collot”. In:Genesis 2: 124.

________ (2005). Yves Bonnefoy, Lumière et nuit des images, suivi de “Ut pictura poesis” et “D’autres remarques”. Sous la direction de Murielle Gagnebin. Paris: Champ Vallon.

________ 1998). Yves Bonnefoy. Cahier Onze. Sous la direction de Jacques Ravaud. Paris: Le Temps qui Fait.

________ 2007). L’Arrière-Pays. Paris: Poésie Gallimard.

________ 1978). Poèmes. Paris: Mercure de France.

________ (2001). Les Planches courbes. Paris: Mercure de France.

BERGSON, Henri (1896, 2008). Matière et mémoire. Paris: PUF, “Quadrige”.

BOUANICHE, Arnaud (2011). La perception du changement. Édition critique, sous la direction de Fédéric Worms. Paris: PUF.

COLLOT, Michel (2005). “Pays, imager, paysage”. In: Yves Bonnefoy, Lumière et nuit des images, sous la direction de Murielle Gagnebin, Edition Champ Vallon: 115.

________ (2005). La Poésie moderne et la structure d'horizon. Paris: PUF.

________ (2005). Paysage et poésie, du romantisme à nos jours. Paris: José Corti.

GOODMAN, Nelson (1992). Manières de faire des mondes. Paris: Folio Essais.

JANKELEVITCH, Vladimir (1957). Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris: PUF.

HUSSERL, Edmund (1970). Expérience et Jugement. Paris: PUF.

MERLEAU-PONTY, Maurice (1945). Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard.

________ (1964). Le visible et l’invisible. Paris: Tel Gallimard.

MOLINIÉ, Georges (1998). Sémiostylistique. L’effet de l’art. Paris: PUF.

________ VIALA, Alain (1993). Approches de la réception. Paris: PUF.

NAUGHTON, John. (1998). “Yves Bonnefoy: l'idée nécessaire de l'être”. In: Yves Bonnefoy. Cahier onze sous la direction de Jacques Ravaud. Paris: Le Temps qu'il Fait, pp. 44-51.

STAROBINSKI, Jean (1982). “Yves Bonnefoy: la poésie entre deux mondes”. In: Critique, nº 350, 1979, repris en préface à Poèmes, Paris: Poésie/Gallimard

 

 Márcia Marques Rambourg, “La Metamorphose de L’image Chez Yves Bonnefoy”, Carnets V, Métamorphoses Littéraires, mai 2013, pp. [inserir números] http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698 

MÁRCIA MARQUES RAMBOURG

Université Paris IV, CRIMIC

mmrambourg@gmail.com

Resumo: Neste artigo, tentamos estudar, brevemente, a noção de imagem poética na obra do poeta francês contemporâneo, Yves Bonnefoy. Tal noção é abordada sob a égide do movimento e da ação do ato da criação e da recriação poéticas. Se a poesia de Yves Bonnefoy exalta a percepção da imagem poética como produtora de outras imagens, de outros « países », ela buscará investigar, de mesma maneira, os mecanismos de movimento e de transformação desta mesma imagem.

Abstract: In this article, we attempt to examine, briefly, the notion of poetic image in the work of contemporary French poet Yves Bonnefoy. This notion will be discussed under the perspective of the movement and action of creation and recreation in Poetics. If the work of Yves Bonnefoy exalts the perception of the poetic image as a producer of other images, other 'countries', it will seek to investigate, in the same way, the mechanisms of movement and transformation of that image.

Palavras-chave: Imagem, fenomenologia, paisagem, metamorfose

Keywords: Image, phenomenology, landscape, metamorphosis Márcia Marques Rambourg 

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Christian Bobin : Noireclaire

 

Ce livre de grand format, aéré pour des pages souvent lapidaires, commence par une épigraphe empruntée à Yuan Zhen, poète chinois du 9ème siècle après J. C. : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » Il s’achève, entre deux pages blanches, par ces seuls mots, mais qui définissent l’ouvrage : « Un petit bouquet mortuaire tendu maladroitement par un enfant au crâne rasé. » Entre ces extrémités, tout Bobin s’insinue. Le mobile est clairement exprimé, page 51 : « Rien de plus heureux que de penser à ceux qui ne sont plus : ils reviennent par cette pensée et c’est comme si on gagnait au bras de fer avec la mort, éprouvant la douceur d’être momentanément vainqueur des ténèbres. »

Noireclaire est constitué essentiellement de sentences, sans être sentencieux. Le monde, Bobin le tient foncièrement à distance. Il le brocarde d’entrée de jeu. « Les yeux vides ont envahi tous les métiers. » Ce monde, toutefois, l’intéresse assez peu. Ainsi vingt ans suffiraient pour que des os [d’une femme de trente ans] ne soient plus que poudre. C’est invraisemblable, dans un cimetière, même qualifié de “joli” page 12. Peu importe, selon lui ! Car les poèmes « donnent des nouvelles du ciel, jamais du monde ». Comment n’en pas douter, pour les nouvelles du ciel aussi ? Que loge en effet Bobin derrière ce vocable ?  Il demande, et cette question emplit la totalité de la page 25 : « Chers oiseaux, combien payez-vous de loyer ? » Sur un plan plus symbolique, page 13 : « Le manque est la lumière donnée à tous. » Si, à l’évidence, un réfugié ne peut lire ça sans tordre la bouche, Bobin pour autant croit-il au Ciel ? « Le corps est le seul tombeau. Le mort est une enveloppe dont on a enlevé la lettre. » Ailleurs, il maintient l’éternel. Cette femme perdue, il la qualifie : « ange et pécheresse, inextricablement ». Au milieu du gué, d’un côté, c’est très clair, pour lui. Page 71, cette morte n’est plus : « Ce verre de cristal, je l’ai rempli d’eau fraîche […], je peux le boire d’un trait, toi pas. » Déjà page 14 : « Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. » Mais de l’autre, sur la même page, dans la sentence suivante : « La mort se crispe de te voir lui échapper. » Donc, là, cette morte vivrait encore. Le sésame se trouverait-il page 40 : « À genoux dans la chambre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jouets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien — comme Dieu. »

Si l’ambiguïté constitue assurément une richesse, d’autres imprécisions s’avèrent moins constructives. « Le foulard à ton cou savait tout de ton âme », écrit-il page 35. Facile ? Un peu comme, sur le plateau de La grande librairie, le 15 octobre, il déclare un chant de moineau supérieur à Bach !  Le lecteur curieux lit encore que « les âmes sont des cigales ». Mais encore ? Deux pages plus loin, Bobin affirme que « même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme. Il est impossible de vivre sans cruauté. Respirer, exercer sa joie, c’est déjà blesser quelqu’un alentour. » La quatrième de couverture met au contraire en avant : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre. » Plus avant, ce qu’il écrit de la lecture, qu’elle change tout « en bonne farine lumineuse de silence », ne vaudrait-il pas pour son style ? Ainsi peut se comprendre cet appel au meurtre : « Je veux tuer Christian Bobin. » Ne resterait plus, sur la page, que l’impondérable, la voix du silence.

En bref, l’ensemble laisse un peu sur sa faim. Quand, tout au début de Noireclaire, il consigne : « Un tremble se tient à l’entrée du champ comme un jeune garçon de ferme venu demander du travail » et qu’il poursuit, après un intervalle de blanc/silence : « Il attend sa casquette de lumière dans son poing serré », ne se croirait-on pas chez Jules Renard ? Ou bien, sur cette autre méditation, page 42 : « Une goutte d’eau se suicide dans l’évier après une longue hésitation » – comment ne pas rester sur notre soif ? Si Noireclaire, livre de la maturité, accomplit la mission que Bobin s’est assigné : « Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort », la traversée de ce qu’il ne nomme pas des enfers – sans fermer totalement la bouche à sa douleur, heureusement – connaît des trous d’air, des cahots. C’est un recueil riche, souvent brillant que Noireclaire, mais ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de l’auteur.

Présentation de l’auteur

Christian Bobin

Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire et mort le 23 novembre 2022 à Chalon-sur-Saône, est un écrivain et poète français.

Il se fait connaître du grand public en 1992 avec Le Très-Bas, livre consacré à saint François d’Assise, et n’a depuis cessé de gagner en popularité. Auteur très prolifique, il a publié une soixantaine d’ouvrages durant sa carrière.

Bibliographie

Romans et essais

  1. Lettre pourpre, Éditions Brandes, 1977.
  2. Le Feu des chambres, Brandes, 1978.
  3. Le Baiser de marbre noir, Brandes, 1984.
  4. Souveraineté du vide, Fata Morgana, 1985.
  5. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 1986.
  6. Le colporteur, Brandes, 1986.
  7. Ce que disait l'homme qui n'aimait pas les oiseaux, Brandes, 1986.
  8. Dame, roi, valet, Brandes, 1987.
  9. Lettres d'or, Fata Morgana, 1987.
  10. La Part manquante, Gallimard, 1989.
  11. Éloge du rien, Fata Morgana, 1990.
  12. L'autre visage, Lettres Vives, 1991.
  13. La Merveille et l'Obscur, Paroles d'Aube, 1991 – Entretiens avec Christian Bobin.
  14. Une petite robe de fête, Gallimard, 1991.
  15. Le Très-Bas, Gallimard, 1992 – Prix des Deux Magots 1993, Grand prix catholique de littérature 1993.
  16. Isabelle Bruges, Le temps qu'il fait, 1992.
  17. Cœur de neige, Théodore Balmoral, 1993.
  18. L'Éloignement du monde, Lettres Vives, 1993.
  19. L'Inespérée, Gallimard, 1994.
  20. L'Épuisement, Le temps qu'il fait, 1994.
  21. Quelques jours avec elles, Le temps qu'il fait, 1994.
  22. L'Homme qui marche, Le temps qu'il fait, 1995.
  23. La Folle Allure, Gallimard, 1995.
  24. Bon à rien, comme sa mère, Lettres Vives, 1995.
  25. La plus que vive, Gallimard, 1996.
  26. Clémence Grenouille, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  27. Une conférence d'Hélène Cassicadou, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  28. Gaël Premier, roi d'Abimmmmmme13 et de Mornelonge, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  29. Le Jour où Franklin mangea le soleil, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  30. Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 – Photographies en noir et blanc d'Édouard Boubat, textes de Christian Bobin (rééd. Gallimard, 2010).
  31. Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997.
  32. Mozart et la pluie suivi de Un désordre de pétales rouges, Lettres Vives, 1997.
  33. Geai, Gallimard, 1998.
  34. L'Équilibriste, Le temps qu'il fait, 1998.
  35. La Grâce de solitude, Dervy, 1998 – Dialogue avec Christian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup, Théodore Monod.
  36. Tout le monde est occupé, Mercure de France, 1999.
  37. La Femme à venir, Gallimard, 1999.
  38. Ressusciter, Gallimard, 2001.
  39. La Lumière du monde, Gallimard, 2001.
  40. Paroles pour un adieu, Albin Michel, 2001.
  41. Le Christ aux coquelicots, Lettres Vives, 2002.
  42. Louise Amour, Gallimard, 2004.
  43. Prisonnier au berceau, Mercure de France, 2005.
  44. Une bibliothèque de nuages, Lettres Vives, 2006.
  45. La Dame blanche, Gallimard, 2007.
  46. Les Ruines du ciel, Gallimard, 2009 – Prix du livre de spiritualité 2010 Panorama-La Procure.
  47. Carnet du soleil, Lettres Vives, 2011.
  48. Un assassin blanc comme neige, Gallimard, 2011.
  49. L'Homme-joie, L'Iconoclaste, 2012.
  50. La Grande Vie, Gallimard, 2014.
  51. Noireclaire, Gallimard, 2015.
  52. La Prière silencieuse, Gallimard, 2015 – Photographies de Frédéric Dupont, texte de Christian Bobin.
  53. Un bruit de balançoire, L'Iconoclaste, 2017.
  54. La Nuit du cœur, Gallimard, 2018, à propos de sa relation avec l'Abbatiale Sainte-Foy de Conques.
  55. La Muraille de Chine, Lettres Vives, 2019.
  56. L'Amour des fantômes, L'Herne, 2019.
  57. Pierre, Gallimard.
  58. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 2021.
  59. Le Muguet rouge, Gallimard, 2022.
  60. Les Différentes Régions du ciel. Oeuvres choisies (préface illustrée inédite de l'auteur) (1024 pages, 58 ill.), Collection Quarto, Série Voix contemporaines, Éditions Gallimard, 06/10/2022.

Poésie

  1. Le Huitième Jour de la semaine, Lettres Vives, 1986.
  2. L’Enchantement simple, Lettres Vives, 1989.
  3. Le Colporteur, Fata Morgana, 1990.
  4. La Vie passante, Fata Morgana, 1990.
  5. Un livre inutile, Fata Morgana, 1992.
  6. La Présence pure, Le temps qu'il fait, 1999.
  7. L’Enchantement simple et autres textes, Poésie/Gallimard, 2001.
  8. La Présence pure et autres textes, Poésie/Gallimard, 2008.
  9. Éclat du Solitaire, Fata Morgana, 2011.
  10. Le Plâtrier siffleur, Poesis, 2018.
  11. Les poètes sont des monstres, Lettres Vives, 2022.

Préfaces et postfaces

  • Air de solitude de Gustave Roud, Éditions Fata Morgana, 1988 (préface).
  • L'ombre la neige de Maximine, Éditions Arfuyen, 1991 (lettre-postface).
  • Sorianoda de Patrick Renou, Éditions de l'Envol, 1992 (lettre en postface).
  • Tu m'entends ? de Patrick Renou, Éditions Deyrolle, 1994 (rééd. Verdier) (préface).
  • Devance tous les adieux de Ivy Edelstein, Éditions Points, 2015 (préface).
  • Nudità della Parola : Le sette parole di Gesù in croce d'Emmanuel Borsotti, Edizioni Qiqajon, 2018 (lettre en préface).

Revues

  • « Le Bouclier », revue La Chair et le Souffle, vol. 8, no 2, 2013, p. 48-56.

Collaborations

  • Quand la brume se déchire (sous-titre : Dans la nuit d'Alzheimer), Éditions du Palais, 2020.

Distinctions

Prix littéraires

  • 1993 : Prix des Deux Magots, pour Le Très-Bas.
  • 1993 : Grand prix catholique de littérature, pour Le Très-Bas.
  • 2009 : Prix du livre de spiritualité Panorama-La Procure, pour Les Ruines du ciel.
  • 2016 : Prix d'Académie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.
  • 2020 : prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre.

    Hommages

    • Christian Bobin est cité au Belvédère du Grau-d'Agde.

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Christian Bobin, L’homme-joie

    Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que [...]




    W.B. Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio

    Dans sa présentation, la traductrice Marie-France de Palacio précise que Yeats est assez peu connu en France. Il est donc à découvrir en tant qu’écrivain exigeant tant dans le contenu que dans la forme donnée à ses écrits.

    De culture imposante, il ne la met cependant jamais en avant tout comme il demeure particulièrement critique avec lui-même, toujours revenant sur ses écrits. Simples d’expression, ces derniers sont capables de dire le plus complexe. Le savoir de Keats est sous jacent à sa pensée. « Il suffit à Yeats de quelques mots, tout au plus de quelques phrases, dont la construction déroute parfois, pour esquisser une vérité philosophique simultanément terrassante et exaltante », nous dit la préfacière.

    Les textes choisis offrent tout un pan de la création de l’auteur s’inscrivant entre 1889 et 1939 autour des genres adoptés par l’auteur : théâtre, poésie et essais. A travers ses thèmes, Yeats est un mystique dans l’âme sans séparation avec la réalité de l’existence. Pour lui, il s’agit de regarder en dedans de soi, d’être à l’écoute de son cœur afin de s’orienter vers un savoir juste. Il fixe des constats, dressant parfois des incompatibilités radicales : l’amour est différent de l’amitié, l’un est champ de batailles, l’autre pays tranquille. Vieillissant, il parcourt ce qu’il fut afin de considérer qu’il est devenu « rien ». Un certain pessimisme peut envahir les fragments renvoyant au passé. Cependant, il n’est pas sans énergie puisqu’être au-devant demeure un mouvement qui le mène.

    W.B.  Yeats, Ainsi parlait Yeats, Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Marie-France de Palacio, Paris : Edition Arfuyen, édition bilingue, 2021, 174 p, 14 €.

    Il affirme « la révolte de l’âme contre l’intellect » dans « l’époque usée » qu’est la sienne. Il désire que l’imagination, l’émotion, les états d’âme, la révélation conduisent la vie humaine. Pour lui, une certaine évolution de la société est la source d’un éparpillement : « notre vie au sein des villes, qui assourdit ou tue la vie méditative passive, et notre éducation, qui élargit le champ de l’esprit isolé et autonome, ont rendu nos âmes moins sensibles. » Observant les comportements de ses concitoyens, l’auteur constate un certain déclin. Une maxime en est une des traces : « Quand la vie individuelle ne se réjouit plus de sa propre énergie, quand le corps n’est pas fortifié et embelli par les activités de la vie quotidienne, quand les hommes n’ont pas de plaisir à orner leurs corps, on peut être certain de vivre dans un système voué à disparaître, parmi les inventions d’une vitalité déclinante. » Les maximes fixent des comportements et des morales : « Dans la vie, la courtoisie et la maîtrise de soi ; et dans les arts, le style, sont les marques les plus évidentes de l’esprit libre […]. » Yeats croit en la poésie et ses mots renvoyant à une symbolique et, par voie de conséquence, à leur au-delà à condition qu’elle engendre la réflexion. Et il y a cette dernière maxime flamboyante inscrite en quatrième de couverture : « Nous commençons à vivre lorsque nous avons compris que la vie est une tragédie. »

    Yeats trouve un avantage lié au vieillissement qu’il vit plutôt bien dans le sens où la joie, terme fréquent sous sa plume, se trouve décuplée et le cœur plein ; ce qui représente une force pour faire face à la « Nuit grandissante / Qui ouvre les portes de son mystère et de son effroi ». Rempli de cette énergie qu’il n’espérait plus, sa quête prend fin avec la possibilité « de consigner ses pensées les plus fondamentales ».

    Présentation de l’auteur

    William Butler Yeats

    William Butler Yeats est un poète et dramaturge irlandais.

    Poèmes choisis

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    Tête d’Or, la force et le sens (Paul Claudel)

    « …regarder le langage comme action »

    P. Valéry, Cahiers, XXVI, p. 446

    Dans le début des années quatre-vingt-dix, quelques-uns des premiers lecteurs de Tête d’Or écrivent à l’auteur leur admiration.

    Celle-ci, on le perçoit nettement, ne va pas à ce que l’auteur appelle au même moment « l’idée du livre »[1]–le message spirituel ou moral qu’il porte, selon lui, mais que la plupart de ces lecteurs, experts pourtant, n’ont pas perçu, ou qu’ils ont perçu, cela arrive, d’une manière que l’auteur n’avait pas prévue. Elle ne va pas davantage à des qualités formelles, le plus souvent senties et données (par Mockel, par exemple, ou par Régnier, ou par Mirbeau) comme insuffisantes. Elle ne va pas à une structure, ou, comme dit Jean Rousset dans un livre célèbre où il est brièvement question de Tête d'Or, à un « schème »[2]. Elle va tout entière à la force du livre. C’est en 1893, après avoir lu La Ville, que Mallarmé dira : « j’admire comme cela sourd et la force du jet »[3]. Mais Maeterlinck, dès décembre 1890, parle de sa lecture de Tête d’Or comme d’une « tempête », mentionne les « coups de marteau » que le livre lui a donnés sur la tête, invoque le monstre Léviathan et le comte de Lautréamont. Schwob évoque son « saisissement », dit avoir senti « quelque chose d’extraordinairement fort »[4]. Verlaine loue « la forte imagination »[5]. Mirbeau admire « l’énorme souffle » et « mille détails puissants »[6]. Gourmont compare le drame à une « eau-de-vie un peu forte pour les temps d'aujourd'hui »[7].

    La convergence est manifeste ; la seule lecture de Tête d'Or exerce sur ces premiers lecteurs l’action « immédiate et violente » qu’Artaud (qui quelque trente-cinq ans plus tard montera au théâtre Alfred Jarry un acte du « traître » Claudel) allait demander bientôt au théâtre[8]. On peut s’interroger sur les ressorts de ce pouvoir. Est-ce à cause du « magnétisme ardent des images » ? Est-ce parce que le drame montre une « action poussée à bout, et extrême » ? Est-ce en raison de « l’athlétisme affectif » dont on pourrait le créditer et parce qu’il ne craint pas « d’aller aussi loin qu’il faut dans l’exploration de notre sensibilité nerveuse »[9] ? Ou bien est-ce parce que, tournant le dos aux perfections de la forme, aux usages du métier, aux injonctions des arts d’écrire, ce drame sauvage, barbare (« terroriste », aurait dit Paulhan) parfaite antithèse de la « pièce bien faite », a pu sembler alors à quelques-uns, et spécialement à Mirbeau, se situer là même où se situait, disait-on, Rimbaud : hors de la littérature[10] ?

    Il n’est pas facile de répondre, et cela d’autant moins que cette exaltation est tout de même retombée ; et que, me semble-t-il, le jugement plus balancé (trop balancé ?) de Jean Rousset : « belle pièce juteuse » mais drame de jeunesse encore tâtonnant et inabouti[11], rallierait aujourd’hui plus facilement les suffrages. Michel Lioure parle de manière comparable des « balbutiements poétiques de l’apprenti »[12]. Claudel lui-même n’est pas le dernier à accuser la « maladresse » d’une pièce qu’il lui arrive de déclarer « illisible », et qu’il refuse de laisser jouer : œuvre, écrit-il en 1949, « non de [son] imagination, mais de [son] cœur »[13]. Or, s’il est vrai (comme Claudel avait pu le lire chez Baudelaire) que « la sensibilité du cœur n’est pas absolument favorable au travail poétique », et même qu’elle « peut nuire », et qu’en tout cas « la sensibilité de l’imagination est d’une autre nature »[14], cela signifie que Tête d’Or (en dépit de l’affection que l’auteur peut lui conserver) ne peut être qu’une œuvre d’art imparfaite, loin de l’opus mirandum qu’est par exemple Le Soulier de Satin.

    Ces réserves, pourtant, n’ôtent rien de sa pertinence au questionnement sur la force : bien au contraire. Puisque tout le monde, et jusqu’à l’auteur, est d’accord pour accuser les insuffisances et les défaillances de la forme, il faut bien que la valeur (et c’est elle qui nous intéresse) soit ailleurs : dans le jus, comme dit Rousset[15], dans le jet, comme dit Mallarmé, dans le jaillissement et la puissance chaotique, comme dit Gaétan Picon[16], dans l’éruption ou dans le soulèvement, comme dit l’auteur[17] –c’est-à-dire, chaque fois, on le voit bien, non dans les vertus de la chose faite, d’une œuvre, d’un ergon, mais dans la vigueur d’une energeia, dans le déploiement d’une force. 

    C’est ce que je voudrais tenter de préciser.

    Force et forces

    C’est dans une étude consacrée au livre de Rousset, justement, que Derrida le notait: « comprendre la force en son dedans », ce serait l’affaire du « créateur », en aucun cas celle du critique[18]. Mélancolique observation, qui semble ne nous laisser d’autre choix que le silence ou la reconversion… Pour ce qui est de Tête d’Or, toutefois, le critique a la possibilité de s’assurer que cette question de la force n’est aucunement extérieure à l’œuvre, aucunement méconnue par elle. L’œuvre tisse au contraire un réseau lexical, sémantique, extrêmement dense autour des notions de force, d’effort, de puissance, et des notions et valeurs inverses d’impouvoir, d’asthénie, de faiblesse (224)[19], de paresse (213), d’ennui, de défaillance. Le drame lui-même (le texte du drame) invoque constamment, et même massivement, soit pour affirmer sa présence, soit pour lamenter son absence, cette même force dont on l’a crédité, et qui se trouve être ainsi à la fois le sujet de l’œuvre, son thème, ce dont elle parle, et la qualité qu’on lui reconnaît : à la fois son motif et sa vertu.

    Il faut observer par ailleurs que la force invoquée dans Tête d’Or est le plus souvent indéterminée : non pas la force, ni telle force, mais une force. Par exemple:

    Je me suis cru un pouvoir plus qu’humain, une force (216)[20]

    ou plus haut :

                   Car une force est en moi (108)

    qui reprend le propos antérieur d’un des veilleurs :

                   Mais en vérité il y a une force en lui (59)

    Ces assertions ne sont pas purement constatives : mais discrètement exclamatives, on le voit, discrètement lyriques, elles notent une surprise, un émerveillement devant la puissance dont le sujet est l’hôte. La force de la force est telle qu’elle interdit au langage de se refermer exactement sur elle, de l’enfermer, de la définir ; le lyrisme, l’exclamation, signalent ici que l’objet du discours est un ineffable, ou en tout cas qu’il y a en lui de l’ineffable et de l’inconnaissable.

    Claudel, cependant, qui est là comme ailleurs le premier interprète de Claudel (interprète impérieux quoique sans raideur, et dont les commentaires commandent encore aujourd’hui depuis l’outre-tombe tant de livres, de thèses, d’articles, qui lui sont consacrés) Claudel, donc, avant tout autre, a indiqué un nom pour la force à l’œuvre dans Tête d’Or. Dans sa lettre à Mockel de 1891, il l’a nommée le désir, invitant ainsi à lire tout le livre selon le sens moral, comme une fable sur le désir. Ce mot se lit du reste à plusieurs reprises dans le texte de 1890 et dans celui de 1893-94. Ainsi, dans le grand dialogue de la seconde partie avec Cébès, ce vers :

    Un désir rapace m’entraîne en avant par ce lieu d’horreur ! (99)

    qui invite à identifier le désir avec le mouvement même du drame.

    Citons encore :

                   et je porte un désir en moi (131)

                  

                   j’ai été un homme de désir (211)

    Tête d’Or […] ne portait plus qu’un désir inextinguible (217)

    Certes il y avait un désir en lui (242)

    Cette dernière réplique, qui appartient à la Princesse, s’entend comme une reprise du : « en vérité, il y a une force en lui », déjà cité, et cette substitution, à l’heure de l’épilogue, pourrait être tenue pour indice d’une coïncidence parfaite entre la « force » et le « désir », légitimant du même coup une lecture allégorique du type de celle que Claudel propose dans sa lettre à Mockel : si la Princesse « représente toutes les idées de douceur et de suavité », si Cébès « est » l’homme ancien et la faiblesse pitoyable, Tête d’Or, alors, peut bien « être » ou « représenter » la force du désir et le drame entier peut se lire comme une allégorie du jeu du Désir et de la Sagesse.

    Il faut cependant rappeler que ce Claudel qui craint si peu de « traduire » en idées ses personnages est le même qui ailleurs se fait un devoir de rappeler que « rien ne signifie qu'en excluant la traduction »[21] ; le même encore qui dans une note de travail relative au second Tête d’Or estime qu’il faut qu’il « reste toujours quelque chose d’inconnu »[22]. Comme d’autres commentaires de Claudel, la lettre à Mockel dessine ce que j’appellerai un schème sémantique, c'est-à-dire un principe général d’organisation du sens, qui est évidemment très utile et très éclairant, mais qui, indiquant après coup un sens déjà fait, risque par là-même de nourrir un malentendu : changeant en dit le vouloir dire, en énoncé l’énonciation, l’élicitation[23] en exposition, et forcé pour dire le mot de détacher son attention de l’effort -de « l’horrible effort » (32)- que le mot doit faire pour se dire, le commentateur risque de se laisser distraire de cet essentiel qu’est le jaillissement pathétique du sens. Il risque, en d’autres termes, de concentrer l’attention sur le sens en tant que résultat, quand ce qui importe, c’est le sens comme acte, c'est-à-dire comme drame

    Et il risque encore (même si Claudel a bien soin de rapporter chacun de ses personnages à une gerbe d’idées plutôt qu’à une maigre idée esseulée) de nous distraire du chatoiement du sens, de son irisation, de son tremblé, de ses moirures.

    Cette force, en effet, dont les pulsations, les temps forts ou faibles, rythment le drame, n’est pas unifiable sous un seul concept, elle est susceptible au contraire de recevoir, entre l’ouverture et l’épilogue, des couleurs extrêmement diverses, d’investir des formes multiples : elle peut se manifester comme désir, assurément, ou comme « volonté » ou encore comme « effort », mais aussi comme espoir et comme colère, ou comme « haine », ou comme « vengeance » (153) ou comme « indignation » (104), commandement d’avoir à « sortir » (213), puissance de subversion, d’arrachement à « l’ennuyeuse semaine » (216), à « l’obstacle des choses » (247), rébellion contre « la Puissance qui maintient les choses en place » (198), gerbe d’intensités brandie contre les paresses et les inerties. Ailleurs, elle peut se nommer «nausée » (104) ou « spasme » (55), et parfois « fureur du mâle » (34) et parfois aussi « esprit » (108) et ailleurs encore se donner comme « vie » (207) ou comme « voix ».

    Le personnage de Tête d’Or est évidemment le support principal de cette force ; le principal, non le seul. Dans un drame qui se soucie en général fort peu d’individualiser le discours de ses personnages, le roi, ou les veilleurs, ou Cébès, ou d’autres, peuvent ponctuellement se trouver chargés d’une vigueur égale à celle du héros. Il est curieux d’observer que la voix du rossignol, qui s’entend à deux reprises dans la deuxième partie, est qualifiée de la même manière exactement que la voix de Tête d’Or : Cébès la salue d’une exclamation : « O voix forte » (58) qui anticipe à peine sur l’admiration du veilleur pour la voix « forte et perçante » du héros (59) puis sur la proclamation de Tête d'Or sur le point de devenir roi : « Je suis la force de la voix » (125).

    Bien loin d’être l’attribut d’un ou même de plusieurs personnages, ce motif : la force court ainsi comme le furet à travers tout l’espace du drame, circule comme une aiguille dans le tissu de l’œuvre. Ce qui est en cause, en effet, ce n’est pas d’abord un sujet puissant ; mais une force –non définie– qui habite (momentanément) un sujet. Plusieurs épisodes mettent d’ailleurs en scène l’afflux ou le retrait de cette force, obligeant ainsi à la concevoir indépendamment du héros, comme une puissance qui peut sans raison apparente l’investir ou l’abandonner. C’est par exemple, à la fin de la seconde partie, le moment où s’étant fait proclamer roi Tête d'Or semble tout à coup s’éveiller d’un rêve ou d’une crise de somnambulisme: « Qui suis-je ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? » (148). C’est aussi bien au début de cette même partie  le « réveil » de la Princesse vêtue de sa chape d’or (« je ne sais plus qui je suis en vérité », p. 67), puis le brusque désinvestissement qui précède sa sortie:

    […]La dame belle et illustre qui parlait tout à l’heure n’est plus

    Et à présent, voyez-moi, ce n’est plus que moi-même, la pauvre fille […]. (76-7)

    C’est encore la transe de Simon au milieu de la première partie :

    Un esprit a soufflé sur moi et je vibre comme un poteau !

    –Cébès, une force m’a été donnée (34)

    La référence biographique à l’illumination de Notre-Dame est probable ; mais cela n’interdit pas de songer aussi aux « forces supra-humaines » qui investissent les héros d’Eschyle (ces êtres biastheis, « forcés ») et en les investissant donnent du même coup aux poèmes où ils paraissent leur dimension proprement tragique[24].

    Les deux batailles livrées dans la seconde et la troisième parties relèvent de la même analyse, et apparaissent elles aussi comme de pures épiphanies de la force. Pas question ici de stratégie, de manœuvres, de hasard heureux, d’un Blücher qui arrive à point, etc. ; seul entre en ligne de compte le déclenchement irrésistible d’une panique, d’une « peur de masse ». Les deux batailles symétriques, héroïques, qui sont aussi deux coups de théâtre, manifestent l’empire absolu des forces, le caractère imprévisible, souverain, de leur afflux et de leur retrait.

    L’examen du décor peut conduire à des conclusions similaires. Le Très Grand Arbre de la première partie, ou le Caucase de la dernière avec sa « terrasse élevée », ses « arbres colossaux »[25] et sa « formidable  tranchée verticale » définissent des sites sublimes, où la force a élu domicile. Tout est fait pour que cette tranchée d’où montent « des bruits de roues et de harnais » ait l’air d’avoir été percée à travers la montagne par ou pour la ruée de cette Armée qu’on entend, mais qu’on ne voit pas. Cette mise en espace exemplaire vise à rendre sensibles depuis la salle la proximité et le jeu d’une Force qui, comme toute force, reste invisible.

    « Face-à-face séparateur » entre la salle et la Force, aurait dit peut-être Rousset, s’il en avait dit quelque chose. Je préfèrerai parler pour ma part d’un dispositif visant l’invisible. Ce qui du reste pourrait être une définition de Tête d’Or tout entier : dispositif visant à vérifier depuis le visible la consistance d’un invisible, lequel se donne à éprouver comme force.

    Formes et forces

    La question des forces, on le sait, a fasciné toute la fin du siècle de Schopenhauer à Loïe Fuller en passant par Nietzsche et Alfred Fouillée -sans parler du jeune Valéry. Claudel ne fait pas exception. Et l’exemple de Rodin, qu’il a connu de près, n’était pas de nature à le faire changer d’orientation, s’il est vrai que l’œuvre de l’amant de Camille est essentiellement une tentative pour représenter l’Energie[26].

    Bien sûr, ni la sculpture, ni la littérature ne peuvent se passer des formes ; l’invisible ne peut être appréhendé (pressenti) sans la médiation d’un visible ou d’un lisible. Donner à percevoir des forces, cela ne peut se faire qu’en présentant des formes travaillées par la force. Il suit que le travail que je poursuis ici exigerait d’être prolongé par une étude attentive des formes de la phrase claudélienne, de ses hyperboles et de ses images (s’il est vrai que « la force des mots croît avec leur discorde »[27]) ; et aussi par un examen des jeux de scène et de la gestuelle ; et encore par une analyse du vers, qui est sans cesse pensé, tout au long de la carrière de Claudel, au moyen de la notion d’accord, sans doute, mais aussi des notions d’obstacle, et de choc –donc de force.

    Faute d’espace, je laisserai ces tâches momentanément de côté pour m’attacher plus spécialement à l’examen d’un motif qui m’intéresse tout spécialement parce qu’il est un de ceux qui permettent de réduire la différence entre la force et la forme. Ce motif est celui du cri.

    On parle beaucoup dans Tête d'Or ; mais on crie aussi beaucoup. (Notons en passant cette coïncidence remarquable: c’est en 1893, au moment où Claudel s’apprête à récrire Tête d'Or à Boston qu’Edvard Münch à Âsgarstrand peint Le Cri, paradigme de la « peinture de l’âme » et première grande toile de l’expressionnisme[28]). Le cri n’est pas seulement l’expression d’un pathos –attendue peut-être dans un drame, mais ici singulièrement fréquente. Il est encore un « thème », un motif, un objet de discours : on le raconte, on s’en souvient. Cébès crie (en particulier au moment de mourir) ; le roi crie ; et plusieurs veilleurs, et Cassius, et le tribun du peuple et la princesse lorsque le déserteur la cloue… Tête d'Or crie souvent, et même il « rugit » (207). Lorsque Cassius raconte la dernière bataille, il « raconte » le cri que le roi pousse « d’une voix épouvantable » au moment où il reçoit la blessure:

    Oh !

    quel cri clair et aigu nous l’entendîmes pousser, comme la grande Pallas quand elle se sentit saisie par le Satyre,

    Tel que le souvenir en fait

    Vibrer encore nos os comme des instruments !

    Et nous reconnûmes la voix, comme la femme qui entend l’homme crier.

    Et nous criâmes aussi et nous nous précipitâmes en avant. (197)

    Très riche tissu d’associations, qui sexualise fortement et curieusement l’épisode (à trois vers de distance, le héros est femme puis homme à nouveau). Le cri a évidemment quelque chose à voir avec ce que Jean-Claude Morisot appelle « l’exaltation de la vie et de l’énergie sans pensée »[29] ; c’est une manifestation sonore du Lebenskraft, de l’intensité de la vie. Rien d’étonnant par conséquent si on l’entend de préférence soit au moment où la vie se retire, soit au moment où elle commence, dans cet instant (si claudélien) de la naissance:

    Tu ne respirais pas alors que tu étais dans le ventre de ta mère, […]

    Et, étant sorti d’elle, tu respiras et tu poussas un cri !

    Et moi aussi j’ai poussé un cri,

    Un cri, comme un nouveau-né, et j’ai tiré l’épée acérée et brûlante, et j’ai vu

    L’humanité s’écarter devant moi comme la séparation des eaux ! (101)

    Le cri est ici un équivalent de l’épée, et tout au long du drame, la force de la voix est un indicateur de la force du personnage. J’ai cité déjà le propos d’un des veilleurs, qui admire la voix « forte et perçante » (59) de Tête d'Or. Plus loin, « quelqu’un » observe:

                   Il a une voix étrange et qui agit sur le cœur

                   Comme une corde, et elle donne des notes (125)

    C’est ici la voix (ailleurs le cri, on l’a vu) qui « agit sur le cœur », la voix et non l’idée, non le sens, non pas la parole. Le texte du second Tête d’Or associe et oppose à plusieurs reprises la voix et la parole. C’est Tête d'Or qui proclame, à la suite des vers que je viens de citer :

    Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait (125)

    réunies donc en sa personne, et néanmoins distinguées. La même distinction a déjà été formulée plus haut (« Qu’as-tu donc avec toi ? –La voix de ma propre parole ! (24)[30]) puis au début de la deuxième partie, alors que tout le monde attend l’annonce du probable désastre et que le rossignol se met à chanter. « Que dis-tu, oiseau ? », demande alors Cébès, qui poursuit :

    Mais tu n’es qu’une voix et non pas une parole (58)

    La voix dit-elle quelque chose ? Ici l’opposition, le mais qui sépare les deux phrases, suggère que l’oiseau ne dit pas, ne dit rien, rien d’articulé, en tout cas, la voix (telle plus tard Anima) refuse « son adhésion à toute énonciation distincte »[31]. Il n’est pas douteux pourtant qu’elle veut dire. Elle veut dire à la façon des arbres du prologue qui « parlent avec un discours sans mots, douteusement » (12). La voix, le cri, parlent ainsi, ils portent un sens mais « confus », non délié, fuyant, inarticulé, à quoi le symbolisme en général (les « petites voix » de Verlaine, « l’inexprimable » de Rimbaud, l’allusion de Mallarmé) a été constamment attentif. Et ce qu’ils disent ainsi a d’autant plus de force qu’ils le disent, justement, sans mots : par des signes involontaires, non arbitraires, non conventionnels, des sons « accrochant la pensée et tirant »[32]. Le signe et la chose signifiée semblent ici avoir été créés « en fonction l’un de l’autre, comme […] s’il y eût de l’un à l’autre une espèce de continuité »[33].

    L’indiciel

    La sémiotique de Peirce distingue, on le sait, différents types de signes. Elle distingue en particulier le symbole (tous les signes arbitraires proprement dits) et ce qu’elle nomme indice, par quoi elle désigne une trace sensible du phénomène : une fumée, une empreinte de pas, un soupir. Dans le langage de Peirce une voix, un cri, sont des indices. La part de l’indiciel dans le texte même de Tête d'Or est considérable.

    Soit ce que j’appellerai le « catalogue des étendards », au début de la troisième partie. Ces étendards sont bien entendu des signes ; mais des signes qui ressortissent à différents régimes de sens. Les commentaires du catalogue s’attardent d’habitude sur deux ou trois exemples, souvent les mêmes : l’image « salutaire » de la Croix, comprise comme symbole de la conversion; l’image du Soleil, où l’on reconnaît une image de l’Un, et de la saisie du Divers par l’Un. Sans doute. Mais les étendards ne se laissent pas tous déchiffrer de cette manière:

    D’autres encore ! et ils ne montrent rien de certain, mais ils ressemblent à un champ de sarrasin en fleurs,

    Ou à l’azur plein de feuilles de poirier qu’irise la trame des cils, ou à une irruption d’abeilles, ou à la mer séduisante ! (185)

    Signes incertains, donc, peu ou pas déchiffrables, si semblables aux choses mêmes qu’on doute s’ils peuvent encore être des signes. Un peu plus haut, on lit ce vers (absent de la première version) :

    D’autres drapeaux sont verts comme les champs, et de l’herbe y est attachée, et des poils d’animaux, et des ossements, et des sacs de terre (184)

    Le signe est ici clairement un indice, ou un agrégat d’indices : fragments arrachés à la chose même, territoire ou totem. On appelle coupure sémiotique la différence du signe et de la chose, de la carte et du territoire. Non seulement le signe se situe ici en amont de la coupure sémiotique, en deçà de l’arrachement primaire, mais ces ossements et ces « sacs de terre » fixés à la hampe du drapeau manifestent avec force le refus de cette coupure, le désir de contrer l’arrachement. L’étendard, ici, n’est pas autre chose qu’un morceau prélevé sur le territoire et que l’on emporte avec soi, jusqu’au Caucase, s’il le faut. Pas de signe moins arbitraire ; pas de signe plus chaud, plus archaïque aussi, moitié signe, moitié fétiche, saturé de mana, de puissance sourdement magique: c’est un signe bourré de force, un signe, comme aimait à dire Claudel, « chargé »[34], un signe aussi que le langage ne saura jamais épuiser, dont il ne pourra jamais venir à bout –mais grâce à quoi peut-être, « l’instinct muet »[35] donne à entendre ce qu’il veut dire.

    Claudel (ce même Claudel qui plus tard ne craindra pas de proclamer : J'ai trouvé le secret; je sais parler[36]) se définit à deux reprises dans la lettre à Byvanck de 1894, comme quelqu'un « qui apprend à parler »[37]. Le recours à l’indiciel est solidaire d’une nostalgie du signe plein, d’une impatience devant les « signes d’institution »; mais solidaire aussi d’un non-savoir, d’une « inhabileté fatale » (et salutaire), d’un empêchement de la parole (qui ici, dans cette œuvre d’avant la conversion définitive, doit sans doute se comprendre aussi comme le manque  de la Parole). 

    L’indice, écrit Peirce en effet, se soucie moins des significations que d’ « amener l’auditeur à partager l’expérience du locuteur en montrant ce dont il parle »[38]. Et il écrit encore : « L’indice n’asserte rien ; il se contente de dire : ‘‘Là !’’. Il s’empare de notre regard, et le force à se tourner [forcibly directs our eyes] vers un objet particulier, et s’arrête là »[39]. Le symbole au fond n’est qu’un rêve (« a mere dream »[40]) mais l’indice (que Peirce en anglais nomme index, et qu’il compare à un doigt qu’on pointe pour orienter le regard d’autrui[41]) est inséparable d’une dynamique et d’une force et d’une contrainte ; il procède par « compulsion aveugle ». La force bien sûr peut être solidaire d’un sens, ne serait-ce que parce qu’elle est orientée : on la figure par un vecteur, elle s’exerce dans une direction. Mais de la force, et de l’indice, on attend autre chose qu’un sens : le témoignage d’une présence.

    Sentir la force, l’éprouver, c’est sentir qu’il y a là, tout près, quelque chose, ou quelqu’un qui est avec moi-même dans un certain rapport. C’est sentir, comme disait Michel de Certeau, « qu’il y a de l’autre » ; ce qui, ajoutait-il, est le « fondement de la foi »[42].


    [1] Lettre de Claudel à A. Mockel, CPC, I, 140.

    [2] Jean Rousset : Forme et signification, essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Corti, [1962] rééd. 1992.

    [3] CPC I, 41

    [4] CPC, I, 146

    [5] CPC II, 273.

    [6] CPC, I, 147

    [7] Remy de Gourmont : « L’auteur de Tête d’Or », Le II° Livre des Masques, Mercure de France, 1898.

    [8] Artaud, Le théâtre et son double, Idées/Gallimard, 1968, p. 129

    [9] Artaud, id, p. 195 sq., 130, 133

    [10] Mirbeau estime que Tête d’Or est  « plus qu’une œuvre d’art » (CPCI, 148). On rapprochera le jugement de Fénéon sur les Illuminations, en 1886 : «Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute.»

    [11] Jean Rousset : Formes et signification, J. Corti, [1962] rééd. 1992, Introduction, p. xi et p. 176.

    [12] M. Lioure : L’esthétique dramatique de PC, A. Colin, 1971, p. 190.

    [13] Th. I, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 1249.

    [14] Baudelaire : « Théophile Gautier », , in OC, Gallimard, Pléiade, II, p. 116.

    [15] « Jus de la vie ! force et acquisition ! Ah ! toute force et sève ! » s’écrie Simon, Th. I,  p. 181.

    [16] Histoire des littératures, Gallimard, Pléiade, vol. III, 1967, p. 1274.

    [17] Th. I, p. 1249 et 1250.

    [18] J. Derrida : « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Points/Seuil, 1979, p. 11.

    [19] Les chiffres entre parenthèses renvoient au texte de l’édition Folio, Gallimard, 1973.

    [20] On songe à Rimbaud, forcément: « moi qui me suis cru mage ou ange… »

    [21] « Un poème de Saint-John Perse », O. en prose, Gallimard, Pléiade, 1965, p. 620.

    [22] Note de travail de 1894 ( ?). Th. I, p. 1248.

    [23] Claudel dans une lettre à J.-R. Bloch, citée dans M. Lioure : op. cit. p. 47. Elicitation, du latin elicio, tirer de, faire sortir ; avec sans doute (comme souvent chez Claudel) une contamination par l’anglais to elicit :obtenir, ou même arracher (une promesse, un aveu). Absent de la plupart des dictionnaires français, le verbe éliciter figure dans le TLF avec deux citations de Claudel.

    [24] V. J-P. Vernant : « Ebauches de la volonté », in Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspéro, 1972, p. 45 sq.

    [25] Tout cela rappelle aussi curieusement les décors de La Walkyrie de Wagner.

    [26] V. Leo Steinberg : Le Retour de Rodin, [1972] trad. fr. Macula, 1991, et mon article « Le dur compagnon : Claudel et Rodin », RSH, «Claudel », automne 2005.

    [27] Comme disait M. de Certeau, La Fable mystique, 1, Gallimard, « Tel », 1995, p. 174

    [28] Le Cri appartient à une série, « La Frise de la Vie », qui comprend également la Voix (1893) Cendres (1894), Anxiété (1894).

    [29] Morisot : Claudel et Rimbaud, Minard, 1976, p. 352. Ce rêve de vigueur primitive s’incarne, note-t-il, en particulier dans Tête d'Or.

    [30] La 1° version dit seulement : « ma propre parole ».

    [31] « A la rencontre du printemps ». O Pr p. 938.

    [32] Rimbaud, lettre à P. Demeny, in OC, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 252

    [33] P. Claudel : Au Milieu des vitraux de l'Apocalypse Gallimard 1966, p. 57.

    [34] Inspiré vraisemblablement par la description des blasons dans Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, ou dans l’Electre d’Euripide, comme l’indique Espiau de la Maëstre. Mais la comparaison avec Eschyle (par exemple) où les blasons sont entièrement déchiffrables et déchiffrés éclaire surtout par les différences constatées.

    [35]V. la lettre à Mockel de 1891, dans laquelle Claudel définit le vers ce qui sert à « représenter le rapport de l’instinct muet et du mot proféré », CPC I, p. 141.

    [36] Claudel: Cinq Grandes Odes, in Oeuvre poétique, Gallimard, Pléiade, p. 231.

    [37] CPC 2, p. 271.

    [38] Draft of ‘Grand Logic’, Collected Papers of C. S. Peirce, vol.. 4, éd. Hartshorne, Harvard U. P., 1931, p. 56. 

    [39] ‘On the algebra of logic : a contribution to the philosophy of notation », The Writings of C. S. Peirce. Vol. 5, ed by C. Kloesel et al., Bloomington: Indiana U. P., 2000, p. 163.

    [40] Draft of ‘Grand Logic’, op. cit.

    [41] « I call such a sign an index, a pointing finger being the type of the class », ibid.

    [42] M. de Certeau : La Fable mystique, op. cit. p. 269.

     




    Opus 8 — trois variations autour de Claire Denis, Vittorio de Sica et Marguerite Duras

     

    Station Terminus de Vittorio De Sica

    1

    La salle des pas perdus de la gare grouille de monde. Les gens vont et viennent par groupes multiples de deux (couple, quatuor, sextet, octopode, etc.) qu’un ordre institutionnel ordonne (mariage, armée, église, école, sport, entreprise, tourisme, etc.). C’est une tranche d’histoire différentielle où nombre d’époques coexistent : pour ce jeune homme en uniforme, un service national d’une durée de cinq ans ; pour cet autre, avec des fleurs, dix-huit ans et le mariage auquel les usages obligent ; ne pas pleurer le samedi, parce que c’est un jour de fête ; l’huile parfumée des beignets, le nuage de talc du clown, dans l’angle, près du kiosque à journaux ; Va-t’en, emporte ton odeur, dit une femme à un homme ; le baiser de deux amants apposé sur le brouhaha comme un timbre précieux sur une enveloppe verte…

     

    2

    Une gare, en Italie. Montgomery Clift : son visage est une plainte rentrée, s’éprouvant comme un défaut dans l’image et cherchant un défaut de celle-ci où dissimuler celui-là. Jennifer Jones a déposé son eurasienne figure sur le col du tailleur de la petite-bourgeoise consumériste américaine des années 50, elle y est délicieusement inappropriée. Lorsqu’ils se font face, dans l’embarras mélodramatique où ils s’enlisent, l’un, regarde du temps, l’autre, regarde de l’espace - toute plainte est faite de temps, toute impropriété est affaire de distance. Station Terminus de Vittorio de Sica n’est que leur maladresse, leur difficulté à être ensemble, qui déteint sur tout, y compris sur la mise en scène. Comme le train est une combinaison utile d’espace et de temps, leur combinaison à eux, plaintive et impropre, les fera s’aimer dans un wagon vide qui attend la reprise sur une voie de garage ; ils seront surpris par la police, après avoir été dénoncés par un employé. Ne rien faire le dimanche de l’amour, parce que c’est un jour qui n’existe pas.

     

     

     

     

    .

     

    High Life de Claire Denis

    1

    La nuit cosmique est muette. Elle nous interdit de lui répondre deux mots.

    Je me retourne vers ma fille et lui dis que recycler la merde pour en consommer le produit, comme je suis en train de le faire, est tabou – Tabou, insisté-je…

    À même la cloison de la pièce, en contrechamp, sur un écran défilent les images d’un film muet de la jeunesse du cinéma. Bien que n’en relevant pas, l’extrait évoque, à cause des paroles prononcées et de la proximité des situations, le Tabou de Murnau et Flaherty.

    Le silence profond réveille dans l’oreille un mi flûté, presque un infrason. Ça vous a une allure de fer, comme un poinçon à percer le cuir. Que déjà la main retourne et enfonce dans l’espace sans confins où dérive notre cellule.

    Gens de justice qui nous ont enfermés, ce sont bêtes féroces qui nous ont abandonnés. Ce sont bêtes féroces qui auraient eu raison de nous abandonner ?

    Tout m’est arme et tout m’est désir. Nous sommes face à un mur d’étoiles et d’interdits. Nous vivons une situation de tabou. Force anagrammatique du mot. Le tabou ne se rencontre qu’une fois à bout ; exténuation qui commande, non par crainte mais soin, la sourdine : le tabou ne se transgresse que tout bas. Ma fille, mon enfant, oiseau de novembre qui fait tourner la tête du chat, un jour de ce voyage, tard venue, parle tout bas, quand tu me parles d’amour.

    2

    Le sas du module spatial ouvert, son visage sous le casque est un profil de médaille, la phosphorescence calcaire en plus. Il se découpe épinglé sur le crêpe d’une bouche qui aurait cessé d’être d’ombre pour laisser place au néant. Que sera ma mort commencée sous une pareille nuit ? Avec ces milliards de tumulus d’étoiles scintillantes, la nuit ressemble à un homme caché par son dos embossé. J’en ai après sa bosse. Donne-m’en la peau, lui dis-je. Que je l’endosse. Je ressemblerai ainsi voûté à une barricade, une des gibbosités insurgées des rues étroites de l’ancien Paris. Si lointain le souvenir du temps où il lisait Jules Vallés, où il était un pauvre au livre. Le vaisseau stationne à l’horizon d’un trou noir. Une poignée de proscrits y sont déportés là. La communauté humaine réduite quant à ses relations à l’indirect, notamment dans le plaisir et la reproduction, n’existe pratiquement plus. Suivant cette courbe célibataire, le langage s’est retranché à la corsaire sur sa part infrasonore, telle une guitare qui laisse percevoir le bruit des cordes et non le son des notes. Une solitude impie est devenue avec le temps Dame de Cœur. Il y a là une clé que nos bourreaux n’ont pas prévue.

    3

    Est-il possible d’en parler autrement ? Le film de Claire Denis, High Life, malgré une articulation narrative classique, quoiqu’un peu sommaire (et c’est une indication quant à ce qui suit), est comme un fragment de littérature contemporaine où chaque mot est un plomb dont le texte est la mitraille – celle qui, après les rieurs du jour et les rats de la nuit, aux premiers chants des oiseaux, aide le malheureux à se faire sauter la cervelle. Le film chemine dans la violence de l’étoilement sanglant qu’il crée, au sein d’un milieu en forme de poudre à canon, de fulmicoton et de braises, il va ainsi à 99% de la vitesse de la lumière jusqu’à un trou de blessure noir, trou qui se dessine si large et de si faible densité que l’idée, folle en soi, ce qui est bien, y voit un couloir qui se traverse à cœur pour quelque ailleurs sauf de tout ce que l’humanité a conçu.

    Improvisation sur le thème de
    Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras

     

    1

    La mouche de fin d’été bourdonne dans la pièce – elle bourdonnera à la recherche de son issue en dépit des portes et fenêtres grandes ouvertes. Elle est lige de sa vision du visible dont son bourdon marque l’espace. Lige comme l’est à la sienne la main qui pour s’en délivrer a fait claquer les cymbales des volets, des battants – ils béent sur le soleil jaune qui tient dans sa main noire un revolver.

    La mouche bourdonne. L’ouverture des fenêtres a divisé le sol de noir et de blanc par une ligne droite qui naît dans l’angle inférieur droit de la baie battue par la lumière et le vent et se termine aux pieds de l’homme assis qui remonte des yeux cette colonne vertébrale quantique jusqu’aux lèvres là accrochées qui soufflent dans une clarinette basse.

    La note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme. La note passe d’une présence à l’autre à la manière d’un cheval de haies. C’est difficile, c’est comme des murs. Car chacune est close en son image, chacune est l’effet de son image. Toute la scène dans l’été est l’image d’une image, elle-même image d’une image. La note jumpée s’étire jusqu’à un son qui n’est pas produit mais que l’on entend.

     

    2

    Le monde comme volonté et comme représentation – en d’autres termes, le vœu de mourir dans une image – rien de moins qu’un effet spécial – la hauteur de l’exigence écarte l’imaginaire de vieille boîte à jouets – ce seront les mille et une nuits sous l’aspect des mille et un Zorn (les jump cut à la Pierrot le Fou de John Zorn et son Electric Masada en 2004 au Nancy Jazz Pulsations) – et si d’aventure en pareilles circonstances l’ennui te prend, camarade, n’oublie pas que l’ennui est parfois le garant du nouveau – en tout cas, c’est ce que j’aurai voulu, en quoi j’aurai cherché à convertir la vibration quelconque qui m’anime – il n’est pas d’autre réalisme : des concepts et une féerie.

     




    La grâce éparse ou le poète Aragon

    « À peine un feu s’éteint qu’un feu s’embrase »

    Louis Aragon[1]

    C’est du poète Aragon que je tiens à parler, et d’abord du premier Aragon. De celui qui publie Feu de joie, en 1920, un recueil initial qui passa presque inaperçu, à celui qui par antiphrase et dérision écrit et publie La Grande gaîté, avant d’ouvrir sa deuxième période avec Le Crève-cœur et de retrouver une autre gaîté, amère quoique véritable en dépit des noires circonstances de la Deuxième Guerre mondiale. La période s’étend donc de 1920 à 1940. Il est bien, avec des traits constants que je dirais de nature, deux poètes distincts, les exégètes le marquent de manière souvent implicite. Par ailleurs, ce qui pour l’instant m’empêche d’entrer dans la poésie du second Aragon (peut-être du troisième, etc., et il faudrait pour ce faire rechercher sa poésie, ou le poétique aragonien, partout dans l’œuvre, y compris dans la prose et les romans) c’est, confrontée à la brièveté d’un article, l’immensité océanique de l’œuvre elle-même qui, à cet égard, pourrait s’apparenter à celle de Hugo.

    Qui plus est, je n’ai rien d’un critique littéraire et n’y prétends pas. Rien ne me conduit que le désir d’admirer et de trouver quelques raisons à mon admiration. Il n’en manque pas avec Aragon. Cependant, avant de me livrer à mon exercice de prédilection, allons à ce qui a gêné, à ce qui gêne encore, à ce qui, un temps, diminua « l’émerveillement » d’un André Gide [2] par exemple… Il ne faut rien vouloir ignorer.

    « Je n’irai pas cracher sur sa tombe. », annonce Jean Pérol. Moi non plus. Et Jean Pérol d’ajouter : « …m’importent seuls les vers de ses poèmes à fissurer le cristal de l’âme, à fissurer l’éternité. M’importent seuls ces mercis d’amour que lui envoie la langue française.[3] » J’applaudis, mais la restriction m’interroge. Non, ces mercis d’amour ne peuvent « seuls » m’importer. Nous le savons, Aragon n’est pas à sa place dans le paysage de notre littérature, trop de controverses, de sous-entendus, de dits et de non-dits, de mensonges, de vérités et demi-vérités, de haines ouvertes ou cachées, empêchent qu’on lise le poète notamment, mais aussi le romancier, sans qu’une interrogation ici, un doute là, un désaccord ailleurs suspende la pensée. J’ai voulu en avoir le cœur net, et pour ce faire suis entré dans sa poésie par la porte la plus ouverte, non celle des automaticités poétiques et des décalcomanies des temps du surréalisme, mais par celle, concomitante, de l’adhésion aux thèses du communisme, de l’affiliation au Parti (en 1927) et du désir jamais démenti chez Aragon de se lier, en tant qu’homme et poète, à la défense des intérêts si malmenés des classes populaires, et surtout d’ancrer sa poésie dans le monde réel, dans le camp de la justice et du « progrès » social. Quels qu’aient été les enthousiasmes, illusions, succès et échecs ultérieurs de cette voie de combat, il est à noter qu’Aragon, en dépit des critiques et anathèmes, n’a jamais joué sa fidélité à ce choix décisif contre quelque intérêt personnel. Il s’est furieusement défendu, souvent, et il s’est aussi désespéré de n’être pas compris dans ce choix définitoire. La fidélité est l’une des marques de l’homme et du poète, et aussi son honneur. Sa conduite durant la Deuxième Guerre mondiale est irréprochable et fidèle : pas d’exil confortable ou inconfortable sur les rives de l’Hudson ou dans les bras de la Métro-Goldwin-Mayer… Ce trait de tempérament et de personnalité suscitera toujours le respect. Il suscita pourtant les sarcasmes des exilés volontaires et anciens amis, Breton et Péret notamment.

    C’est pourquoi je croirai respecter encore Aragon en le lisant dans son entière dimension poétique, dont il ne nous a rien dissimulé par ailleurs des moments les plus contestables[4]. Allons autant qu’il nous est possible au fond des choses, quoique sans nous appesantir outre mesure.

    Ainsi, le recueil Persécuté persécuteur (1931)[5], dans Front rouge notamment, en contrepoint d’un éloge unidimensionnel de l’U.R.S.S. lié à une condamnation à mort sans appel de la répugnante bourgeoisie, condamnation ironique et parodique sans doute, mais à mort, comporte-t-il des vers qui ne sont que des slogans – « Mettez votre talon sur ces vipères qui se réveillent / Secouez ces maisons […] / Qu’il est doux qu’il est doux le gémissement qui sort des ruines » –, et, de la même eau sale, l’éloge du meurtre politiquement justifié : – « L’éclat des fusillades ajoute au paysage une gaîté jusqu’alors inconnue / Ce sont des ingénieurs  des médecins qu’on exécute […] / À vous Jeunesses communistes / balayez les débris humains où s’attarde / l’araignée incantatoire du signe de croix […] Dressez-vous contre vos mères… ». Dieu sait si j’exècre certaine bourgeoisie, son égoïsme, sa cupidité, la connaissant assez d’en être issu, et Dieu sait si peu me chaut Dieu et non moins sa ridicule et si souvent malfaisante Église, mais tout de même, ce dont Aragon, même jeune encore, même souhaitant donner des gages, même animé par l’élan ébloui du néophyte, eût dû avoir l’intuition, la prémonition, c’est bien ce que, de Moscou à Phnom-Penh, nous révélèrent les années qui suivirent. Certes, je ne fais que deviner l’énorme pression que le P.C.F. pouvait exercer sur les esprits, mais encore une fois, le poète quel qu’il soit, quelle que soit la conviction qui l’emporte, peut-il donner dans cette faiblesse de l’esprit qui ne conduit qu’à changer de religion et à s’affilier à la mort[6]… Et tout cela pour que Front rouge, à la fin, sombre dans les ridicules de la propagande, dans des images d’Épinal aux couleurs soviétiques : « Le mai socialiste est annoncé par mille hirondelles / Dans les champs une grande lutte est ouverte […] Les coquelicots sont devenus des drapeaux rouges et des monstres nouveaux mâchonnent les épis ». Les moyens se justifiant par la fin n’ont jamais été de ma philosophie : « En marche soldats de Boudienny / Vous êtes la conscience en marche du Prolétariat / Vous savez en portant la mort à quelle vie admirable vous faites une route… » Non, décidément, je ne puis ! Mon cœur se soulève, Louis ! Ton cœur est bien faible, mon ami…, m’aurait-il, à l’époque, rétorqué. Et toi, ton esprit ? lui aurais-je demandé.

    Ferai-je un pas de plus sur la pente où nous descendons ? Oui, un seul. Il est d’autres « beautés » de ce style. Même les kangourous surréalistes boxent mal dans cette confuse nécessité : – « …des lèvres artificielles d’une chanteuse pour la première fois a pris son vol comme un canard le kangourou langoureux de cette mélodie… » (in Je ne sais pas jouer au golf) ;  et il est d’autres horreurs[7] (de celles que le poète reniera et dont Maurice Thorez lui-même lui fera grief), entre autres cette allusion qui figure dans Vains regrets d’un temps disparu (in Hourra l’Oural) nous rappelant le massacre d’Ekaterinbourg, le sous-sol de la Maison Ipatiev : « C’est là qu’ils ont fait dans une cave / fait un cadavre avec un tzar / et la tzarine et ses petits… » Cela ne « passe » pas en dépit qu’il n’y ait mention que d’un cadavre unique, celui d’un empire. Comme avec Louis XVI on mit au panier le cadavre de la royauté. Voilà, rien de tout cela, et surtout pas les « petits », n’entre dans ma conscience admirative. Mais parce qu’Aragon n’a pas dissimulé, parce qu’il est au fond d’une nature plus profonde et élevée (certaines images rabaissent l’humain, ne croyez-vous pas ?), parce que de la disgrâce peut naître l’irrésistible grâce et que plus tard le poète confessera que l’ «On ne fait pas un poème avec / De la boue[8] », eh bien, relevons, plus loin, ces émergences allitératives se résolvant en visions de beauté jusque dans l’exécration anti-coloniale, telles ces : «Palmes pâles matins sur les Îles Heureuses / palmes pâles paumes des femmes de couleur / Palmes huiles qui calmiez les mers…»[9], ou cette simple image, peut-être prémonitoire : « Je traîne à mes pas le manteau fantomatique des arrière-pensées »[10]. Relevons encore cette déchirure d’un ciel d’orage, rayons nés de l’ultraviolence de la juste colère, crevant les nuées de leur arc-en-ciel révolutionnaire dans « Prélude au temps des cerises » où l’on voit et entend les fusées s’éjectant des rampes de lancement de la Terreur et même d’une sorte d’hymne au Guépéou – « J’appelle la Terreur du fond de mes poumons… »,[11] –, fusées tirées contre ce monde bourgeois à vomir de l’avant-guerre et son inconsciente bonne conscience : « Mesdames et Messieurs La valse / a trois temps / l’argent l’oubli l’art / le triple menton / l’art l’argent l’oubli… » « Vos tableaux vivants soulèvent le cœur / par leur bêtise atroce et la bassesse incroyable de vos désirs / Ta gueule ô Lakmé / Vous êtes la honte des miroirs »[12]. Cela est de l’ordre des grâces terribles, et il ne faudra pas creuser longtemps  – cherchez donc ! – pour en dénicher d’autres dans Hourra l’Oural, entre quelque éloge de Staline et l’exaltation des prouesses stakhanovistes prolétariennes… Certes, Aragon s’ennuya-t-il à ce point dans cette fête du muscle travailleur ? Y crut-il, ou y perdit-il jusqu’à cette ironie qu’il mania ailleurs comme rapière mortelle ? Je ne sais, je suis d’un autre temps égaré dans de si étranges vulgarités que je le vomis chaque soir et chaque matin. D’Aragon, ses exégètes ne savent pas tout, ni moi non plus. Mais ces octosyllabes en distiques, avec leurs Démons et leur Dame Démence, n’ouvrent-ils pas le passage à un génie tout autre ? Ne trouvent-ils pas l’air dans un autre air, fût-il ancien, pareil à une chanson, et pour cela quelque peu suspect… je veux dire à l’époque, et même à toute époque…  :

    L’orchestre reprend la romance
    qui grisait le monde aboli
    Dans mes bras Madame Ô Démence
    Démon que vous êtes joli
    Au cœur même de la cadence
    Qu’est-ce qui bat comme un tambour
    C’est cependant la même danse
    mais ce n’est plus le même amour [13]

    Le génie ne peut se dissimuler sous aucune sorte d’oripeau. Il éclate, et déjà sur tant de pages… Venons-y. C’est, dans Feu de joie, la rimbaldienne ouverture souvent relevée : « Rues, campagnes, où courais-je ? Les glaces me chassaient vers d’autres mares. / Les boulevards verts ! Jadis, j’admirais sans baisser les paupières, mais le soleil n’est plus un hortensia. » (O.P.C., I, p. 4.) Déjà, selon moi, dans ce « soleil », qui est fleur des jardins née au pays du soleil levant et ici ne l’est plus, s’éveille, discret, l’art de la « déviation » aragonienne,  bifurcation douce, brutale, inattendue, comme si les routes du poétique ne pouvaient mener aux ports attendus. Comme si, au jour, surgissaient d’emblée les questions : « Le jour me pénètre. Que me veulent les miroirs blancs et ces femmes croisées ? Mensonge ou jeu ? Mon sang n’a pas cette couleur. » Rimbaud, oui, mais aussi Apollinaire, Baudelaire parfois, ailleurs Villon, Saint-Amant (moins aperçu, celui de La Crevaille… etc.), Chénier, d’autres encore… affleurent et sont en quelque sorte « cités » par Aragon, jalons de son admiration des classiques, appuis de mémoire, aliments, routes à suivre, à poursuivre autrement. L’errance perpétuelle (il en imagina le « mouvement », je crois !) est son signe : errance non seulement topographique, mais liée aux sources et aux souffles intérieurs qu’il dévie, détourne sans cesse : « Dans l’État de Michigan / justement quatre-vingt-trois jours / après la mort de quelqu’un / trois joyeux garçons de velours / dansèrent entre eux un quadrille / avec le défunt… »… « À l’Hôtel de l’Univers et de l’Aveyron / le Métropolitain passe par la fenêtre / La fille aux-yeux-de-sol m’y rejoindra peut-être/ Mon cœur / que lui dirons-nous quand nous la verrons »(O.P.C., I, p. 5.) Le cœur, chez Aragon, est la basse continue, la porte à franchir vers les débordements illimités. Non pour des sentimentalités, mais pour des émotions qui vont de l’effleurement lumineux aux creusements profonds. Aragon, nous l’éprouvons dès ses premiers poèmes, ne s’interdira rien dans le domaine de « sa » liberté d’être au monde, ou, si l’on veut, il nous dira tout ce qu’il pourra en dire, y compris, formule frappante et vraie, claire et mystérieuse, que « Le jour est gorge-de-pigeon ». Il va, non sans une fière assurance, sur tous les chemins qui se présentent à lui[14] : « Plus léger que l’argent de l’air où je me love / Je file au ras des rets et m’évade du rêve //  La Nature se plie et sait ce que je vaux ». (O.P.C., I, p. 9.) Il ne s’agit pas ici de construire par artifice un poème dans le poème, ou le poème du poème – risque d’un article –, mais de dire cette élégance très singulière qui frappe l’œil et l’oreille aux vers (comme aux proses) d’Aragon. André Gide, nous l’avons dit, en fut « enchanté ». Il n’est question que de cet enchantement. Fraîcheur des kaléidoscopies, sauts d’images et de sens, naturelles discontinuités d’une poésie joyeuse, effervescente, avec, prête à sourdre ou jaillir, l’insolente volonté de contester de ce qui est, la volonté d’embraser les choses (le titre de ce premier recueil en fait foi) : « Que la vie est étroite / Tout de même j’en ai assez / Sortira-t-on / Je suis à bout / Casser cet univers sur le genou ployé / Bois sec dont on ferait des flammes singulières ». (O.P.C., I, p. 19.)

    Je ne m’arrêterai pas à ces textes « épars » qu’Aragon produisit entre 1917 et 1922 (O.P.C., I, pp. 31-78.). Ils apportent peu d’audaces personnelles, livrés qu’ils sont à l’aléatoire d’éphémères expérimentations dadaïstes. Ils précèdent le long passage du poète sur le territoire surréaliste. On saisit bien cela dans les pages de Une vague de rêves (publiées en 1924 et précédant de peu le premier Manifeste de Breton), pages qui reflètent les déchirements internes du mouvement, les débats sur les places distinctes, voire opposées, qui doivent être celles de la poésie et de la littérature selon Breton, pour qui il y va de l’honneur personnel, de celui du mouvement et de sa cohérence. Aragon s’y montre spécialement déchiré qui commençait alors simultanément la rédaction d’un roman – La Défense de l’infini – et celle de la prose multiple du Paysan de Paris. Or le mouvement condamne le roman. Aragon résistera. Reprenons cet avis de Marie-Thérèse Eychart : « Ce qui n’est pour Breton qu’une confusion des genres devient pour Aragon une méthode de travail embrassant tous les possibles et échappant par un mouvement dialectique qui lui est cher aux contradictions stérilisantes. » (O.P.C., I, p. 1220.) Reconnaissons donc la nature proprement aragonienne dans cette échappée vers l’extension, les syncrétismes, plutôt que vers la réduction des possibles, et aussi ses choix à venir, ce goût des vertiges, des chutes irrémédiables qu’il évoque dans l’image de Phaéton… tout cela saisi parmi ses formulations libres et belles : « … je saisis en moi l’occasionnel, je saisis tout à coup comment je me dépasse : l’occasionnel c’est moi, et cette proposition formée je ris à la mémoire de toute l’activité humaine. » « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. ». (O.P.C., I, pp. 83 et 97.)

    Le recueil Le Mouvement perpétuel, publié en 1926, nous propose le surréalisme à l’essai (je veux dire ne pouvoir me convaincre ici d’un sérieux profond et définitif) dans le laboratoire d’Aragon. (O.P.C., I, pp. 100 à 142.) On s’y plaira à des images souhaitées surprenantes et tirant peu à conséquence : « Sacrifions les bœufs sur les arbres / Les corps des femmes dans les champs / Sont de jolis pommiers touchants… » On s’y amusera de manière plutôt convenue : « Mercredi me fait un signe de croix / Mercredi menteur veux-tu que je croie… » Et dans la section Les Destinées de la poésie je cueille quelque tendre et trompeuse Villanelle  - « Au bord des fontaines // Sous les clairs ormeaux… » -, repos du guerrier, étape aux rivages du classicisme que le poète ne répudiera jamais, ou encore, d’une même eau, sans façons, cette éclatante respiration dans les paysages de quelque mythologie, Atalante ou la Dame à la Licorne feraient l’affaire, ou mieux encore le regard d’Ulysse s’ouvrant sur Nausicaa :

    « Elle s’arrête au bord des ruisseaux. Elle chante / Elle court / Elle pousse un long cri vers le ciel / Sa robe est ouverte sur le paradis / Elle est tout à fait charmante / Elle agite un feuillard au-dessus des vaguelettes / Elle passe avec lenteur sa main blanche sur son front pur / Entre ses pieds fuient les belettes / Dans son chapeau s’assied l’azur ». (O.P.C., I, p. 133.)

    Excusez du peu ! Exercices ? Pauses ? Qu’importe, Aragon s’essaye à tout et nous offre les parfums du charme et de grâces éparses bien que profuses, traces déjà visibles d’un génie poétique qui ne demande qu’à s’échapper de toutes les bouteilles imaginables. Cette « perte du sens », en marge du Mouvement perpétuel, n’en témoigne-t-elle pas aussi, qui pourtant ne satisfaisait pas Aragon :

    « Défis à l’amour dans des maisons de fil de fer / Nous aimons les filles de sel / Lents baisers des démons couleur de la mer / Oiseaux-femmes beaux oiseaux déments / La valence la voulez-vous la valence / C’est le désir qu’il est léger dans la balance… ». (O.P.C., I, p. 141.)

    Le Paysan de Paris (1926) est à lui seul tout un monde poétique et spéculatif, un chef-d’œuvre reconnu et célébré, dont nous devrions traiter simultanément avec d’autres livres plus anciens – avec quelque Télémaque, voire quelques déambulations parisiennes de Restif, et, dans tous les cas, la Nadja d’André Breton. Nous ne pouvons à l’évidence nous y lancer dans ce cadre limité[15]. Selon la vision de Daniel Bougnoux, « La poésie surgit ici du concassage des formes, qui répriment l’essor ou le développement du roman… […] La poésie ne relève pas d’une forme métrique (qui fige le genre), mais d’une forme de vie… » (O.P.C., I, p. 1254.) : inversons le regard, et sans doute nous pourrons juger que dans Le Paysan s’articule de flagrante façon le romanesque sur le poétique ou le poétique sur le romanesque avec, pour ressort décisif, pour socle constant de tout écrit d’Aragon, la vie, sa vie, intérieur-extérieur, extérieur-intérieur en perpétuelle osmose.

    Il pourrait sembler regrettable de clore ces quelques lignes par un regard trop rapide sur les poèmes de La Grande Gaîté, écrits en 1927 et 1928, publiés une seule fois en 1929. Le recueil – qui n’a pas vraiment bonne presse – croise l’histoire difficile du surréalisme, celle très complexe des relations entre le communisme français et le mouvement, sans oublier le grand virage que va prendre l’existence d’Aragon sur tous ces plans, y compris celui du franchissement décisif des amours de Nancy Cunard à celles d’Elsa Triolet. Or, nous verrons qu’en l’occurrence il n’est rien à regretter nulle part. La Grande Gaîté (O.P.C., I, pp. 401-451), certes, est un livre méconnu ; c’est un Aragon déchiré qui l’écrivit, pire encore, un Aragon désabusé, voire « mutilé de toute élégance, de la virtuosité, de l’aisance qui le caractérisent généralement », selon Olivier Barbarant. (O.P.C., I, p. 1335). Un Aragon qui sans aucun doute se trouve pour un temps déstabilisé en raison des insatisfactions engendrées par ses relations avec le groupe surréaliste, les limites qu’il perçoit très bien de la recherche poétique menée par le groupe, les inquiétudes de son entrée en politique jointes à celles de ses évolutions amoureuses… Heures difficiles auxquelles il répond soudain par une sorte de rage destructrice de l’instrument poétique classique comme du sien propre, une autre mise à mort en somme. Le recueil n’a rien d’accueillant à dire vrai, sa poésie bouchère découpée au feuillard, décapée jusqu’à l’os, faisant irrésistiblement penser à la table rase sur laquelle peut-être on reconstruira, ouvrira d’autres horizons, d’autres musiques, d’autres rythmes, avec ceux d’abord que lui inspirera le militantisme. N’oublions pas que parallèlement Aragon travaille à son œuvre romanesque contestée par Breton au point qu’il en détruira la presque totalité des prémices (affaire de La Défense de l’infini). Une berceuse scatologique est la quatrième pièce de La Grande Gaîté, avec, un peu plus loin, une nasarde à soi-même en « ancien combattant » du Mouvement Dada, une pensée au « sale con » que l’on pourrait être, et bien des thèmes à l’avenant qui nous disent que le fond de l’impasse est atteint avec un écœurement mêlé du désir de trouver d’autres voies, de partir ailleurs. L’envie de poursuivre la lecture aura dû quitter bien des lecteurs. On les comprend. Cependant, ultimes grâces en décomposition ou affleurements malgré tout de nouvelles promesses, je les cherche encore ces grâces, et les trouve au-delà ou hors de la substance même du recueil. Ce qui ne se conçoit que difficilement peut-il s’énoncer de claire façon ? C’est, ici, l’ironie anti-valéryenne d’un portrait dérisoire, la griffe rapide et blessante du chat : « […] Pour l’apéritif lu La Jeune Parque […] Je suis M. Faralicq le commissaire bien connu », et là, un « Tango folie » qui ne manque pas de l’instinct des fatales oppositions : « Toutes toutes toutes / S’il en reste encore / Toutes toutes toutes / Je n’ai pourtant rien compris à ce qu’elles nommaient l’amour ». Dans le sentiment d’humiliation masculine extrême de « Tel que », je lis, grâce encore, mais essentielle chez Aragon, celle du dire intègre : « Quand je vois des femmes comme ça […] Ce n’est pas leur faute mais / La mienne / Je ne me sens pas un homme / Je me sens / Un pauvre déchet pas très propre… »,  etc. Les cinq vers de « Poids » sonnent à mon oreille comme du plus fantaisiste Desnos, et telle « Fillette », hors sa crudité, a des nuances valéryennes : « Je voudrais lécher ton masque ô statue / Saphir blanc / […] Ô sacré nom de Dieu de rouge aux lèvres / Murmure / Exquise enfant bleu pâle… ». Raclant l’abject dans « Angélus », Aragon détecte d’étranges beautés qui ne sont qu’à lui et à Paris : « La boue avec ses vieux tickets de métro […] La boue / Avec ses numéros d’autobus / Ses vieux débris ses déchets de l’instant … », cela allant à l’indicible, à l’affolement du discours avec ces « vieillards » qui pelotent et reluquent ce à quoi ils veulent prétendre encore : « Regardez dans leurs doigts les putains qu’ils manient / Leurs yeux comme des loteries / Leurs yeux immenses où sautent à la corde / Un cygne noir devenu fou / Il va chanter… ». Dans l’anti-chant sont enfouis des gemmes admirables. Qu’on les cherche, on les trouvera. Aragon l’enchanté-l’enchanteur ne peut se nier longtemps, fût-il plongé au plus loin dans les désaveux, côtoyant les « monstres négatifs » de sa « Lettre au commissaire ». Le verbe alors s’exaspère et renoue avec d’autres violences qui sont encore de ces grâces noires que l’on traque aussitôt : « Les gens voyez-vous ont un idéal / Mourir dans leur lit Drôle d’avantage / Mourir tranquillement dans l’urine et le papier d’Arménie / Mourir comme un robinet dans un tiroir / Comme une crécelle dans la moutarde… ». Dérision du dérisoire, parfois au bord de l’anéantissement, de l’insensé  - Excès ! Côtoiement des frontières de l’audible ! -  tellement que se lèvent des beautés neuves, de celles qui affleurent et ouvrent au futur : « Les femmes soudain dans cette neige se levèrent… […] Puis dans la robe de la ville / Roulèrent leurs corps comme des larmes / Comme les diamants tombés d’un diadème… » (in Transfiguration de Paris).

    N’oublions pas : – « Faites entrer l’infini ! » Un ordre qui ne pourra longtemps sonner dans le vide.

    La Grande Gaîté, si elle n’offre pas une entrée facile dans son corps dur et sec, ne mérite pas les jugements le plus souvent négatifs qui lui ont été réservés, ni la méconnaissance relative qui l’entoure. C’est un recueil qui ouvre plus qu’il ne ferme, une étape. Aragon chante encore après avoir voulu dé-chanter, et propose une poésie antiparticulaire au sens de la seule physique poétique qui me soit à portée, s’annihilant pour « libérer de l’énergie sous forme de photons ». Il faudrait aller ensuite à l’Aragon poète renouvelé, à celui qui poursuivit son voyage, ouvrit la prose au poétique, et l’inverse. Il faudrait pouvoir dire : à suivre.

    texte paru dans la revue Faites entrer l’Infini, n° 54, décembre 2012disponible auprès de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 58 rue d'Hauteville, 75010 Paris, 14 euros.


    [1] In En marge du roman inachevé, Petit morceau pour… (Aragon, Œuvres Poétiques Complètes, O.P.C., vol. II, p. 272, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.)

    [2] « Aragon dont les premiers écrits nous émerveillèrent, dont les suivants et les avant-derniers nous plurent moins ou pas du tout, et même certains nous consternèrent… ». (A. Gide, avant de parler en bien du recueil Le Crève-cœur. Cité par Olivier Barbarant, op. cit. vol. I, p. 1435, note 1.)

    [3] In Le siècle d’Aragon, Textes publiés sous l’égide du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis, 1997, pp. 38-39.

    [4] La récente édition de ses Œuvres Poétiques complètes, préfacée par Jean Ristat, dirigée et annotée par Olivier Barbarant, (Gallimard, Pléiade, 2 vol., 2007) démontre que le poète ne fut pas homme à dissimuler, en les écartant de la publication, des poèmes qu’il regretta explicitement d’avoir écrits, et dont il eut honte. Dans la langue de notre temps, cela s’appelle « assumer » et « s’assumer ». Ainsi, selon O. Barbarant, Aragon ne se pardonnait-il pas « ce ton de cruauté » de son recueil Persécuté persécuteur », de 1931 ; ce qu’il dira, certes tardivement, en termes presque identiques de certains passages de Hourra l’Oural. (Cf. O.P.C., vol. I, pp. 1368 et 1386.) On en trouve une preuve supplémentaire dans les commentaires sur ces recueils et sur d’autres de ses textes et articles, qu’Aragon a écrits en 1974 pour la première édition en 15 volumes, chez Messidor, de ce qu’il intitule alors son Œuvre poétique. (Ces commentaires n’ont pas été repris dans l’édition de la Pléiade.)

    [5] À juste titre, François Eychart me rappelle ici que la facture poétique du recueil Persécuté persécuteur est presque entièrement issue de l’esthétique surréaliste d’Aragon alors que politiquement il est en train de quitter le surréalisme, la rupture publique intervenant quelques mois plus tard, au début de 1932. 

    [6] Durant la guerre d’Espagne, Miguel de Unamuno, à Salamanque, dénonça la répugnante devise du général fasciste Millán Astray : « Vive la mort ! »  Comment la tolérer chez les anti-fascistes ?

    [7] Ou de splendides niaiseries comme seule la foi, quelle qu’elle soit, sait en inspirer. Ainsi ces vers : « Vous ne souillerez pas les marches de la collectivisation / Vous mourrez au seuil brûlant de la dialectique ». In Persécuté persécuteur, O.P.C., vol. I, p. 500.

    [8] Le Treizième apôtre, in Les Adieux, O.P.C., II, p. 1199.

    [9] Mars à Vincennes, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 516.

    [10] Lycanthropie contemporaine, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, p. 525.

    [11] Prélude au temps des cerises, in Persécuté persécuteur, O.P.C., I, pp. 534 à 538.

    [12]  Ibid.

    [13] In Hourra l’Oural, Le Capital volant, IV : Valse du Tcheliabtraktrostroï, O.P.C., I, p. 555.

    [14] Quelque chose de quichottesque, sans doute…

    [15] J’aurai encore laissé s’échapper des textes « automatiques » publiés entre 1920 et 1927 (O.P.C., I, pp. 303-374) qui démontrent que la trace surréaliste fut plus marquée chez Aragon que je n’ai pu l’imaginer ; et l’hommage que rendit Aragon à Lewis Carroll dans une « traduction » qu’en 1928 il fit de La Chasse au Snark, avec pour sous-titre Une agonie en huit crises. (O.P.C., I, pp. 375-397.) 

     

    Présentation de l’auteur

    Louis Aragon

    Textes

    Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

    Bibliographie (supprimer si inutile)

    Poèmes choisis

    Autres lectures




    Dossier Philippe Jaffeux : autour de Glissements, Entre, Deux

     

     

     

     

    Glissements                                         

       

    Sur un rythme stakhanoviste (trois livres en trois mois : Entre dans la même collection en mars, ce livre aujourd’hui, et Deux à paraître le 10 juin chez Tinbad), le poète Philippe Jaffeux aligne les défis au monde poétique d’aujourd’hui : comment, à chaque livre, rejouer tout l’espace de la page ? Comment, à l’intérieur de chacun de ses livres, rejouer son livre à chaque page ? Et comment, sur chaque page, rejouer son livre à chaque phrase ? Tel est l’incroyable pari épistémique que Jaffeux gagne : trois coups de dés ; autant de « victoires » poétiques.

    Je ne vois guère que dans le cinéma structurel américain des équivalents formels à ce travail de la langue : Paul Sharits, Michael Snow, Hollis Frampton, Tony Conrad, Ernie Gehr, etc. On sait qu’au lieu de travailler avec des plans (comme le fait le cinéma narratif), ou avec des photogrammes (comme Peter Kubelka), ces cinéastes ont travaillé à partir de kinèmes (terme forgé par le cinéaste allemand Werner Nekes à la fin des années 60, signifiant un court ensemble de photogrammes : 3 ou 4) ; de l’addition ou de la friction de ces kinèmes, ils ont inventé un cinéma qui ne devait rien à la narration, mais tout à la structure, réinventée pour chaque film. Jaffeux, qui déforme les phonèmes d’une nouvelle façon à chaque page de ce Glissements, invente donc, à lui tout seul, la poésie structurelle (terme non trouvé sur Internet par votre serviteur). À côté de cet impressionnant travail sur la structure du poème, les jeux de mots oulipiens simplistes d’un récent pléiadisé, « enlever le e » (in La Disparition), ne se servir que d’une seule voyelle, justement le « e » (in Les Revenentes), sonnent comme des jeux d’enfants, puisque la formule narrative principale y restait intouchée. On est mallarméen ou on ne l’est pas…

    Mais quid de ce titre, Glissements ? À chaque page, Jaffeux invente de nouvelles frictions entre les phonèmes : un coup (de dés) des lettres (traitées alors comme des photogrammes) tombent (glissent), comme ici :

     

                L’im ge d’une force neuve résiste  ux impulsions d’une  ttente

                       a                                           a                                a 

     

    Ailleurs, des lettres se penchent en avant, tout en devenant capitales :

     

                                       huppE s’adresse à l’action d’une vitesse afin

                de délimiter la nature irresponsable d’une force plastique

              xéniquE

    Plus loin, le texte se disloque sous l’effet de nouvelles frictions, plus fortes :

     

                L’alp   habet   se p   enche   au-d   essus   d’un   e mul

                ittud   e de trous   qui   libèr   ent l   e ver   t   ige

     

     

    Ou bien, l’écriture retourne à son origine première, quand tous les phonèmes étaient collés alors (c’est en lisant à voix haute qu’aux tout premiers siècles de notre ère on pénétrait le sens de textes dépourvus eux aussi de ponctuation et même d’intervalles entre les mots[1]), comme ici :

     

    Lerêvedunfouhanteunelignequichassedesintervallesirréels

     

    Celui qui ne se lira pas ce passage à voix haute n’y retrouvera pas ses petits… Elle est retrouvée ! quoi ? L’écriture des origines… Il faut être « fou » comme un Jaffeux pour avoir osé s’imaginer qu’un tel retour serait se situer de facto à l’extrême avant-garde de notre bel aujourd’hui.

    Par Guillaume Basquin


    [1] In Guillaume Basquin,  (L)ivre de papier, éd. Tinbad, 2016.

     

       

    *

    Pénètre l'intervalle

     

    Entre : préposition, indique que quelque chose se situe dans l'espace qui sépare des choses ou des êtres.

    Entre : 2ème personne du singulier du verbe entrer à l'impératif présent.

    Voici pour ma brève introduction à propos du titre du dernier livre de Philippe Jaffeux, Entre, aux éditions Lanskine.

    On connnaît l'auteur pour son travail formel. Denis Heudré avait produit une lecture critique pertinente à propos de son Alphabet (de A à M), parlant d'Objet Littéraire Non Identifié. Il notait également que Jaffeux écrit hasart et non hasard, orthographe reprise dans cet opus où le mot revient souvent. Beaucoup d'étymologies ont été proposées dont celle de Guillaume de Tyr, rapportée par Littré, « à savoir que le hasard est une sorte de jeu de dés, et que ce jeu fut trouvé pendant le siège d'un château de Syrie nommé Hasart, et prit le nom de cette localité. ».

    On ne peut que songer au poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard, poème typographique qui a suscité nombre d'exégèses aussi bien quant aux espaces blancs qu'à une signification ésotérique. Toujours est-il que le livre de Jaffeux nous donne, lui, au moins son secret de fabrication en fin d'ouvrage, après le texte : « Entre est ponctué à l'aide d'une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s'étendent donc entre deux et douze coups de curseur. Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l'empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle. » On remarque d'emblée, ces intervalles variables, ainsi que les « trous » en quelque sorte dans le texte, sur quatre à cinq lignes, donnant à voir les figures géométriques ci-dessus évoquées. Ces contraintes formelles énoncées – part au moins aussi importante que le texte lui-même – qu'est-ce qui est dit dans la soixantaine de pages de ce dispositif ? Eh bien, je crois, ce que montre la forme elle-même : l'aléatoire et une volonté de renouveler l'écriture et le rapport à l'écriture. « Réjouissez-vous de pouvoir être détruits par un texte illisible » écrit Jaffeux (page 13). Jamais de point à la fin des phrases, l'espace variable (selon le coup de dés) et la majuscule signeront le début de la phrase suivante. Ou encore : « Il redécouvre le langage d'une liberté parce qu'il appartient à des lettres perdues » (page26). C'est bien de cette liberté, paradoxalement mise sous contraintes, fût-ce celles du hasard, qui est l'enjeu et qu'on trouvera plus dans les blancs, les lettres perdues que dans le contenu purement sémantique des phrases. « Le hasart choisit des mots qui apparaissent entre des interstices injustifiables » (page 51) : qu'on ne peut justifier (en typographie : aligner ; dans le langage courant en établir le bien fondé). Sur la même page : « Célébrons des intervalles qui rongent un idéal de l'écriture ».

    Le seul message,  s'il en est un, répété rageusement, serait la célébration de la vacuité. Exemple :

     

    « interagit avec un vide littéral        Des courants

    d'interlignes rafraîchissent un éventail de vibrations
    
lisibles      Nos ombres sont au service d’un écart qui

    appartient à ta lumière        Un ordinateur corrompu

    se conne    cte avec la tension d'une image  Il relie
    
la circu          lation de mes silences à la fluidité de

    vos c               ontradictions        Elles passent devant

    des                     pauses qui négligent un travail de
    
no                        s mots            L'univers d'un
    
espace contemple le destin de nos illuminations 
    »

     

    D'autres tentatives d'abolition eurent lieu, du fond, de la forme, et de ce qu'on voudra. Jaffeux se situe dans ces extrêmes qui, s'ils n'emportent pas l'adhésion facile du grand nombre, poursuit avec cohérence – peut-être bien que ce mot-là ne lui conviendrait pas – un travail de sape, toujours nécessaire quand bien même il ne nous plairait pas.

     

    « Une écriture impossible absorbe le geste d'une distance inconnue  La grâce d'un
    support vole au secours d'une phrase décidée à épuiser une paire de dés  On touche la
    limite d'une ponctuation qui joue avec une disparition du hasart 
    »

     

    Fin du livre sur ce mot fondateur, semble-t-il. Le vortex blanc des intervalles et des figures géométriques, aussi transcendantes soient-elles, l'absorbe déjà.

    Par Jean-Christophe Belleveaux

    *

    Deux 

     

    Il y a un aller- retour entre affirmation et négation, les contraires s’y côtoient comme des évidences ou des nécessités : L’intensité de nos extases et sa virtualité tragique, de même que le concret et l’abstrait cohabitent comme la joie et la douleur : L’équilibre d’un jour théâtralisé ressent l’aveuglement de sa clarté putrescible. Il y est question d’un personnage qui s’appelle IL apparaissant uniquement par sa conscience et ses pensées. Ce n’est pas un livre que l’on interprète bien que chaque phrase détachée soit sujette à réflexion, il est plutôt ressenti comme un rythme aux accords très réguliers qui lui donnent un air de tendresse, de déjà entendu mais où.

    La grande utilisation du possessif à la deuxième et à la troisième personne assure une présence humaine invisible mais partout présente. Il s’agit toujours de quelque chose en cours qui préexiste avant le dire qui le rapporte. Il n’y a ni commencement ni fin. Sous ce flux de paroles, il y a beaucoup de vérités et de constatations : Nos paroles sont des images qui recouvrent une ambiance incomplète de ses perceptions. Ces possessifs créent un échange un dialogue sous-jacent qui assurent une pérennité qui laisse l’illusion d’un temps jamais défait, espèce de continuum qui est, peut-être, le véritable moteur de ce recueil : aller, aller toujours dans un présent qui nous rapproche de l’événement et du IL symbolisant les autres en une seule unité. Ce temps présent partout utilisé est une affirmation qui nie toute fuite possible. L’auteur tient le lecteur sous sa coupe mentale qui quelquefois agace notre lecture. Le livre fermé, nous l’ouvrons à nouveau.

    Nos planches charpentent le paysage de notre flottaison sur les ressources d’un théâtre avorté. N’oublions pas, nous sommes au théâtre, théâtre humain où l’action n’y est pas située mais prend racine à l’extérieur dans la vraie vie. C’est un dialogue particulier où les répliques peuvent être interverties parce qu’elles ne sont pas la suite les unes des autres. Serait-ce l’impossibilité de communiquer entre les mots et l’expression de l’égoïsme ambiant et du chacun pour soi. Cependant, il existe des tentatives de présences, des ébauches à rechercher dans les profondeurs des répliques. Il existe un rapport étroit entre la parole, le mot, l’alphabet, la page, le mutisme et le silence sur lequel il faudrait se pencher dans une étude approfondie.

    Tout égale tout, serait-ce l’ultime rapport, l’ultime constatation, la voix/voie royale vers l’acceptation de la vie, vers la sortie du théâtre pour aboutir au grand air de la réalité, la dépossession de toute chose, l’expression d’une égalité qui assurerait un bien- être à la manière des Epicuriens ? IL rattache le souffle de fer à celui de la mer pour renouveler l’air d’une permutation exacte. Y verrait-on l’ultime désir ?

    Deux, chiffre de l’amour, du croisement, du dialogue, de l’existence de l’autre comme le laisse supposer Mondrian dans cette peinture de couverture épurée où l’essentiel y est dit d’un simple regard. Le livre fermé, j’éprouve la même sensation par- delà les 230 pages comprenant 1222 dialogues par des personnages nommés N°1 et N°2. Il me semble que ce recueil ne contient qu’une seule phrase à variantes inlassablement répétées s’approfondissant vers une certaine tranquillité qui exclut le doute par la pudeur d’une expression qui garde la mesure juste des propos et qui nous interpelle plus par la pensée que par l’émotion.

    Par Jean-Marie Corbusier 

    *

    Présentation de l’auteur

    Philippe Jaffeux

    Philippe Jaffeux habite Toulon. L'Atelier de l’Agneau éditeur a édité la lettre O L’AN / ainsi que courants blancs et autres courants.

    Les éditions Passage d’encres ont publié N L’E N IEMeALPHABET de A à M et Ecrit parlé. Les éditions Lanskine ont publié Entre et GlissementsDeux a été édité par les éditions Tinbad et 26 Tours par les éditions Plaine Page. Nombreuses publications en revues et en ligne .

    Philippe Jaffeux

    Autres lectures

    Philippe Jaffeux, Courants blancs

    Chaque phrase se détache de l’ensemble et chaque phrase se détache d’elle-même pour venir nous interroger parce qu’elle est toujours double. Il faut que la première partie trouve sa justification en la seconde. [...]

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    Philippe Jaffeux, Autres courants

    Des mots récurrents se partagent le recueil : pages, alphabet, lettres, interlignes, interlignage, ordinateur et soulignent l’approfondissement d’une pensée qui ne se veut jamais définitive. Philippe Jaffeux n’hésite pas à mettre en cause l’écriture [...]

    Philippe Jaffeux, Autres courants

    S’agit-il d’une suite offerte aux Courants Blancs ? A y regarder de près, nous pourrions le supposer, car en effet divers indices invitent à imaginer à tout le moins une filiation sémantique avec ce [...]

    Philippe Jaffeux, 26 tours

    Il y a quelques mois, je m’interrogeais sur le bébé photographié dans la revue suisse de poésie Dissonance (Le nu, été 2017)…Serait-il un futur poète ? J’ai désormais acquis une certitude, ce Philippe Jaffeux [...]




    Livres en vie (2) : Pierre Dhainaut

    Une chronique qui a vu le jour en 2017 sur les pages de Recours au poème.

    ∗∗∗

    Les Heures fabuleuses du fonds Dhainaut de la bibliothèque de Lille

    C’est moi quand j’étais petite fille
    (Michel Simon dans Jean Vigo, L’Atalante)

    Privilège rarissime : Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de bibliothèques, m’emmène faire les magasins. En fait, le long des linéaires nous répétons le cours du temps : son index pointe vers des manuscrits illustrés plus anciens que l’invention de l’imprimerie, puis vers des incunables. Nous suivons ensuite, en boustrophédon, des mètres et des mètres d’imprimés, jusqu’à rejoindre l’époque contemporaine. Si n’étaient quelques cartons ouverts et quelques vracs échoués de-ci de-là, on pourrait croire que le temps est docile, et qu’il coule bien, comme en un canal qui nous fait oublier le tracé du lit originel. Une précision de mon guide me fait écarquiller les yeux : ici, l’on conserve sans limite de temps ; dans cet endroit normalement caché aux regards, « pour toujours » est une expression qu’on peut prendre à la lettre. Soudain, mon parcours devient plus dangereux.

    Au bout de la travée, nous arrivons à destination : c’est le présent du fonds Dhainaut, le don le plus récent accueilli par la bibliothèque. Ici pour toujours donc.

    Jacque-Clauzel © BM Lille

    Jacque-Clauzel © BM Lille

    Jean-Jacques lit la poésie. Il me confie qu’Octavio Paz, par exemple, l’a profondément marqué. Du poète mexicain, justement, il y a des lettres : avec Pierre Dhainaut, ils se sont écrit. Mais ce n’est pas là que nous fouillons. Je ne devrais pas être là, à le regarder faire l’inventaire, mais je suis là ; mon passeur sait que j’ai franchi la porte, et que maintenant j’arpente ces couloirs car je veux écrire sur des livres rares, les livres disparus des étals des libraires, sur les livres d’artiste aussi. C’est bien pour des livres que nous sommes venus dans ces arcanes. Or, alors que je croyais avoir rejoint des coordonnées familières, voici que j’hésite. Plus probablement aurai-je mal calculé mon trajet, la faute est mienne. Je retrouve en effet des lignes écrites à la main, les traces enluminées des Heures passées. Ça commençait bien : nous étions perdus dans l’espace-temps et nous n’avions plus de certitudes.

    Depuis quelques temps, Pierre Dhainaut prend plaisir à raconter l’histoire de cette fillette qui, chaque jour, se rendait dans l’atelier du grand Caspar David Friedrich. Elle venait chaque matin et le maître, ému (et sans doute un peu flatté), ne manquait pas de lui offrir quelques-uns de ses dessins. Que pensez-vous que l’enfant faisait, de tant de belles feuilles ? Plein de robes pour ses poupées, bien sûr. Je découvrais soudain tant de papiers, pliés, découpés, foliacés, collés, tissés, bariolés, froissés, marouflés, peinturlurés, que ce fut net : le poète était devenu cette petite fille. Pendant que les vieux bonshommes pontifiaient dans leurs livres, notre écrivain jouait à la poupée sur la plage, il s’élevait en enfance. Il avait tout Un art des passages : nous étions prévenus,

    le seuil s’invente ici

    avait-il écrit à son ami le loup dans la véranda (( Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017. Ce livre a pour sous-titre « Rencontres, poèmes, études » et reprend, parmi beaucoup d’autres, les textes publiés en 2015 par Le Loup dans la véranda sous le titre Gratitude augurale. )) ... Quelque chose, du dehors, avait appelé l’animal, le bébé était à deux doigts de passer de l’autre côté, dans le jardin. En frontispice l’enfant regardait le large. Et donc le voyage en réalité débutait là où nous nous pensions arrivés.

    Seuls avec des pages et des pages d’écrits et d’images, la première tentation fut de refermer sur elles les grilles de l’expérience et du savoir. Que voir d’après Peinture et poésie d’Yves Peyré ? Que voir d’après Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers ? J’avais l’impression de ne pas avancer. Quant à mon guide, il peste d’inventorier si lentement, les formats échappent aux fourches des tableurs en usage. Dans cette collection d’œuvres parfois uniques, le livre se défile. Seuls avec la clarté et le chanté des feuilles, nous sommes arrêtés par chaque ouvrage, ses couleurs, ses dimensions, son papier, ses pliures, ses illustrations, la graphie nette de Pierre Dhainaut et son sens de l’espace. Sans l’animation fureteuse des mains et des doigts, l’œil n’a pas accès à tous les domaines du visible. Parfois aussi, l’un de nous lit à l’autre quelques vers, une strophe, retenu par un rythme, l’émotion d’une évocation. Nous quittons peu à peu les livres pour entrer dans le présent sensible, audible, tangible. Le temps, donc, a changé de densité. C’est comme s’il devenait un air plus épais, portant plus, et que nous avions l’impression d’être plus légers.

    Désormais nous sommes mieux disposés pour accueillir ce distique :

    Plein air dès le seuil,
    ne rien ajouter, aller à la rencontre.

    Je le lis dans « Cœur, aubier, horizon », l’un des deux poèmes de Passion du précaire (2009) (( Tous les livres cités dans cet aperçu sont consultables à la bibliothèque municipale de Lille. Que le personnel et Jean-Jacques Vandewalle soient ici chaleureusement remerciés pour leur disponibilité, leur confiance, denrées rares. Comme les poètes, ils font un travail nécessaire et invisible. Les visiteurs curieux auront besoin des cotes. Les voici :

    • Passion du précaire avec Régis Lacomblez, Xsellys éditions, 2009 : DH-LA8-3 ;
    • Ce qu’il faut de patience à la surprise avec Jacques Clauzel, col. «A travers », 2009-2010 : DH-MA8-41 ;
    • Esquisses avec Jean-Pierre Thomas, col. « Les Carnets de Samoreau », 2008-2011 : DH-MA8-20 ;
    • Par la fenêtre ouverte avec Isabelle Raviolo, La Dame d’onze heures, 2014 : DH-MA8-40 ; 
    • L’esprit de la lettre avec Youl, 2006 : DH-MA1-1  ;
    • Premier jour tous les jours avec Régis Lacomblez et Bruno Collet, Xsellys éditions, 2006 : DH-LA8-2 )).

    Si l’écriture manuscrite laisse ici la place à l’imprimé, la démarche n’est pas pour autant contredite. Sous sa couverture rempliée, dans son in-seize raisin en feuilles, le texte garde sa fragilité, il s’accorde au principe d’ordre donné par les deux sérigraphies de Régis Lacomblez : de ces deux Extractions émerge une typographie à demi effacée avec laquelle il fallait dialoguer.

    Isabelle Raviolo / Jean-Pierre Thomas © BM Lille

     Chaque réalisation est donc d’abord l’histoire d’une rencontre. Pierre Dhainaut choisit judicieusement de dire « échanges », au pluriel, pour parler de sa relation avec la peinture. Son écriture s’ouvre, par exemple au crayon de Jacques Clauzel, et partant révèle Ce qu’il faut de patience à la surprise. Inspiré par l’enfant qui court devant lui, il lançait :

    Ne cueille aucune fleur

    non pas pour formuler quelque interdit de plus, mais pour se laisser libre d’approcher au plus près cette vie si menue. Chaque poème est l’occasion de ne pas se borner à demeurer inscrit dans un moi-je. Il nous mène vers la fleur, la vigne vierge, le goéland, vers autrui, vers l’inconnu :

    tu t’élargis
    tu élargis le monde.

    Bruno Collet © BM Lilles

    Bruno Collet © BM Lille

    « L’élan est pris », m’écrit Jean-Jacques. Transporter, c’est effectivement ce que fait une telle écriture : viennent à nous différentes façons d’appréhender le monde. Ainsi nos rendez-vous se multiplient-ils, et que l’écriture soit « traversée » avec Jacques Clauzel, ou bien « envol » avec Isabelle Raviolo, toujours elle est franchissement. Avec elle nous devenons plus intimes. Le poète, le peintre : nous voilà parmi eux alors même que leur collaboration ne nous était pas destinée. Nous faisons connaissance avec des caractères d’artiste. C’est tout autre chose que d’établir des séries ou réunir des collections : à chaque ouvrage nous distinguons une personnalité, ce sont des individus privés que nous saluons, dans leur manière de choisir un support (les papiers tissus fantaisies de Youl, par exemple), de le manipuler, de l’enluminer puis de l’offrir à une écriture et une lecture.

    Dans cette relation, il faut bien dire que nous entrons presque par effraction. Le peintre, le poète : le plus souvent tout part d’une correspondance. Le poète reçoit un pli, sa parole répond à la main qui en est l’origine. L’écriture de Pierre Dhainaut ne se développe pas hors de ces circonstances, elle ne se déploie pas à force d’arrogance verbale, elle s’accorde parfaitement avec l’humilité de ceux qui utilisent plutôt les tâtonnements d’un modeste organe de préhension. D’où sa connivence avec les dessins que Jean-Pierre Thomas lui adresse dans les Carnets de Samoreau. Comme pour expliciter la commune démarche de leurs « Esquisses tremblantes », l’écrivain note : « nous ne sommes pas les maîtres des lieux et des forces cosmiques ». Précisément : de telles forces ne sont l’apanage que des fées. Si leurs manifestations nous enchantent de leur merveilleuse présence, si nous oublions qu’il pleut en regardant Par la fenêtre ouverte, c’est-à-dire en prêtant maintenant attention au jaillissement noir, ocre, bruissant des oiseaux d’Isabelle Raviolo et Pierre Dhainaut, c’est que la perception des volatiles a regagné la confiance magique de l’enfance. Féerie de la lettre : l’écriture y est toujours en situation, aussi quotidienne que l’arrivée du courrier, elle est habitée, amoureuse. Avec Youl, en 2006, L’Esprit de la lettre s’accommode très bien d’un format plus grand et plus solide :

    Tel est le rite matinal, attendre, sans impatience, l’arrivée
    de celui qui donne un sens de plus au temps, qui l’ouvre

    (…)

    Ici, par chance, un facteur a posé son vélo comme autrefois.

    Chaque jour d’un tel calendrier, chaque heure, la correspondance vient l’illuminer, lui conférer sa réalité fabuleuse de conte. Elle donné à l’écriture son rythme, laquelle se fait alors poème. En leur féerique durée, les jours ne se succèdent pas, c’est le Premier jour tous les jours, vignettes ou médaillons gravés par Bruno Collet : feuillets d’hymnes, de louanges, de célébration de la vie délivrée de son servage infernal.

    S’élever en enfance, façonner des robes de papier pour des poupées magiques, est-ce bien sérieux ? C’est à ce stade, en tout cas, que le monde redevient passionnant. D’ailleurs, avec Jean-Jacques, nous osons nous l’avouer : nous sommes touchés, émus par ce que nous voyons. Ce n’est pas un signe de faiblesse : plutôt une capacité à se mettre en crise, malgré l’âge. C’est parce qu’il écrit avec les mains que Pierre Dhainaut ne sépare pas critique et création. Écrire est la trace de cette phase brûlante de mort et de régénération, de nuit préparant la fraîcheur de l’aube. Aussi bien le renouveau des lilas.

    Présentation de l’auteur

    Pierre Dhainaut

    Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

    Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

    Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

    Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

    Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

    Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

    Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

    Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

    À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

    © Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

    Poèmes choisis

    Autres lectures

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    Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

    J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie [...]

    Pierre Dhainaut, APRÈS

    On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une chambre. Des murs, on croit en les fixant sortir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un brancard. Un cortège de couloirs. [...]




    Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier

    « Le mouvement poétique est un acte, un acte exclusivement intérieur et secret », écrit Pierre Reverdy. Cet acte, Jean-Marie Corbusier le pratique à un degré remarquablement élevé.

    Il témoigne d'une exigence de lucidité singulière. A ras du réel et au profond de la conscience. Il s'exprime par images sobres, silencieuses, comme si le poète voulait coïncider avec le plus réel de ce monde et de lui-même, en un face-à-face dont aucun divertissement ne semble pouvoir le détourner.

                      Le face-à-face

                      pour que tu existes

                      mur

                      comme un baiser

                      inapprochable

                      un rien

                      où cogner fort

     

                      un espace qui réponde

    Jean-Marie Corbusier, A ras, Le Taillis Pré, 17 euros.

    Car le réel extérieur et la conscience se trouvent dans un rapport souvent oppressant : « Ciel autant que sol / froids / noués à la terre / au piétinement. »  Le titre  A ras dit bien cette sorte de servitude, sinon de résignation. Le poème éprouve cela et s'efforce de surmonter cette condition, par les mots, par les silences :

                      Silence

                      au bord des choses

                      amassé

                                           pantelant

    Le malaise peut parfois s'alléger, Jean-Marie Corbusier en regarde les répits, le sursis.  En s'interrogeant sur le pouvoir et la fonction de la poésie, peut-être parvient-il à une forme d'assise, d'apaisement.

                      Où le souffle noue

                      le mot déteint

     

                      langue sifflant

                      dans son silence

     

                      plus loin que moi

                      elle s'accomplit

                      seule

                      s'active 

     

                                        je reste présent

    « Etreindre ou étouffer », tel serait le dilemme. Peu d'oeuvres contemporaines se concentrent à ce point aigu sur lui. La véritable importance de la poésie est « vitale », écrivait encore Pierre Reverdy. Jean-Marie Corbusier le sait et sait transmettre cette essentielle vérité. Chaque poème reprend cette infatigable lutte, dont la défaite grandit celui qui la mène avec une si pure intégrité.

                      Sans issue

                      ce sol

                      tient lieu d'issue

     

                      d'empreintes

                      où trébucher

     

                      le mode d'emploi perdu

                      aller suffit

     

                      rien n'est dit

                      n'est fait

                      vraiment

    Présentation de l’auteur