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Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

Le recueil de Giorgi Lobzhanidzé est une tentative éminemment empathique de partager l'expérience d'une vie libre dans la Géorgie d'aujourd'hui ; défi de chaque instant. L'individu y est broyé sous les difficultés matérielles, la pauvreté, la violence sociale, les propagandes politiques de tous bords, le carcan des différents dogmes religieux... Marginal et funambule, le poète renvoie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu'à ses propres vérités. Pamphlétaire, rêveur, il sera notre professeur surréaliste d'une langue nouvelle qui puise aux sources inédites d'un Coran secret et d'une conjugaison ré-imaginée, aventureuse, nomade, sans passé ni avenir.

Docteur en philologie, Giorgi Lobzhanidzé enseigne actuellement à l’Université d’État de Tbilissi. Il a traduit des œuvres médiévales et modernes importantes de la littérature arabe et persane. Il est l’auteur de la nouvelle traduction géorgienne du Coran, présentée et annotée par lui-même, pour laquelle il a reçu, en 2008, le Prix littéraire Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Giorgi Lobzhanidzé a de nouveau reçu le Prix Saba pour sa traduction de Golestan de Saadi, éditée chez la Maison caucasienne, dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ». En 2020, il a publié aux éditions Sulakauri la traduction présentée et annotée par lui-même du premier des six livres du Masnavî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laquelle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ».

Extrait du poème « Les martyrs » de Giorgi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le traducteur B. Chabradzé, du recueil "Le professeur d’arabe", éditions Les Carnets du Dessert de Lune, la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme, 2023. Pikis Saati, émission radio publique géorgienne, 14.07.2023.

Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans diverses anthologies, notamment dans Le train de Koutaïssi : Vingt poètes géorgiens (traduction de Boris Bachana Chabradzé, éditions Caractères, Paris, 2022). En 2020, la maison d’édition lituanienne Kauko Laiptai a publié son recueil de poèmes « La phobie des saints » (traducteurs : Nana Devidzé, Viktoras Rudianskas et Jonas Liniauskas) qui a été nommé, en 2021, parmi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des éditeurs et critiques lituaniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sogno (« Dans les décombres du rêve ») est paru, dans la traduction de Nunu Geladzé, en Italie, aux éditions Giuliano Ladolfi Editore.

Giorgi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

 

Faire connaissance

Bonjour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la tendresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.

Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souffrant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.

Bonjour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai traversé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je redevienne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pouvant plus m’accoupler qu’avec la terre.

Fais-moi faire connaissance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit toujours de la même façon,
Il ne se suffit pas,
Il doit se déverser dans quelqu’un.

La prière de l’homme avec des sacs de courses

Merci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nourriture pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À condition de ne pas manquer d’imagination culinaire.

Merci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quartier de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sentiment de gêne,
Récupérer de la nourriture à crédit,
Où les vendeurs me font généreusement confiance
En notant néanmoins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indiquant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.

Sur ces ardoises, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me confondre avec d’autres clients du même nom.
Auparavant, ils notaient : « chétif »,
Maintenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de courses dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de conjurer le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusquement chez toi,
Je te ressemble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu devenais Dieu…

Telle est la crucifixion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.

Le retour de Pénélope

Ici tout se passe à l’envers :
C’est Pénélope qui rentre à la maison.
Elle suit sa propre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sentiers sortant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique UlysseQui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa propre histoire…
Tandis qu’elle, femme,
Est une Pénélope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait déferler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapisserie est une véritable mer
Salée par les larmes
De Pénélope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ventre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tissé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Pénélope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapisserie est notre progéniture ».

Ma voisine

Ma voisine est une vieille femme,
Avec une vie de galérienne derrière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.

Maintenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entièrement recouvert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les souvenirs glougloutent désormais,
Quelques souvenirs marquants,
Nénuphars flottants,
Étendards blancs sur les remparts de l’oubli.

Sa maison d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tandis que la maison qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.

Dès que les membres de sa famille s’absentent,
Elle se précipite dehors,
Verrouille soigneusement le portail derrière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoyable sort de sa gorge :
« Je veux rentrer à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses souvenirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décombres de son esprit
Entièrement effondrés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se souvient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.

Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son portail verrouillé.

Au revoir

Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir serrées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nouveaux habits
Et c’est le supplice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branches tendues vers elles,
Afin de pouvoir accueillir
Des feuilles nouvelles…

Recueil de poèmes de Giorgi Lobzhanidzé "Le professeur d’arabe", traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Carnets du Dessert de Lune dans la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme. L'auteur et le traducteur parlent du recueil dans l’émission radio publique géorgienne "Pikis Saati". Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14-0...

Présentation de l’auteur

Giorgi Lobzhanidzé

Né en 1974 en Géorgie, dans le village de Nabakhtevi de la municipalité de Khachouri, Giorgi Lobzhanidzé (გიორგი ლობჟანიძე) est l’auteur de six recueils de poèmes.

Bibliographie

  • « Un destin d’orphelin » (ობლის კვერი), éditions Merani 1991.
  • « Le point d’ébullition » (დუღილის ტემპერატურა), éditions Merani, 1997.
  • « Le bouquet de pissenlits » (ბაბუაწვერების თაიგული), éditions de la Maison caucasienne, 2004.
  • « Le Professeur d’arabe » (არაბულის მასწავლებელი), éditions Saunje, 2013.
  • « Dans les décombres du rêve » (სიზმრის ნანგრევებში), éditions A. Orbeliani, 2019.
  • « Le cœur d’Achille » (აქილევსის გული), éditions A. Orbeliani, 2023.

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REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : William D’Arcy McNickle, père de la litérature amérindienne contemporaine

L’histoire commence au Canada, chez les Indiens Cree et les Indiens métis constitués en peuple, unis autour de Louis Riel, métis lui aussi,  qui voulait pour eux un état Indien démocratique indépendant de la couronne d’Angleterre et du gouvernement Canadien (territoire faisant partie de ce qui est aujourd’hui l’état du Saskatchewan). Les ancêtres de D’Arcy McNickle, du côté maternel, membres de la famille Parenteau installés dans une « ferme » à Batoche, avaient joué un rôle non négligeable dans la rébellion.

Le grand-père de William, Isidore Parenteau, avait parcouru des centaines de miles en raquettes pour aller chercher des renforts et des alliés chez les Indiens Sioux Assiniboines. Le soulèvement des métis de Louis Riel ayant échoué, la répression des autorités devenant menaçante, Louis Riel ayant été condamné à mort, la mère Cree de William D’Arcy McKnickle (Philomène Parenteau) était venue, en 1885, se réfugier avec d’autres Indiens Métis, parmi les Indiens Salish Kootenai  dans l’état du Montana aux USA. William naquit le 14 janvier 1904, d’un père d’origine irlandaise. Adopté en tant que membre de la nation Salish Kootenai et inscrit comme membre de la réserve Flathead de St-Ignatius, c’est sur cette réserve qu’il a grandi.

The Surrounded, de D'Arcy McNickle

Puis il a poursuivi ses études dans des écoles missionnaires et des internats à l’extérieur de la réserve avant d’aller, à 17 ans, étudier à l’université du Montana où il obtint un diplôme, en plus de consolider son amour des langues, y compris grec et latin. Il aimait déjà écrire. Pour continuer ses études supérieures, il vendit la parcelle de terre qui lui était allouée sur la réserve et partit pour l'Europe.
À l’université d’ Oxford, il compléta sa formation, il fréquenta aussi l’université de Grenoble. Rentré aux USA, il vécut et travailla un temps à New-York. En 1936 il publia son premier roman, « Les entourés » (The Surrounded ) qui est considéré comme le premier roman littéraire de la résistance amérindienne. Cette même année, il  obtint un poste d’assistant d’administration au bureau des affaires Indiennes. Il déménagea alors à Washington et travailla sous la direction de John Collier, commissaire aux affaires Indiennes qui voyait d’un bon œil l’autonomie gouvernementale des tribus Indiennes. C’est en poursuivant ce travail au BIA que D’Arcy McKnickle développa une connaissance fine des politiques menées envers les populations Indiennes et qu’il comprendra les enjeux de résister, de s’unir. N’étant pas d’accord avec le gouvernement fédéral qui veut délocaliser les Indiens des réserves vers les villes, entraînant alors un morcellement des réserves et une perte de territoire, D’Arcy McNickle démissionnera du BIA.  Il aidera à fonder le Congrès national des Indiens d’Amérique en 1944. Et il commencera à publier, en plus des romans, poèmes et nouvelles, des ouvrages historiques, des ouvrages expliquant le fonctionnement des cultures et des politiques gouvernementales des Amérindiens. Il fut actif aux côtés des organisations Indiennes qui commençaient à vouloir obtenir des droits civiques et qui se constituaient en représentants d’un groupe ethnique. En 1952 William D’Arcy McNickle fut nommé directeur de l’American Indian development , Inc., faisant partie de l’université du Colorado à Boulder. En 1961, il jouera un rôle déterminant dans la rédaction de la « Déclaration du but Indien » qui fut rendue publique et diffusée lors de la conférence amérindienne de Chicago. Il déménagea ensuite dans l’état du Saskatchewan au Canada, embauché à l’université de Régina, où il développa un nouveau département d’anthropologie. En 1963, D’Arcy McKnickle reçut une bourse Guggenheim et devint donc un « Guggenheim fellow », il est le premier Indien métis à avoir reçu cet honneur. Il a par ailleurs siégé à la Commission des droits civiques des États-Unis et a travaillé sur des ateliers de leadership pour les étudiants autochtones.

En 1972, il contribua à la création du centre pour l’histoire des Indiens d’Amérique à la célèbre bibliothèque Newberry de Chicago. Ce centre porte toujours son nom. La bibliothèque de l’université Salish Kootenai sur la réserve Indienne de Flathead dans le Montana porte également son nom.

Dans son poème Man Hesitates but Life Urges, William D’Arcy McNickle exprime le sentiment de perte, de nostalgie. Perte d’identité, perte de repères, perte du sentiment de réalité, désorientation : c’est n’avoir plus de pays, voir le territoire s’évanouir, devoir fuir, mais aussi savoir que la vie est là qui n’attend pas. Et pourtant elle offre toujours cette même expérience puisque le monde pour les Indiens d’Amérique a radicalement changé et que rien ne leur permet de s’y trouver accueillis, acceptés, ainsi leur quête se poursuit interminablement, faisant d’eux des sortes de fantômes errant sur une terre avec laquelle il est désormais difficile de se connecter. Ce poème a été publié pour la première fois dans la revue The Frontier (vol. 6, en mars 1926). Jennifer Elise Foerster (poète, membre de la nation Indienne Muskogee), lors d'une lecture et d'une réunion autour du livre When the Light of the World Was Subdued, Our Songs Came Through: A Norton Anthology of Native Nations Poetry (W. W. Norton, 2020), réunion organisée par l'Institute for Inquiry and Poetics, au Poetry Center de l’université d’Arizona, a qualifié le poème de : « exemple de la liminalité du langage et de la façon dont le langage peut nous ramener à un sentiment de patrie en tant que lieu intermédiaire », ajoutant que le pays ayant subi nombre de violences en termes d’environnement et de suppression des langues, « la poétique, je crois, peut devenir un moyen de recartographier. [. . .] Dans le poème de D’Arcy McNickle, nous pouvons voir le poème embrasser le fait de ne pas savoir, d’être perdu, mais de trouver une patrie intérieure, dans le voyage même de la recherche. » (pour en savoir plus sur Jennifer Foerster : https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-16-la-poesie-de-jennifer-elise-foerster/)

 

Man Hesitates but Life Urges

There is this shifting, endless film
And I have followed it down the valleys
And over the hills,—
Pointing with wavering finger
When it disappeared in purple forest-patches
With its ruffle and wave to the slightest-breathing wind-God.

There is this film
Seen suddenly, far off,
When the sun, walking to his setting,
Turns back for a last look,
And out there on the far, far prairie
A lonely drowsing cabin catches and holds a glint,
For one how endless moment,
In a staring window the fire and song of the martyrs!

There is this film
That has passed to my fingers
And I have trembled,
Afraid to touch.

And in the eyes of one
Who had wanted to give what I had asked
But hesitated—tried—and then
Came with a weary, aged, “Not quite,”
I could but see that single realmless point of time,
All that is sad, and tired, and old—
And endless, shifting film.

And I went again
Down the valleys and over the hills,
Pointing with wavering finger,
Ever reaching to touch, trembling,
Ever fearful to touch.

 

L’homme hésite mais la vie le presse

Il y a ce film interminable et changeant
Que j'ai suivi au long des vallées
Et par-dessus les collines,—
Un doigt hésitant pointé
Quand il a disparu fondu dans les zones de forêt violettes
En une ondulation de vague au moindre dieu-vent qui respire.

Il y a ce film
Vu soudain, au loin,
Quand le soleil, marchant vers son coucher,
Se retourne pour un dernier regard,
Et là-bas, dans la très lointaine prairie
Une cabane solitaire endormie capte et retient une lueur,
Pendant un moment d’éternité,
Dans une fenêtre qui regarde, le feu et le chant des martyrs !

Il y a ce film
Qui est passé entre mes doigts
Et j'ai tremblé,
Effrayé de toucher.

Et aux yeux d'un
Qui avait voulu donner ce que j'avais demandé
Mais qui avait hésité—essayé, et puis
Avait conclu par un "Pas tout à fait" âgé et fatigué,
Je ne pouvais que voir ce seul moment détrôné,
Tout ce qui est triste, fatigué et vieux—
un film interminable et changeant.

Et j'y suis retourné
Au long des vallées et sur les collines,
Pointant d'un doigt hésitant,
Toujours essayant de toucher, tremblant,
Toujours effrayé de toucher.

Le poème The Mountains, Les Montagnes,  est apparu pour la première fois dans The Frontier : A Literary Magazine,(vol. 5, en mai 1925). Dans « American Indian Poetry at the Dawn of Modernism » (Poésie amérindienne à l’aube du modernisme), article publié dans  The Oxford Handbook of Modern and Contemporary American Poetry, (Oxford University Press, 2012), Robert Dale Parker, professeur d'études anglaises et amérindiennes à l'Université de l'Illinois, écrit : « Les Montagnes de D'arcy McNickle ne font aucune référence directe à quoi que ce soit d'Indien, mais les lecteurs de son grand roman The Surrounded (Harcourt, Brace and Company, 1936) reconnaîtront le décor montagneux du roman. Ils se rappelleront également comment, pour les personnages salishs de The Surrounded, les scènes de montagne résonnent avec la mémoire et la tradition salish et avec le sentiment d'espoirs persistants, mais finalement déçus, d'un refuge possible contre les colons blancs agressifs et les fonctionnaires fédéraux. En ce sens, un contexte plus large issu des écrits de McNickle contribue à alimenter les significations localement indiennes du paysage montagneux de son poème ».

THE MOUNTAINS

There is snow, now—
A thing of silent creeping—
And day is strange half-night . . .
And the mountains have gone, softly murmuring something . . .

And I remember pale days, 
Pale as the half-night . . . and as strange and sad.

I remember times in this room
When but to glance thru an opened window
Was to be filled with an ageless crying wonder:
The grand slope of the meadows,
The green rising of the hills,
And then far-away slumbering mountains—
Dark, fearful, old—
Older than old, rusted, crumbling rock,
Those mountains . . .
But sometimes came a strange thing
And theirs was the youth of a cloudlet flying,
Sunwise, flashing . . .

                  And such is the wisdom of the mountains!
                  Knowing it nothing to be old,
                  And nothing to be young!

There is snow, now—
A silent creeping . . .

And I have walked into the mountains,
Into canyons that gave back my laughter,
And the lover-girl’s laughter . . .
And at dark,
When our skin twinged to the night-wind,
Built us a great marvelous fire
And sat in quiet,
Carefully sipping at scorching coffee . . .

But when a coyote gave to the night
A wail of all the bleeding sorrow,
All the dismal, grey-eyed pain
That those slumbering mountains had ever known—
Crept close to each other
And close to the fire—
Listening—
Then hastily doused the fire
And fled (giving many excuses)
With tightly-clasping hands.

Snow, snow, snow—
A thing of silent creeping

And once,
On a night of screaming chill,
I went to climb a mountain’s cold, cold body
With a boy whose eyes had the ancient look of the mountains,
And whose heart the swinging dance of a laughter-child . . .
Our thighs ached
And lungs were fired with frost and heaving breath—
The long, long slope—
A wind mad and raging . . .
Then—the top!

                  There should have been . . . something . . .
                  But there was silence, only—
                  Quiet after the wind’s frenzy,
                  Quiet after all frenzy—
                  And more mountains,
                  Endlessly into the night . . .

                  And such is the wisdom of mountains!
                  Knowing how great is silence,
                  How nothing is greater than silence!

And so they are gone, now,
And they murmured something as they went—
Something in the strange half-night . . .

LES MONTAGNES

Il y a de la neige à présent—
Une chose qui rampe silencieusement—
Et le jour est une étrange demi-nuit. . .
Et les montagnes sont parties, murmurant doucement quelque chose. . .

Et je me souviens des jours pâles,
Pâles comme la demi-nuit. . .  également étranges et tristes.

Je me souviens des moments passés dans cette pièce
Quand, à jeter un coup d'œil à travers une fenêtre ouverte
elle se remplissait d'une merveille éplorée sans âge :
La grande pente des prés,
La montée verte des collines,
Et puis au loin, des montagnes endormies—
Sombres, craintives, vieilles—
plus vieilles qu’un vieux rocher rouillé s’émiettant,
Ces montagnes. . .
Mais parfois il arrivait une chose étrange
leur jeunesse était alors celle d’un petit nuage qui volait,
Côté soleil, clignotant. . .

                   Et telle est la sagesse des montagnes !
                   Ne sachant rien d'être vieux,
                  ni rien d’être jeune !

Il y a de la neige, maintenant—
Un rampant silencieux. . .

Et j'ai marché dans les montagnes,
Dans des canyons qui m'ont rendu mon rire,
Et le rire de l’amante. . .
Et à la tombée de la nuit,
Quand notre peau se crispait sous le vent de la nuit,
Elle nous faisait un grand feu merveilleux
Et je me suis assis tranquillement,
En sirotant soigneusement un café brûlant. . .

Mais quand un coyote a offert à la nuit
Un gémissement fait de tout le chagrin sanglant,
Toute la douleur lugubre aux yeux gris
Que ces montagnes endormies avaient toujours sues—
A rampé près de chacun de nous
Et près du feu—
À l’écoute—
Puis à la hâte j'ai éteint le feu
Et les poings serrés
je me suis enfui (donnant de nombreuses excuses).
Neige, neige, neige—
Une chose qui rampe silencieusement

Et une fois,
Par une nuit de froid hurlant,
Je suis parti escalader le corps froid si froid d'une montagne
Avec un garçon dont les yeux avaient l'aspect ancien des montagnes,
Et dont le cœur est la danse balancée d'un enfant qui rit. . .
Nos cuisses nous faisaient mal
Et nos poumons étaient enflammés de givre et d'haleine haletante—
La longue, longue pente—
Un vent fou et rageur. . .
Alors—le sommet !
                   Il aurait dû y avoir . . . quelque chose . . .
                   Mais il y eut seulement le silence—
                   Calme après la frénésie du vent,
                   Calme après toute frénésie—
                   Et encore plus de montagnes,
                   Sans fin dans la nuit. . .

                   Telle est la sagesse des montagnes !
                  Sachant combien est grand le silence,
                  Comme rien n'est plus grand que le silence !

Et donc ils sont partis, désormais,
Ils murmuraient quelque chose en marchant—
Quelque chose dans l'étrange demi-nuit. . .

Si les montagnes décrites dans le poème sont celles de son enfance sur la réserve Salish, si The Surrounded est un roman autobiographique, alors il faut imaginer l’auteur, métis qui ne trouve pas de « chez lui », ni dans les pensionnats, ni sur la réserve une fois revenu après ses études ; pas d’autre « chez lui » que dans l’écriture. Il faut comprendre la vie de William D’Arcy McNickle comme celle d’un homme luttant pour vivre, « entouré »,  ou bien comme assiégé, prisonnier entre deux mondes irréconciliables. Mais malgré cette ombre terrible portée sur sa vie, elle fut un exemple à suivre dont d’autres auteurs et poètes amérindiens s’inspireront. Il a laissé la mémoire du premier universitaire à écrire et à témoigner depuis le point de vue Indien. Et jusqu’au prix Pulitzer obtenu par le Kiowa Norman Scott Momaday en 1969, aucun autre écrivain Indien n’avait encore eu un impact aussi important que William D’Arcy McNickle.

  

Je laisserai le mot de la conclusion au poète et romancier Choctaw Louis Owens, spécialiste des nations Chocktaw et Cherokee, pour qui le roman The Surrounded a contribué au lancement d'un mouvement littéraire autochtone comparable au renouveau de la culture afro-américaine entre les deux guerres mondiales, mouvement appelé Renaissance de Harlem. De même un tournant s’opère dans la littérature autochtone américaine grâce au roman et à la vie de D’Arcy McNickle, vie dédiée à la reconnaissance et à l’amélioration des conditions de vie des amérindiens en Amérique.   

Présentation de l’auteur

D’Arcy McNickle

William D'Arcy McNickle (14 janvier 1904 - 10 octobre 1977) (Salish Kootenai) était un écrivain, un militant amérindien, un professeur d'université, un administrateur et un anthropologue. D'origine irlandaise et métis, il s'inscrit plus tard dans la nation Salish Kootenai, sa mère étant venue dans le Montana avec les Métis en tant que réfugiée. Il est également connu pour son roman The Surrounded.

Bibliographie

Fiction

L'encerclement (1936)
Le coureur au soleil : A Story of Indian Maize (1954), roman pour jeunes adultes
Le vent d'un ciel ennemi (1978)
Le faucon a faim et autres histoires (1992)

Ouvrages non romanesques

Ils sont arrivés les premiers : l'épopée de l'Inde américaine (1949, édition révisée en 1975)
L'Indien dans la société américaine (pour le Congrès national des Indiens d'Amérique, 1955)
Indiens et autres Américains : Deux modes de vie se rencontrent (1959)
Un Homme indien : Une vie d'Oliver La Farge (1971)
Tribalisme amérindien : Survivances et renouvellements indiens (1973)
Un examen historique des relations entre le gouvernement fédéral et les Indiens (Commission d'examen de la politique à l'égard des Indiens d'Amérique, 1975)

Poèmes choisis

Autres lectures




Andrea Moorhead, IMAGES PERDUES

Comment parler à la Terre, évoque sa lutte contre la diminution, le déchirement, la disparition qui rendront toute vie méconnaissable ? Nous glissons vers les trous noirs des désastres planétaires dont il n'y a aucune certitude de continuation. Dans ces cinq poèmes je parle à la Terre, ma sœur, ma compagne, mon autre, miroir et reflet, mirage et mystère insondable. Toutes les légendes de naissance et de perte, de douleur et de joie se confondent dans notre échange. Nous sommes de la même matière, de la même nuit, de la même aube. Notre sang se fait parole et silence, attente et affirmation.

Tentations ou Images perdues

 Le velours de tes mots, le sang qui te couvre

comme une neige rouge sans fin

des flocons le long de tes bras

ton ventre rose en fleurs,

quand je te parle tu ne bouges pas

tu respires la lune et la poussière des étoiles

perdue sous la blancheur sans limites

tes voyages s’accélèrent

tes paupières lisses ne répondent

qu’à la douceur de l’aube

et la présence d’un hiver éternel.

∗∗∗

La topaze de ton cœur si fragile

brille parmi la paille et la cendre

elle absorbe les rayons du soleil

mêlant sang et hydrogène

et le son de ton nom

si délicatement prononcé

au soir de ta mort

lentement doucement

presque sans respirer.

∗∗∗

Un feu au centre des pierres

des cicatrices, des fuites

dans la mémoire

de nos conversations,

la peau ne connaît que la surface

de la parole, le frémissement

entre les mots,

flammes vertes de mémoire

flammes d’acier et de charbon

au moment où tu entres dans le feu

encore crépitant

les braises collées aux lèvres.

∗∗∗

Leur lumière de pierre et d'oxygène

 Visage qui tremble en regardant

ce qui n'est plus

ce qui frétille dans l'eau,

visage qui se détourne

en sentant le feu des nuages

le frémissement de ta voix

quand tu sors des ténèbres

un bâton de neige et de glace

entre tes mains,

des flammes des dents des pas

leur lumière de pierre et d'oxygène

heurte contre ma poitrine

quand j'essaie de comprendre

ce qui n'est plus

ce qui se noie sans tourment.

∗∗∗

L'hydrogène de ton sang

Tu passes à travers

les parois poreuses,

tu ne connais que les mots invisibles

des mourants et des nouveau-nés

des tripes et des veines soyeuses,

tu passes par les flammes de certains métaux

aux risques de perdre ta connectivité

ton lien précieux avec l'oxygène

léger et incolore

comme la conscience éblouie

au seuil de la naissance.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Andrea Moorhead

Andrea Moorhead est directrice de la revue internationale Osiris qui vient de célébrer cinquante ans de poésie. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes dont Présence de la terre aux Écrits des Forges, À l’ombre de ta voix aux Éditions du Noroît, Fukushima Dreams au Finishing Line Press et Tracing the Distance au Bitter Oleander Press. Photographe amatrice et naturaliste passionnée, elle a fait paraître ses photographies dans de nombreux livres à Anterem Edizioni en Italie ainsi que dans les revues littéraires Ce qui reste, Possibles et The January Review.

 

© photo Isabelle Poinloup

Bibliographie

En anglais :

Iris, 1970, poems, privately printed
Morganstall, 1971, poems, Fiddlehead Poetry Books, New Brunswick, Canada
Black Rain, 1975, poems, privately printed
The Snows of Troy, 1988, poems, Osiris
Winter Light, 1994, prose, Oasis Books, London, England
From A Grove Of Aspen, 1997, poems, University of Salzburg Press
The Open Gate: Four Deerfield Poets, 1999, anthology, pages 109-139, Deerfield Academy Press
Deerfield 1797-1997: A Pictorial History of the Academy, 1997, with Robert Moorhead, Deerfield
Academy Press
The Hearth, 2003, prose, Deerfield Academy Press
The Carver’s Dream, poems, 2018, Red Dragonfly Press
Tracing the Distance, poems, 2022, The Bitter Oleander Press
Fukushima Dreams, poems, 2022, Finishing Line Press
The Magician's Tales, poems, forthcoming 2024, MadHat Press
En français :
Entre nous la neige, correspondance québécaméricaine, 1986, Les Écrits des Forges, Québec
Niagara, 1988, poèmes, Écrits des Forges, Québec
Le silence nous entoure, 1991, poèmes, Écrits des Forges
La blancheur absolue, 1995, poèmes, Écrits des Forges/Autres Temps, Québec/France
Le vert est fragile, 1999, poèmes, Écrits des Forges/Autres Temps
Présence de la terre, 2004, poèmes, Écrits des Forges
La déchirure des mots: poèmes choisis de Jean Chapdelaine Gagnon, 2007, Éditions du Noroît
De loin, 2010, poèmes, Éditions du Noroît
Terres de mémoire, 2012, poèmes, Éditions de l'Atlantique
Sans miroir, 2013, poèmes, Encres Vives
Géocide, 2013, poèmes, Éditions du Noroît
À l’ombre de ta voix, 2017, poèmes, Éditions du Noroît

 

Traductions :

The Edges of Light, selected poems of Hélène Dorion, 1995, Guernica Editions, Toronto
The Caverns of History, poetic suite by Hélène Dorion, 1996, Éditions en Forêt/Verlag Im Wald,
Germany
Do Not Disclose This Word, poetic suite by Jean Chapdelaine Gagnon, 1997, Spectacular Diseases,
England
Updates, poems by Françoise Han, 1999, 10 folios, 3-lingual, Éditions en Forêt/ Verlag Im Wald
Bridges, Dust, poetic suite by Hélène Dorion, 2000, Éditions en Forêt/Verlag Im Wald
Night Watch, poetic suite by Abderrahmane Djelfaoui, Red Dragonfly Press, 2009
Stone Dream, poems by Madeleine Gagnon, Guernica Editions, Toronto, Canada, 2010
Dark Menagerie, poems by Élise Turcotte, Guernica Editions, Toronto, Canada, 2013
The Red Bird, poems by Marie-Christine Masset, Oxybia Éditions, Grasse, France, 2020




Urszula Honek : Hivernage

Traduit du polonais par Michał Grabowski avec la collaboration précieuse de Nicolas Bragard

 

Urszula Honek débute en poésie à l’âge de 28 ans lorsqu’elle présente le recueil Sporysz (« l’ergot », 2015). Sorti en 2021, Zimowanie (« Hivernage ») dont proviennent les poèmes présentés ci-après est son troisième ouvrage et aura valu à la jeune poétesse originaire de la région des Carpates polonaises le prix Bourse Stanislaw Baranczak et deux autres nominations pour des prix poétiques en Pologne (Orphée et Gdynia).

Le style poétique d’Urszula Honek la place en marge des tendances actuelles dans la poésie contemporaine. L’autrice renoue avec l’esthétique romantique, tout en adoptant un registre très sobre, presque dépourvu de figures de style. Elle place au centre de son intérêt poétique une collection d’histoires avec des personnages qui lui sont familiers, limitant son rôle à celui d’une tendre observatrice, pour paraphraser Olga Tokarczuk, sa compatriote nobélisée. Elle n’est cependant pas tentée de créer des romans-poèmes comme l’ont fait avec succès Laura Vazquez ou Marie Testu. Honek propose plutôt des miniatures narratives composées d’images incomplètes, recousues et à nouveau déchirées, accrochées aux détails insignifiants qui font revivre les souvenirs.

Urszula Honek, Ami, Przyjaciółka, extrait du recueil  Zimowanie.

La référence à l’esprit romantique passe par une aura de mystère omniprésent. Celui-ci se décline à travers les éléments de la trame narrative (« j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière / de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ? »), dans la frontière floue entre le ici et le là-bas (temporels, spatiaux, réels ou non : « je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas / si je suis ici ou là-bas »), ou encore dans la référence à la mort qui revient sans cesse et se mêle à l’histoire (« on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains » ; « le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, / le cimetière » ; « les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier »). La mort, par ailleurs, ne touche pas uniquement les humains mais s’étend à une maison à qui on coupe l’eau comme on couperait l’oxygène. Elle envoie des animaux comme messagers (des chiens apportant des jouets au moment du sommeil dans le souvenir de l’autrice, ou des renards dans un autre poème de ce recueil, non traduit dans cette sélection). Nous sommes au cœur d’un conte fantastique. Le rythme des poèmes n’est pour autant guère tumultueux. Honek propose une ambiance apaisée, muséale et douce, pour appuyer une fois encore le fait que les souvenirs de son village natal qu’elle tente de sauver de l’oubli font partie d’un passé révolu auquel l’accès n’est possible que par l’exercice de l’écriture.

Prix Conrad 2023, Urszula Honek. La cérémonie de remise du prix de la meilleure première œuvre en prose a clôturé le 15e festival Conrad. La statuette a été remise à Urszula Honek, pour White Nights. (Maison d'édition Czarne).

La poétique d’Urszula Honek se trouve aux antipodes d’une poésie herméneutique, au point où la simplicité des phrases et l’économie des moyens employés interrogent. Sommes-nous toujours dans la poésie, ou s’agit-il déjà d’une prose stylisée ?

Plus que de répondre à cette question, il semble intéressant de souligner quelques éléments supplémentaires. Le rythme de la phrase est précis, lent, comme dans Dead man de Jim Jarmusch, et le décor utilisé par la poétesse reste très chargé.

Le choix de la forme n’est pas anodin non plus. Parallèlement au développement de Hivernage, Honek écrivait des micro-récits, compilés en 2023 sous le titre de Białe noce (les nuits blanches) et qui développent certains thèmes de son recueil sous une forme nouvelle. Dans cette optique, Hivernage n’est pas une publication d’esquisses mais un format réfléchi qui permet de présenter certains aspects dans leur volatilité, dans leur caractère éphémère.

C’est une poésie vue comme une mise à l’épreuve, comme l’avance le chercheur en littérature Oskar Czapiewski en déclarant que « la lecture de son recueil est un test de tendresse et d’empathie plus qu’un test d’érudition ou d’orientation dans la littérature contemporaine ». Urszula Honek elle-même revendique sa poésie comme « compréhensible pour tout le monde, autant pour les universitaires que pour le maire ou le curé de [son] village de naissance ».

Urszula Honek sur la poésie dans la forêt.

uciekinierzy

chłopca od P. zasypało w silosie zboże.
próbuję przypomnieć sobie jego twarz albo sposób,
w jaki wymawiał moje imię (jak brzmiało w jego ustach sz?).
tak samo, jak próbuję przypomnieć sobie twarz Janka
i Mirka, których nie ma, a z którymi podpalam puszki z
karbidem i kruszę lód na zamarazniętym stawie.

les fugitifs

on a retrouvé le petit garçon des P. dans un silo à grains.
j’essaie de me rappeler son visage ou sa manière
de prononcer mon nom (sz sonnait comment dans sa bouche, déjà ?).
j’essaie aussi de me rappeler les visages de Janek
et Mirek qui ne sont plus là, mais avec qui je fais toujours
sauter des pétards et casse la glace sur l’étang gelé.

z oddali

w niedzielę chodziliśmy na spacer w górę, po prawej
był cmentarz. w marcu zawsze brakowało słońca, zniszczone kwiaty i
przewrócone znicze zbierali grabarze, rozmawialiśmy tylko o szczęściu, ale
gdyby przysłuchać się naszym rozmowom, mogłoby się wydawać,
że są o czymś innym.

psy niosły w pyskach zepsute zabawki: gumowe maskotki i piłki wyprute z powietrza. sierść jeżyła się od mrozu albo podniecenia,
choć po latach trudno rozpoznać, co bardziej kłuło w serce.

od czasu do czasu budzę się nad ranem i ciągle nie wiem:
jestem tam czy tu.

de loin

le dimanche, nous allions nous promener là-haut. à droite, 
le cimetière. en mars, il faisait toujours gris. les fossoyeurs ramassaient 
les fleurs délavées et les bougies renversées. nous parlions du bonheur mais,
à nous écouter, on aurait pensé
que nous parlions d’autre chose.

les chiens avaient dans la gueule des jouets en caoutchouc cassés et des ballons éventrés. leur poil se hérissait, de froid ou d’excitation : 
après des années, il est difficile de retrouver la vraie cause de cet émoi.

de temps à autre, je me réveille avant l’aube et je ne sais toujours pas
si je suis ici ou là-bas.

letnicy

co sobotę chodziłyśmy z Marią do państwa L.
w suterenach pachniało kwaśnym mlekiem i szarym mydłem.
Maria liczyła w kącie drobne i chowała do reklamówki
zawinięty w pieluchę ser. teraz dzieci państwa L. przyjeżdżają
tu tylko na wakacje. dom ocieplono z zewnątrz i ktoś regularnie
strzyże trawnik. na zimę zakręca dopływ wody.

les vacanciers

avec Maria, on allait chez les L. tous les samedis.
leur sous-sol sentait le lait fermenté et le savon noir.
dans son coin, Maria comptait sa monnaie puis cachait dans un sac 
le fromage emballé dans du linge. aujourd’hui, les enfants des L. ne viennent
que pour les vacances d’été. on a refait l’isolation de la maison et quelqu’un
tond régulièrement. l’hiver, on coupe l’alimentation en eau.

Eleonora

musiała być piękna.
wyobrażam sobie, jak trzyma sztućce i
w jaki sposób patrzy na mężczyznę, którego kocha.
w sierpniowy dzień kołysze śpiące niemowlę.
nie może doczekać się wieczora. spadł drobny deszcz
i zamknęła okna. burza nadciągała od zachodu.
pies obszczekiwał każdy grzmot.
łuna ognia rozświetliła całą dolinę.

Eleonorze najpierw zapaliły się włosy.

Eleonora

devait être jolie.
je l’imagine tenir ses couverts et
regarder à sa manière l’homme qu’elle aimait.
bercer la petite endormie un jour du mois d’août.
s’impatienter en attendant le soir. une pluie fine est tombée
et elle a fermé les fenêtres. la tempête venait de l’ouest.
le chien aboyait à chaque coup de tonnerre.
un halo orangé illuminait toute la vallée.

les cheveux d’Eleonora ont pris feu en premier.

Helenka

śpi w upalne sierpniowe popołudnie.
obok kołyski kot bawi się młodą martwą myszą.
jest tak cicho, że słychać jego zadowolone pomrukiwanie
i uderzanie łapą w deski podłogi.
dziewczynce śni się malinowy ogród i buczenie owadów,
które ją przebudza.
kot drapie w zamknięte drzwi, gdy ogień zwala strop.

La petite Hélène

sommeille un après-midi étouffant du mois d’août.
près du berceau, le chat joue avec une jeune souris morte.
le silence est tel qu’on entend ses ronronnements satisfaits
et les battements de sa patte contre le plancher.
la fillette rêve d’un jardin, de framboisiers et du bourdonnement des insectes
qui la réveille.
le chat griffe la porte fermée au moment où les poutres tombent sous les flammes.

Source : Urszula Honek, Zimowanie (fr. hivernage), éditions WBPiCAK, Poznań 2021. 

Remerciements à l’autrice pour son accord gracieux à la publication.

Urszula Honek - Effraie

Bibliographie pour l’article

Wojciech Bonowicz, Moi, mistrzowie: Urszula Honek, [dans :] Miesięcznik Znak, en ligne, mars 2022.

Oskar Czapniewski, Śmierć w kalejdoskopie, en ligne, août 2022.

Michał Pabian, Czy jeszcze żywe światy?, en ligne, octobre 2021.

 




Sandra Santos, Du Portugal au Brésil… En silence

uma aldeia por entre a névoa
da madrugada
a luz do poste elétrico
fundida
diante da paisagem
repouso o meu peito
espreitando à janela
as figurações
dum quase morte em chama
do que ainda tem pulsação
à procura do que é seu
ou dum
alguém
(difuso
etéreo)
só pó
só recordação

un hameau dans la brume
à l’aurore
la lumière du poteau électrique
en fusion
dans le paysage
j’apaise ma poitrine
penchée à la fenêtre
la figuration
d’une quasi-mort en flammes
où bat encore une pulsation
à la recherche de ce qui est soi
ou d’un ailleurs
(diffus
éthéré)
à peine poussière
à peine souvenir

∗∗

luzinhas brilham intermitentes na noite
sinalizam a solidão
dessa aldeia pessoal e intransferível
quantos milénios foram precisos
para acharmos o nosso lugar
o pedaço de terra que é nosso por inteiro?

habitamos uma casa
com grandes sacadas
para outras casas

les clartés clignotent dans la nuit
égrenant la solitude
de ce hameau personnel et intransmissible
combien de millénaires furent nécessaires
pour rencontrer notre place
le morceau de terre qui est nôtre en intégralité
c’est là
que nous habitons une demeure
aux vastes balcons
ouverts sur d’autres demeures

∗∗

 

há morte muita morte
nos gestos
no ventre
na fundura
que não alcanço
porque me detenho dobrada
sobre a infância
todos os dias
rememoro o estio
combatemos sempre
donde desertámos
o corpo é o caudal
nas minhas mãos
as fissuras

il y a abondance de mort
dans les gestes
dans le ventre
dans l’abîme
auquel je n’accède pas
parce que je me fige repliée
sur l’enfance
chaque jour
je me remémore l’été
nous combattons toujours
là où nous désertons
le corps est le torrent
dans mes mains
les crevasses

∗∗

 

ousara ser simples
como o vento
que passa pela árvore
e a agita suavemente
insondável é
o movimento dela
adentrando no real
talvez eu habite
no interior do tronco
e me vá alteando
sem ciência
e assista ao baile de duas vespas
ao acasalamento de dois pirilampos
à maternidade do ninho
à multitude da cor
ao voo sem retorno
à beleza
por si só

osera-t-elle être simple
comme le vent
qui caresse l’arbre
insondable demeure
son mouvement
s’incrustant dans le réel
peut-être habité-je
au cœur du tronc
et vais-je me hissant
pauvre de science
et assisté-je au bal de deux guêpes
aux noces de deux vers luisants
à la maternité du nid
à la pluralité de la couleur
au vol sans retour
à la beauté pour elle-même

∗∗

volta um pensamento de amor
ao coração cansado
num corpo que não recorda
a sua eternidade
o homem que sonha
extravasa as costuras
resvala sobre outro corpo
sutura e perscruta
é o vento
caminha até à fé
e cimenta a beleza,
volta um pensamento de amor
que fixa sobre o cume
o nome que damos às coisas
sombrio e intocável
à margem do que suspeitamos
ser ainda mais belo

ressurgit une pensée d’amour
dans le cœur épuisé
qui a oublié
son éternité
l’homme qui rêve
déchire ses coutures
dévale sur un autre corps
suture et scrute
il est le vent
il marche dans la foi
et cimente la beauté,
ressurgit une pensée d’amour
qui projette à la cime
le nom que nous donnons aux choses
sombre et intouchable
en marge de ce que nous suspectons
être encore plus beau

∗∗

 

os corpos se atraem
antes de qualquer sabedoria
os sentidos se apuram
para a grande madrugada
mas a mente trai
e o medo trucida
todo e qualquer pensamento de amor
somos menores
não nos atrevemos
perante o precipício
as máscaras não nos permitem voar

les corps s’attirent
précédant toute sagesse
les sens s’apurent
pour la grande aurore
mais l’esprit trahit
et la peur assassine
toute et chacune pensée d’amour
nous sommes mineurs
et n’osons défier
le précipice
les masques nous empêchent de voler

∗∗

 

a vénus faz dançar as labaredas
sobre o corpo amado
a vénus faz reverberar as ervas
e espraiar o espanto
a vénus faz parecer simples
amar
a vénus funda uma alegoria
de vida após vida
– o que pode uma vénus
rodeada pelo (próprio) fogo?
ninguém sabe
mas o desejo sempre inventa
um porto
onde ancoram muito barcos
milhares de almas

Vénus fait danser les flammes
sur son corps aimé
Vénus fait réverbérer les herbes et répandre l’horreur
Vénus fait croire qu’il est facile
d’aimer
Vénus fonde une allégorie
de la vie après la vie
– mais que peut une Vénus
encerclée par le feu même?
personne ne le sait
mais le désir toujours invente
un port
où ancrer nombre vaisseaux
des milliers d’âmes

∗∗

os pés pisam a erva
e o meu olhar se espraia
num tempo dobrando o tempo
sou uma criança que perscruta
a pulsação do ínfimo
agrego-me multiplico-me
à agitação dos animais e das crianças
caio de amores pelo indivisível
aproprio-me da fragância das flores
e parto em busca do vento
que me traga de novo
a esta imagem
que eu sei de cor

les pieds foulent l’herbe
et mon regard s’éparpille
dans un temps pliant le temps
je suis une enfant qui scrute
la pulsation de l’infime
je m’agrège me multiplie
dans la turbulence des animaux et des enfants
je meurs d’amour pour l’indicible
je m’approprie la fragrance des fleurs
et pars en quête du vent
qui m’offre à nouveau
cette image
que je sais par cœur

∗∗

o azul das tardes
remonta ao oriente
dum pensamento
sou toda escuta e visão
a minha cabeça é um cosmos
dos olhos escorrem-me
possíveis sinais de infinito
não quero ser excelsa
mas transbordam em mim
as cores que ainda não vemos
ainda assim pressentimos
estou no meio dos homens
– sou o silêncio

l’azur des après-midi
s’affiche à l’orient
d’une pensée
je suis pure écoute et vision
ma tête est un cosmos
de mes yeux coulent
des signaux possibles de l’infini
je ne veux pas être sublime
mais débordent en moi
les couleurs que nous ne vîmes pas encore
bien que nous les pressentions
je vis au milieu des humains
– je suis le silence




Marc-Henri Arfeux, L’homme Fil, entretien avec Christine Durif-Bruckert

Au rythme des poèmes de ce magnifique recueil, Marc-Henri Arfeux nous convie à une longue marche initiatique depuis la terre jusqu’au « ciel veiné d’étoiles ». Il s’agit d’une marche intime, qui trace les seuils, les élans et les chants d’une poésie méditative et qui sonde les intériorités de l’être.

Dans l’avant-propos de son recueil, il nous donne quelques éclairages afin que nous puissions l’accompagner et partager avec lui le cheminement d’un désir poétique qui murit depuis fort longtemps : « depuis ma jeunesse, le fil du sens poétique, sensible et spirituel n’a cessé à mon insu de guider et d’unir ma vie à l’énigme essentielle ».

 

Improvisation on three synthesizers : Virus TI, Minimoog Voyager Electric Blue and Little Phatty, by Marc-Henri Arfeux, 2009.

Marc-Henri, tu as écrit L’homme fil qui fut édité en juin 2023 chez Unicité, un très beau livre, d’une profonde densité et nécessité.
Dans ce recueil, l’homme déploie son fil sensible, poétique et spirituel d’une partie à l’autre, de « La terre te donne asile » à  « Jusqu’aux étoiles ». Dans l’un des poèmes (p 77), tu écris : « L’homme fil relie l’humus/Et le jardin lunaire/Beau souffle de pollen/Sur la main de l’envol./Bleu est le bleu du bleu.//Plus haut que tout rocher/Est le sentiment de l’âme ».
Pourrais-tu nous aider à approfondir le rythme et l’espace, en quelque sorte le paysage de ce recueil ?
Le rythme et l’espace en ce recueil sont un. Ils vont, comme les titres des deux parties du livre l’indiquent, de l’asile terrestre aux étoiles. La terre est en effet le lieu de notre naissance, de cette incarnation qui permet l’éclosion d’une conscience en ce monde. Elle nous accueille, le temps d’une ligne de vie. Mais simultanément, elle nous initie à l’inévitable finitude impliquée par ce séjour. Aussi l’asile est-il celui qu’elle offrira à notre corps lorsque nous viendrons à mourir. L’espace qu’explore L’homme fil est aussi ce socle essentiel, puisque notre substance se dépouillera alors de ses attributs organiques, redeviendra l’os primordial jeté dans l’océan élémentaire. Mais déjà, à ce stade du processus de métamorphose du vivant, c’est une autre direction d’espace qui se révèle, comme le suggèrent plusieurs poèmes de la première partie.
La traversée de la frontière organique est une floraison, une offrande d’encens nocturne et de santal inaugural, si bien que, par avance, le futur défunt doit suivre ce conseil : « Écoute la flûte mouillée du crépuscule/ Te rappeler que ta fraîcheur/ Devra monter de ta dépouille. » Dès lors, l’espace est déjà celui d’une remontée verticale que confirmera la seconde partie du livre : Jusqu’aux étoiles. Le rythme est ici scansion, à la fois de souffle, de chant, de psalmodie intérieure et de marche ascensionnelle comme on le découvre dans les derniers poèmes. L’espace du bleu peut alors apparaître pleinement, celui du ciel physique ouvrant à l’infini et servant de médium entre l’âme du voyageur et le bleu absolu des nuits, comme le bleu spirituel dans lequel il entre peu à peu. L’espace s’agrandit, s’allège et se déploie en pur élan au fur et à mesure que progresse le chemin des poèmes.

Marc-Henri Arfeux, L'Homme fil, éditions unicité, 2023, 90 pages, 13 €.

Tu pratiques le yoga depuis de longues années. Tu peux nous en parler ?  Et dans ce recueil tu abordes le yoga dans sa correspondance avec la poésie. Dans l’avant-propos tu écris « la réintégration yogique est inséparable d’une poétique en acte dont les formulations sont autant d’étapes jalonnant, comme des lampes, l’itinéraire d’un même voyage ». Pourrais-tu approfondir ce qui sous-tend cette inséparabilité ?
Le yoga est aujourd’hui l’objet d’un grand engouement en occident, souvent sur la base d’un malentendu. On lui accorde des vertus apaisantes qui permettraient de réparer les fonctions physiques et psychiques malmenées par la vie contemporaine afin de redonner aux individus l’énergie dont ils ont besoin dans la vie sociale. On voit aussi souvent en lui une forme d’activité de pure performance où la complexité des postures et leur enchaînement dynamique sont des moyens d’atteindre une forme d’excellence purement mécanique, non dépourvue de complaisance narcissique. Mais le véritable yoga n’est pas là : loin de l’esprit athlétique qu’on lui associe parfois, il se déploie dans une aventure intérieure, qu’on la vive de façon pleinement spirituelle, selon son essence, ou sur le seul plan d’une maturation existentielle et psychologique, ce qui est déjà beaucoup. L’un des fondateurs de l’Ashtanga moderne, (une forme justement dynamique de yoga, qui pourrait sembler à tort purement physique), Pattabhi Jois, dit que le véritable but de l’Ashtanga est de pouvoir rester une heure en pleine méditation dans une posture de Yin Yoga (forme de yoga postural au sol fondé sur le principe de la concentration dans des postures tenues dans la durée). Le fait est que le Yin est un yoga d’intériorité qui m’est particulièrement cher.
C’est dire ce qu’est l’axe majeur du yoga que chacun d’entre nous vit bien sûr à sa manière, selon le terreau culturel qui est le sien, pourvu que la conscience de cette floraison de l’âme par le corps et du corps par l’âme soit présente à l’esprit. En fait, les postures sont des instruments de prise de conscience, d’ouverture du souffle et de la présence, d’entrée en contact avec une dimension d’être plus vaste qui rend à l’individu sa place souvent perdue du fait de la clôture dans les étroites limites du moi, je ne dis rien là que de très banal du point de vue de cette discipline, mais ce sont pourtant des éléments essentiels. Là commence l’aventure de cette réintégration qui, dans mon cas, participe d’une quête intérieure et pas seulement d’une succession d’exercices plus ou moins profitables sur le plan physique et émotionnel. La poésie y trouve sa pleine nécessité car elle vient souligner, formuler, imager de symboles tout ce cheminement en chacune de ses étapes. « L’homme fil » est ainsi un être relié dont l’existence même est le fil qui l’unit à plus grand que lui, à commencer par le monde et même, selon la belle réponse du mystique indien Swami Ramdas à un policier qui lui demandait où il habitait : « Tout l’univers ! » En ce qui me concerne, la poésie a presque aussitôt commencé d’accompagner la pratique comme un chant, permettant de rassembler dans la luminosité du verbe l’essence de cette expérience à chacune de ses étapes. Elle est attestation, approfondissement réciproque de ce qui a lieu dans la pratique, l’une des dimensions de cette aventure globale, et de ce point de vue, elle aussi est yoga.
Ce livre n’est que l’une des étapes de l’expérience intérieure, de l’état de contemplation qui jalonne cette marche « liée ». Précèdent deux livres qui ont été publiés aux Éditions Alcyone, en 2023 Raga d’irisation, et encore avant Exercices du seul paru en 2019. Est-ce que l’on peut parler d’une continuité, d’une sorte de trilogie ?
Oui, entre ces trois livres se tisse un lien, encore un fil, un même chemin, qui est celui d’une prise de conscience progressive depuis les approches d’ Exercices du seul qui déjà évoquait un voyage de l’âme dans les paysages de sa métamorphose, avec, souvent, tout au long de l’écriture, la présence d’une image fondamentale : celle d’un voyageur errant de l’ancienne Chine et de l’ancien Japon, cheminant, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans des montagnes où il s’élève peu à peu, minuscule fourmi humaine, et vit une succession d’expériences révélatrices, comme par exemple dans cet extrait de poème : « Montant au gouffre/ À pas de scarabée,/ Tu cueilles une herbe mauve/ Au bord du rien,/ Sous le rire arc-en-ciel de l’air mouillé ».
Avec Raga d’irisation, l’expérience se déplace du nomadisme d’un pèlerinage dans un vaste paysage, à l’espace physique et mental d’un appartement où un méditant affronte et traverse, d’un soir à un autre soir, les périls et les dons d’une initiation immobile. Chaque poème est de ce point de vue une étape et un chant à la manière dont la musique indienne de raga déploie ses infinies variations selon les différentes heures du jour et de la nuit et les expériences qu’elles induisent, l’ensemble constituant la trame d’un seul et même raga en ses diverses modulations, jusqu’à la plénitude aérienne et comme immatérielle du second soir. J’en donne ici un extrait pour qu’on s’en fasse une idée plus précise : « La fin de cet azur / Très haut / Verse le fil horizontal / En infini.// L’encens de la voix seule / Vient le rejoindre / Au point d’immatériel / Où les larmes et l’amour / Sont un oiseau nomade.// Et toi, dans la maison du souffle / Et du regard ouvert, / Tu es jardin d’apesanteur / Souriant au chagrin. »
Ces quelques éléments au sujet de ces deux livres permettront, je l’espère, de mieux comprendre leur relation avec L’Homme fil du fait de l’alliance de la pérégrination et de l’acte de pure contemplation assise. Mais chacun de ces livres qui s’écrivent au fur et à mesure n’est qu’une des étapes d’un devenir ouvert. On peut donc considérer que les trois ouvrages constituent et ne constituent pas une totalité close. L’idée de triptyque signifierait ne effet celle d’un tout parfaitement complet. Or, si le cheminement spirituel du yoga et de la poésie m’ont appris quelque chose, c’est justement que nous sommes en perpétuel état d’incomplétude, tout en avançant et progressant le mieux qu’il nous est possible sur ce sentier d’énigme.
Ta poésie est épurée. Elle cherche à rejoindre le dépouillement en même temps que la quête d’absolu. Elle s’approche de l’énigme pour mieux l’intégrer à la nécessité de l’absence.  Elle semble effleurer le monde presque silencieusement, et pourtant elle y est profondément engagée. Comment tu nous parlerais-tu de ton rapport à la poésie ? peut-être même comment tu la définirais ?
Oui, plus j’avance, plus j’espère entrer dans une poésie de l’épure, ce qui n’exclut pas le lyrisme, bien sûr, mais suppose une volonté de chant à la fois plus intime et plus ouvert, dépossédé autant que cela se peut des tentations d’y faire vibrer un moi, afin de mieux permettre à ce que les spiritualités d’Asie ou la psychologie des profondeurs appellent le Soi de s’épanouir et de rayonner, comme la flamme d’une bougie qui s’ouvre et se place autour de la mèche, dans une assise de luminosité liquide, calme, fidèle et patiente, face au jour qui se lève. Cette image est très profondément enracinée en moi, elle vient souvent spontanément à ma conscience m’éclairer de sa paisible apesanteur. Aussi, ce que je désire le plus en poésie est de donner forme par une telle simplicité, car qu’y-a-t-il de plus pur et de plus simple qu’une telle flamme veillant à la fenêtre et continuant, même palie par la venue du jour, de remplir son silencieux office ? C’est là qu’est justement le chant.
Je cherche de plus en plus à rejoindre une expression presque blanche et presque vide, où la parole et le silence sont le soutien discret l’un de l’autre. Tu parles de poésie épurée et de dépouillement et je crois que ce sont en effet ces qualités et ces états d’être auxquels j’aspire profondément. La poésie est pour moi un chemin, encore une fois je parlerai des étapes que ce chemin comprend et qui, chacune, tente de mieux éclairer, de mieux apercevoir et rejoindre son objet, quitte à reprendre en variations de mêmes avancées pour mieux en circonscrire l’essence. En fait, l’enjeu est chaque fois celui d’un exercice spirituel, d’une meilleure compréhension, d’un meilleur accomplissement, si possible, de cette même quête en ses diverses, voire infinies modulations et inflexions. Depuis l’automne 2023, je me suis avancé encore davantage qu’auparavant dans ce presque silence qui est pour moi l’indispensable trame de la parole, plus souvent chuchotée, murmurée, chantonnée, que proférée. Un modèle musical possible de ce que je veux dire ainsi serait une œuvre vocale pour six solistes de Karlheinz Stockhausen, intitulée Stimmung. Ce mot allemand signifie tout simplement : « les voix ». Stockhausen n’a pas composé cette pièce, comme on pourrait s’y attendre, par la seule notation abstraite fondée sur une écriture mentale de la musique, mais a fait naître sa substance d’une forme d’improvisation continue, en en chantant les mélodies et en les reprenant sans cesse jusqu’à former l’étoffe entière de cette œuvre fascinante, animée d’un bout à l’autre d’un impalpable flottement sonore. Il attendait pour se mettre au travail que ses enfants encore en bas âge soient endormis et psalmodiait alors les différentes parties de l’œuvre, en les murmurant à peine et les transcrivait au fur et à mesure sur la partition. Il vivait à cette époque avec sa famille dans une petite maison du Connecticut, et dehors tout était gel et neige. Cette extraordinaire situation de composition, tout comme l’œuvre merveilleusement intime à laquelle elle a donné naissance, correspondent de façon magique à l’écriture qui m’a accompagné au cours de cet hiver 2023-2024, dans cette expérience du silence murmurant. Si tu le permets, j’en donne un exemple par ce poème inédit : « Ton nom n’est que silence,/ Lueur et chant.// Tu es la cire où loge le feu,/ La goutte unie de ton abeille.// Tu es// L’arceau des mains/ Qui se rejoignent // Au myosotis du cœur. 
Un poème, p 25 de ton recueil, est l’un de ceux qui « m’arrête », plus que les autres. Il est comme une interruption, et en même temps, je reviens souvent vers lui dans le mouvement de la lecture de ton recueil. Je te remercie de nous parler de ce poème, de la place qu’il occupe dans l’ensemble du recueil ?
Ce poème est en effet un moment significatif du livre, car il affirme à la fois le sentiment, l’acceptation de la finitude et le seuil spirituel que celle-ci constitue. C’est un poème d’espérance et de foi. Ce qui se joue ici, est ce qu’on pourrait appeler « le grand yoga », selon une expression de Pierre Baronian, disciple de Pattabhi Jois, qui a créé l’École de Yoga de Mysore où je pratique, à savoir le moment de la mort où corps et âme divergent, la seconde se défaisant du premier comme on retire un vêtement devenu inutile. Dans les derniers vers de ce poème, il est question de « la jambe s’offrant au voile qui la résorbera/ Dans son irisation ». Ce pas mystérieux est, dans toutes les cultures, celui de la translation spirituelle ultime. L’irisation désigne quant à elle la transformation absolue de l’être selon son essence qui soudain irradie. J’aurais presque envie de dire qu’il en est forcément ainsi, d’une façon ou d’une autre, que l’âme retourne seulement au tout universel et reprenne place dans le grand jeu du vide, ou qu’elle atteigne la pleine dimension de son apesanteur lumineuse, comme j’incline à le croire. Il faut en tous les cas s’y exercer par la pratique méditative, comme le suggère un distique également écrit cet hiver : « Veille le lait des formes,/ Qu’il révèle une aura. »

Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Henri Arfeux est né à Lyon le 24 février 1962. Docteur en lettres modernes, il enseigne la philosophie à Lyon. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de la poésie, du récit et de l’essai. Il collabore régulièrement avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est également peintre et compositeur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Manhattan, roman, Éditions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2009

Patience de l'horizon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Editions Souffles, Montpellier, 2010

Suspens du visiteur, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2013

Ölöhn, récit, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, récit Prix Gaston Baissette, récit Editions Souffles, Montpellier, 2014

L’Éloignement, Récit, Editions du Littéraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2016

Exercices du Seul, poèmes, avec des encres de Silvaine Arabo, Editions Alcyone, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Editions Rafael de Surtis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le peintre Robert Lobet, Editions de la Margeride, Nîmes, 2020

Verger du cercle dévoré, poèmes Editions Alcyone, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Éditions Alcyone, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Éditions Unicité, Saint-Chéron, 2023 

Autres lectures

Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Verger du cercle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cercle maternel, laissant l’enfant dévoré par le vide.   Le poète Marc-Henri Arfeux [...]




Jonathan Alexander España Eraso : derrière le Silence colombien

Présentation Sandra Uribe Pérez - Traduction de l'espagnol : Betsy Lavorel

 

Le Silence vorace est un « livre-rivière », un « livre de brume » qui coule et dévoile sur son passage une nature luxuriante où brillent orchidées, algues, anthuriums et jacarandas, jusqu'à "des meutes d'arbres" et une multitude d'oiseaux, félins, amphibiens, poissons, mammifères et insectes, dont la présence est marquée par leur proximité avec l'esthétique du haïku et la tradition orientale.

Ces pages condensent divers territoires, tels que le corps ("le naufrage à l'intérieur"), la maison (vue à la fois comme paradis et désolation), le pays (observé de loin, mais sans échapper à l'incertitude et à la violence) et le/son monde (qui "a déjà le cou brisé"). La visite de tous ces endroits ne peut être que la révélation des différentes formes que prend le silence dans sa conjonction avec la mort, au milieu d'un temps qui "s'étouffe" :

Les lucioles
éclairent le champ.
Corps mutilés.

La déchirure que l'on ressent est également due à la perte de la mère, du père et de la grand-mère, lorsque le moi poétique indique, par exemple, "je suis ma mère agonisante", "tu disparais dans l'image / incendiée de notre maison", "où reverrai-je ce visage d'abord ?", ou "la voix de mon père berce un village calciné, il souffre du bruit des dents d'acier, des entrepôts éclaboussés". En fin de compte, l'auteur est "poursuivi par l'odeur de la racine" et, pour cette raison, il ne cesse pas de rechercher les vestiges du passé, et fouiller dans la "lumière ancienne" de la mémoire.

J'hérite de la lumière de ma grand-mère.
Son sang engendre cette page.

Jonathan Alexander España Eraso lit une extrait de son recueil Le Silence vorace.

En opposition au silence, les sons sont présents tout au long du voyage poétique et se tissent des sonorités grâce aux  mots, aux murmures, chants... Ansi, la musique est apparaît comme une "blessure longue et lourde", comme "le murmure de ce qui est perdu". Mais il ne faut pas oublier que le silence est aussi insatiable : "L'œil insomniaque me dépouille des mots", dit l'auteur. Et c'est ainsi que le poète arrive, selon les mots d'E. E. Cummings, "au silence au vert silence avec une terre blanche à l'intérieur".

Jonathan Alexander España Eraso partage une lecture de son recueil Le silence vorace.

En fin de compte, ce que tente le poète est perceptible dans l'épigraphe de l'écrivain et compositeur brésilien Waly Salomão se réalise : "Écrire, c'est se venger de la perte". Ainsi, nous sommes toutes et tous invités à démêler la manière dont la revanche à prendre sur l'existence est ourdie dans ce livre, et à nous laisser habiter par l'incandescence, le vertige et l'émerveillement. Malgré l'appétit démesuré du silence, la voix poétique de Jonathan Alexander España Eraso perdurera dans le panorama des lettres hispanophones.

SÉLECTION DE POÈMES DU SILENCE VORACE

Traduction de l'espagnol par Betsy Lavorel.

RISQUE

J’écris entouré de la neige qui tache l’os.
Je m’effeuille dans le secret.
Le seul confins est la page.

***

La main nue possède la douceur
du crépuscule qui se plie.
Je sens le mot
comme un trou dans tout le corps.

***

Un fantôme ouvre ses entrailles.
Dans le vocable, il inscrit sa langue coupée.

***
L'écriture a la forme de l'effacement :
la métaphore vivante du geste me montre du doigt
et se retire.

***

Une aile forge l'écrit,
son signe convoque
les cieux qui se déchirent.

***

Le poète fait taire notre attente
dans la nuit propre.
Comme une bouche qui presse
le jus des noms.

***
L'errance de l'écriture retrace chaque appel,
sa trace dessine l'assaut de la bête sauvage.

***

La guillotine tranche la tête
de celui qui écrit sur le bord du poème.

***

Sur la page
le vent déchire avec ses dents
cette voix.

***

La gorge ouverte découvre
un cygne plongeant dans l'encre.

***

L'écriture traverse la cour désolée
de mon enfance.

CONJURY

Il pleut des mots.
Les nuages pointent le cerf.
Les poules descendent
comme brume.
Sur cette feuille,
la cruche et les os.
Vous ne faites que priez pour qu’
au milieu du poème
la mort ne se profile pas.

JAGUAR

La clarté envahit le chemin.
Son incandescence gronde
dans le bosquet.
Les pas m'entourent
dans un intervalle de lueurs.
Les feuilles mortes crépitent et les tuiles
d'argile brûlent.
Dans l’éclat du vertige,
l'animal s'élance
à mon cou.
Je suis une proie ancienne
entre les crocs délicats de la lumière.
J'écris sur l'éphémère,
j'essaie d'être le mot
et la blessure.

LE CHAPELET DE MARIA ERASO

Dans les yeux de la vache,
la vieille femme et moi
sommes la lumière chaude.

***

Le soleil des cerfs
se cache dans les pots d'argile.
Ma grand-mère,
fente dans l'après-midi.

***

Dans la cour des myrtes
sur la terre
afflue le sang du coq.

***

Entre les lèvres de ma grand-mère
ma mère est une prière
au fil des saisons.

***

Intempéries et épis
Déshabillent les yeux

***

Au fond de l'eau
effrayée
les jours s'écoulent.

***

La sève et l'encre
assèchent le corps vieilli.
Sa peau germe des mots.

***

Devant la cuisinière
les mains et le feu.
Se dissout L'éternité.

***

Un bol de soupe chaude
sur la table maternelle
cherche ma tête.

***

Les échos de l'impuissance,
son cœur
une pastèque gelée.

***

Votre solitude
épaisse et décourageante,
s'épuise sous terre.

***

Orfèvre du proche,
attends-moi à la fin des heures.

***

J'ai hérité de la voix de ma grand-mère.
Son sang
engendre cette page.

 

RIESGO

Escribo rodeado por la nieve que tiñe el hueso.
Me deshojo en el secreto.
El único confín es la página.

***

La mano desnuda posee la suavidad
del crepúsculo que se pliega.
Siento la palabra
como un agujero en todo el cuerpo.

***

Un fantasma abre sus entrañas.
En el vocablo inscribe su lengua cortada.

***
La escritura tiene la forma de la borradura:
la metáfora viva del gesto me señala
y se retira.

***

Un ala fragua lo escrito,
su signo convoca
cielos que se desfondan.

***

El poeta calla nuestra espera
en la noche limpia.
Como una boca exprime
el zumo de los nombres.

***

La errancia de la escritura remonta todo llamado,
su rastro esboza la embestida de la fiera.

***

La guillotina hiende la cabeza
de quien escribe en la frontera del poema.

***

En la página
el viento desgarra a dentelladas
esta voz.

***

La garganta abierta descubre
un cisne que se zambulle en la tinta.

***

La escritura atraviesa el patio desolado
de mi infancia.

CONJURO

Llueven palabras.
Las nubes señalan al ciervo.
Gallinazos descienden
como niebla.
En esta hoja,
el cántaro y los huesos.
Sólo ruegas que
en la mitad del poema
la muerte no se asome.

JAGUAR

La claridad invade el sendero.
Su incandescencia ruge
en la arboleda.
Me rodean pisadas
en un intervalo de resplandores.
Crepita la hojarasca y las tejas
de barro arden.
En el fulgor del vértigo,
el animal se lanza
sobre mi cuello.
Soy una presa antigua
entre los delicados colmillos de la luz.
Escribo sobre lo fugaz,
intento ser la palabra
y la herida.

LAS CUENTAS DEL ROSARIO DE MARÍA ERASO

En los ojos de la vaca,
la anciana y yo
somos la tibia luz.

***

El sol de los venados
se oculta en las ollas de barro.
Mi abuela,
hendidura de la tarde.

***

En el patio de arrayanes
sobre la tierra
aflora la sangre del gallo.

***

Entre los labios de la abuela
mi madre es una plegaria
bajo las estaciones.

***

Intemperie y espigas
desnudan sus ojos.

***

En el fondo del agua
asustados

se escabullen los días.

***

La savia y la tinta
secan el cuerpo envejecido.
Su piel brota de las palabras.

***

Frente a la hornilla
las manos y el fuego.
Se disuelve la eternidad.

***

Un plato de sopa caliente
en la mesa materna
busca mi cabeza.

***

Ecos de desamparo,
su corazón
una helada sandía.

***

Tu soledad,
espesa y abatida,
se agota bajo tierra.

***

Orfebre de lo cercano,
espérame al final de las horas.

***

Heredo la voz de mi abuela.
Su sangre
engendra esta página.

Sandra Uribe Pérez (Bogotá, Colombie, 1972). Poète, narratrice, essayiste et journaliste, architecte, spécialiste des Environnements virtuels d'apprentissage et titulaire d'une maîtrise en Études de la culture avec mention en littérature hispano-américaine.

Elle a publié les recueils de poésie Uno & Dios (Bogotá, 1996), Catálogo de fantasmas en orden crono-ilógico (Chiquinquirá, Mairie de Chiquinquirá, 1997), Sola sin tilde (Quito, Arcano Editores, 2003) et son édition bilingue Sola sin tilde – Orthography of solitude (Bogotá, 2008), Círculo de silencio (Bucaramanga, UIS, 2012), Raíces de lo invisible (Popayán, Gamar Editores, 2018) et La casa, Anthologie (Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2018). Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, italien, français, portugais, grec et estonien, incluse dans différentes anthologies et publications nationales et internationales, et récompensée dans divers concours. Elle est actuellement enseignante à l'Université Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá).

Présentation de l’auteur

Jonathan Alexander España Eraso

Jonathan Alexander España Eraso (Pasto, Nariño) est écrivain, éditeur et organisateur culturel. Il a publié des nouvelles, des poèmes et des essais dans divers magazines imprimés et en ligne, colombiens et internationaux. Il a participé à plusieurs anthologies de poésie et de fiction. Il est le fondateur et le coordinateur éditorial d'Alebrijes | Revista Nariñense de Minificción, et le cofondateur d'Editorial Avatares. Il est également rédacteur dans le magasine colombien  Abisinia Review. Il coodirige Instantáneas : Microantologías de Minificción Hispanoamérica.

 Travesías, son premier roman, a deux éditions (une colombienne et une espagnole). Avec le poème "Descienden de las ramas", il a été finaliste du XIII Concurso Literario Internacional Ángel Ganivet (2019). Avec le poème "Escritura y origen", présenté sous le pseudonyme Juan del Páramo, il a été finaliste du concours national de poésie Decir es mostrar, organisé par la Casa de Poesía Silva (2020). Son livre Paisajes de luz a remporté le Premio Libro de Poesía Publicado (2021), a été récompensé par la Secretaría de Cultura de Pasto. El silencio voraz a été demi-finaliste du prix international de poésie Paralelo Cero (2022). Il est actuellement chroniqueur pour plusieurs journaux colombiens et membre du Colectivo Internacional de Minificción. Ses fictions et ses poèmes ont été traduits en français, en italien et en roumain.

Bibliographie

Travesías - roman.

Escritura y origen, poésie, publié sous le pseudonyme Juan del Páramo.

Paisajes de luz, poésie.

El silencio voraz, poésie.

Poèmes choisis

Autres lectures




Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi loin qu'il est possible à un diariste en pleine maîtrise de son écriture. Il conjugue, en provoquant à chaque page une émotion rare, telle celle que l'on ressent aux confidences les plus intimes d'un ami cher, méditations et rêveries, réflexions et introspection, aveux et interrogations sur la vie et la mort.

Le croyant, le psychanalyste, le poète sont une seule et même personne, ils vivent en plus ou moins bonne intelligence, tentant de nouer une alliance qui pourrait enfin surmonter les doutes, les angoisses, les douleurs. En avouant la difficulté de les faire vivre ensemble et d'avancer sur un chemin où les pélerins ont laissé tant de traces, Jacques Robinet se montre à nous sans fard, sans recherche rhétorique, sans complaisance et souvent sans vaine pudeur.

Peut-être ne suis-je capable de prier que par inattention, par surprise, au contact de la beauté qui fait bondir mon cœur. Il en va de même en poésie où toute crispation est vaine. Prier, c'est peut-être rendre les armes, renoncer à être l'architecte de son temple, laisser s'écrouler les murs, se laisser envahir où les mots défaillent. Cette disponibilité n'est pas aisée pour l'obsessionnel tout occupé à colmater ses failles.

Jacques Robinet, L'Attente, La Coopérative, 22 euros.

C'est bien ce souci constant, souvent éprouvant, d'abolir la barrière que les mots paraissent élever contre celui qui veut se dénuder, se dévoiler en même temps, qui anime l'écrivain, toujours sur ses gardes, se défiant du langage comme de lui-même.

J'aimerais n'écrire que ce qui est essentiel, sans embellissements, sans prendre la pose, en déjouant le trop, le pas assez, le souffle du mensonge. En vieillissant, j'aimerais que tout se resserre sur le grain d'or qui brille  encore, après tant de sable secoué au tamis des années.

Longtemps, Jacques Robinet confesse avoir attendu pour prendre la plume. Parfois se permettait-il d'écrire un peu de poésie, « en fraude », la psychanalyse dévorant la majeure partie de son temps. Cette attente semble rejoindre celle, maintenant, du vieil homme malade qui ne cherche plus qu'à toucher, de tout son être, l'essentiel. Une attente qui vient de très loin, des « désirs inextricables » de l'adolescent sans doute, peut-être même de l'enfant passionnément attaché à sa mère.

L'enfant têtu demeure, ébloui et apeuré par son destin d'homme. Je ne cherche plus à le guérir, mais à retrouver la ferveur de ses commencements.

L'espérance de retrouver l'émerveillement premier, c'est sans doute, portée par un sentiment de bonheur que peut donner l'instant fugace, l'espérance confuse, plus ou moins consciente, de retrouver Celui qui est lumière et Vie. Le poète sait reconnaître et saisir ces moments précieux où le froid de la solitude est soudain réchauffé, inexplicablement.

Moments de bonheur quand, de la terrasse le soir, je regarde le jour se perdre lentement dans la nuit. Autour du jardin, la grande couronne des arbres assure le décor immuable d'un spectacle qui varie sans cesse. Jeu infini des couleurs qui effleurent ou embrasent le ciel. Oublieux de tout, je finis par me perdre à mon tour dans le grand silence de la nuit. Plus tard, montent les étoiles. Paix complice de ce brasillement.

Se perdre ainsi, ne serait-ce pas, au contraire, se sauver ? Ce que la poésie, qui fait étinceler son or secret dans tout ce livre, peut souvent approcher dans les beaux petits sentiers d' une prose magistrale, chemins buissonniers, chemins de traverse, qui fera date dans notre littérature contemporaine.

Présentation de l’auteur

Jacques Robinet

Jacques Robinet , né en 1937, vit à Paris. Il est psychanalyste.

Publications :  Veille le Silence (éditions St Germain- des- Près, 1984 - épuisé)

En collaboration avec l'artiste peintre et graveur Renaud Allirand : Miroir d'ombres (2000) et Traces (2013) —  Frontières de sable (2013) et Feux nomades (2015) ont été publiés par les Editions la tête à l'envers à Ménetreuil ( 58330- Crux la Ville).

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (38) : Jacques Robinet

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Le Lieu-dit L’Ail des ours

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Jacques Robinet, Notes de l’heure offerte

« Seule compte l’heure  offerte qui vient à ma rencontre et cette branche qui tremble encore d’un oiseau envolé » (p.65) Ces notes sont à la fois méditation et dialogue, dialogue avec le lecteur et [...]

Jacques Robinet, Ce qui insiste

Dès le premier poème de ce recueil, l’univers intime du poète s’offre aux lecteurs ; la communion avec les éléments de la nature : l’arbre, l’oiseau, mais aussi la nuit qui est une porte ouverte [...]

Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi [...]

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La nuit, c'est la "mort" qui vient, c'est l'heure où "la lumière décline", alors, il faut promouvoir au mieux cette clarté, annonciatrice du jour. Le poète oeuvre dans le [...]




Grzegorz Kwiatkowski, sillon nouveau d’un avenir poétique polonais

Poèmes présentés par Guillaume Métayer et traduits du polonais par Zbigniew Naliwajek.

Grzegorz Kwiatkowski est un jeune poète polonais né en 1984 qui travaille sur la mémoire de la violence historique en Europe centrale et dans le monde, en s’inspirant notamment de la technique du collage et des biographies funéraires d’Edgar Lee Masters.

Il donne ainsi à réentendre de manière frappante la parole  des victimes et des bourreaux. Déjà auteur de nombreux recueils de poèmes, il intervient dans de nombreuses universités, notamment aux Etats-Unis. Il a également une activité musicale intense avec son groupe Trupa Trupa. Son premier livre français, Joies, a été publié à la rumeur libre éditions dans la collection « Centrale /Poésie » avec une préface de Claude Mouchard (2022).

Grzegorz Kwiatkowski, poète et chanteur.

Poèmes extraits de Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

essence

Rubinstein le fou chantait dans le ghetto
alle gleich !
alle gleich !
tous sont égaux devant la mort
et cela nous mettait de bonne humeur
mais on nous a transportés dans un camp
les enfants brûlaient dans un énorme trou
et on alimentait le feu avec ordures et essence

benzyną

wariat Rubinstein śpiewał w getcie
alle gleich!
alle gleich!
wszyscy są równi wobec śmierci
i to nas wprawiało w dobry humor
ale wywieziono nas do obozu
w ogromnym dole paliły się dzieci
i ogień podsycano śmieciami i benzyną

foin

je me cachais dans un abri près d’un lac
aux environs de Włodawa
parfois on me donnait du pain pour rien
parfois un peu de lait
mais le plus souvent je buvais de l’eau dans des fossés
et mangeais du poisson mort et du foin

siano

ukrywałam się w budce przy jeziorze
w okolicach Włodawy
czasami dawali mi chleb za darmo
czasami trochę mleka
ale najczęściej piłam wodę z rowów
i jadłam śnięte ryby i siano

kinderszenen

il aurait laissé sortir des prisons tous les nazis disait-il
« qu’ils courent dans leurs propriétés alpines
qu’ils aiguisent les crayons et se mettent à rédiger leurs histoires et souvenirs »
autrefois il pensait que le sentiment de culpabilité leur ferait éclater les cerveaux
mais il a un peu vécu :
« Seigneur
quel spectacle
comme ils pleuraient
kinderszenen
kinderszenen »

kinderszenen

mówił że wypuszczałby wszystkich nazistów z więzień
„niech biegną do swoich alpejskich posiadłości
ostrzą ołówki i zabierają się za spisywanie życiorysów i wspomnień”
kiedyś myślał że z poczucia winy pękną im mózgi
ale pożył dłużej:
„Boże
jaki widok
jak płakali
kinderszenen
kinderszenen”

récolte

notre vrai métier c’est l’agriculture
pas le meurtre
mais je le reconnais :
les massacres sur les marécages se déroulaient au rythme des travaux saisonniers
et quand il pleuvait fort nous ne sortions pas pour la récolte 

plony

nasz prawdziwy zawód to rolnictwo
nie zabijanie
chociaż przyznaję:
rzezie na bagnach odbywały się w rytmie prac sezonowych
i kiedy były duże deszcze nie wychodziliśmy po plony

Danz le garde forestier

pendant la guerre nous rangions les corps comme du bois
mais après la guerre dans la forêt nous rangions du bois
comme des corps coupés frais

leśnik Danz

podczas wojny układaliśmy ciała jak drewno
ale już po wojnie układaliśmy w lesie drewno
jak świeżo ścięte ciała

monde

je suis allée dans la forêt avec mon enfant et lasse je pleurais avec lui
les larmes coulaient de mes yeux et l’enfant de sa petite main essuyait mes larmes
et j’ai tant regretté de l’avoir mis au monde

świat

poszłam z dzieckiem do lasu i razem z nim bezradna płakałam
łzy ściekały mi z oczu a dziecko wycierało mi łzy rączką
i tak bardzo żałowałam że przywołałam je na świat

leçon d’esthétique dans une fosse commune

l’officier Schubert
le descendant de Schubert
s’en allait aux fusillades et
sifflotait les chansons de son aïeul

lekcja estetyki w masowym grobie

oficer Schubert
potomek Schuberta
jeździł na rozstrzeliwania
i wygwizdywał sobie piosenki przodka

Grzegorz Kwiatkowsi, Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

Présentation de l’auteur

Grzegorz Kwiatkowski

Grzegorz Kwiatkowski (1984) habite à Gdansk. Il est poète et membre (chanteur et parolier) de « Trupa Trupa » (jeu de mots sur les mots polonais désignant une troupe et un cadavre), un groupe psychédélique post-punk qui acquiert une dimension internationale.

Bibliographie

Przeprawa (Passage), 2008
Eine Kleine Todesmusik, 2009
Osłabić (Affaiblir), 2010
Radości (Joie), 2013
Spalanie (Combustion) , 2015
Sową (Par un hibou), 2017

Poèmes choisis

Autres lectures




Une maison pour la Poésie 4 : La Péninsule — Maison de Poésie en Cotentin : entretien avec Adeline Miermont Giustinati

La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous l'impulsion d'Adeline Miermont Giustinati et de la Factorie-Maison de poésie en Normandie (Val-de-Reuil), unique structure de ce type sur le plan régional jusque là. C'est dire que ce lieu a été accueilli avec bonheur sur le territoire « bas-normand ».

Une orientation très contemporaine et féministe (tournée vers le matrimoine et les écritures de femmes) a été décidée, ainsi qu'une volonté de mettre en valeur la création sonore, la performance et les croisements avec d'autres pratiques artistiques. 

Journées Européennes du Patrimoine, lectures, soirées, ateliers d'écriture pour enfants et adultes, podcast, sont un échantillon des domaines mis en avant par cette Maison inventive et riche.

Adeline Miermont Giustinati, maîtresse d'œuvre, a répondu à nos questions.

Chère Adeline, peux-tu nous parler de la Maison de poésie du Cotentin, et de l’association qui porte cette belle entité ? Quelles sont les actions que tu mènes ?
La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous mon impulsion et celle de la Factorie-Maison de poésie en Normandie, située à Val-de-Reuil, dans l'Eure. Nous avons commencé une activité sans « maison » à proprement parler, en s'associant à divers lieux culturels de Cherbourg. Le premier événement a eu lieu en janvier 2022, avec une soirée organisée dans le cadre du festival « Les Poètes n'hibernent pas », et une lecture-concert de Laure Gauthier (devenue marraine de la Péninsule) et Olivier Mellano. J'ai continué de mener une activité en proposant des ateliers d'écriture et de découverte de la poésie actuelle réguliers et en organisant des lectures-rencontres à des moments-clés de l'année : Les Poètes n'hibernent pas, le Printemps des poètes, le 8 mars-Journée de lutte pour les droits des femmes, les Jounées du Patrimoine et du Matrimoine. J'en profite pour préciser avoir donné une couleur féministe à la Péninsule, c'était quelque chose de très important pour moi.

Adeline Miermont Giustinati.

Depuis l'été dernier, l'association s'est implantée dans une friche d'artistes, située dans un ancien hangar de construction de bateaux, sur les quais de Cherbourg, où je jouis d'un atelier partagé pour travailler ainsi que d'espaces communs pour les ateliers d'écriture et les événements. Ce lieu s'appelle La Cherche, et j'y trouve une belle énergie, un esprit collégial et multidisciplinaire. Par ailleurs, en janvier dernier, j'ai accueilli ma première poète en résidence, en la personne de Nat Yot, en partenariat avec la Factorie. Enfin, j'ai créé un podcast, L'Oreille de la Péninsule, hébergé par Arte Radio, où je diffuse des interviews et des poèmes sonores que l'on m'envoie. Le prochain sera d'ailleurs diffusé le dimanche 10 mars, à 21h, avec beaucoup de textes d'auteurices talentueux.se.s, sur le thème de la « nuit ».
Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
C'était la meilleure façon pour moi de démarrer une activité, d'avoir un statut, simplement, sans lourdeurs administratives, et sans investissement particulier. Le côté collégial,  participatif, était aussi une valeur essentielle pour moi, cela me paraissait évident, et cela permet à toutes les personnes qui souhaitent s'impliquer, de près ou de loin, à la structure, de l'intégrer et de la quitter, très simplement et librement. Il est également possible d'obtenir des aides, des financements publics, avec le statut associatif, afin de continuer l'activité et surtout de la développer. C'est une donnée essentielle.
Comment vit ton association, et est-ce facile, en ce moment ?
Non ce n'est vraiment pas facile, j'ai l'impression que ça ne l'est pour personne, particulièrement dans le domaine culturel, et encore moins pour la poésie, qui est au bout du bout de la chaine... J'ai fait beaucoup de demandes de subventions à l'automne dernier, et suis en attente de reponses. Je ne me fais pas trop d'illusion car La Péninsule est une jeune structure et, hormis les ateliers d'écriture, elle n'a pas une activité régulière, tout au long de l'année. Je m'investis au maximum mais j'ai d'autres activités, notamment pour gagner ma vie, ainsi qu'une famille, j'espère agrandir l'association afin de constituer une vraie équipe. Cela fonctionne malgré tout jusqu'à présent, lentement mais sûrement, grâce aux adhésions, aux dons, au produit des ateliers, et à la confiance renouvelée de la Factorie et des lieux où l'on organise des événements (La Bouée, l'Autre lieu, la Cherche) et qui nous font souvent profiter de leur matériel, de leurs bénévoles. Ce n'est pas négligeable.
C'est comme cela que l'on tient et que l'on avance, grâce à la solidarité inter-associatives et aux énergies mises en commun. Je crois beaucoup en ça. Je trouve que c'est un fonctionnement assez sain, même si on galère... Mais comme le dit la devise de La Cherche : « Tout seul on galère, ensemble on galère mieux !
Quelle est votre programmation pour le Printemps des poètes ?
L'an dernier j'avais animé des ateliers d'écriture tout au long du mois de mars, sur le thème « frontières » et invité la poète-slameuse Rouge Feu pour une performance dans le cadre du Printemps des poètes et du 8 mars et festival cherbourgeois « Femmes dans la ville ». Par manque de fonds, je n'invite pas d'auteurice cette année, mais il y aura des ateliers avec un podcast à la clé des textes produits, sur le thème « grâce à ». Les participants seront invités à écrire des textes rendant hommage à une personne, un.e poète, un.e artiste, qui l'a marqué.e dans sa vie. 
C'est la façon que j'ai trouvée, malgré tout, pour participer à ce Printemps, dont je trouvais le thème assez peu inspirant. Finalement, c'est un événement auquel j'adhère assez peu, que je trouve à côté de la plaque, très « parisiano-centré », même s'il permet à beaucoup de poètes de mener des actions (et ça, ça reste essentiel). Je privilégie, avec la Péninsule, le festival « les Poètes n'hibernent pas », le 8 mars et les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Nous allons également participer au festival de musique de chambre « La Hague en musique » cet été, avec des lectures de poétesses, toutes époques confondues, en mettant l'accent sur des autrices oubliées. Et en 2025, la Péninsule devrait aussi s'associer au festival « Poesia », organisé là aussi par la Factorie.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Je pense que c'est effectivement une belle vitrine pour la poésie contemporaine, avec la possibilité aux auteurices actuel.le.s de travailler avec les médiathèques, les écoles, les maisons de poésie, les théâtres..., avec un budget annuel dédié à ces manifestations. Cela permet aux poètes et à la poésie d'exister. Mais il n'y a pas que le Printemps des poètes, beaucoup d'inititatives sont menées tout au long de l'année par tous les acteurs de ce milieu fragile mais extrèmement dynamique. Citons bien sûr le Marché de la poésie à Paris, le festival Voix Vives en Méditerrannée à Sète, pour les plus connus, mais également Midi Minuit à Nantes, Poema à Nancy, Poésie et davantage à Alençon, Les Poètes n'hibernent pas en Normandie, le Marché de la poésie de Lille, Traces de poètes à l'Isles-sur-la-Sorgue, Et Dire et Ouïssance près de Rennes, et beaucoup d'autres car il y en a énormément. Mais pour revenir au Printemps des poètes, je pense qu'un mouvement de mutation et de refondation de cet événement est nécessaire, un mouvement dans ce sens à pris forme le mois dernier suite à la tribune signées par 1 200 poètes et acteurs littéraires contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain de la manifestation 2024. Beaucoup de voix se sont élevées, j'ai personnellement et avec la Péninsule, signé cette tribune et pris part au débat. Je pense que tout ce mouvement est très sain, cela a permis aux auteurices de s'exprimer, d'exister sur la scène littéraire et médiatique, de réfléchir sur la place du poète aujourd'hui et même de se positionner dans la sphère politique.

Des projets ?
Il s'agit essentiellement de continuer les partenariats existants et de réitérer des manifestations que nous avons déjà organisées comme les Poètes n'hibernent pas, le 8 mars, la soirée Matrimoine en septembre. Comme nouveaux projets dans les tuyaux, il y a cette participation à « La Hague en musique », cet été, ainsi que la participation de la Péninsule au festival Poesia en 2025, toujours avec la Factorie. Par ailleurs, j'aimerais continuer l'accueil d'auteurices en résidence à Cherbourg, comme je l'ai fait en janvier dernier, mais aussi à un autre moment de l'année, dans le Cotentin au bord de la mer. C'est un projet en cours, pour 2025, que je travaille avec le poète Eric Chassefière, qui a rejoint l'association, avec sa femme l'artiste Catherine Bruneau, tous les deux sont basés à Montpellier mais ont un ancrage dans le Cotentin, dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. Enfin, je vais continuer de créer des podcasts pour mettre à l'honneur la poésie sonore, les ateliers à la Cherche, mais aussi dans les écoles, les prisons et les hôpitaux, et organiser quelques scènes ouvertes et des projections de vidéopoème. Tout ça est, je l'avoue, assez ambitieux, en parallèle de mes activités de rédactrice-relectrice à mon compte et d'autrice. Je serais tout à fait heureuse si je réalise la moitié de ces objectifs !
Merci Adeline ! 

Présentation de l’auteur

Adeline Miermont-Giustinati

  Née à Nancy en 1979, Adeline Miermont-Giustinati est diplômée en Humanités et en Création littéraire. Elle vit depuis cinq ans dans La Hague, près de Cherbourg. Elle a exercé les métiers de rédactrice et relectrice dans la presse écrite et sur le web, professeure de français et de français langue étrangère, avant de se consacrer entièrement à l'écriture et la littérature.
       Autrice de plusieurs recueils de poésie et de textes publiés en revues, anthologies et sous forme de livres d'artiste, elle se dit également “passeuse d’écriture”, et met ses compétences d'écriture et littéraires, au service de différents publics, assurant la relecture et le suivi de manuscrits et en proposant de l'accompagnement rédactionnel, notamment pour des récits de vie.
      Elle a fondé la revue Carabosse, à sensibilité poétique et féministe, et l'a dirigée pendant deux ans. Enfin, elle a créé la Maison de poésie en Cotentin, baptisée La Péninsule, située dans le hangar d'ateliers d'artistes La Cherche, à Cherbourg, et qui met à l'honneur le matrimoine et la création sonore. Elle y organise, depuis deux ans, des événements poétiques (lectures, rencontres, performances, ateliers d'écriture, scènes ouvertes, projections vidéos, podcasts), et accueille également, depuis cette année, des auteurs en résidence.

© Crédits photos Adeline Miermont

Bibliographie

Recueils :

De Chair et de chimères (La Bruyère, 2007) qui a donné lieu à une performance par trois comédiennes à la Lucarne des écrivains (Paris);

Entre les côtes de Mehen (Sélénites², 2013), en collaboration avec l'artiste-plasticienne Émeline Sourget avec qui elle monte la maison d'édition et participe à plusieurs expositions, salons et lectures publiques, en Bretagne et Normandie;

Incises (CMJN, 2016), livre d'artiste écrit en regard de gravures de Thierry Tuffigo,

Sumballein (Tarmac, 2018, pour la première édition).

 

Anthologies/ recueils collectifs :

Traverser (éditions de l'Aigrette-Maison de poésie de la Drôme, 2019),

Rage écarlate (éditions Folazil, 2020).

Revues :

FPM, Cabaret, Lichen, Les Impromptus, Méninge, Nuit de boue (gazette réalisée en workshop avec Charles Pennequin), Salade, Alora (revue universitaire espagnole), Pojar.

Poèmes choisis

Autres lectures

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de [...]