Roisin Tierney, Tiger Moth

Dans les digitales qui déclinent, là où reposent Blake et Banyan
ta queue dressée : point d’exclamation !

La poésie de Roisin Tierney est une poésie du scalpel, de la pince, de l’épingle, de la loupe : un outil d’entomologiste, de lépidoptériste, de médecin légiste, voire de chiropracteur (« gommant délicatement une ecchymose ») voire d’écologiste.

On ne s’étonnera guère que son deuxième recueil s’intitule Tiger Moth, L’Écaille martre – alias, la ci-devant chenille « bourrue » ou « hérissonne ». Deux qualificatifs que l’on pourrait appliquer à la prosodie de la poète irlandaise. « Incisive » en serait un troisième : par simple association et juxtaposition soit concordantes soit antithétiques. Une greffe (médicale ou végétale), une entaille dont naissent la vie et ses beautés.

De l’encornet à un père défunt, d’un bocal de bébés taupes baignant dans le chloroforme à une sœur malade, d’une araignée crabe à un paysage orageux ou léthargique, la voix chirurgicale de ce recueil a l’art du détail dérangeant qui relie l’humain à l’animal, l’os de l’un aux mandibules de l’autre, liés par un sort commun, souvent la mort.

 

the Thuck, Thuck of a machine gun’s staccato,
lewd wolf-whistles, sarcastic in their tone,
in their exaggerated rise and fall :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
An invisible local lothario
Suddenly lounging around every corner.

Le tfhuck, tfhuck du staccato d’une mitrailleuse,
sifflements salaces, intonations sarcastiques
aux modulations excessives :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
Invisible Don Juan du cru
brusquement embusqué dans tous les coins

Roisin Tierney, Tiger moth, Turas Press, Dublin, 2022.

Les vers de Tierney me ramènent à une autre forme de harcèlement : aux tapotements de ma spécialiste du sommeil, dont les faux ongles tapent furieusement sur les touches de son clavier lorsqu’elle enregistre froidement le total de mes insomnies depuis notre dernier rendez-vous.

La poète devient à la fois un double de ma médecin du sommeil et, siffleuse moqueuse, du perroquet jacot (ci-dessus) de son poème Nemesis, beau parleur insupportable car miroir des humains. Friande de mots bien choisis et subtilement agencés, Tierney me touche au vif, m’applique le respirateur sur le nez, me force à la fois à plonger dans un coma nocturne et à m’éveiller à la pleine conscience de mon corps en danger.  Double contrainte insistant sur le lien ténu que le corps tisse entre nous, la vie et le règne animal, sur lequel nous jetons volontiers une couverture comme sur la cage d’un gris du Gabon pour lui rabaisser le caquet.

L’espace et le temps flottent au fil des cinquante poèmes réunis avec minutie, rythme et symétrie dans le recueil Tiger Moth : entre un jardin [londonien] avec poulailler, le cosmos avec ses dieux, des ambiances méditerranéennes et une Irlande devenue pays du souvenir et de l’enfance.

La poète ex-petite rejetonne humaine de Low Babies, est tel un oisillon, est un oisillon :

 

Our arms held out so we could flap along
and be the little birdies as we sang ;

Bras écartés afin de battre des ailes
Et être pour de vrai des cuicuis en chantant 

 

L’institutrice dublinoise de jadis exhibe une jacinthe en pot :

 

I see that blueness still -
and how she said that we were just like that,
waiting to come fully into bloom ;

Je vois encore ce bleu
et l’entends dire que nous étions de même
dans l’attente d’éclore ;

Toutefois, éclose, la poète est moins fleur qu’insecte – un insecte iridescent, il va sans dire :

 

Insect Reverie

If I am not entirely glad to contemplate
his gown embellished with wing-casings
of the iridescent jewel beetle –
thousands of tiny body parts sewn on
to the delicate cream muslin
of a Victorian evening dress –
their nacreous lustre and opaline sheen
setting the whole ensemble a-shimmer
in the carefully lit display case
at the museum – so many deaths ! –
neither can I say I never hanker
after my own insect-gown, or beetle dress,
to put to shame the rufous, dull, sere
attire of my rivals as I enter a room,
sundry candles lit up in the green glimmer,
a chitinous bristle and crunch as I dance,
the whiskery feel of my antennae
tenderly stroking your face,
mandibles firmly holding your chin,
carapace pressing in
against your soft underbelly,
our elegant waltz and eventual
clackety beetle-fuck,
our leavings (may I say our ?)
a glister of eggs on the rug,
my exit swift, through an open window,
a dark scarab aiming
for the moon.

Rêvasserie entomique

Si d’un côté il ne me plaît guère de contempler
le fourreau tout orné d’élytres
de l’adamantin bupestre iridescent–
myriades d’organes infimes cousus sur
la subtile mousseline ivoire
d’une robe de soirée victorienne –
sa nitescence nacrée et son vernis opalin
insufflant un chatoiement de moire
à la vitrine du musée éclairée
avec art – tant de morts ! – ,
de l’autre, je ne dirais pas que je ne songe jamais
que ma robe entomique atomique
puisse à mon entrée dans une pièce
éclipser les ternes tenues marron, parchemineuses de mes rivales
à la lueur verdâtre de bougies,
frisson crissant chitineux quand je danse,
antennes bacchantes
caressant avec tendresse ton visage,
mandibules agrippant avec poigne ton menton,
carapace écrasant
ton mol bas-ventre,
notre valse classe, et ultérieure
baise hannetone ânonnante,
notre lie (osé-je « notre » ?)
brillance d’oeufs sur le tapis,
et mon envol précipité, par une fenêtre ouverte,
scarabée sombre visant
la lune.

 

La voix de ce recueil, quoique sans emphase militante – elle se permet même des pointes d’humour – est du côté des broutilles, vétilles, béatilles de celleux que notre civilisation naturicide animalicide écrase du talon sans s’en soucier, voire même s’en apercevoir.

Tierney scrute assez ces délaissés, ces restes, ces choses insignifiantes pour écrire comme on épingle des coléoptères ou enfile les perles d’un collier, qui, en fin de compte, forment collection, compilation de poésie empathique (Death of a Hen sur feue une poule qui aimait à prendre des bains de soleil) ou cruelle, selon (Jar of Brown Moles – sur des taupes de laboratoire en saumure).

Tiger Moth est le titre du superbe poème tout en distiques qui donne son nom au recueil. En toute homogénéité celui-ci présente un univers composé à la fois des petits riens dont sont faits les moments de rien qui forment la vie, et de la mort, moment du tout. Plus un brin d’étrangeté qui concourt à sa saveur, red gold in flight, or rouge en vol, a tigerish zigzag of cream and brown stripes when at rest, zigzag tigré crème et brun au repos. With that tendency to meddle in the dark arts. Avec un penchant pour se mêler d’arts occultes. Am I a woman dreaming of a moth, or rather… Suis-je une femme qui rêve d’une phalène ou bien…

Autre rêvasserie réalité kaléidoscopique :  

 

Special Egg Jelly Sky

It has been hot today and we, seeking shade,
creep along the edges of a Spanish city
under the orange trees, the false plantains,
keeping mostly to their dappled cover,
or diving into the damp oases of the bars.
We fan ourselves, secret most profusely,
knock back the cooling beers, the icy finos. 
 
As we crawl we watch it follow us :
a zingy little smidgeon of a fly,
through streets and bars, into restaurants,
our midget familiar, minute memento mori,
(on Mother’s life I swear it’s always the same fly).

If it weren’t so hot we’d make metaphor of it-
tiny harbinger of sickness, death –
or even a wise allusion to the great Machado
(his poetic fly rubbing its filthy paws…)…/…

Lard à l’œuf du Ciel spécial

La journée a été chaude, cherchant l’ombre,
nous rasons les marges d’une ville espagnole
sous les orangers, les faux platanes,
cantonnés à leur asile pommelé,
ou plongeons dans les oasis moites des bars.
Nous nous éventons, secrétons à foison,
sifflons des bières fraîches, des finos glacés. 


Clopinant, nous l’observons qui nous suit:
cette vive et menue lichette de mouche,
de rue en bar, de bar en cantine,
notre naine familière et infime memento mori
(sur la tête de ma mère, je jure que c’est toujours la même).

Si ce n’était la torpeur, nous la ferions métaphore
insignifiant héraut de maux et de mort –
voire allusion au grand Machado
(sa mosca poétique qui frotte ses sales pattes…)

 

Evocation, en passant, de la mort à travers la mouche, lors d’une simple promenade quoique alourdie par un soleil de plomb  – et à Machado [Antonio, 1875-1939, poète rêveur et terrien, traducteur, professeur de français, républicain, mort et enterré à Collioure].

Ailleurs, allusion au père de la littérature anglaise, Chaucer dans un poème plutôt dévolu, en dépit de sa chute, à Sylvia Plath et même plus exactement aux vaches que dessinait à une époque la poète battue, égérie suicidaire du féminisme.

 

When I think of Sylvia Plath
declaiming Chaucer to the cows,
how they crowded round her, rapt
their blue-black eyes reflecting sky and field
and her pale figure straddling a gate

Lorsque je songe à Sylvia Plath
déclamant Chaucer pour les vaches,
qui venaient l’entourer, captivées,
yeux noir bleuté reflétant ciel et prés,
sa pâle silhouette enfourchant un portail…/…)

Ailleurs, les figures de référence sont l’astronome Kepler ou Maria Sklodowska, alias Marie Curie l’irradiée.

 

…/… But it is too hot for that, too late.
The creature swivels, brattles its tiny wings,
settles on the laminated menu
beside the flyspecks and a bad translation
of a locally renowed dessert.

They wheel it out, proudly set it down :
a heap of custardy clabber, all glop
and tremble, slithering on its plate. Thanks,
we say. We’ll have some of that.

Mais il fait bien trop chaud, et il est trop tard.
La bestiole pivote, frictionne ses ailes miniatures
et atterrit sur le menu plastifié
près de chiures de congénères et de la mauvaise traduction
d’un dessert renommé dans les parages.

Apporté sur le chariot, posé avec fierté sur la table :
flanc moelleux au lait caillé
tremblotant, glissant sur son assiette. Merci,
acquiesçons-nous. Nous en prendrons, oui.

 

Exit la mouche, entre le tocino de cielo.

Le ciel, justement. Le firmament. Le cosmos. The Planets, Wind instruments in a windy city, instruments à vent dans une cité venteuse. De l’infiniment petit à l’infiniment grand en passant par des lieux mi-figue mi-raisin talés par l’incurie des âpres-au-gain, des lieux méditerranéens auxquels Tierney parvient via un glissement Irlande-Espagne, In Galway in Spain, ou un arc-en-ciel Arco Iris.

Fiesta, Jovencitos, l’Espagne imprègne tant la poésie de l’Irlandaise que l’antépénultième poème de son recueil est un Adios Padre en honneur au père défunt, vêtu de son meilleur tweed. « Et puis il y eut la grêle,/ et puis il y eut le grésil,/ et puis tu ne fus plus.» 

Ces planètes que le père a rejointes n’apparaissent qu’à la fin du poème The Planets comme la chute d’une blague (elle est comme un leitmotiv chez Tierney, la chute révélatrice in extremis). Tout le poème aura longtemps tenu le lecteur en haleine, en compagnie de l’amiral Blas de Lezo à la jambe de bois, dont la rapière pointe vers les étoiles contre tous ceux qui menacent les ports espagnols, de Francisco Bernier qui interprète un soir à Cadix Songs of the Americas, et d’une ribambelle de bustes de généraux et diplomates conquérants ou indépendantistes, le regard rivé sur la ligne bleue du Chili, l’Argentine, Cuba, Puerto Rico et l’Equateur…

 

                                                                    Out there in space,
The gods are in their stations. Venus, Mars…

                                                                       Là-bas dans l’éther,
Les dieux sont à leur poste. Vénus, Mars…

 

Mais peut-être la véritable figure tutélaire de ce recueil, la double de la poète, sa  porte-parole est-elle

 

Aphaia, Invisible Goddess
Queen of the elegant vanishing trick
you did it first time in prehistory
and have been doing it ever since :
one moment hotly pursued by that dick
Minos, the next – paff! – you disappear
into the Aegean Sea,
nothing where you had been before
only a spew of foam on the waves…
Lugged back up in a fisherman’s net
onto the island of Aegina,
and what do you do ? Reveal yourself briefly
to the bedazzled islanders –
so bedazzled they build you a beauty,
a temple to rival the Parthenon,
then – poum  ! – once more your sulky shroud
of invisibility descends.
Thereafter, you are glimpsed only fleetingly,
disappearing around bends,
a footprint or two left in the sands.
Though sometimes your body is discerned
in the shape of the mountains, when the light is right :
a woman reclining, head, breast, knees…
Your temple is empty now, your altar bare.
No straggle of bloody feathers or fur,
no votive offerings honor you there.
Aphaia, you are a tease. We joke about you,
over our retsina, our tasty souvlaki :
your elusive nature, both there and not there,
your voice on the breeze, on the air.

Aphaïa, déesse invisible
Reine de l’élégant tour de passe-passe,
une première fois à la préhistoire et
tu n’as jamais cessé depuis :
un instant effrontément baratinée par cette enflure
de Minos, le suivant – paff ! tu disparais
dans la mer Egée,
plus rien là où tu étais
qu’une mousse d’écume sur l’onde…
Remontée dans le filet d’un pêcheur
sur l’île d’Egine,
que fais-tu ? Tu t’exposes brièvement aux yeux
des îliens éblouis –
au point qu’ils érigent une splendeur,
un temple pour rivaliser avec le Parthénon,
et puis  poum !- une fois encore tombe
ton chatouilleux voile d’invisibilité.
Après quoi, on ne t’entraperçoit plus
que fugitivement, entre deux portes,
une ou deux empreintes dans le sable.
Bien que, de temps à autre, on aperçoive ta silhouette
sous la forme de monts, quand la lumière s’y prête,
femme au repos, tête, poitrine, genoux…
Désormais, ton temple est désert, ton autel nu.
Nulle touffe de plumes ou fourrure maculée de sang,
nulle offrande votive ne t’honore plus.
Aphaïa, quelle allumeuse ! Nous plaisantons à ton sujet,
autour d’un verre de retsina, d’un goûteux souvlaki :
ta nature fuyante, à la fois là et pas là,
ta voix portée par la brise, sur les ondes.

 

Tierney a beau de même être insaisissable, elle n’en est pas moins rhétoricienne et termine son recueil en toute sûreté avec Safest [Au plus sûr], encadré par un Right now (à l’instant présent), et un Quiet now (au calme maintenant), tels des serre-livres sentinelles, question de finir en belle symétrie.

Comme elle avait commencé, avec un poème bien cadré, au rythme assuré et serein, basé sur rien que des distiques, avec un ou deux vers isolés. Dont, dernier distique du premier poème du recueil, Wren [Le troglodyte],

 

How short is a wren’s life. Barely two years.

Qu’elle est brève, la vie d’un troglodyte. A peine deux ans.

 

Alors que le dernier vers du dernier poème du recueil, Safest [Au plus sûr] est donc quiet now, au calme maintenant.                                                    

 

So here you have my question, mythmaker:
Have you any news of my father?

 … Et voici ma question, faiseuse de mythes :
Tu as des nouvelles de mon père ?

 

Retour au père défunt. CQFD.

De Roisin Tierney on pourra lire quatre poèmes publiés précédemment sur ce même site, à l’entrée « Róisín Tierney, The Finding et autres poèmes » [Pitchblende, Ataxia, The X‑Ray Reporting Room] – tous quatre figurent désormais dans le recueil Tiger Moth – qu’on vient d’évoquer.

Présentation de l’auteur

Róisín Tierney

Je suis née à Dublin en 1963 et j'ai étudié la Psychologie et la Philosophie au University College de Dublin. Je me suis déplacée à Londres en 1985, où j'ai travaillé dans de nombreux domaines, du maquillage théâtral à l'administration du musée. J'ai assisté au merveilleux atelier de poésie de Michael Donaghy à City University, Londres, de 1998 à 2002. Après plusieurs années d'enseignement en Espagne (Valladolid et Grenade) et en Irlande (Dublin), je suis maintenant installée à Londres.

    Poèmes choisis

    © photo Isabelle Poinloup

    © photo Isabelle Poinloup




    Regard sur la poésie Native American : Louis Oliver Little Coon, ou la preuve qu’il n’est jamais trop tard pour commencer

    Texte et traductions de Béatrice Machet

    Louis Oliver, écrivain et poète amérindien, membre de la nation Creek, est né le 9 avril 1904 à Coweta près de Tulsa, sur ce qui était alors territoire indien, c’est-à-dire le lieu de déportation des nations Indiennes trouvées gênantes par le gouvernement et les colons. Aujourd’hui ce territoire divisé en de nombreuses réserves, est devenu l’état d’Oklahoma.

    La mère de Louis Oliver, Hattie Sarty Oliver, était une Creek « full blood » et, par son intermédiaire, il descendait du clan Raccoon. Son père, Frank Oliver, dont le nom Creek est Ho-dul-gul-ni, était du clan Wind. Orphelin très tôt, il a grandi à Okfuskee, dans l'Oklahoma, près de sa rivière bien-aimée Deep Fork River, avec la famille de sa mère, tantôt élevé par une tante et un oncle, tantôt pas ses grands-parents. Le nom de Louis Oliver lui a été donné au hasard par un agent ivre du gouvernement fédéral lorsque sa mère s'est opposée à la répartition de ses terres en parcelles. Ce procédé voulu par le gouvernement aboutissait au dépeçage d’une seule grande réserve en des petits lots privés que des blancs pouvaient racheter, ou dont ils pouvaient hériter en se mariant avec des femmes Indiennes, qui si elles se mariaient avec un blanc, renonçaient à leurs droits et à leur identité indienne.  Or la notion de propriété privée n’existait pas dans les cultures amérindiennes, le territoire était pour tout le monde y compris animaux et plantes, rivières et collines… on ne pouvait pas posséder la terre, c’était inconcevable pour l’esprit Indien. La mère de Louis Oliver a choisi de cacher le nom de son fils, mais Little Coon (« Wotkoce », petit raton laveur) est le nom Creek de Louis Oliver.

     

    Plus grand, il a fréquenté le pensionnat d'Euchee jusqu'à la cinquième année. Il termina seul ses études secondaires et obtint son diplôme du Bacone College de Muskogee en 1926. Il déclara qu'au lycée, il a développé une certaine fascination pour les écrivains anglais et américains, dont le poète Muskogee Creek Alexander Posey, et qu’il avait commencé à écrire de la poésie, ce qu’il continuera de faire mais sans penser à publier. Après avoir obtenu son diplôme, il mit cependant de côté toute idée d'écriture sérieuse pendant les cinquante années suivantes et s'y consacra simplement comme passe-temps. Bien que ses parents l’aient encouragé à poursuivre des études, certains membres de sa communauté considéraient qu’aller à l’école des blancs constituait une trahison. On dispose de peu d'informations sur sa vie d'adulte, mais ses écrits ultérieurs laissent entendre qu'il s'est marié, a eu des enfants et a passé quelque temps en Californie et dans le Sud-Ouest pendant la Grande Dépression. La vie d'Oliver a changé au début des années 1980, lorsqu'il a participé à un atelier pour écrivains amérindiens à Tahlequah, en l'Oklahoma. Bien qu'il ne se sente pas à sa place parmi les jeunes-gens, et dans cette assemblée se trouvaient des auteurs émergents qui deviendront importants, comme Joy Harjo (Muscogee), Barney Bush (Shawnee-Cayuga) et Joseph Bruchac (Abenaki), il sentait qu’écrire était important, il voulait se donner une chance de devenir un écrivain sérieux. Au contact des jeunes écrivains amérindiens sus-cités, il a pu mettre en forme des écrits inspirés des histoires des cultures autochtones, ainsi que découvrir et explorer les innovations formelles, pour aller au-delà des formes poétiques occidentales traditionnelles dans lesquelles il avait écrit auparavant et se construire son univers, se faire une voix. Oliver a été présenté dans l’anthologie du groupe, intitulée Echoes of Our Being.

    Le poète et éditeur Joseph Bruchac a reconnu le talent d’Oliver et a commencé à défendre son travail, en le partageant avec d’autres éditeurs. Le recueil bilingue d’Oliver, The Horned Snake, a été publié par Cross-Cultural Communications en 1982, et Caught in a Willow Net l’année suivante par Greenfield Review Press. Les livres suivants furent Estiyut Omayat: Creek Writings, publié en édition limitée par Indian University Press en 1985, et Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts (Greenfield Review Press, 1990). Les écrits d’Oliver ont également été publiés dans des revues et magazines, notamment Beloit Poetry Journal, Greenfield Review, Tamaqua, Vintage, Northeast Indian Quarterly et Wooster Review, ainsi que dans plusieurs anthologies. En 1987, une semaine avant son 83e anniversaire, Oliver a reçu le premier prix littéraire Alexander Posey, décerné par le Mvskoke Arts Council. Il a été en même temps impressionné par la quantité d'écrits exposés et a contacté certains des participants. Ses écrits sont parus dans de nombreuses publications telles que la Greenfield Review, Vintage, le Beloit Poetry Journal, le Northeast Indian Quarterly, Mildred, la Wooster Review et d'autres encore. En même temps, deux recueils de ses œuvres, The Horned Snake (1982) et Caught in a Willow Net (1983), que Bruchac a publiés par l'intermédiaire de sa Greenfield Review Press, sont également parus. Un troisième ouvrage, Estiyut Omayat: Creek Writings, a été imprimé en édition limitée en 1985. Son dernier recueil, Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts, contient certains de ses matériaux précédents avec quelques nouveaux textes et a également été publié par Greenfield Review Press en 1990. La poésie d'Oliver a fait l'objet de nombreuses anthologies et a également été traduite en néerlandais. Louis Oliver a reçu le premier Alexander Posey Literary Award en 1987 du Este Mvskoke Arts Council, et la même année a été poète d'honneur à l'Oklahoma Poets Day à l'Université d'Oklahoma. 

    Voici un poème de Louis Oliver en langue Creek, exposé à Leiden, ville universitaire néerlandaise située dans le nord de la province de Hollande méridionale, entre Amstersam et La Haye.  

    Creek Fable

         The little ones said: Tornados

               are caused by evil spirits

                      yanking the tail off

                           the water turtle

                                and it spins    

     down and

                                   round and

                                         round

                                         swiftly

                                    to the

                                    ear-

                                     th

                                          t

                                           e

                                          r

                                       r

                                         i

                                            f

                                                i

                                                  e

                                                       d.

                         Légende Creek

         Les petits disaient : les tornades

                         sont dues aux mauvais esprits  

                                       qui arrachent la queue  

                                             de la tortue d’eau   

                                                   et la font tourner    

                                                         sur elle-même

                                                              rapidement    

                                                            tourner    

                                                                 et encore   

                                                           tourner

                                                       jusqu’à  

                                                    la ter-    

                                                re             

                                              t

                                           e

                                           r

                                             r

                                               i

                                                 f

                                                    i

                                                      é

                                                          e.

     

    By Tubantia - Own work, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4778113

    Voici un poème de Louis Oliver que la poète Jennifer Foester, elle aussi Muskogee Creek, a enregistré et qui accompagne un petit film diffusé lors d’un événement intitulé « Songs at the Confluence , Indigenous  Poets On Place » (Chants  à la confluence, les poètes autochtones  au sujet du lieu : https://www.brinkerhoffpoetry.org/poems/the-sharp-breasted-snake). Comme souvent chez les auteurs amérindiens, comme c’est la règle dans ces cultures, la présence du mythe accompagne la vie des membres des communautés Indiennes, comme il éclaire et donne sens aux expériences vécues. Le mythe est aussi voie d’accès à la poésie. C’est une dimension que nos sociétés occidentales ont perdu il y a des siècles, en empruntant la voie du matérialisme. 

     (Hо̄kpē Fuskē)

    The Muskogee’s hokpi—
                    fuski (Loch Ness
                       Monster)
                           Travelled here
                               by the Camp of
                                  The Sac and Fox;
                                      Thru the alluvial
                                         Gombo soil, flailing
                                            Thrashing-up rooting
                                         Giant trees;
                                      Ploughed deep
                                   With its sharp breast.
                                Come to rest by
                             Tuskeegi Town, buried 
                          its self in a lake of
                       mud to rest. The
                    warriors of Tustanuggi    
                 were ordered to shoot
               it with a silver tipped
            arrow. With a great
          roar and upheaval The
        Snake moved on;
      winding by Okmulgee
     To enter (Okta hutchee)
    South Canadian River.
     Thus his ploughed
      journey, The Creeks
       called (Hutchee
        Sofkee) Deepfork
         River.
           One, Cholaka,
              observed The Snake
                had hypnotic Power.
                  Could draw a person
                    into a swirling
                      whirlpool. It
                        made a sound
                           Like a
                               Tinkling
                                   silver
                                       Bell.
                                           O
                                               k
                                                   i
                                                      s
                                                   c
                                               e.

    Le serpent à la poitrine pointue

    Le hokpi de Muscogee—

                 fuski (Monstre du
                       Loch Ness)
                           est arrivé ici
                              par le Campement des
                                    Sauk et Fox;
                                      à travers le sol alluvial
                                         de Gombo, fouettant
                                            arrachant des racines
                                         d’arbres géants;
                                      a labouré profond
                                   de sa poitrine pointue.
                                Venu se reposer à
                             Tuskeegi Town, s’est enterré 
                          dans un lac de
                       boue pour récupérer. Les
                    guerriers de Tustanuggi    
                 ont reçu l’ordre de tirer
               sur lui avec une flèche à
           pointe d’argent. Rugissant
          et se soulevant Le
        Serpent continua ;
      ondulant par Okmulgee
     pour entrer dans (Okta hutchee)
    la South Canadian River*.
     D’où son voyage
     labouré, que les Creeks
       appelèrent (Hutchee
        Sofkee) Deepfork
         River1.
           L’un, Cholaka,
              observa que le Serpent
                avait des pouvoirs hypnotiques.
                  Pouvait attirer une personne
                    dans un vortex
                      tourbillonnant. Il
                        sonnait
                           comme une
                              cloche
                                 en argent
                                    teinte.
                                           O
                                               k
                                                   i
                                                      s
                                                   c
                                               e.

    Feu le poète Mohawk Maurice Kenny avait écrit cet article pour rendre hommage à la mémoire de Louis Little Coon Oliver, et il avait commencé en le citant : « Je ne gaspille pas ce qui est sauvage ».  Puis il poursuivait ainsi : « À moins qu'il ne s'agisse d'une investiture présidentielle américaine, le New York Times publie rarement un poème original. Il y a des années, c'était un excellent moyen de gagner une poignée de dollars rapidement. La page Op Edpubliait en permanence des poèmes, de poètes tels que Frances Frost et Louis Ginsberg ; souvent d'actualité, parfois lyriques, la plupart du temps brefs. Une joie supplémentaire pour combattre les nouvelles déprimantes du jour. Ces poèmes et ces poètes désormais manquent aux lecteurs du Times.

    Le 21 juin 1991, le Times a publié cinq poètes célébrant l'arrivée de l'été. Les poètes publiés étaient Lucie Brock-Broido, Edward Hirsch, Mona Van Duyn, Charles Simic . . . tous deux lauréats du prix Pulitzer . . . et un poème de la poétesse indienne Creek Joy Harjo intitulé "Fishing". Son poème en prose traite de la mort d'un homme âgé, membre de la nation Creek qui était poète et conteur, Louis (Little Coon) Oliver, né et élevé dans l'Oklahoma, territoire indien. Oliver, né en 1904, est décédé au printemps 1991.

    Mme Harjo est une poète extraordinaire, d'une puissance lyrique et passionnée. Elle apporte la puissance de la chanson et le sentiment de perte dans son hommage lyrique, doux mais direct, à Little Coon dont la narration humoristique fascinante et convaincante véhicule une poésie sérieuse... Parfois, ses histoires confinent à l'érotisme mais sont toujours traditionnelles, toujours sages mais en forme de clin d'œil. Il est dommage que le poème de Mme Harjo ne puisse pas être réimprimé ici ; ce journal pourrait bien être mis en faillite par des poursuites judiciaires de l'éditeur d'origine.

    Louis a vécu ses nombreuses années dans l'Oklahoma et est arrivé tard à la publication et à tout type de reconnaissance, même par ses pairs littéraires amérindiens. Si je me souviens bien, il se pourrait bien que ce soit Joseph et Carol Bruchac de la Greenfield Review qui aient été les premiers à publier le poète. Pour autant que je me souvienne, le Times n'a jamais publié de critique d'aucun de ses livres dans le supplément du livre... à sa honte... Il a fallu sa mort pour trouver son nom dans les pages du journal, et il a fallu un poète bien connu et assez établi pour le commémorer dans la presse. Un commentaire déprimant sur la culture contemporaine. Les entreprises ont refusé au plus grand nombre de lecteurs la créativité vraiment spéciale de cet homme délicieusement doué.

    Nous devons cependant remercier Joy Harjo d'avoir rappelé à la société dans laquelle nous vivons et travaillons tous, plaisir et labeur, cet être doux qui a traversé notre lumière si discrètement. Nous devrions nous joindre à Mme Harjo pour le célébrer, pour le rire de Louis Oliver, sa sagesse, ses merveilles de narration - ses poèmes émouvants. Nous devons aussi remercier Mme Harjo de nous rappeler une fois de plus les nombreux poètes américains qui ne reçoivent jamais de prix ni ne figurent sur la liste des best-sellers du New York Times. Que le soleil brille sur ses paroles, sur sa chanson qui pourrait bien être la « première chanson » de l'histoire, et sur la beauté et la créativité de Louis Oliver. Puissions-nous tous nous retrouver au « trou de pêche » dans le monde spirituel, comme le suggère Mme Harjo. Little Coon nous attendra pour nous accueillir à ce trou de pêche de l'Oklahoma « sous le soleil implacable de la rivière Illinois. Adowe. »

    Pour conclure cet article, je citerai à mon tour Joy Harjo, qui dit bien mieux que ce que je pourrais le faire, l’essentiel de ce que vit un amérindien quand il s’agit de poésie : « Nous commençons par la terre. Nous émergeons de la terre de notre mère et nos corps seront rendus à la terre. Nous sommes la terre. Nous ne pouvons pas la posséder, quelle que soit la proclamation de l’État sur papier. Nous sommes littéralement la terre, une planète. Nos esprits habitent cet endroit. Nous ne sommes pas les seuls. Nous sommes les créateurs de cet endroit les uns avec les autres. Nous marquons notre existence par nos créations. C’est la poésie qui contient les chants du devenir, du changement, du rêve, et c’est vers elle que nous nous tournons lorsque nous voyageons dans ces lieux de transformation, comme la naissance, le passage à l’âge adulte, le mariage, les accomplissements et la mort. Nous chantons nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants : notre expérience humaine dans le temps, dans et à travers l’existence. » Le sens de la poésie est un rapport avec la terre et le vivant, la poésie est part intégrante du quotidien amérindien, elle accompagne et ponctue les moments important d’une vie et c’est exactement ainsi que la vivait Louis Little Coon Oliver.

    Note

     

    1. La Canadian River, également connue sous le nom de South Canadian River, est une voie navigable majeure de l'état d’Oklahoma. Elle coule du Nouveau-Mexique au Texas. La Deep Fork River prend sa source près de Oklahoma City, elle a une longueur totale de 370 kilomètres et possède un bassin de drainage long et étroit d'une largeur moyenne de 40 kilomètres. À noter que la Deep Fork traverse une région de collines de grès rouge et de sols rouges, donnant à la rivière cette même couleur. N.d.T.

    Image de Une Giving of Life and Spirit (800x576)

    Le poème « The Sharp-Breasted Snake » (Le serpent à poitrine pointue) de Louis Little Coon Oliver, lu par Jennifer Skeets. Extrait de la série de films poétiques Read By de la Fondation Adrian Brinkerhoff pour la poésie.

    Présentation de l’auteur

    Louis Little Coon Oliver

    Le poète Louis Oliver, également connu sous les noms de Little Coon et Wotkoce Okisce, est né en 1904 à Coweta, dans l'Oklahoma, qui faisait alors partie du territoire indien. Membre inscrit de la nation Mvskoke Creek, il était également un Euchee du clan Golden Raccoon, dont le foyer d'origine se trouvait près de la rivière Chattahoochee, en Alabama. Oliver est devenu orphelin dès son plus jeune âge et a été élevé par sa tante, son oncle et ses grands-parents maternels dans le comté voisin d'Okfuskee. Il a fréquenté l'internat Euchee pendant cinq ans avant d'obtenir son diplôme d'études secondaires au Bacone College en 1926. Bien que sa famille l'ait encouragé à poursuivre ses études, d'autres membres de sa communauté considéraient son diplôme comme un reniement de son héritage, un conflit qu'Oliver abordera dans ses écrits.

    Oliver a écrit quelques poèmes au lycée, influencé notamment par Alexander Posey, poète influent de la tribu Mvskoke Creek, et a continué à s'y adonner au cours des décennies suivantes. Cependant, ce n'est que dans les années 1980, alors qu'il vivait dans la communauté cherokee de Tahlequah, en Oklahoma, qu'il a commencé à se considérer comme un écrivain sérieux. Alors âgé de plus de 70 ans, Oliver a rejoint un groupe d'écriture qui comprenait de jeunes écrivains de renom tels que Joy Harjo, Barney Bush et Joseph Bruchac. Leurs écrits, inspirés des histoires et de la culture autochtones, ainsi que leur utilisation d'innovations formelles, l'ont incité à dépasser les formes poétiques occidentales traditionnelles dans lesquelles il écrivait auparavant. Oliver a été présenté dans l'anthologie du groupe, Echoes of Our Being.

    Bibliographie 

    Le recueil bilingue d'Oliver, The Horned Snake, a été publié par Cross-Cultural Communications en 1982, suivi l'année suivante par Caught in a Willow Net, publié par Greenfield Review Press, la maison d'édition de Bruchac. Les livres suivants furent Estiyut Omayat: Creek Writings, publié en édition limitée par Indian University Press en 1985, et Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts (Greenfield Review Press, 1990). Les écrits d'Oliver ont également été publiés dans des revues et magazines tels que Beloit Poetry Journal, Greenfield Review, Tamaqua, Vintage, Northeast Indian Quarterly et Wooster Review, ainsi que dans plusieurs anthologies. En 1987, une semaine avant son 83e anniversaire, Oliver a reçu le premier prix littéraire Alexander Posey, décerné par le Mvskoke Arts Council.

     

    Poèmes choisis

    Autres lectures




    Chronique musicale (15) : Devenir une fulgurance : Becoming Led Zeppelin

    Premier documentaire cinématographique et musical sur la genèse du groupe mythique validé par les artistes fondateurs, Becoming Led Zeppelin raconte la création de ce quatuor d’origine londonienne, formé en 1968, entre free rock et free jazz, héritiers de la tradition blues et précurseurs du courant hard, décloisonnant les genres établis dans leurs morceaux expérimentaux dont les quatre membres furent les artisans inventifs de ce son, tour à tour léger et massif, toujours tranchant, décisif, sur le fil, tel l’envol d’un « dirigeable de plomb » sur le point d’embraser le ciel d’une époque où « faire de la musique » signifiait encore « faire l’amour et la révolution » et arpenteurs de grands espaces, forçant les portes des studios pour écrire des albums conceptuels traduisant l’A.D.N. de leur identité hybride, à la rencontre, à l’ouverture et pourtant si personnelle qui ont tracé les horizons pour longtemps des courants de tant de musiciens…

    La force de ce témoignage de la naissance et de l’avènement de cette formation qui a tant marqué les esprits, réalisé par Bernard MacMahon, écrit par Bernard MacMahon et Allison MacGourty, est d’exprimer l’association initiale, le travail acharné, la recherche perpétuelle de ces artistes majeurs de leurs débuts jusqu’à leur ascension avec la création de leurs deux premiers albums et le succès emblématique de Whole Lotta Love, Jimmy Page, Robert Plant, John Bonham, John Paul Jones, explorateurs sur des chemins de traverse, et c’est là tout l’intérêt de ce regard initiatique à ce processus collectif si pluriel, il laisse sa part belle aux hasards, aux accidents, à l’inattendu comme à la beauté de la rencontre, à la magie des premières répétitions et au sublime des concerts historiques, pour mieux nous questionner sur la dimension exceptionnelle, entre coïncidence et destinée, de la ligature de cet alliage à huit mains pour sertir alors en lettres de feu cette fulgurance, toujours envisagée ainsi, en instant suspendu, disruptif et éruptif, à la fois hors du temps et en disant tant d’une époque où l’on allait, par exemple, connaître des conflits mondiaux dévastateurs mais également marcher pour la première fois sur la lune, tout à la fois une trouvaille singulière et une échappée à plusieurs, en devenir, un devenir, devenir Led Zeppelin…

    Devenir Led Zeppelin bande annonce.

    Un entretien inédit et touchant qui justifie à lui seul la découverte de ce film est l’enregistrement de la voix de John Bonham qui parle de son plaisir à jouer dans ce groupe dont il est apparu peu à peu comme la clé de voûte, se confiant sur sa joie sans simulacre à partager les répétitions, la scène et la présence de ces personnalités également radieuses… Que dire alors quand la narration de ces aventuriers éclaire ô combien la bifurcation dans la carrière de chacun pour la constitution de ce collectif hors du commun tient tant de la déprise des habitudes que de la prise de risques, et n’aurait, semble-t-il, sans un concours de circonstances qui paraît tenir de l’alignement des planètes, ne pas voir le jour ? Dès les premières rencontres, le sentiment partagé fut alors d’œuvrer à quelque chose de grand, qu’il ne fallait ni mettre entre parenthèses, ni brader face à l’industrie du disque comme face aux diktats de la mode, puisque Led Zeppelin à l’avant-garde allait lancer l’écriture du futur…

    Led Zeppelin interprète « Whole Lotta Love » au Royal Albert Hall en 1970.

    Tout alla très vite, sitôt le premier album, entonnant le chant de la beauté troublante des femmes qui rayonne, dans une convulsion aussi érotique que surréaliste, dans l’encre de chacune de ces mélodies entre ballades blues et déflagrations hard rock, laissant leurs auditeurs aussi éblouis et confus, entre ruptures de communication, départs impossibles, nécessités de renouer avec sa chérie, dans un éloge de l’amour charnel, entier, total dont le deuxième album, repoussant encore plus loin les limites du standard rock-and-roll, pour lier à la fois finesse et puissance, à la fois bestialité du corps et spiritualité de l’âme, dans une invitation au voyage comme une métamorphose de l’amour en chanson dont le titre Ramble On résonne en métaphore d’une vie en traversée désormais nommée Led Zeppelin pour les chapitres qui suivront : « Promenez-vous / Ramble on / Et c'est le moment, c'est le moment / And now's the time, the time is now / Chante ma chanson, / Sing my song / Je fais le tour du monde, je dois trouver ma copine / I'm goin' 'round the world, I gotta find my girl / En chemin / On my way »…

    Led Zeppelin interprète « Stairway to Heaven » en concert à Earls Court en 1975.




    Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

    Roger Munier (1923-2010) nous a laissé une œuvre d'une importance et d'une ampleur considérables. Son Opus incertum est certainement sa création la plus singulière. Elle rassemble des carnets, dont le premier date de 1980. Carnets et non journal intime, mais suites de pensées, d'impressions et de visions, toujours à la frontière de la métaphysique et de la poésie.

     

    Il n'a pas arrêté cette écriture, jusque dans ses derniers jours. Cinq volumes ont été publiés de son vivant, un sixième récemment, sous le titre Si peu que rien, aux éditions Les Hauts-Fonds. Beaucoup de pages restent inédites et les éditions Arfuyen vont réaliser les éditions futures. Le septième volume vient de paraître, La Voix de l'érable, regroupant des notes de 1995-1997.

    Une autobiographie sans doute, « mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l'être s'est senti traversé. » Moments de contemplation, selon la couleur du ciel et de la saison :

             Le cerisier en fleur, aux pétales emportés par le vent, se défait sous sa neige.
             Forêt d'été sous la pluie, gonflée de verdure sombre, moutonnante et ronde.

    Roger Munier, La Voix de l'érable, Arfuyen, 22 euros.

    Roger Munier saisit un instant « furtif », « lieu sans lieu du néant dans l'être. » Les grands thèmes de sa philosophie soutiennent la multitude des notations, en particulier celui du vide, qui l'obsède au sens premier du mot :

             Le vide nous entoure, nous presse de toutes parts, et nous ne cherchons qu'à faire du plein, dans le faire incessant, si humble soit-il. Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, qui est son liant, son milieu, jusqu'au sein de l'atome : c'est nous.

    L'écrivain ne nous cache rien de cette terrible contradiction, qui résonne souvent sur le mode tragique. « L'homme est un animal qui promène dans le temps une âme égarée. »  Ce sont ces espèces d'égarements que nous suivons, dans notre lecture. La vision de Dieu même se fait « dans le Néant ». Egarements et tâtonnements, les carnets de Roger Munier semblent souvent des variations, que l'esprit et l'âme n'ont de cesse de conduire, tout en se laissant conduire.

    On est proche de l'abîme. « L'abîme n'est pas loin. Il est au plus proche. Simple comme le proche et terrible comme lui. » Mais les allées et venues de Munier, au bord de cet abîme, nous attirent et même nous fascinent. Le langage les traduit, musicalement, poétiquement. Il faut laisser résonner chaque phrase, chaque syllabe.

             Une pensée. Et l'esprit immobile, pour la laisser retentir longuement. Elle n'est souvent elle-même que si elle retentit.

    Dans cette mystique négative, on se sent sous la puissance d'une poésie qui peut nous élever jusqu'aux plus hautes cimes, ou nous plonger dans les plus grandes profondeurs.

             La poésie est d'abord une légère extase, qui  parfois ferme les yeux. Elle part du monde, mais n'en est plus. Si l'on allait jusqu'au bout d'elle, au lieu de se mettre à écrire, on irait aussi loin, je crois, que de grands mystiques.

    Roger Munier a vécu toute sa vie dans ce royaume de poésie et de pensée, qui est avant tout royaume de solitude. « La montée de poésie est différente pour chacun. Son royaume est de solitude. »

    Comme tout grand poète, il a prouvé que le plus insaisissable, dans une écriture fragmentaire d'une acuité et d'une sensibilité extrêmes, pouvait nous ouvrir « l'éternité dans le temps, l'évanescente éternité du temps. »

     

    Présentation de l’auteur

    Roger Munier

    Roger Munier, né le à Nancy et mort le à Vesoul, est un écrivain, traducteur et critique français. À partir de 1953, Munier a été l'un des premiers à traduire en français l'œuvre de son maître et ami, le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976).

    Bibliographie 

    L'Opus incertum

    • 1995 : Opus incertum I, 1980 - 1981, éditions Deyrolle.
    • 2001 : La Chose et le Nom, Opus incertum II, 1982 - 1983, éditions Fata Morgana.
    • 2002 : Opus incertum III, 1984 - 1986, éditions Gallimard
    • 2004 : Le Su et l'Insu, Opus incertum IV, 1986 - 1989, éditions Gallimard.
    • 2005 : Les Eaux profondes, Opus incertum V, 1990 - 1993, éditions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90110 0)
    • 2024 : Si peu que rien, Opus incertum VI, janvier 1994 - février 1995, éditions Les Hauts-Fonds
    • 2025 : La Voix de l'érable, Opus incertum VII, Mars 1995 - septembre 1997, édition intégrale établie par Jacques Munier et Gérard Pfister, éditions Arfuyen. (ISBN 978 2 845 90387 6)

    Autres œuvres

    • 1963 : Contre l'image, Gallimard, coll. « Le Chemin » ; éd. revue 1989
    • 1970 : Le Seul (suivi de) D'un seul tenant, Tchou, ; rééd. Deyrolle, 1993.
    • 1973 : L'Instant, préface de Jean Sulivan, Gallimard, coll. « Voix ouvertes »
    • 1974 : Gantner, Éditions Wally Findlay Galleries, Paris, 1974
    • 1977 : Le Contour, l'éclat, La Différence, coll. « Différenciation ». Réédition : Les Editions des Compagnons d'Humanité, coll. « Bibliothèque de l'existence », Paris, 2023.
    • 1979 : Le Parcours oblique, La Différence, coll. « Différenciation », no 5
    • 1979 : Passé sous silence, Parisod, coll. « Strates »,no 2
    • 1980 : Terre sainte, éditions Arfuyen.
    • 1982 : L'Ordre du jour, Fata Morgana
    • 1982 : Le Moins du monde, Gallimard
    • 1982 : Mélancolie, Le Nyctalope
    • 1983 : Le Visiteur qui jamais ne vient, Lettres vives, coll. « La Nouvelle gnose », no 3
    • 1983 : Terre ardente, éd. Deyrolle
    • 1985 : Au demeurant, La Feugraie, coll. « L'Allure du chemin »
    • 1986 : Eurydice : élégie, Lettres vives, coll. « Entre 4 yeux »
    • 1988 : Éden, éditions Arfuyen.
    • 1989 : Le Jardin, éd. La Pionnière
    • 1989 : Requiem, éditions Arfuyen.
    • 1991 : Le Chant second, Deyrolle
    • 1991 : L'Apparence et l'apparition, Deyrolle
    • 1992 : Stèle pour Heidegger, éditions Arfuyen.
    • 1992 : Voir, Deyrolle
    • 1992 : Psaume furtif, éd. Perpétuelles
    • 1992 : Tous feux éteints, Lettres vives, coll. « Terre de poésie »
    • 1993 : Exode, éditions Arfuyen.
    • 1993 : L'Ardente patience d'Arthur Rimbaud, José Corti
    • 1993 : L'Être et son poème : essai sur la poétique d'André Frénaud, Encre marine
    • 1994 : Ici, éd. La Pionnière
    • 1994 : Orphée : cantate, Lettres vives
    • 1994 : Si j'habite, Fata Morgana, coll. « Hermès »
    • 1996 : Dieu d'ombre, éditions Arfuyen.
    • 1996 : Éternité, Fata Morgana, coll. « Hermès »
    • 1998 : La Dimension d'inconnu, José Corti, coll. « En lisant en écrivant »
    • 1999 : Sauf-conduit, Lettres vives, coll. « Terre de poésie »
    • 1999 : Contre jour (suivi de) Du fragment, La Feugraie, coll. « L'Allure du chemin »
    • 2003 : L'Extase nue, Gallimard
    • 2004 : Adam, éditions Arfuyen.
    • 2004 : Nada, Fata Morgana
    • 2009 : Pour un psaume, éditions Arfuyen.
    • 2010 : L'Aube, Rehauts
    • 2010 : Esquisse du Paradis perdu, éditions Arfuyen.
    • 2012 : Vision, éditions Arfuyen.

    Traductions

    de l'allemand

    • 1957 : Martin Heidegger. Lettre sur l'humanisme, éd. Montaigne ; 2e éd.. Montaigne, 1964 ; 3e éd. Aubier Montaigne, 1983, coll. « Philosophie de l'esprit »
    • 1970 : Angelius Silesius. L'Errant chérubinique [édition abrégée], éd. Planète, coll. « L'Expérience intérieurr". Nouvelle édition revue et augmentée éditions Arfuyen, 1993. Rééditions 2014 et 2023, coll. « Ombre » (ISBN 978 2 845 90358 6)
    • 1982 : Heinrich von Kleist. Sur le théâtre de marionnettes, éd. Traversière
    • 1983 : Martin Heidegger. Qu'est-ce que la métaphysique ?, Cahier de l'Herne : Martin Heidegger, 1983. 
    • 1998 : Rainer Maria Rilke. La Huitième élégie de Duino, Fata Morgana, coll. « Les Immémoriaux »

    de l'espagnol

    • 1965 : Octavio Paz, L'Arc et la Lyre, Gallimard, coll. « Les Essais », no 119 ; rééd. 1993, coll. « NRF Essais »
    • 1972 : Octavio Paz, Courant alternatif, Gallimard, coll. « Les Essais », no 176 ; rééd. 1990, coll. « NRF Essais »
    • 1976 : Octavio Paz, Point de convergence : du romantisme à l'avant-garde, Gallimard, coll. « Les Essais », no 193 ; 2èmé éd. 1987 ; rééd. 2013, coll. « NRF Essais »
    • 1978 : Antonio Porchia. Voix (suivi de) Autres voix, Fayard, coll. « Documents spirituels »
    • 1980 : Roberto Juarroz. Poésie verticale, Fayard, coll. « L'Espace intérieur » ; rééd. 1989, coll. « Poésie » ; rééd. 2006, éd. Points
    • 1984 : Roberto Juarroz. Nouvelle poésie verticale, éd. Lettres vives
    • 1986 : Roberto Juarroz. Quinze poèmes, éd. Unes
    • 1986 : Antonio Porchia. Voix inédites, éd. Unes
    • 1987 : Octavio Paz. Sor Juana Inès de la Cruz, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées »
    • 1990 : Roberto Juarroz. Poésie verticale : 30 poèmes, éd. Unes
    • 1992 : Roberto Juarroz. Treizième poésie verticale, José Corti, coll. « Ibériques »
    • 1998 : Octavio Paz. Fernando Pessoa : l'inconnu personnel, Fata Morgana

    de l'anglais

    • 1978 : Haïku, préf. de Yves Bonnefoy, Fayard ; rééd. 1990 ; rééd. 2006, Seuil, sous le titre Haïkus ; rééd. 2008, Points

    du grec ancien

    • 1991 : Héraclite. Les Fragments d'Héraclite, Fata Morgana, coll. « Les Immémoriaux »

    Préfaces

    • António Ramos Rosa (trad. Michel Chandeigne, préf. Roger Munier), Le Dieu nu (I), Paris, Lettres vives, coll. « Terre de poésie », (ISBN 978-2-903721-38-1).

    Poèmes choisis

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    Paroles de résistance — Postface à La Tour des corbeaux suivi de Fait d’arme de Mathieu Hilfiger

    Ce livre réunit deux textes formellement différents et apparemment sans liens au premier abord : un court récit poétique en forme d’apologue mais sans leçon, et un dialogue entre un professeur et son assistant. Ce qui les lie pourtant, au point qu’ils peuvent ne faire qu’un malgré leurs différences, c’est le thème central de la guerre qui constitue une sorte de champ de profondeur sur fond duquel les images et les pensées se déploient. La guerre est ce lieu privilégié où se manifeste le déchaînement des volontés de puissance et c’est à son exploration que travaille de façon différente chacun de ces deux textes.

    Le premier, le récit de « La tour des corbeaux », installe un espace sous la forme d’une sorte de tableau, une situation de désolation comme à l’issue d’une guerre ; le second, « Faits d’armes », introduit dans ce contexte, en même temps que deux êtres humains qui pensent et qui se parlent, la nécessité de la résistance. Une résistance fragile qui repose sur le frêle appui de la liberté individuelle et le courage d’oser penser par soi-même. « La tour des corbeaux » peut ainsi se lire comme l’énoncé des didascalies du drame qui suit, sa mise en perspective.

    *

    Lisant « La tour des corbeaux », le récit qui ouvre le livre, on pense aux petites fables énigmatiques de Borges ou d’Italo Calvino. S’y mêlent des éléments très différents (la réalité écologique de la disparition des corbeaux, les grands mythes fondateurs, Babel, le dialogue des oiseaux de Farid al-Dîn Attar, l'actualité, Ésope, La Fontaine, Kafka etc.), dans une sorte de tournoiement des références qui toutes se lient dans un mouvement fluide, limpide, très bien écrit. Des images fortes restent après la lecture : ces paysages d'hiver avec ciel de neige traversés par des bandes de corbeaux errantes et heureuses, glissantes et croassantes, ou cette haute tour lisse, ajourée, ouverte sur l'espace et la hauteur, où la lumière et le vent ne cessent de se croiser dans un mouvement tourbillonnant.

    Mathieu Hilfiger, La Tour des corbeaux, suivi de Fait d'arme, postface de Jean-Marc Sourdillon, Editions de Corlevour, 2025, 80 pages, 16 €.

    Bien sûr, aucune leçon ou signification ultime n’est donnée à ce conte, comme l’exige l’art du narrateur selon Walter Benjamin. Il acquiert de la sorte comme un champ d’oscillation. Le lecteur est libre de faire résonner comme il le sent la vision du texte avec sa propre expérience, ses propres hantises. On peut penser, par exemple, à cette dérive possible qui est inscrite dans la discipline philosophique depuis Platon : viser l'absolu pour être dans la maîtrise et le pouvoir, pour coloniser le monde et les êtres une fois ceux-ci réduits à l'état d'abstraction, enfermés dans la grande tour de l'être, du langage ou de la logique. Tout le contraire de naître.

    On peut penser également que cette tour de Babel des corbeaux n’est pas sans lien, par sa structure tout au moins, avec le panoptique de Bentham revu par Foucault dans Surveiller et punir, et que cette figure plus ou moins allégorique permet de considérer la volonté de puissance dans ses fondations, d’en donner sous forme d’image une sorte de modèle concret. Libre à nous ensuite d’interroger à travers elle le pouvoir sous toutes ses formes dès lors qu’il s’éprend de lui-même, tourne sur lui et nous conduit à notre propre destruction. Cette figure résonne durement dans le monde contemporain où elle pourrait s’appliquer à tant de situations : le climat, la disparition des espèces, l’assèchement des terres et la montée des eaux, les nationalismes, et notamment poutinien, les fanatismes religieux, la logique de la spéculation boursière, le palais des miroirs déformants des réseaux sociaux, le narcissisme occidental, etc. Ce texte agit à la manière d’un miroir et fait de nous des corbeaux ivres de leur intelligence et de leur capacité technologique, de leur capacité de « croascence » (mauvais jeu de mots, mais parfaitement justifié ici). Il faudrait mettre bien en vue dans nos imaginaires cette tour dressée du solipsisme et de la volonté de puissance comme la représentation du plus terrible piège que nous nous tendons à nous-mêmes et où nous tombons, parfois sans nous en apercevoir. Voilà un récit nécessaire.

    *

    Ce qui me frappe dans « Faits d’armes », le deuxième texte du diptyque, outre les passages à la fois poétiques et romanesques sur la vie des partisans dans la forêt ou les allées et retours entre la cabane (mi-Walden, mi-Charmettes) et l’abbaye, c’est la beauté formelle de la structure. Le dialogue présente deux récits en miroir, celui du Professeur et celui de l’Assistant. Le passage du premier au second suit très naturellement le mouvement d’un renversement du rapport de force – celui qui apparaissait comme dominant devient le dominé et, surtout, celui qui se donnait l’allure d’un authentique résistant (tout en traitant l’autre de « collabo ») se retrouve de fait dans la position du collabo  à mesure  que le véritable  résistant se révèle en face de lui  dans la figure de son vis-à-vis. Entre les deux, troisième terme absent du dialogue, sorte d’épicentre permettant l’équilibre fragile du milieu : la figure plus ou moins mythique de l’Auteur (maître plus que professeur), se nourrissant de musique, réfléchissant sur les possibilités de l’imagination, écrivant d’instinct et non pas selon les règles, quitte à introduire l’incorrection et l’irrespect dans sa propre langue… Le Professeur, qui a été autrefois son assistant, n’a pas su voir en lui un maître, et le trahit même à sa façon en en dressant un portrait-charge. L’Assistant, en revanche, sait reconnaître en lui un maître à travers le portrait déformé qu’en donne le Professeur, preuve qu’il sait interpréter. Voilà pourquoi l’annonce de la venue de l’Auteur contribue à la rupture de l’équilibre des forces en faveur de l’Assistant et préfigure le renversement final. En effet, l’Assistant ne peut pas, pour penser, s’appuyer sur une expérience qu’il n’a pas pu acquérir encore (ce que lui reproche le Professeur), mais il sait pouvoir compter sur celle d’un homme – un modèle ­– qui a déjà fait ses preuves.

    Ce que ne supporte pas le Professeur, au point que c’est devenu chez lui une sorte d’angoisse et d’obsession, c’est non seulement qu’on crée du nouveau, mais surtout qu’on bouscule les règles pour le faire (par ignorance ou maladresse, selon lui), qu’on mêle le même avec l’autre, qu’on confonde (« mélange ») les expressions consacrées, qu’on introduise un menu chaos dans la langue. Très exactement ce que Paul Ricœur appelait « la métaphore vive » sous son jour positif. En revanche, parce qu’il est fils d’hôteliers, l’hospitalité a pour l’Assistant une valeur cardinale, il la place au-dessus du respect sous toutes ses formes (notamment hiérarchiques). Cette valeur dicte aussi sa relation avec les mots et les tournures dans la langue.

    Pourtant, ce qui me touche le plus, je crois, dans cette histoire, c’est que la véritable raison de ce renversement est peut-être moins esthétique (la création contre l’érudition ; l’usage libre des possibilités de la langue contre le respect de la grammaire, etc.) que moral. Si le Professeur, résistant dans sa jeunesse, collabo, si l’on peut dire, ou même occupant, dans son âge mûr, est sorti de l’esprit de la résistance et de cette fidélité à l’intuition qui la fonde (ce que sont les véritables Lumières – sapere aude), s’il a trahi et son maître et les Lumières, c’est parce qu’un jour il a renoncé à la morale. Tel est l’événement à mon sens central dans cette pièce : le manquement à l’intuition éthique. Il a perdu son âme à la lisière de la forêt. Symboliquement peut-être, cela signifie qu’il est sorti de la résistance, qu’il a renoncé au recours aux forêts, lieux privilégiés des maquis. Mais c’est aussi à la lisière de la forêt qu’il a tué un jour, très froidement, un homme, d’un coup de bûche, parce que celui-ci le menaçait. S’est produite là une fracture irrémédiable, c’est le cas de le dire, avec l’esprit des forêts, les valeurs de résistance dont elles constituent symboliquement la réserve, mais aussi avec l’intuition, le sens des Lumières, l’amour des bêtes, le goût pour la musique, la confiance dans l’imagination, le sens de la douceur, etc. À la place sont venus se glisser dans son esprit, dans sa manière de penser et de se comporter, l’ambition, l’attrait pour le légalisme et le respect purement formel des règles, ou encore, dans leur sillage, le désir du pouvoir et de la respectabilité – le pouvoir de noter, de sanctionner, alimenté par le ressentiment et l’envie. Voilà ce qui arrive à qui a coupé le contact avec le mouvement de la vie en soi, l’intuition qui le guide. La sécheresse, le formalisme, l’autoritarisme et le ressentiment.

    Enfin, le coup de force poétique de ce texte est, peut-être, dans la façon dont l’Assistant manifeste sa révolte et effectue le renversement dans le dialogue. En répondant « loin s’en faut » au Professeur, c’est-à-dire reprenant mot pour mot cette expression que celui-ci avait proscrit dans les copies de ses étudiants, en la faisant passer de l’écrit à l’oral, il fait exister, il actualise la liberté et en même temps la morale. Ce qui était formellement interdit ou répréhensible, voilà qu’il le fait surgir dans le face à face et la situation réelle. Il sort la parole de sa cage et de ses gonds. Ce qui est peut-être une erreur syntaxique selon Grevisse, une maladresse dans le discours oral, ne constitue pas, ne constituera jamais une faute morale ; et même au contraire, elle rétablit un courant de vie dans le langage et avec lui la dimension éthique dans la vie de la pensée, parce qu’elle actualise les valeurs et a pour effet de chasser les imposteurs.

    C’est en outre exactement ce qu’elle dit, si l’on y prête attention. Puisqu’elle propose de se tenir à distance de ce qu’il faut (du moins, c’est ce qu’on peut entendre : loin de ce qu’il faut…), c’est-à-dire des règles quand celles-ci obstruent le regard et la pensée, se figent en lois au détriment du droit, enferment la vie de l’esprit dans des formes qui le stérilisent, l’asphyxient et à plus ou moins long terme le tuent. Oui, elle rétablit la liberté en même temps que la justice, c’est-à-dire la visée éthique sur la scène et dans la langue. Elle accomplit ce qu’elle dit, elle est parole performative, subversive et salvatrice. En elle, l’acte esthétique ne se sépare pas de l’acte moral. Elle est « un fait d’armes » à elle toute seule, un acte de résistance, mais sans armes et sans violence. Juste la parole, mais une parole juste. Elle ne tue personne.

    Présentation de l’auteur

    Mathieu Hilfiger

    Mathieu Hilfiger, né en 1979 à Strasbourg, est écrivain, poète et éditeur. Historien de la philosophie de formation et docteur en littérature française (Strasbourg). Il est le fondateur de la revue Le Bateau Fantôme (2001-2012), devenue en 2014 une maison d’édition littéraire qu’il dirige. Il développe une œuvre mêlant théâtre, poésie, récits, et recherche en poésie moderne. Parmi ses dernières publications : La tour des corbeaux (Corlevour, 2025, un récit suivi d’un dialogue), Voyage depuis l’inconnu (Le Ballet Royal, 2024, théâtre), Braver la nuit (Le Silence qui roule, 2020, poésie), Samson sur la colline (Thot, 2018, théâtre), Fulminations (Henry, 2017, poésie).

    © photo Isabelle Poinloup

    Œuvre

    La tour des corbeaux suivi de Faits d’armes, Corlevour, 2025 (un récit suivi d’un dialogue).
    Voyage depuis l’inconnu, Le Ballet Royal, 2024 (théâtre).
    Braver la nuit, Le Silence qui roule, 2020 (poésie en prose, livre d’artiste avec Marie Alloy).
    Proxima Centauri, Le Ballet Royal, 2018 (théâtre).
    Samson sur la colline, Thot, 2018 (théâtre).
    Fulminations, Henry, 2017 (poésie en prose).
    Les Résidents, Thot, 2016 (théâtre).
    L'aube animale, Recours au poème éditeurs (e-book) et en tirage de tête hors commerce, 2015 (poésie en prose).
    De jour comme de nuit, avec Pierre Dhainaut, Le Bateau Fantôme, 2014 (poésie en prose et entretien).
    D’une craie qui s’efface suivi de Reflets et Disgrâce, L’Harmattan, 2009 (poésie en vers).
    Lettres touchées, Pierron, 2003 (poésie en vers).

    Autres lectures




    Benedikt Livchits, parcelles d’un parcours poétique

    Poète d’expression russe né à Odessa en 1886 dans une famille juive, Benedikt Livchits est l’une des figures les plus méconnues de l’avant-garde littéraire russe du début du XXe siècle. Auteur de plusieurs recueils de poésie et de deux anthologies de poètes français traduits en russe, il a joué un rôle essentiel de passeur entre les cultures, introduisant notamment Rimbaud, Laforgue et Corbière auprès du public russe.

    Victime des purges staliniennes, il est arrêté en 1937 lors de la répression contre les écrivains de Léningrad, accusé à tort d’activités contre-révolutionnaires, puis exécuté en 1938. Réhabilité en 1957, il faudra attendre 1989 pour que l’ensemble de son œuvre soit enfin publié en Russie en un seul volume. À ce jour, seuls ses mémoires, L’Archer à un œil et demi, ont été traduits en français (éditions L’Âge d’Homme).

    L’originalité de Livchits réside dans sa trajectoire littéraire singulière : il traverse tous les grands mouvements poétiques russes du tournant du XXe siècle - symbolisme, futurisme, acméisme - sans jamais se laisser complètement posséder par eux. Bien qu’il figure parmi les théoriciens du cubo-futurisme, l’intégralité de son œuvre poétique se distingue par un classicisme et une rigueur à rebours des expérimentations formelles et sémantiques de Maïakovski ou de Khlebnikov.

    Les poèmes que nous présentons au lecteur proposent une méditation sur la condition humaine, la vocation du poète, et la possibilité de la beauté dans un monde en crise. Ces poèmes écrits il y a près d’un siècle frappent par leur actualité : la crise de la parole, le sentiment d’exil, la quête de sens dans un monde fragmenté, résonnent fortement avec nos préoccupations contemporaines. Tout en s’inscrivant dans la tradition lyrique russe, Livchits propose une vision singulière, à la fois désespérée et lumineuse, du rôle du poète.

    ∗∗∗

    Нет, ты не младшая сестра
    Двух русских муз первосвященных,
    Сошедшая на брег Днепра
    Для песен боговдохновенных,—

    И вас не три, как думал я,
    Пока, исполнена земного,
    В потоке музыки и слова
    Не вознеслась душа моя,—

    Но, дольней далека обузы
    И в солнце звука облачась,
    Ты триединой русской музы
    Являешь третью ипостась.

      1919

    Tu n’es pas la sœur cadette, non
    De ces deux muses russes sibyllines, 
    Tu descends à la rive du Don,
    Chanter des chants d’inspiration divine.

    Vous n’êtes pas trois, thèse erronée,
    Tant que mon âme de ce corps-tombeau,
    Dans le flot de la musique et des mots
    N’est encore pas ascensionnée,

    Mais à ce fardeau charnel étrangère
    Et toute drapée de son solaire,
    Tu révèles l’hypostase dernière
    De la muse russe trinitaire.

     1919

    ∗∗∗

    Он мне сказал: «В начале было Слово...»
    И только я посмел помыслить; «чье?»,
    Как устный меч отсек от мирового
    Сознания — сознание мое.

    И вот—земля, в ее зеленоватом,
    Как издали казалось мне, дыму,
    Откуда я на тех, кто был мне братом,
    Невидящих очей не подыму.

    Как мне дано, живу, пою по слуху,
    Но и забывши прежнюю звезду,
    К Отцу, и Сыну, и Святому Духу
    Я вне земного времени иду.

    Декабрь 1919

    « Au commencement était le Verbe » m’a-t-il dit.
    « A qui est le verbe ? » ai-je à peine osé penser,
    Quand une parole, épée de la bouche sortie,
    De la conscience du monde m’a expulsé.

    Et voilà la terre dans sa verdâtre fumée
    (dans laquelle elle semblait de loin s’abîmer),
    Voilà la terre où je ne lèverais plus jamais
    Mes yeux aveugles sur ceux qui ont su m’aimer.

    Je chante à l’oreille et je vis comme il m’est donné
    Mais ayant oublié l’étoile révolue,
    Vers les trois personnes de la Sainte Trinité,
    Hors du temps terrestre, mon chemin continue.

    Décembre 1919

    ∗∗∗

    Не обо мне Екклезиаст
    И озаренные пророки 
    Вам поклялись,—и не обдаст,
    Когда окончатся все сроки,

    Меня ни хлад небытия,
    Ни мрак небесныя пустыни:
    Пред Господом предстану я
    Таким, как жил, каков я ныне.

    Расторгнув круг семи планет,
    Куда от века был я вброшен,
    Не о делах моих, о нет,
    Я буду в оный час допрошен.

    Но в совершенной тишине
    Первоначального эфира,
    В прамусикийском слиты сне,
    Мимо пройдут все лиры мира.

    И если я свой дольний стих
    Всегда слагал во славу Божью,
    Не опорочив уст моих
    Люциферическою ложью, —

    На страшном для меня суде,
    Приближен к лирному Синаю,
    В богоявленной череде
    Я лиру милую узнаю.

    Но если в мире я нашел
    И пел лишь хаос разделенья,
    Одни разрозненные звенья
     Да праздных радуг произвол, —

    К немотствующему туману
    Вотще я слухом стану льнуть
    И, отрешен от лиры, кану
    В прамусикийский Млечный Путь.

     1919 

    Ne croyez ni les prophètes illuminés 
    Ni ce que l’Ecclésiastes aurait pu vous jurer
    A tort à mon sujet, car en vérité,
    Quand tous les sabliers se seront écoulés,

    Je ne serais plongé ni dans la froideur
    Du non-être, ni dans le sombre firmament :
    Je paraîtrais debout devant le Seigneur,
    Tel que j’étais et tel que je suis à présent.

    Brisant le cercle des sept constellations
    Où, pendant des siècles, j’ai été rejeté
    Ce n’est certes pas de mes propres actions
    Que j’aurais à répondre, au jugement dernier.

    Mais dans le silence noir le plus complet
    De l’éther existant depuis la création,
    Les lyres du monde viendront défiler
    Dans les rêves proto-musicaux en fusion.

    Et si j’ai composé mes humbles suppliques
    Toujours à la seule gloire du Créateur,
    Et jamais aucun mensonge diabolique
    N’a perverti mes lèvres ni sali mon cœur.

    A l’heure du jugement qu’on dit dernier,
    Aux alentours du Sinaï, montagne lyrique,
    Je reconnaîtrais ma lyre bien-aimée
    A travers la grande cohue épiphanique.

    Mais si, dans ce monde, je n’ai rencontré
    Et chanté que le chaos de la désunion,
    Et ces quelques chaînes éparses de maillons
    Quelques arcs-en ciel oisifs et décentrés,

    Je tenterais alors en vain de m’accrocher
    Par l’écoute au brouillard glacial et muet
    Et arraché à ma lyre, je me noierais
    Dans la proto-musicale Voie Lactée.

    1919 

    ∗∗∗

    Я знаю: в мировом провале,
    Где управляет устный меч,
    Мои стихи существовали 
    Не как моя — как Божья речь.

    Теперь они в земных наречьях
    Заточены, и силюсь я
    Воспоминанием извлечь их
    Из бездны инобытия.

    Пою с травой и с ветром вою,
    Одним желанием греша:
    Найти хоть звук. где с мировою
    Душой слита моя душа.

      1919

    Je le sais : dans le gouffre de l’univers
    Où l’épée du verbe règne et domine
    J’ai pu quelque fois composer quelques vers
    Parole non pas mienne, mais divine.

    Maintenant, dans les dialectes de la terre
    Mes poèmes sont hélas emprisonnés
    Et par la mémoire, j’œuvre à les extraire
    Hors de l’abîme de l’altérité.

    Je chante avec l’herbe et hurle avec le vent
    Mon seul péché : le désir éternel
    De trouver parfois ne serait-ce qu’un chant
    Liant mon âme à l’âme universelle.

       1919

    ∗∗∗

    Нет, не в одних провалах ясной веры
    Люблю земли зеленое руно,
    Но к зрелищу бесстрастной планисферы
    Ее судеб я охладел давно.

    Сегменты. Хорды. Угол. Современность.
    Враги воркуют. Ноги на скамье.
    Не Марксова ль прибавочная ценность
    Простерлась, как madame de Рекамье.

    Одни меридианы да широты,
    И клятвы муз не слышно никогда:
    Душа! Психея! Птенчик желторотый!
    Тебе не выброситься из гнезда.

    О, только б накануне расставанья
    Вобрать наш воздух, как глоток вина,
    Чтоб сохранить и там – за гранью сна –
    Неполной истины очарованье.

    Non, ce n’est pas seulement faute d’une foi claire
    Que la toison verte de la terre m’est chère,
    Mais le spectacle de l’impassible planisphère
    Et son destin depuis fort longtemps m’indiffèrent.

    Des segments. Des cordes. Un angle. La modernité.
    Les rivaux pépient. Les pieds sur un banc posés.
    N’est-ce pas là, telle Madame de Récamier,
    La plus-value de Marx sur un lit allongée ?

    Rien que des latitudes et rien que des méridiens,
    Nul n’a entendu le serment des égéries,
    Ô mon âme ! Ô ma Psyché ! Ô béjaune poussin !
    Nul ne saura jamais te pousser hors du nid.

    La veille de la séparation, si l’on pouvait
    Savourer l’air tel une gorgée de rosé
    Afin, au-delà du sommeil, de sauvegarder
    Le charme discret d’une demi-vérité.

    ∗∗∗

    Как только я под Геликоном
    Заслышу звук шагов твоих
    И по незыблемым законам
    К устам уже восходит стих,

    Я не о том скорблю, о муза,
    Что глас мой слаб. и не о том,
    Что приторная есть обуза
    В спокойном дружестве твоем,

    Что обаятельного праха
    На легких крыльях блекнет цвет,
    Что в зрелом слове нет размаха
    И неожиданности нет.

    Но изрыгающего воду
    Слепого льва я помню вид,
    И тяготенья к небосводу
    Напрасные кариатид.

    Затем что в круг высокой воли
    И мы с тобой заточены,
    И петь и бодрствовать, доколе
    Нам это велено, должны.

    A l’aval de l’Hélicon inaccessible,
    Dès que j’entendrais le bruit de tes pas,
    Conformément à une loi inflexible,
    Un vers aussitôt aux lèvres montera,

    Mais ne crois pas, ô muse, que je me plaigne,
    De la triste faiblesse de ma voix,
    Ni que le fardeau écœurant ne contraigne
    Ton amitié tranquille, loin de là.

    Ni que la couleur des débris ravissants
    Ne déteigne sur les ailes éthérées,
    Ni que le verbe si mûr soit impuissant,
    Qu’on n’y trouve plus rien d’inespéré.

    J’ai souvenance du spectacle du lion,  
    Bête aveugle crachant l’eau, vomissant,
    Et de ces cariatides à l’abandon,
    Elancées au ciel, inutilement.1

    Au cercle supérieur de la volonté
    Nous sommes toi et moi emprisonnés,
    Et nous devons ainsi veiller et chanter
    Le long du temps qui nous est ordonné.

     

    ∗∗∗

    Как душно на рассвете века!
    Как набухает грудь у муз!
    Как страшно в голос человека
    Облечь столетья мертвый груз!

    И ты молчишь и медлишь, время,
    Лениво кормишь лебедей
    И падишахствуешь в гареме
    С младой затворницей своей.

    Ты все еще в кагульских громах
    И в сумраке масонских лож.
    И ей внушаешь первый промах
    И детских вдохновений дрожь.

    Ну, что ж! Быть может, в мире целом
    И впрямь вся жизнь возмущена
    И будет ей водоразделом
    Отечественная война;

    Быть может, там, за аркой стройной,
    И в самом деле пышет зной,
    Когда мелькает в чаще хвойной
    Стан лицедейки крепостной.

    Но как изжить начало века?
    Как негритянской крови груз
    В поющий голос человека
    Вложить в ответ на оклик муз?

    И он в беспамятстве дерзает
    На все, на тяги дикий крик,
    И клювом лебедя терзает
    Гиперборейский Леды лик.

    Que l’aube étouffante de ce siècle est pénible !
    Et que la poitrine des muses est gonflée !
    Et pour une voix humaine, qu’il est terrible
    De porter le poids mort du temps écoulé !

    Tu gardes le silence et tu paresse, ô temps,
    Tu nourris les cygnes d’une main diffuse,
    Et tu sultanises dans ton harem persan
    La jeune captive que tu tiens recluse.

    Or, sous les tonnerres de Cahul, tu demeures
    Dans l’obscurité des loges maçonniques.
    Déjà tu lui apportes sa première erreur
    Et un grand frisson d’inspiration ludique.

    Il est possible que, de par le monde entier,
    Toute la vie soit devenue chaotique,
    Une nouvelle page en est peut-être tournée
    Avec la guerre qu’on dit patriotique2 ;

    Peut-être qu’un feu ardent crépite et rugit
    Vraiment, là-bas, derrière l’arche élancée,
    Quand la figure du comédien asservi
    Défile dans le bosquet de pinacées.

    Comment peut-on esquiver ce siècle naissant ?  
    Et comment instiller le sang nègre dans
    La voix et les strophes de l’homme répondant
    A l’appel insistant des muses en chantant ? 

    Et, encore inconscient, il ose téméraire
    Prêt à tout, au cri sauvage du halage,
    Et de son bec acéré de cygne, il lacère
    De la Leda l’hyperboréen visage.

     

    ∗∗∗

    Уже непонятны становятся мне голоса
    Моих современников. Крови все глуше удары
    Под толщею слова. Чуть-чуть накренить
    небеса —
    И ты переплещешься в рокот гавайской гитары.

    Ты сумеречной изойдешь воркотней голубей
    И даже ко мне постучишься угодливой сводней,
    Но я ничего, ничего не узнаю в тебе,
    Что было недавно и громом и славой господней.

    И, выпав из времени, заживо окостенев
    Над полем чужим, где не мне суждено
    потрудиться,
    Ты пугалом птичьим раскроешь свой
    высохший зев,
    Последняя памяти тяжеловесной зарница...

    Чуть-чуть накренить эти близкие к нам небеса,
    И целого мира сейчас обнажатся устои,
    Но как заглушу я чудовищных звезд голоса
    И воем гитары заполню пространство пустое?

    Нет, музыки сфер мы не в силах ничем
    побороть,
    И, рокоту голубя даже внимать не умея,
    Я тяжбу с тобою за истины черствый ломоть
    Опять уношу в запредельные странствия, Гея.

    2 мая 1929 Ленинград

    Je ne comprends déjà plus les voix contemporaines,
    Peu à peu, les battements du sang sont assourdis par
    Les mots épais. Si tu inclines les cieux, à peine,
    Tu te mêleras au rugissement de la guitare.

    Tu viendras au chant des colombes crépusculaire,
    Tu frapperas même chez moi, servile maquerelle,
    Mais je ne reconnaitrais plus ce qui fut naguère,
    Même en toi, la gloire et le tonnerre de l’Eternel.

    Je suis tombé du temps, je suis l’ossifié vivant
    Dans un champ étranger que d’autres doivent labourer,
    Tu ouvres ton gosier sec, épouvantail glaçant,
    Comme un dernier éclair d’une mémoire saturée…

    Incliner à peine ces cieux à portée de main
    Pour mettre à nu les fondations du monde sans retard,
    Mais comment étouffer la voix des astres inhumains,
    Et remplir l’espace vide du cri de la guitare ?

    Oui, la musique des sphères nous est invincible
    Et je ne peux écouter le grondement des pigeons,
    Entre nous se dresse une vérité irascible,
    Gaïa, je l’emporterai encor vers d’autres horizons.

    2 Mai 1929, Leningrad

    ∗∗∗

    Покуда там готовятся для нас
    Одежды тяжкие энциклопедий,
    Бежим, мой Друг, бежим сейчас, сейчас,
    Вслед обезглавленной Победе!

    Куда не спрашивай: не все ль равно?
    Все злаки золоты, все овцы тучны.
    На площадях кипящее вино
    И голос лиры — неразлучны.

    О милая, как дивно по волнам
    Твоим нестись за облачную овидь
    И эту жизнь, дарованную нам.
    И проклинать, и славословить!

     Все истина—о чем ни запоем,
    Когда, гортанное расторгнув пламя,
    Мы захлебнемся в голосе твоем,
    Уже клокочущем громами.

    Куда ни глянь—курчавый произвол
    Водоворотов, и в окно ковчега
    Ветхозаветным голубем глагол
    Опять врывается с разбега.

    Масличное дыхание чумы
    И паводью воркующая слава,—
    Бежим, мой друг, покуда живы мы,
    Смертельных радуг водостава!

    Бежим, бежим! Уже не в первый раз
    Безглавая уводит нас победа
    Назад, в самофракийский хризопраз
    Развоплотившегося бреда.

    Все—только звук: пенорожденный брег,
    Жена, любовь, судьба родного края,
    И мы, устами истомленных рек
    Плывущие, перебирая.

    Pendant que pour nous, là-bas, se préparent
    De pesants vêtements d’encyclopédies
    Fuyons vers la décapitée victoire,
    Fuyons tout de suite, mon amie !

    Mais que t’importe la destination,
    Les épis sont dorés, gras sont les moutons.
    Le vin des places est en ébullition,
    Et les lyres chantent à l’unisson.

    Quel plaisir, ma chère, de naviguer
    Tes vagues au-delà de la vision voilée 
    Et cette vie-là qui nous est donnée,
    De la maudire et de la louer !   

    Tout est vérité – qui dira l’émoi ?
    Quand la flamme gutturale sera mourante,
    Nous nous étoufferons dans ta voix
    De tonnerre bouillonnante.

    Tout autour, la tyrannie despotique
    Des tourbillons, et dans l’arche de Noé,
    Le verbe, vieille colombe biblique
    Par la fenêtre, s’est engouffré.

    Le souffle gras et poisseux de la peste
    Le déluge et son glorieux roucoulement, —
    Fuyons donc, tant que nous sommes vivants
    Le cours d’eau aux arcs-en-ciel funestes ! 

    Fuyons ! La victoire décapitée
    Nous a, souviens-toi, bien des fois ramenés
    Vers le roc de Samothrace étêté
    Dans un délire désincarné.

    Tout n’est que son de l’écume sorti, 
    Femme, amour, et le destin de la patrie
    Et aux bouches des rivières épuisées,
    Nous flottons, nous brassons l’eau brisée.

    ∗∗∗

    Еще не кончен путь печальный,
    А сердце, снова налегке,
    Откалывает пляс охальный
    В обросшем мясом костяке.

    Ну что ж. стремись навстречу бури
    Да здравствует распад, разброд!
    Отдай телурию телурий
    И водороду — водород.

    А я, от века неделимый
    И ровный самому себе,
    Я изменю лишь облик зримый,
    Не изменив своей судьбе.

    И там, за гранью ночи явной —
    Ехсеlsior! Ехсеlsior! —
    Который раз в неравноправный
    Вступлю я с жизнью договор.

    Ce triste chemin n’est pas encor fini,
    Et le cœur retrouvant sa légèreté,
    Dans le grand squelette de viande garni,
    Se jette dans une danse éhontée.

    Eh bien, va à la rencontre du cyclone  
    Vive le désordre et la destruction 
    Rend soigneusement le carbone au carbone, 
    Et rapporte les cations aux cations. 

    Quant à moi, depuis toujours indivisible,
    Egal à moi-même pour l’éternité,
    Je change seulement mon aspect visible
    Mais ne change jamais de destinée.

    Ainsi, je conclurais encore un accord—
    Encore inéquitable avec la vie
    (Un cri retentit ) Excelsior ! Excelsior ! — 
    Là-bas au-delà de la claire nuit.

    ∗∗∗

    Notes

     

    1. Allusion possible à la fontaine de Samson à Peterhof.
    2. Campagne de Russie de 1812

    Merci à Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva pour sa précieuse relecture.

    Présentation de l’auteur

    Benedikt Livchits

    Benedikt Konstantinovitch Livchits (en russe : Бенедикт Константинович Лившиц), né le 25 décembre 1886 ( dans le calendrier grégorien) à Odessa en Ukraine et mort le à Léningrad, est un poète, traducteur, théoricien et essayiste, exécuté pendant les purges staliniennes.

    © Crédits photos https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Nikolai-Ivanovich-Kulbin/1401335/Portrait-du-po%C3%A8te-Benedikt-Livchits.html, Portrait du poète Benedikt Livchits · Nikolai Ivanovich Kulbin, Private Collection / Bridgeman Images.

    Bibliographie 

    En 1934, il publie des poèmes traduits du français, notamment ceux de Jules Laforgue, Tristan Corbière, Maurice Rollinat et Arthur Rimbaud.

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Benedikt Livchits, parcelles d’un parcours poétique

    Poète d’expression russe né à Odessa en 1886 dans une famille juive, Benedikt Livchits est l’une des figures les plus méconnues de l’avant-garde littéraire russe du début du XXe siècle. Auteur de plusieurs [...]




    Autour des éditions de La Crypte : Sara Balbi Di Bernardo, Emmanuel Merle, Clément Bondu

    L'incroyable vivacité des éditions de La Crypte se confirme ces derniers mois avec la parution de trois livres aux écritures et aux propos fort différents.

    Voyons pour commencer chambre 12 de Sara Balbi Di Bernardo, journal de bord d'un séjour en hôpital psychiatrique. Pour ceux qui ont connu comme moi les affres de la dépression jusque dans ses manifestations les plus ultimes et ces pauses entre enfermement et thérapie, le livre procurera la sensation d'une intimité, d'une sorte de connivence empathique. Pour celui, celle qui écrit, même dans ces moments – car l'écriture est une « maladie » supérieure aux autres – le numéro de la chambre est la première chose que l'on remarque et retient, l'identification concrète de l'espace où tentera de se reconstruire le moi en déliquescence même si le soir avale la chambre 12 / sa langue / lape / les murs.

     

    En vacance, avais-je donné comme titre à un de ces poèmes écrits dans de semblables circonstances. Il s'agit en effet de cette vacuité (du moi, de l'espace autour) asphyxiante, dans laquelle le sens fait défaut, où l'on se raccroche tant bien que mal à des objets, des mots. Le poème peut alors se saisir de quelques éléments, de rituels et donner de façon minimale mais ô combien évocatrice une photographie de la réalité tant intérieure que de ce qui environne objectivement.


    café
    après les cachets
    lèvres rouge guillotine
    sans remise de peine
    dans la cour
    entre 4 murs gris


    un ciel sauvage

    Sara Balbi Di Bernardo, chambre 12, éditions de La Crypte, 2024, 68 pages, 15 €.

    Sara Balbi Di Bernardo dissèque ce moi éparpillé qu'il faudrait rassembler, matérialisant dans son écriture la dislocation par des slash pour ce qui concerne l'identité.

    dans m/o/n cahier
    naissent


    des phrases orphelines qui
    meurent longtemps


     alors j/e


    tente des croquis qui
    sont un échec aussi

    Elle observe les autres « pensionnaires », « résidents », comment faut-il les nommer ? Ceux que, comme elle, une trop grande douleur de vivre a amenés ici.

    jogging trop grand
    cheveux sales
    arc sans flèche
    baskets sans lacets
    F crie


    ses lèvres dessinent des majuscules de sang
    sur son visage-crépi
    volets fermés
    j'ai son cri au fin fond de la langue

    Les mots qui résumeraient, qui font peur, qui ne suffisent pas, sont tus par pudeur ou effroi, sont écrits pourtant, à l'envers, retournés comme ce moi semblable à un gant vide.

    liste des mots interdits
    pourquoi
    comment
    combien
    eilof
    trom

    Suffocation dans cette claustration, que l'écriture de Sara restitue par petites touches, j'allais dire par petites piques, comme des fléchettes qui viennent se planter dans la chair.

    bâtiment blanc
    grises mines
    univers clos
    fenêtres de jeu vidéo
    personne ne parle
    pendant que les avatars
    se défenestrent

    Un livre témoignage de la douloureuse fragmentation du moi et, peut-être, comment la poésie peut sauver.

    ∗∗∗

    Le deuxième livre, à ces mêmes éditions, n'a pas une tonalité plus gaie : Leurs langues sont des cendres d'Emmanuel Merle. Comme entrée en matière, je propose ce poème :

     

     

    L'obole


    Mets l'obole dans la bouche du mort,
    comme une hostie, comme une oublie.


    Le cuivre et le sang ont le même goût,
    le même prix pour passer.


    Obole ce nom, comme deux lèvres
    séparées à jamais.


    Enlève les deux pièces sur les yeux clos.
    Désormais le mort
    regarde l'intérieur,


    langue lourde, immobile.

     Emmanuel Merle, Leurs langues sont des cendres, éditions de La Crypte, 2024, 72 pages, 15 €.

    Il s'agit en effet de ce thème universel : la mort. Emmanuel Merle l'observe de près, celle des parents, que l'on veille auprès d'un lit d'hôpital, dont on observe le lent travail de destruction du corps. Ainsi, au chevet de la mère en agonie : La poussée de la mort sous la peau, presque / jusqu'à la crever, le présent le plus pur. […] Ce visage sans face, cette étrave maigre, / qui sépare un air aussi tourbeux qu'une boue liquide.

    Les descriptions sont précises, la lecture ahane avec les mots qui frappent tels des coups de poing : La bouche ne se ferme pas. Le gravier du souffle / de loin en loin. La mort ralentit le ressac. La chambre / et la souffrance – un dessin de Goya – / une geôle et une trogne.

    Avec le père, la même observation quasi clinique, la même relation qu'on pourrait juger sans affect : Je suis seul avec lui, paquet / de draps défaits, jambes coincées. // Pour aider je déroule une bandelette. Son pied d'homme de 82 ans, // sa jambe sans poil. Je ne trouve pas son visage, // tête petite, engluée, engloutie, des angles étroits.

    Au-delà de ces évocations, ce que dit Emmanuel Merle, c'est :

    Je suis la somme de mes morts.
    Ils partent dans le trou ou dans le feu
    mais il reste des squames de leur être.
    Tous leurs gestes, tous leurs regards
    ne disparaissent pas.
    […] Vous ne vivez plus, non,
    Mais vous êtes encore.

    C'est pourtant, a contrario, une ode à la vie qui terminera le livre, épinglant de beaux moments contemplatifs :

    Les couleurs du jour d'août, des corps mêlés,
    sans contour, des chemises de brume le matin,
    le serpent bleu du ciel entre les montagnes.
    […] Le soleil emplit grassement l'air,
    la lumière inonde les yeux.
    Le jour finissant ? Le fond d'un verre de bière.

    Un grand livre, à l'écriture somptueuse.

    ∗∗∗

     

    Pour terminer ce tour d'horizon du côté de La Crypte, tournons-nous vers L'Avenir de Clément Bondu.

    Que voilà un livre étonnant ! Récit fictionnel en poèmes. Rail-movie post apocalyptique en dix étapes qui démarre à la gare d'Austerlitz. Le tout est agrémenté de photos noir et blanc, censées illustrer les lieux traversés.

    Nous étions partis pour de bon
    abandonnées les rues que nous connaissions
    depuis toujours
    les places à l'ombre des cafés, délabrées par la lumière d'août
    & nos souvenirs
    la ville que nous aimions.


    C'était le début de l'exode urbain
    des milliers de sirènes, de fourgons
    de militaires
    de camions d'ambulances, d'hélicoptères
    patrouillaient dans la nuit autour
    & nous avaient chassés.


    & maintenant le train noir
    sous les arcades grises de la gare d' Austerlitz
    démarrait
    laissant dans sa course des grappes de familles entassées
    amas de sacs tout au long du quai
    & les cris des défaites sous la voûte immense
    des verrières.

    Le grand mérite de Clément Bondu est de savoir poser une ambiance, de la développer avec intelligence tout au long du livre, dans ces poèmes majoritairement narratifs qui distillent une angoisse ténue mais lancinante. Se mêle à cette épopée grise et trouble le souvenir d'un amour perdu : À Stalingrad, c'était toi que je revoyais.// Là, dans la nuit fragile de ce dernier automne / ce tout dernier été / nous nous étions retrouvés / sous les convulsions du métro aérien / serpent mécanique au fracs de métal / déchirant le ciel / comme une toile peinte d'un gis incandescent. Comme si la détresse de l'auteur trouvait son pendant (sa répercussion?) dans la débâcle du monde qu'il dépeint, passant de L'EXODE à VILLE MORTE : Dans les couloirs des souterrains / certains avaient fait leur demeure / naufragés solitaires / qu'on devinait parfois sous des châteaux de cartons / de bâches, de couvertures. Puis, avec EUROPE AUX YEUX TRISTES s'ouvre une parenthèse presque politique : Les gouvernements de l'Europe / soucieux de relancer la ferveur des investissements / déployaient alors / des myriades de chiffres / rosaces hypnotiques de zéros & de uns / & du haut des tours / une poignée de Faust numériques / célébrait chaque jour l'aboutissement de la modernité / le langage enfin libéré / du poids obscur du monde. On lira d'ailleurs dans cette partie un poème incisif :

     Clément Bondu, L'Avenir, éditions de La Crypte, 2024, 66 pages, 17 €.

    Europe aux yeux tristes
    déesse putréfiée
    aux plaies avides, aux lèvres infestées
    de mouches
    charogne au sourire trompeur
    nubile dévoyée à la bouche d'or sombre.

    Lorsque le train s'arrête, les voyageurs contraints débarquent dans ce que l'auteur appelle l'ANTIPURGATOIRE, espace dévasté dans lequel il va falloir marcher, condamnés à errer dans les lueurs du couchant / avec pour seules récompenses / les râles des vieillards / & les larmes des nouveaux-nés / énervés par la soif & la faim. Arrive ensuite la rencontre avec LES NOUVEAUX TSIGANES, exilés venant de plus loin encore, l'errance prenant la forme d'un clin d’œil appuyé avec le titre de la septième partie : LAMPEDUSA

    Nous avons traversé
    les pays & les mers
    esquivé les milices, en haut des miradors
    les soldats déployés le long des frontières
    […] Puis un jour
    « l'aurore nous déposa sur les rives des Pélagies »
    une île qu'on appelait
    Lampedusa.


    Le nom nous évoqua
    le temps des Premières Migrations
    quand les radeaux des passeurs venaient s'y écraser
    creusant les vagues
    de cercueils ultramarins.

    L'antépénultième partie, SOLEIL NUCLÉAIRE peut, ne serait-ce que par ce titre, expliquer cet exode dans un univers de désolation.

    Toi, Soleil, prince de ce monde
    bientôt tu seras seul
    cavalier d'une éclipse idéale
    effaçant de tes rayons la dernière innocence
    toi Soleil tu resplendiras
    glorieux, sur le néant.

    Le poète narrateur termine dans la chambre d'un hôtel aux lignes soviétiques où il retrouve la sensation brouillée des visages / & des voix de l'enfance ainsi que les images obsédantes du voyage. Et c'est ainsi que sera possible L'AVENIR

    C'était comme ça
    je le comprenais maintenant.


    Je devais réunir mes souvenirs
    & les souvenirs de ceux que j'avais connus
    retrouver les lieux, les noms
    & ainsi
    préserver du désastre quelques fragments précieux.


    Il fallait bien, d'une manière ou d'une autre
    perpétuer le monde
    & pour y contribuer
    j'avais entre les mains un vieux carnet de notes
    & quelques pellicules de photographies.


    C'était comme ça :
    ressortir dans les rues
    marcher dans les allées désertes du printemps
    parfois, fermer les yeux.

    Fin du voyage.

    Présentation de l’auteur

    Sara Balbi Di Bernardo

    Diplômée de Sciences Po Paris après des études de lettres, histoire et italien, Sara Balbi Di Bernardo a publié des poèmes en revue («Dissonances», «Point de chute», «Poétisthme», «Nyx», «margelles», «Miroir», «La variation», «Lichen», «Jupiter», «Cavale», «Hurle-Vent», «Hélas !»,…), dans le recueil collectif Je te donnerai un paysage du haut duquel tu ne pourras te jeter (Éditions du Drame, 2022) et Solstice du géranium, un poème en hommage à Sylvia Plath (Éditions du Carnet d’Or, 2022).

    Sara a participé à plusieurs épisodes du podcast poétique Mange tes mots et poésie S.C.H.L.A.G*. Elle a également créé, avec l’artiste Laurence Marie, les Poésies à la verticale.

    Bibliographie

    Depuis 2021, les poèmes de Sara Balbi Di Bernardo sont publiés dans des revues commme Dissonances, Jupiter et Poétisthme. Sara a participé à plusieurs épisodes du podcast poétique Mange tes mots. Elle a publié plusieurs recueils de poésie. 

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Présentation de l’auteur

    Emmanuel Merle

    Emmanuel Merle est né à La Mure en Isère en 1958. Il vit à Grenoble où il a été professeur de Littérature en Classes Préparatoires aux écoles de Commerce. Il publie à 44 ans son premier recueil de nouvelles Redwood (Gallimard, 2004). Ses influences sont à chercher outre-Atlantique chez Jim Harrison, Richard Hugo et Richard Brautigan, et en France chez Yves Bonnefoy. Amère indienne, récompensé par le prix Roger Kowalski, oscille entre carnet de voyage et quête intérieure. Un homme à la mer (prix Rhône-Alpes du livre 2008) évoque la figure paternelle, les soubresauts de l'âme et le rapport à la nature sauvage des paysages canadiens. Il est Président de l'Espace Pandora de Vénissieux et est traducteur à partir de l'anglais des USA de la poésie de Jennifer Barber et de celle de David Ferry. (Source : La semaine de la poésie).

    © Crédits photos Wikipédia

    Bibliographie 

    Poésie

    • Amère Indienne, Gallimard, 2006 (prix Roger-Kowalski 2007, prix Théophile-Gautier 2007)
    • Un homme à la mer, Gallimard, 2007 (prix Rhône-Alpes du Livre 2008)
    • Pierres de folie, La Passe du Vent, 2010
    • Boston, Cape Cod, New York, Pré Carré éditeur, 2010
    • Écarlates, avec des monotypes de Jackie Plaetevoet, Éditions Sang d'Encre, 2011
    • Ici en exil, Éditions de l'Escampette, 2012
    • Schiste, Alidades, 2013
    • La Chance d'un autre jour, avec Thierry Renard, La Passe du vent, 2013
    • Le Musée clandestin, Pré Carré Editeur, 2013
    • Olan, éditions Gros Textes, 2014
    • Le Chien de Goya, Éditions Encre et Lumière, 2014
    • Dernières paroles de Perceval, Éditions de l'Escampette, 2015
    • Un simple regard où habiter, avec Jackie Plaetevoet, encres des deux auteurs, Éditions Sang d'Encre, 2015
    • Lapidaire avec Pierre Le Quéau, peintures de Danielle Berthet, Éditions Sang d'Encre, 2016
    • Nord, seul point cardinal, Pré Carré éditeur, 2016
    • Les mots du peintre, Éditions Encre et Lumière, 2016
    • Le grand rassemblement, avec des photographies de Adèle Nègre et des peintures de Philippe Agostini, Jacques André éditeur, 2017
    • La pierre se lève, Éditions Encre et Lumière, 2017
    • Démembrements, avec des peintures de Philippe Agostini, Voix d’encre, 2018
    • De L'eau dans les rainures, en duo avec Patrice Duret, Gros Textes, 2018
    • Tourbe, éditions Alidades, 2018
    • Habiter l'arbre, avec des peintures de Élisabeth Bard, Voix d’encre, 2020
    • Cœur affamé, a tribute to Bruce Springsteen, éditions L'Atelier du Hanneton, 2020
    • La Nuit passante, avec Thierry Renard, La Rumeur libre, 2021
    • Anthracite, éditions Alidades, 2021
    • Avoir lieu, L'Etoile des limites, 2023

    Prose

    • Redwood, nouvelles, Gallimard, 2004
    • Chien-Brun, lettre à Jim Harrison, récit, Pré Carré éditeur, 2012

    Livres d'artiste

    • Ce qui parle, poème avec une gravure de Marc Pessin, Le Verbe et l'Empreinte, 2010
    • Elnath, poème avec une peinture de Jackie Plaetevoet, Sang d'Encre, 2011
    • L'Armée des arbres, poèmes avec des encres de Danielle Berthet, Sang d'Encre, 2012
    • Oui, Lotus - Poèmes avec des encres de Danielle Berthet, Livre-objet, 2012
    • De ce qui est - Poème avec une peinture de Fabrice Rebeyrolle, Mains-Soleil, 2013
    • Oiseaux longs feux - Poème avec une peinture de Georges Badin, * * Pourtant la lumière - Poèmes avec des peintures de Georges Badin - Editions Collection Mémoires - 2013
    • Cairns - Poèmes avec une peinture de Youl - 2013
    • Sur la ligne de feu - Poème avec des peintures de Georges Badin, Editions Collection Mémoires - 2014
    • La vie du peintre - Poème avec une peinture de Youl - 2014
    • Déchirure - Poème avec 3 peintures d'Aaron Clarke, Editions Collection Mémoires - 2014
    • Souviens-moi - Poème avec 3 peintures d'Aaron Clarke, Editions Collection Mémoires - 2014
    • Seuls nos regards - Poème avec une peinture de Youl - 2014
    • Le vertige de l'Occident - Poème avec des peintures de Georges Badin, Editions Collection Mémoires - 2014
    • Rif-Bruyant - Poème avec des peintures de Georges Badin, Editions Collection Mémoires - 2014
    • Lazares - Poème avec une peinture de Youl - 2014
    • Ouvrons le corps intime - Poème manuscrit sur 2 toiles libres de Georges Badin - 2014
    • Peintre tu avances - Poème manuscrit sur 2 toiles libres de Georges Badin - 2014
    • La peau du tigre - Poème manuscrit sur 2 toiles libres de Georges Badin - 2014
    • Le petit pan de mur - 2 poèmes manuscrits sur 2 toiles libres de Georges Badin - 2014
    • Presque des regards - Poème avec une peinture de Youl - 2014
    • Les mots du peintre - Poèmes avec des peintures de Georges Badin, Editions La Margeride - 2014
    • Les mains, poème avec des collages de Max Partezana
    • Le trottoir en bois, poèmes avec des collages et des gravures de Colette Reydet, 2015
    • Le portrait , poème avec des dessins de Eric Demélis et Françoise Giraud, 2016
    • La nuit est armée, 10 poèmes avec des gravures de Jea-Marc Herrero, 2016
    • La pierre percée, poème avec des peintures et pierre précieuse de Thésée, éditions Arthésée, 2016
    • Démembrements, 10 poèmes avec des peintures de Pascal Marcel, Lunat, Jean-Luc Juhel et Yvon Taillandier, éditions du Bourdaric, 2017
    • La pierre se lève, 4 poèmes dans des coffrets sculptés par Eve Tourmen et la typographie de Jean-Claude Bernard, éditions Encre et Lumière, 2017
    • Presque rien du cri, 10 poèmes avec des gravures de Brigitte Batteux, éditions Les cahiers des Passerelles, 2018
    • Paysage, de dos, poèmes avec des collages de Max Partezana, éditions Les cahiers du Museur, 2018
    • Passage du train en hiver, 6 poèmes avec des aquarelles de Nicole Pessin, éditions Varia Poetica, 2019
    • La confusion des branches, 33 tercets avec des peintures de Philippe Agostini, 2019
    • Rouille et lèpre, Marrakech, 27 proses poétiques avec des photographies d'Eric Coisel, Collection Mémoires, 2020
    • Les yeux de Paul Klee, poème avec des peintures de Youl, 2020
    • L'herbe haute, poème avec des peintures de Youl, 2021
    • Où sont allés ceux que j'aimais, poème avec des collages de Max Partezana, 2021

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Présentation de l’auteur

    Clément Bondu

    Né en 1988, Clément Bondu est écrivain, metteur en scène et cinéaste. Il a grandi en banlieue parisienne, et suivi des études de lettres et d’art dramatique. Ses textes rassemblent poésie, récits, théâtre, livrets d’opéra. Ses spectacles sont portés par sa compagnie Année Zéro. Ses films jouent aux limites du documentaire et de la fiction. Clément Bondu a réalisé trois court-­métrages : L’échappée (2017), Nuit blanche rêve noir, avec François Hébert (2019), et Lettre de Buenos Aires(2021). Il a publié deux livres de poèmes : Premières impressions­ (L’Harmattan, 2013) et Nous qui avions perdu le monde (La Crypte, 2021). Les Étrangers sont son premier roman.

    © Crédits photos Charles Chauvet

    Bibliographie

    Publications

    • Premières impressions, L'Harmattan, 2013
    • Nous qui avions perdu le monde, La Crypte, 2021
    • Les Étrangers, Allia, 2021

    Mises en scène

    • L'Avenir, 2018, Plateaux sauvages (Paris), Théâtre Sorano (Toulouse), Théâtre de la Cité internationale (Paris)
    • Les Adieux (nous qui avions perdu le monde), 2019, Théâtre de la Cité internationale (Paris)[15], Festival de Figeac.
    • Dévotion, dernière offrande aux dieux morts, 2019, Gymnase du Lycée Saint Joseph, Festival d'Avignon.
    • Les Étrangers, 2021, Théâtre Sorano (Toulouse)[21], Théâtre de la Cité internationale (Paris)[22], Théâtre des Célestins (Lyon)

    Traductions

    • Alejandra Pizarnik, Journal, premiers cahiers 1954-1960, Ypsilon éditeur, 2021
    • Alejandra Pizarnik, Journal, années françaises 1960-1964, Ypsilon éditeur, 2023

    Poèmes choisis

    Autres lectures




    Yin Xiaoyuan, Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

    Présentation et traduction de Cécile Oumhani

     

    Yin Xiaoyuan, poète militante  au sein du mouvement qu’elle a fondé pour une littérature qui transcende les genres, anime aussi l’EPS  « Encyclopedic Poetry School », créé par elle en 2017. Elle fédère un groupe dynamique de jeunes poètes chinois à l’origine de nombreuses actions internationales,  qui propose de nouveaux paradigmes pour le mélange des genres amplement ouvert aux cultures internationales, transformant  l’écriture par des juxtapositions linguistiques acrobatiques, l’introduction de sujets scientifiques innovants, de références à des sub-cultures variées (rock, rap, jeux vidéos…), des emprunts linguistiques (Yin Xiaoyuan est aussi polyglotte et traductrice) et des thématiques historiques bousculées par des  représentations étonnantes et non linéaires de la réalité, promenant le lecteur d’un lointain passé anté-historique à des spéculations sur un futur de science-fiction. 

    ∗∗∗

    Pteridophora Alberti 萨克森风鸟

    Paradisier du Prince Albert

    La faute en revenait au vent qui avait dispersé tous les traits tracés au fusain – mais l’Acteur d’Opéra n’a jamais renoncé à ses longues plumes de faisan (1)

    « Il préfère qu’une charmante jeune fille le prenne et le chérisse, plutôt que de finir dans les tiroirs d’une armoire à plantes médicinales » (2) -- le poème de l’orchidée de Xu Wenchang nous a toujours éclairé par la bionique : de la neige abondante avait le pouvoir de modifier les coordonnées de tout, tandis que l’altitude au-dessus du niveau de la mer dépendait de l’alignement des continents

    On ne devrait jamais confondre une diva colorature avec un rôle de guerrière. Une lanterne tressée de bambou est tombée en poussière avec le vacarme d’une explosion, quand l’automne est venu, de capricieux rayons de lumière se sont échappés des coulisses. Vous n’avez jamais eu besoin d’un trou de ver pour voyager à travers l’espace-temps, les auras alentour vous transportent à travers les cieux et les océans

    Un poète qui se tenait à distance des autorités accrochait sa toge académique noire sur la corde de chanvre vers le vent d’ouest. (3) Il avait fait passer sa vie en mode « film muet », si bien que le bruit blanc comme la teinture ocre tombait à côté de lui, sans même toucher ses vêtements

    Il a traversé la scène des amants suicidés : au-dessus il y avait la cime d’un arbre à fumée et à ses pieds un sol nacré. Une voix dans ses écouteurs l’exhortait. S’il n’arrivait pas à temps, la couleur rose lotus sur ses joues disparaîtrait comme les gardénias

    Avec la cape nuage de brocart à cinq couleurs (4) autour de son cou, il a tournoyé au rythme de la musique de fond d’un Sanxian en bois de rose, dont le mécanisme acoustique était tellement différent des instruments à cordes sumériens, égyptiens ou phéniciens. Son oreille était attirée par ses touches sur le canal de gauche

    Intro, le poème d’ouverture, narration :

    Le final prolongé d’un vers récité a déclenché son chant enchanteur, Zéphyr et Éole étaient en discussion pendant l’interlude : c’était un tel moment quand le soleil levant vert prune n’était pas encore mûr, ou quand les dernières lueurs s’attardaient à l’horizon, comme le chantait la riche jeune dame dans « Une pochette de trésor brodée » (5) : « Je ne devrais pas hésiter à partager avec cette pauvre jeune fille, qui pourra en bénéficier jusqu’à la fin de sa vie ! »

    À qui lancera-t-il la pochette ?  Avec toutes ces ventouses de rosée, ces saules pleureurs et ces lancers de manche mystiques (6) il luttait avec des chances dans la vraie vie

    Le comptable écrivit sur du papier : Sumatra, l’île de Java et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Il ne suggéra jamais des bottines de combat noires

    pour poursuivre d’insaisissables ombres, puisqu’elles n’étaient pas aussi rapides que les chaussures ailées de Mercure

    Il était facile de nettoyer les données avec du démaquillant, puisqu’elles étaient solubles dans la cire de bougie, le fard à joues, le baume et la fumée

    Sa voix qui faisait écho sur la scène ne s’est jamais tue, laissant des cristaux comme des baies, des figues et des abricots, on disait qu’ils étaient les projections des choses qu’il avait aimées

    La scène était un mirage sans fin et par moments une chauve-souris s’y introduisait

    * Le paradisier du Prince Albert (Pteridophora alberti) est un oiseau de la famille des oiseaux de paradis (Paradisaeidae). C’est le seul membre du genre Pteridophora. Il est présent dans les forêts de montagne en Nouvelle-Guinée. Pteridophora alberti est une espèce sexuellement dimorphe. Les oiseaux de paradis paradisier du Prince Albert mâles adultes ont à peu près vingt-deux centimètres de long et pèsent de quatre-vingt à quatre-vingt-quinze grammes. La tête, la poitrine et le haut du corps sont noirs, avec des plumes irisées qui ressemblent à des écailles, le dessous de leur corps est jaune chamois. Les ailes ont de grandes taches ocres formées par la base et les pointes des plumes primaires. Les pattes sont gris-brun, le bec est noir avec une ouverture, couleur vert d’eau vif. Une tige de plume est deux fois plus longue que le corps de l’oiseau (à peu près cinquante centimètres), qui en comporte de quarante à cinquante en forme de drapeaux qui prennent racine derrière chaque œil. Elles sont bleu vif sur le dessus et rouge-brun sur le dessous.

    Classification supérieure : Pteridophora

    Nom scientifique : Pteridophora alberti

    Famille : Oiseau de paradis

    Ordre : passereau

    Saxony Bird-of-paradise

    The wind was to blame, for dispersing all the strokes drawn by charcoal—but Opera Actor never forsook his long pheasant tail feathers

    “He prefers to be picked and cherished by a charming maiden, than to end up lying in drawers of a herbal medicine pharmacy”—Xu Wenchang ’s orchid poem always enlightened us with bionics: heavy snow had the power of modifying the coordinates of everything, while the height-above-sea-level depended on alignments between the plates

    A coloratura diva should never be confused with a female warrior role. A bamboo-woven lantern fell to dust with an exploding noise when autumn came, capricious beams of light fled from backstage. You never needed a wormhole to travel through space-time, the auras around you always carry you across heavens and oceans

    A poet aloof from officialdom was hanging up his black scholar gown on the hemp rope in the west wind. He had switched his life to “silent film” mode, so white noise like ochre dye dropped aside without even touching his clothes

    He crossed the scene of suicide lovers: there was the canopy of a smoke tree above, and a pearlescent floor under his feet. A voice in his earbuds was urging him. If he failed to arrive on time, the lotus pink on his cheeks would vanish like gardenias

    With the five-color brocade cloud shoulders around his neck, he swirled to the BGM by a rosewood Sanxian, whose acoustic mechanism was so different from Sumerian, Egyptian or Phoenician string instruments. His ear was awakened by its left-channel hints

    Intro, the opening poem, spoken narrations:

    The prolonged finish of a recited line triggered his enchanting singing, Zephyrus and Aeolus were having an argument in the interlude: it was such a moment when the plum-green rising sun was not ripe yet, or when the afterglow was still lingering on the horizon, as in “An Embroidered Treasure Pouch” the rich young lady sang: “I should not hesitate to share with this poor maiden, which may benefit her all through the rest of her life!”

    Who shall he throw the pouch to? With all those dew-cupping, weeping willow and mystical sleeve-throwing he was wrestling with chances in his real life

    The accountant wrote on paper: Sumatra, Java Island & Papua New Guinea. He never suggested black martial boots

    for chasing the elusive shadows, since they were not as fast as Mercury's winged shoes

    It was easy to cleanse data with makeup remover, as they were resolvable in candle wax, blusher, balm and smoke

    His echoing voice on the stage never died down, leaving crystals like berries, figs and apricots, it was said they were projections of things he used to love

    The stage was a boundless mirage, and sometimes a bat sneaked in

    Poème "Allotropes" lu par l'auteure, Yin Xiaoyuan, tiré du recueil Cloud Seeding Agent. http://www.pinyon-publishing.com/clou...

    Notes

    (1) Les compétences de base de l’Opéra de Pékin comprennent des mouvements de danse et des mouvements acrobatiques spéciaux pendant le chant et la récitation, ce qui est requis de tous les acteurs et toutes les actrices. Les compétences de Lingze comprennent la manipulation de deux longues plumes de queue portées sur des casques de guerrier, en les secouant et les balançant. Avec des mouvements de la tête et du corps, le secouement des plumes sert à exprimer des émotions comme la surprise, la haine, le bonheur et la légèreté.

    (2) Citation du poème “Orchidée” de Xu Wei (1521-1593) (ses noms de courtoisie étaient Wenqing et puis Wenchang)

    (3) Vers du “Chant de Pipa » de Bai Juyi (appelé aussi Bo Juyi ou Po Chü-i ; en chinois : 白居易; 772–846), nom de courtoisie Letian (chinois : 樂天). Il était un poète chinois de renom et un fonctionnaire du gouvernement de la dynastie Tang. Beaucoup de ses poèmes concernent sa carrière ou des observations sur la vie quotidienne, notamment en tant que gouverneur de trois provinces différentes. Il est devenu célèbre comme auteur de vers écrits dans un style discret, presque vernaculaire qui était populaire à travers la Chine, la Corée et le Japon. « Pipa xing », qui a été traduit de différentes façons, comme « Chant de Pipa » ou « Ballade du luth », est un poème de la dynastie Tang composé en 816 par le poète chinois Bai Juyi, l’un des plus grands poètes de l’histoire de Chine. Le poème comprend la description d’une séance de pipa lors d’une rencontre fortuite avec un joueur près du fleuve Yangtze.

    (4) Yunjian (云肩, cape nuage) est principalement faite de brocart en soie et en satin. Elle est souvent décorée de quatre motifs et faite d’un brocart aux couleurs vives. Elle ressemble à des nuages qui reflètent le soleil après la pluie et à un arc-en-ciel dans un ciel clair. C’est pourquoi on l’appelle cape nuage.

    (5) L’opéra de Pékin “Une pochette de trésor brodée » : Xue xiangling, une fille issue d’une famille riche reçut de sa mère une pochette de trésor brodée, Suo Lin Lang le jour de son mariage, selon la coutume locale pour la naissance d’un enfant. Sur le chemin du mariage, il pleuvait. Quand Xue et sa famille s’abritèrent de la pluie dans le Pavillon de Chun Qiu, ils rencontrèrent une autre mariée, issue d’une famille pauvre, Zhao Shouzhen qui pleurait sur sa situation misérable dans une pauvre chaise à porteurs. Par une sorte de sympathie, Xue présenta Suo Lin Lang à la mariée Zhao ; puis ils se séparèrent, une fois la pluie arrêtée. Six ans plus tard, Xue fut séparée de sa famille et perdit contact avec les siens, à la suite d’inondations qui s’étaient produites à Deng Zhou. Xue dériva jusqu’à Lai Zhou et y rencontra son ancien serviteur Hu Po, qui recommanda Xue comme femme de chambre à la résidence de Lu Yuan Wai, une famille fortunée de Lai Zhou. En s’occupant du fils de Lu Yuan Wai, Tian Lin, Xue sentit des sentiments de tristesse envahir son cœur.  Au même moment, elle retrouva Suo Lin Nong et pleura de chagrin en ramassant une balle pour l’enfant dans le salon du maître dans un petit pavillon et ainsi Xue comprit que Dame Lu était la mariée Zhao d’autrefois. Zhao questionna Xue sur sa vie et se rendit compte que Xue était la femme qui lui avait présenté Suo Lin Nang pour lui faire l’aumône. Dame Lu retourna la faveur à Xue et elles devinrent sœurs à la vie et à la mort dans une nouvelle existence nouvelle, faite de bonheur.

    (6) Tous sont des gestes de la main à l’Opéra de Pékin.

    Présentation de l’auteur

    Yin Xiaoyuan

    Yin Xiaoyuan(Yīn Xiǎoyuán, “殷晓媛” in Chinese) est un poète épique avant-gardiste  et mélant les genres,  ainsi qu'un écrivain multilingue, fondateur de l'Encyclopedic Poetry School (est.2007), initiateur d'un mouvement d'écriture qui transcende les genres,   et rédacteur en chef de la Déclaration d'écriture 'hermaphrodite", rédacteur en chef et concepteur visuel de "Encyclopedic Poetry School AI Papercube "(Édition Spéciale 10e Anniversaire)," 12e Anniversaire Poésie Photographie╳ Album Manuscrits "et" Annuaire 2020: Poésie Photographie ", réalisateur et concepteur visuel de" 12ème Anniversaire Poésie SetTea Deluxe Gift Set "et" 12th Anniversary Commemorative Medallions " ". Elle dirige également "Encyclopedic Poetry School Creative Writing & Integrated Art Workshop", dont les membres comprennent des poètes, des écrivains, des dramaturges, des musiciens et des artistes visuels / installation / photographie / calligraphie.

    Yin Xiaoyuan est diplômé de l'Université des études internationales de Pékin. Elle est membre de l’Association des écrivains de Chine, de l’Association des traducteurs de Chine et du Poetry Institute of China. Elle a publié 11 livres, dont 5 anthologies de poésie: Ephemeral Memories (Dazhong literature & art publishing, 2010), Beyond the Tzolk'in (China Federation of Literary and Art Publishing House, 2013), Avant-garde Trilogy (Tuanjie Publishing House, 2015 ), Agent d'ensemencement des nuages ​​(Encyclopedic Poetry School '10th Anniversary Series) (Beiyue Literature & Art Publishing House, 2017), et Cloud Seeding Agent (Pinyon Publishing, États-Unis); et 6 traductions, dont The Ruby in Her Navel (Tsinghua University Press, 2014) du lauréat du prix Booker Barry Unsworth, une traduction de l'anthologie de poésie contemporaine de poète / artiste new-yorkais Bill Wolak Devenir une rivière (New Feral, 2018), deux romans de Japonais et une anthologie de haïku. TVPetrusenko, chef du département des acquisitions, Bibliothèque nationale de Russie, a qualifié les œuvres de l'Encyclopedic Poetry School de "nouvelle tendance de la poésie chinoise contemporaine" et Glennys Reyes Tapia, chef du département des collections, BNPHU, les a décrites comme "un trésor bibliographique". de leur culture (chinoise) ".

    Elle a écrit 18 épopées (ce qui représente un total de 70 000 lignes) et 24 volumes de poèmes encyclopédiques.

    Ses œuvres ont été écrites en chinois, anglais, japonais, allemand et français et traduites en italien, espagnol, français, portugais, galicien, finnois, estonien, russe, bengali et bulgare, publiées au pays et à l'étranger. Elle coopère avec plus de 100 poètes contemporains aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Suède, en Irlande, en Australie, en Espagne, au Portugal, en Russie, en Allemagne, en France, en Finlande, au Canada, en Argentine, au Japon, en Inde, en Estonie, à Cuba, au Honduras, en Colombie, au Chili, en Bulgarie , Bolivie et Equateur, etc.

    Elle a voyagé à travers la Chine par ses propres montagnes difficiles, notamment le mont Huang, le mont Hua, le mont Heng (Hunan) et le mont Tai, qu'elle a sommés à pied.

     

    Epics by Yin Xiaoyuan:

    Avant-garde Trilogy (前沿三部曲in Chinese):

    Nephoreticulum (《云心枢》in Chinese)

    Polysomnus (《多相睡眠》in Chinese)

    Enneadimensionnalite (《九次元》in Chinese)

     

    Wind Rose Sedecology (风能玫瑰十六传奇in Chinese):

    Iki of Bashō, Wabi of Muramasa (《武芭蕉,雌村正》in Chinese)

    Seepraland (《锡璞拉群岛战纪》in Chinese)

    Wind Quencher (《止风之心》in Chinese)

    Hanoi Tower (《汉诺塔》in Chinese)

    Turkana (《图尔卡纳》in Chinese)

    la Byzantine(《拜占庭野心》in Chinese), 

    Doppelganger Duet(《自他体二重唱》in Chinese), 

    Lapland Blood-soaked(《血沃拉普兰》in Chinese),

    The Space-time Optimization Bureau(《时空优化署》in Chinese), 

    The Disappearance within Atacama (《盐湖疑踪》in Chinese),

    Twin Flames(《双生火焰》).

     

     

    Poèmes choisis

    Autres lectures

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    Joanna Mueller, Zmieszane, (2000–2025) Poèmes mélangés

    Présentation et traduction Alice Catherine Carls

     

    Née en 1979 à Piła, Joanna Mueller est poète, essayiste, éditrice, et mère de famille nombreuse. Vivant à Varsovie, après avoir obtenu son doctorat en littérature, elle se consacre à la poésie depuis plus de vingt ans. Outre de nombreuses publications en revues, elle a publié huit recueils de poésie et quatre livres pour enfants. Elle a reçu le Prix de la Première Littéraire de Varsovie en 2010 pour son recueil d’essais intitulé Stratygrafie [Stratigraphies] et le Prix Silesius en 2023 pour la totalité de son œuvre poétique. Outre ces prix, elle a été nominée pour de nombreux prix littéraires. Elle est membre de l’association Wspólny Pokój, une association féministe qui soutient les femmes poètes et elle fait partie du mouvement néolinguiste polonais. Elle a également participe au concours « Sfotografuj Wiersz – Zwierszuj fotografię » pour lequel les candidats doivent prendre une photo et écrire un poème qu’elle leur inspire – ou vice-versa.

    La liste de ces publications très variées annonce la teneur de l’oeuvre de Joanna Mueller : ekphrastique, contrapunctique, féministe, néolinguiste, hermétique, sa poésie exige une clé qui se trouve dans une culture littéraire et visuelle très étendue. La poète offre également une approche nouvelle de l’ekphrasis qui va beaucoup plus loin qu’une lecture d’un objet visuel fixe par les mots. Joanna Mueller reconstruit des objets visuels en faisant surgir une image neuve à partir de supports pas forcément « fixes » ni visuels, tels le cinéma, la chanson ou les rapports médicaux sur le traitement de l’hystérie féminine. Elle prend appui sur des œuvres très variées pour proposer une interprétation féministe qui présente les émotions pensées et désirs des femmes en termes de leurs droits. Ceci implique un contrepoint entre liberté, désir, et affirmation d’une part, et soumission au carcan patriarcal et social de l’autre. Comme dans la poésie de Tymoteusz Karpowicz, que Joanna Mueller connait intimement pour lui avoir consacré un volume d’études, le poème est une imbrication de mots où chacun a sa place et sa sonorité. Le poème est comme un puzzle, ce qui exige du traducteur un jeu verbal haut de gamme et du lecteur, la découverte d’une vaste mosaïque culturelle sans la connaissance de laquelle le poème perdrait son équilibre. Complémentant cet arsenal d’outils poétiques, Joanna Mueller reconnait volontiers l’influence des Surréalistes sur son œuvre, ce qui place cette dernière sur le fil du rasoir entre la réalité et l’imaginaire et entre l’acceptation et l’évasion.

    Joanna Mueller lit le poème « waruj, wariuj, zawierz » ("attends, deviens fou, fais confiance") tiré du recueil de poésie Hista & her sista, publié en 2021 par Biuro Literackie.

    Zmieszane (2000-2025)

    Poèmes mélangés

    dziewczyna której przerwano (p. 16)

    balthus, 1934, 1949

    innemu poddana graniu
    jak każe pędzel roli klucz wioli

    nowy akord kuck mal unde malum
    z boku śpi ukulele gdy okulla

    płaskobrzucha nieważka libellula
    w łuk się gnie wirtuozka bezgłosu

    chwyty skaczą jak pchły pod progami
    palce szarpią napięte struny

    a w punctum pępka wkłuty wgląd
    łamie się virga neuma zanika

    pożądlona przez oczy
    nimfa z pękniętym gryfem

    omdlały okaz który z pietyzmem
    rozstrojono do wymotylenia

    La fille, interrompue

    Balthus, 1934, 1949

    une libellule légère au ventre plat
    ocullule soumise à un autre jeu
    le pinceau dirige une clé d’alto
    un nouvel accord kuck mal unde malum1
    un ukulélé dort par terre
    la virtuose du silence se cambre
    les pizzicati gambadent en puces sauteuses
    les doigts frottent les cordes tendues
    le regard plonge dans le punctum du nombril
    la virga s’interrompt le neume s'efface
    dans les yeux plissés
    la nymphe au manche fissuré
    se pâme spécimen pieusement
    excité jusqu’à la mue

    arc d’joan (p. 22)

    na melodię dumonta

    od dusz zwierzęcych
    dziewczynkę świrynkę
    wezmą mnie i będę im zbrojna

    jak ślepa arkada
    możnowładcza pragma
    królewska sakra

    pułk jeremiad daremnych
    uwiodę aż mnie dorwą
    córki sajdaka twego

    krzyżowo wysklepię się
    naga który dla mnie
    nad łąką napinasz łunę

    arc de jeanne (p. 22)

    sur une mélodie de Dumont

    des âmes animales des champs
    c’est moi qu’ils prendront
    fille folle je les défendrai

    comme une arcade aveugle
    commandante toute-
    puissante
    royale sacrée

    je guiderai le régiment grognard
    jusqu'à ce que m’atteignent
    les filles de ton carquois

    nue je me cambrerai en croix
    toi qui pour moi
    baignes le pré de ton arc de lumière

    powód się znajdzie (p. 25)

    ale mam pod ręką tajną maszynę do przewrotów
    Lucyna Skompska, „Hic et nunc”

    jak drzemliczkę w losie łapie trzask spojówki
    pręt się wpaja w krwiobieg w wargi bratek
    jak na musiku stoję jak kajam się w majak
    w klęku podpartym po pachwiny ubaw
    jak dech po tracheo obrusz na obróżki
    lecz na końcu języka zawsze mam przepraszam
    panikarski nawyk pchnięcia aż do miazgi
    cała para w gwizdek na tłumienie siebie
    jak likwidacja pisków i farba do fasad
    ciche cięcia do wnętrza ważne schować głowę
    jak czyhanie na skuchę sztych w strefie spadkowej
    jak kulejąca królica koziołkuję z ramy

    on trouvera la raison (p. 25)

    mais j'ai sous la main une machine subversive secrète
    Lucyna Skompska, « Hic et nunc »

    la conjonction se rompt comme une sieste du destin,
    la tige se distille dans le sang la violette sur les lèvres
    au garde-à-vous canot camouflagé
    à quatre pattes rigolant jusqu’au cou
    respirant post-trachéo, déchirant mon collier
    mais sur le bout de la langue, prête à m’excuser
    habitude panique de pousser jusqu’à la pulpe
    toute la vapeur dans le sifflet pour se réprimer
    liquidation de grincements et peinture de façade
    coupures internes silencieuses se protéger la tête
    guetter la tentation dans la zone glissante
    hase clopinante je tombe du cadre

    Szczodrak (p. 55)

    wierszu wierszu szczodry wierszu
    przejrzystego w męt nie fałszuj
    nie zatrzaskuj w słusznym gniewie
    jak odczytasz mnie niech nie wiem
    głos mi z szumu wynegocjuj
    ogołacaj i owocuj
    karm niedosyt sypnij dreszczem
    rozmienionej mów że jestem
    wrogi gościu mir naruszaj
    wypierane myśli wpuszczaj
    za próg mowy a te błahe
    pomnóż w sensy pod swym dachem
    gdy się zmieszam z mierzwą zdarzeń
    bądź ucieczki gospodarzem
    w szczerym polu skrajem wiersza
    przeleciała jaskółeczka

    [wejdź]

    Générosité (p. 55)

    poème poème généreux poème
    n’assombris pas la transparence
    ne t’emballe pas dans une juste colère
    si tu me lis je ne veux pas le savoir
    dégage ma voix du bruit
    dénude-la et fais-lui porter des fruits
    nourris sa fringale donne-lui le frisson
    dis au changement que je suis
    l’ennemi hôte viole la paix
    laisse les pensées refoulées franchir
    le seuil de la parole et sous ton toit
    féconde la trivialité en richesse
    si je me mêle aux fétus de l’histoire
    accueille-moi dans ma fuite
    une hirondelle traversa
    l’espace au bord du poème

    [entre]

    god in gotham betlejem w bedlam (p. 180)

    żebro żłobu na opak grób
    mur truchleje odchył głowy piąstki w moro
    belki w oczach grot bez klamek
    źdźbło obnażone pod obrusem śniegu
    rąbek rwany z naszych bandaży
    pępowina przesmyk pętla

    god dans gotham, bethléem dans bedlam (p. 180)

    l’osier de la crèche frôle la tombe
    le mur tremble incline la tête poing en camo
    poutres dans les yeux flèche sans poignée
    blé dénudé sous sa nappe de neige
    ourlet déchiré de nos bandages
    cordon ombilical isthme boucle

    o la la folie ofelie (p. 187)

     Poszła za nim w obłęd.

    1. Grochowiak, Nowela IV (Poranek Wariatowej)

    co się zaczęło dziać ze mną jest lepkie
    muliste zaplata kłącza w warkoczach przydługich
    rękawów przytachałam naręcze sprawunków
    postanowiłam że kwiaty kupię sama
    filuternie śmiechem obdarzam śmieciem
    bratki jaskry palce palce fiołki ruta idź
    w welonie z celofanu cofam dłoń równowagę
    tracę wianek rwie się o konar próg
    za którym przestaję stawiać opór dzięki
    stokrotne o mój rozmarynie liżąca falo nade
    mną filuj gdy wiolencja tłucze filety płuc tańczę
    dychawicznie na imię mi ratuj ty diluj z tym dalej

    oh là la folie ophélie (p. 187)

    Elle le suivit dans la folie.

    1. Grochowiak, Roman IV (Le matin d’une folle)

    ce qui commence à m'arriver est poisseux
    tissage de boue dans les tresses de mes longues
    manches j’ai emporté une brassée de provisions
    j'ai décidé de choisir les fleurs moi-même
    je joue à salir le rire et à rire de l’ordure
    pensées boutons d'or digitales violettes rue des jardins allez
    voilée de cellophane je retire leur équilibre à mes mains
    je perds ma couronne elle se déchire à la branche du seuil
    contre lequel je cesse de résister grâce à
    mon romarin à la vague qui cent fois me recouvre
    vois la violence me déchirer les poumons je danse
    éperdument sauve mon nom, continue à dealer tout ça

    stubezgłowa (filetowanie) (p. 37)
    la femme 100 tetes

    za te które potraciły dla was
    spłyń do karmelu siostro
    perturbacjo do burdelu półgłówku
    harda hydra podnosi swoją
    odrąbią odrośnie las w tej kobiecie
    na stole sekcyjnym ość po ości
    skrobakiem oka w brzuchu włos
    po włosku z brodatego żartu wujaszka och
    jak lubiły go czochrać w niedzielne
    popołudnia żeby mu było lekko
    sprawnie odwraca cięcie przyrastają łuski
    aż do wyczucia kręgosłupa brzeszczot
    gładzi wyoutowane wnętrzności otwórz
    walizkę dobry człowieku dochował
    sekretu wyborny trup na okrętkę
    zszywa loop co wydziobał loplop
    trudny do osuszenia ciek i jeszcze
    jedna i jeszcze raz a kto z nami nie

    La femme 100 sans têtes (filetage)
                           la femme 100 têtes

    pour celles qui ont perdu la tête à votre place
    nage juqu’au carmel o ma sœur
    affoleuse de bordel imbécile mi-tête
    la fière hydre relève les siennes
    coupée cette forêt de femmes repoussera
    sur la table de dissection os par os
    gratte-yeux dans les poils du ventre
    une blague en italien de l’oncle barbu oh
    comme ils aimaient le frotter le dimanche
    après-midi pour lui faciliter les choses
    il retourne habilement la coupe repousse les écailles
    jusqu’à la colonne vertébrale la lame
    lisse les tripes éventrées
    cet homme bon a gardé la valise
    du secret cadavre exquis sur navire
    recoud le loop2 picoré par loplop
    difficile d’assécher le ruisseau et encore
    une fois et encore une et celui qui avec nous ne

    role playing: frollo (p. 201)

    w kruczym profilu płaczliwy chłopczyk strzępi
    kartki sroży karę za kres katedr tropi
                        zamach na gmach

                                                      trapią go kastaniety sarabandy
    wersy przebijają bębenki smagłe smalą

    sępi wzrok przykuwa choć
                                      chciałby gładzić głodzi choć
    pragnie pożreć rozżarza choć
                                          syci go duchowa oschłość

    z ambony głupia
                              koza quasi hexe
                    cygani                            archi
                                                                    i kona
                                       samo
                           ukojona
    w węgle lewego skryptu w niemocy prawa

    to                              zgładza                           tamto

     

    role playing3 : Frollo (p. 201)

    un garçon pleurnichant au profil de corbeau déchire
    des pages épie les sévères punitions depuis la chaire
    l’attaque de la baraque

    la sarabande des castagnettes le trouble
    les tambourins rehaussent les versets

    son œil de vautour attire et
    il aimerait caresser il a faim et
    il voudrait dévorer il brûle mais
    la sécheresse spirituelle le satisfait

    de la chaire une stupide
    chèvre quasi sorcière
                            gitane                          archi
    et meurt
    s’étant apaisée
                            toute seule
    dans le feu des gauchères et l’impuissance du droit

    l’un                              annihile                                   l’autre

    mężczyzna który pomylił
    swoją żonę z brytfanką (p. 235)

    kto jak nie on wpędził ją w lata
    że teraz tylko procenty zbierać
    z tego zmęczenia które narosło
    w lokacie korzystnych tkanek

    tania ta niezależność nie jest
    do dna dokładała ze swego
    w służbie bez żołdu żółcią nabiega
    i kto to widzi nie on

    cień po sobie wmurowała pod dom
    bo w niej jest smutek nie seks
    spotify zna ją lepiej niż mąż
    tam dziś żaltrack z roberty flack

    love the lie and lie the love
    where’s that bee and where’s that honey?
    where’s my god and where’s my money?
    try to make it real – compared to what?

    24.02.2025

    L'homme qui a pris
    sa femme pour une rôtissoire (p. 235)

    qui sinon lui l'a tant poussée au fil des années
    qu’il ne reste que des pourcentages
    de cette fatigue qui s'est accrue
    en investissement de tissus profitables
    cette indépendance n'est pas bon marché
    elle y a mis du sien dès le départ
    au service sans solde carburant à la bile
    et qui le voit certainement pas lui
    elle a emmuré son ombre sous la maison
    parce qu'elle est tristesse pas sexe
    spotify la connaît mieux que son mari
    et aujourd'hui le reproche de roberta flack
    love the lie and lie the love
    where’s that bee and where’s that honey?
    where’s my god and where’s my money?4
    try to make it real, compared to what?

    24.02.2025

    Notes

     

    1. Les mots en allemand et en latin signifient « vois donc d’où vient le mal ».
    2. Le mot anglais loop signifie « boucle ».
    3. L’expression anglaise role playing signifie « jeu de rôle ».
    4. j’aime le mensonge et je mens à l'amour
       où est cette abeille et où est ce miel ?
       où est mon dieu et où est mon argent ?
       essaie de rendre ça réel par rapport à quoi ?

     

    Première partie de l'entretien entre Karol Maliszewski et Joanna Mueller.

    Présentation de l’auteur

    Joanna Mueller

    Joanna Mueller est une poète et auteure polonaise.

    © Crédits photos Wikimedia Commons

    Bibliographie

    Recueils de poèmes

    Zmieszane 2000-2025 (2025)
    trule » (2023)
    Hista & her sista » (2021)
    Waruj, illustré par Joanna Lancucka (2019)
    intima thule, (2015)
    Wylinki, (2010)
    Zagniazdowniki/Gniazdowniki, (2007)
    Somnambóle fantomowe, (2003)

    Essais

    Powlekać rosnące (2013)
    Stratygrafie (2010)
    Podziemne wniebowstąpienie. Szkice o twórczości Tymoteusza Karpowicza (2006). Édité par Mueller, avec Bartosz Małczyński et Kuba Mikurda

    Livres pour enfants

    Piraci dobrej roboty (2017)
    Niewidka i Zobaczysko illustré par Joanna Lancucka (2023)

    Anthologies

    Warkoczami. Antologia nowej poezji (2016). Édité par Joanna Mueller, Sylwia Głuszak, et Beata Gula
    Free over Blood (2011). Édité par D. Junga i M. Orliński

    Solistki. Antologia poezji kobiet (1989 – 2009) (2009). Édité par Joanna Mueller, Maria Cyranowicz, Justyna Radczyńska
    Free over Blood (2011). Édité par D. Junga i M. Orliński

    Poèmes choisis

    Autres lectures




    Élégies en noir et blanc, l’œuvre de Philippe Lekeuche

    L’entreprise poétique de Philippe Lekeuche est adossée à une bibliothèque de travail, nichée dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie est traversée et « redéfinition de la tradition », héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir. L’aspect novateur de cette poésie est constitué par ce mouvement d’échange entre les morts et les vivants, de retour du passé vers l’avenir. C’est ce mouvement d’échange qui porte cette poésie toujours plus loin dans l’entente du monde.

    La langue de Philippe Lekeuche est une langue sobre mais « travaillée » par différentes forces et elle intègre, en les revisitant, des formes venues de la tradition poétique. Le titre de son recueil Élégies, le dit bien. Dans l’Antiquité, l’élégie correspondait d’abord à une métrique. C’était une pièce de vers alternant hexamètres et pentamètres en distiques, qui, associée d’emblée au regret, était un chant de deuil, de mort et de sacrifice. C’est plus tard dans l’histoire littéraire que l’élégie se fait plus intime et fragile pour souligner la rupture amoureuse, la peinture mélancolique du temps qui passe ou encore l’évocation nostalgique de lieux d’enfance.

    L’élégie de Philippe Lekeuche n’est donc pas enfermée dans des codes ou des contraintes métriques mais tributaire du désir, du secret et du cœur. La solitude, l’absence, la blessure ne sont plus seulement plaintes ou chants de mort, mais chants de vie, mélange de souvenirs fragiles venus avec le bonheur d’écrire car parfois « Joyeux dans le sang me trempe l’amoureux ». Tout est fondé sur ce pouls vivant, ce mouvement de houle et d’aller-venir oxymorique qui nous fait alterner de la joie à la tristesse, de la légèreté à la pesanteur : « Léger, tel une gazelle à l’apocalypse ». L’ancrage se dénoue qui crée ce flottement, ce désœuvrement, cet écoulement, cet effondrement mais aussi cet envol celui des passereaux et le galop des chevaux d’or.

    Philippe Lekeuche, Élégies, avec des photographies de l’auteur, Éditions l’herbe qui tremble, 2025.

    Dans cette intensité lyrique impersonnelle, le ‘je’ et le ‘tu’ restent anonymes, le ‘tu’ c’est la voix du poème, l’autre en soi, tout le monde, n’importe qui :

    Les éboulis de toi-même
    Coulent sur ma paroi d’âme 

    Car le poème fait lien vers l’enfance, une enfance universelle qui est en nous : « Le petit garçon que tu fus demeure ». Le poème constitue une remontée d’enfance. L’enfant ouvre une énigme à déchiffrer, tout comme la poésie. L’enfant révèle le sens sacré et mystérieux des mots, il est un intercesseur, un médiateur, messager du lien vers les mots, il devient consubstantiel à la poésie même, permettant de faire renaître le vrai sens des mots. Neige par sa virginité, Sang par sa cruauté et sa pureté même :

    L’enfant, au vierge regard, est un miracle
    Il ne vieillit jamais alors que l’homme
    Sage et mûr s’aveugle.

    L'enfant de poésie est le plus substantiel allié de l'homme de poésie. De l’origine à la mort, c’est aussi l’enfant qui fait lien dans le temps. Il est curieusement le relais vers le passé, vers une origine immémoriale. Magicien, il peut traverser le temps et relier les âges entre eux et rencontrer :

    Les adolescents qui se promènent
    Avec de doux moineaux sur l’épaule 

    Les premiers âges de la vie sont capables de faire renaître la fraîcheur, sautant tel le poulain dans la jeune prairie, chantant comme « la mésange enjouée au bord de [la] fenêtre ».  La vie est permanent retour, forme d’éternité cyclique qui va et vient, revient toujours en forme de ritournelle ou de refrain :

    Ils sont la pensée de la vie vivante
    Cela passe et revient toujours 

    La marche du poète – dans les paysages et leurs photographies, dans la contemplation des arbres, des eaux, des écluses, des plaines ouvertes, des couloirs mythiques, des roches et des ouvertures en noir et blanc – arpente l’ouvert rilkéen, comme renouant tous les âges du poème, aussi bien la comptine de l’enfant que le chant romantique de l’adolescent dans les rues de Tournai, ou encore l’élégie un peu nostalgique de l’homme adulte penché sur son passé :

    Déjà s’éloignait le jeune homme
    Tel un souvenir, vers le sous-bois 

    Et la poésie comme la vie revient toujours :

    Rien ne détruit ce souffle et quand nous sombrons
    Que tout est perdu, tu reviens Poésie 

    Car la vie et le poème sont faits de brisures, de blessure et de sang :

    J’ai pris mon poème, l’ai jeté à terre
    En morceaux éclata, se mit à être 

    Et, avec la blessure, le sublime comme une lumière, une épiphanie, se met à briller, la grâce illuminant le jour.

    Car, même chez le petit garçon pur, habite la blessure, celle donnée par le Roi des Aulnes, celle portée par le Roi pêcheur, celle que ne voit pas Perceval, celle de la plaie de la mère :

    Le petit garçon joue, son ballon dévale
    Il porte en lui la plaie de sa mère 

    Malgré la danse des fleurs, malgré le cristal de rythme : 

    Dansent les petites fleurs
    Silencieuses dans la joie
    Elles pensent ces pensées
    Au soir bleu florissantes 

    L’arrachement perpétuel existe et « renverse » malgré le désir insistant d’infini. Le poète travaille à la fois avec l’abîme qui est en lui et avec le plus aérien. L’importance vitale est celle de la mémoire mais aussi celle de l’oubli. La mémoire de l’oubli, la trace de l’effacement. La pellicule brûle, comme celle des anciennes photographies, empêchant de voir l’image et l’histoire. Et le voir, le non-voir, est aussi mémoire, mémoire béante, intervalle d’une déchirure : « La mêmeté, toujours, de la blessure ». Photographie illuminante par son absence même :

    Et ces photographies qui n’ont
    Pas vu le jour, que le jour n’a point
    Connues, prises par quelqu’un qui est mort
    Je veux dire dans la perception pure
    Celle-là, pellicule perdue 

    Poème calciné ou « poème qui sauve », et c’est le même poème. Le poète, dans sa parole poétique, se transforme en une instance chorale, anonyme, archétypale, qui fait résonner la voix collective, la voix d’une communauté comme le fait le masque théâtral dans les tragédies grecques :

    Et cependant j’écris, je suis écrit par
    Des phrases, une bouche anonyme
    Je bute sur ces ombres chancelantes 

    Entre présence et absence, le poème est aussi ce qui se donne à voir, épiphanie, textes, photographies se livrant dans leur architecture mouvante et s’appuyant sur un dispositif visuel qui souligne l’importance du regard comme arpentage, métrage mais aussi contemplation, fascination :

    Nos âmes enfuies étaient loin
    Perdues dans les photographies de jadis

    Photographies émerveillantes par leur absence même d’enluminures. Livre d’un voyant : le poème se laisse traverser par les mythes, les images perdues de chevalerie :

    Hé bien, je vivrai, car la voix m’avait dit enfant :
    Tu vates eris, je jouais à la guerre, au chevalier 

    Le poète est le palimpseste où s’écrivent les légendes, les contes, Le Roi des Aulnes, les « grands mythes », le dieu Œdipe, la Mémoire et les Moires :

    Où s’écrit l’effacement, le blanc 

    Le secret de notre être est la blessure, une vérité blessée, un mot qui toujours manque, une photographie perdue, un enfant mort ou qui a grandi, une vie arrachée, des pages non écrites, une mémoire de l’oubli, un dessaisissement :

    Je ne te connais pas toi que j’aime et plus je
    Te connais moins je te connais, toi qui
    Habites mon non-savoir 

    Et pourtant ce qui demeure le poète le fonde :

    Ce Texte fait d’arbres, d’ombres et de nuits 

    Ici nuit, sang et neige se retrouvent comme éléments fondamentaux, millénaires, lieux communs de la profondeur humaine : lieux de la songerie et des songes, lieux des rêves et de la sauvagerie, lieux du lyrisme partageable, ceux de la « grande commune ». Chez ce poète, il y a à la fois mémoire et effacement, l’inscription est présente avec ce qui la gomme. La trace s’allie à ce qui la fait disparaître, l’absente, la renvoie au néant. Toute la poésie de Philippe Lekeuche est ainsi fondée sur ce renversement actif et fédérateur d’un processus d’oubli et d’oblitération, sur le fil précaire d’une poésie entre inscription et disparition. L’œuvre n’est pas seulement un constat de regret ou de deuil et s’attache moins à ce qui est porté disparu qu’au mouvement même de passage et de ce qui est amené à disparaître. L’écriture en noir et blanc est ici comme la photographie imprenable d’une trace qui déjà s’efface, tout en ayant eu lieu irrévocablement, d’une présence qui serait toujours à la fois advenue et en train de s’évanouir. Poétique du passage, où se joignent la magie de la rencontre et l’éclosion de la présence à la disparition et à la méditation de la fin. L’écriture est bien cette tension perpétuelle entre ce qui s’affirme et se nie, comme rythme d’une présence-absence, celle même de l’être humain, de son d’art, photographie et écriture :

    En attendant je faisais des photographies
    Qui voyaient ce qui manque à la perception
    Des choses simples, élémentaires absentes
    Que captait l’appareil, un tremblement de l’œil
    Un murmure gravé sur le mur