Regard sur la poésie Native American : Paula Gunn Allen ou l’esprit vivant des traditions.

Texte et traductions de Béatrice Machet

Paula Gunn Allen, née Paula Marie Francis le 24 octobre 1939 (Albuquerque, Nouveau Mexique), décédée le 29 mai 1988, est désormais reconnue pour avoir laissé  une marque indélébile sur la littérature américaine grâce à sa description de la vision du monde amérindienne dans sa poésie. Son père était d’origine libanaise et sa mère Pueblo-Laguna et Sioux.

Sa poésie montre combien est nécessaire la diversité des perspectives au sein du paysage littéraire américain ainsi qu’elle fait la preuve de la valeur intrinsèque de l’intégration des voix autochtones dans le narratif de l’histoire des États-Unis. Son héritage familial, paternel d’un côté, et maternel de l’autre, enraciné à la fois dans les traditions du peuple Pueblo-Laguna et des Sioux, fournit une riche mosaïque d’éléments culturels, d’expressions linguistiques et de croyances spirituelles qui enrichissent sa poésie. C’est dans ce contexte de sagesse ancestrale, de liens sacrés avec la terre et de respect pour le monde naturel qu’elle écrit afin de transmettre la vision du monde des Amérindiens.

Notre histoire :

Paula Gunn Allen a passé son enfance à Cubero (état du Nouveau Mexique), au contact du peuple Pueblo-Laguna, elle fait donc sienne cette culture. Elle se marie en 1962, et en 1966, elle obtient une licence  en littérature anglaise. Deux ans plus tard, elle obtient une maîtrise en création littéraire à l'université de l'Oregon. Ralph Salisbury, d'ascendance Cherokee, y est son professeur de poésie. En 1974, avant même qu’elle ne soutienne sa thèse, son premier recueil de poésie, The Blind Lion (le lion aveugle) est publié. C’est à cette époque que,  mariée et divorcée deux fois, elle commence à prendre conscience de son homosexualité. En 1975, elle soutient une thèse, dans le département des études amérindiennes, à l'Université du Nouveau-Mexique, à Albuquerque. Elle y rencontre le poète Robert Creeley, qui y est professeur, et qui l'introduit aux œuvres d’auteurs tels que Charles Olson, Allen Ginsberg et Denise Levertov. Avec son titre de docteur en poche, Paula Gunn Allen enseignera à l'Université du Nouveau-Mexique, où elle va poursuivre ses recherches, et notamment la place des femmes dans les cultures amérindiennes. Elle enseignera ensuite au Fort Lewis College dans le Colorado, au College de San Mateo, à l'Université de l'État de San Diego, à l'Université d'État de San Francisco, à l'Université de Californie de Berkeley, puis à UCLA.

Pour l’anecdote, l’oncle paternel de Paula Gunn Allen, Lee Francis, était un conteur et poète Pueblo Laguna, Carol Lee Sanchez, sœur de Paula Gunn Allen, est une autrice Pueblo Laguna, et Leslie Marmon Silko, autrice Pueblo Laguna du célèbre roman Cérémonie, est aussi une parente.

Pour donner le ton et faire comprendre ce qui motivait Paula Gunn Allen, voici ce qu’elle déclarait dans l’anthologie qu’elle avait rassemblée sous le titre de La femme tombée du ciel, Récits et nouvelles de femmes indiennes" (Spider Woman's Granddaughters : Traditional Tales & Contemporary Writing by Native American Women, 1989, Beacon Press) : « Tant qu'un peuple ne peut exercer aucun contrôle sur la façon dont il est décrit, que son sentiment d'identité est bafoué à chaque instant dans les livres, les films, les programmes de radio et de télévision, il ne peut que se décourager. Mais quand il se met à définir lui-même les images données de lui, alors le simple espoir de survivre peut faire place à une espérance plus ample : celle de s'affirmer, de vivre, de désirer vivre. » Elle a aussi déclaré : « « Les Indiens d’Amérique, même les citadins, vivent dans le contexte d’un territoire. Leur littérature doit donc être comprise dans le contexte à la fois de la terre et des rituels par lesquels ils affirment leur relation à celle-ci ». Cette remarque pourrait avoir été prononcée par n’importe quel autre auteur-ice amérindien-ne. Le rapport d’appartenance entretenu avec la terre, le relation forte à un territoire (qui souvent les a vu naître, ou bien est la terre ancestrale de leurs parents), est fondamental si l’on veut faire l’expérience de la pensée et du vécu amérindien. De ce lien découle un regard positif, une posture positive vis-à-vis du monde et de la vie. La poésie de Paula Gunn Allen nous rappelle que la vision du monde amérindienne n’est pas une relique du passé mais une philosophie vivante, inspirante, qui continue de façonner les expériences, les identités et les histoires des peuples autochtones d’Amérique aujourd’hui. En nous plongeant dans la poésie de Paula Gunn Allen, nous sommes conviés, nous sommes initiés à apprécier la profondeur, la sagesse et la résilience des cultures autochtones. Il serait temps de reconnaître que leurs voix et leurs visions du monde restent aussi pertinentes et vitales, plus que jamais dans le contexte géopolitique globalisé actuel, et dans le contexte plus étroit de la société américaine contemporaine. La perspective amérindienne véhiculée dans les œuvres de P.G.Allen est une perspective holistique qui met l’accent sur l’interdépendance de tous les êtres vivants et du monde naturel. Cette interdépendance est au cœur des cultures autochtones et a une profonde signification spirituelle comme culturelle. Elle favorise une compréhension qui transcende les frontières de l’individualisme et de l’ego, en reconnaissant que les humains ne sont qu’une partie d’un vaste réseau de vie sur Terre, et au-delà, partie du cosmos. Cette vision remet l’humain à une place non de dominant, non d’exploitant ou d’exploiteur, mais de responsable et de participant au grand tout cosmique. Dans cette vision du monde, chaque élément du monde naturel, des animaux et des plantes aux rochers et aux rivières, est censé posséder un esprit ou une force vitale. La poésie de Paula Gunn Allen exprime magnifiquement cette expérience, (c’est beaucoup plus qu’une croyance), en décrivant le monde comme un réseau d’esprits interconnectés, chacun avec son rôle et sa signification.

Interview radiophonique diffusée sept mois avant la mort  de Paula Gunn Allen, en 2008. Green radio.

Les cultures autochtones accordent une grande valeur aux traditions orales, aux histoires et aux rituels transmis à travers les âges. Dans sa poésie, Paula Gunn Allen s’intéresse fréquemment à ces histoires traditionnelles et à ces éléments culturels, dont l’importance de les préserver est vécue non seulement comme un acte de résistance mais aussi de survie. Les communautés autochtones accordent une place prépondérante au bien-être collectif et à la coopération. La poésie de P.G. Allen dépeint un sentiment d’unité et d’interdépendance, soulignant l’idée que le bien-être de l’individu est intimement lié, ne peut pas être séparé du bien-être de la communauté. 

Dans son recueil Selected Poems,  le poème intitulé  Skunk Aesthetics  (esthétique de la moufette), Paula Gunn Allen évoque l’esprit de la mouffette, une créature souvent considérée comme dégoûtante dans la culture occidentale. Ses mots élèvent la mouffette à une place d’honneur, en célébrant ses qualités uniques. Le poème souligne la perspective amérindienne d’une complémentarité de la création, soulignant l’importance de chaque être vivant dans le monde naturel.

Le poème intitulé  Kochinnenako in Academia  (Kochinnenako dans le monde universtaire) évoque « Kochinnenako », un terme Hopi qui désigne un concept de vie et d’équilibre féminin. Ce poème illustre combien la sagesse ancestrale continue de guider et d’informer la vie des peuples autochtones contemporains.

Dans Grandmother I . Fishing,  (Grand-Mère I. Pêche) P.G.Allen exprime sa révérence pour le monde naturel. L’acte de pêcher devient une expérience spirituelle, établit une connexion avec l’eau, avec les poissons et l’écosystème au sens large. Elle décrit la pêche comme un acte profond de communion avec l’environnement.

 Song for Earth Wisdom (Chant pour la sagesse de la Terre) célèbre la terre en tant qu’entité sacrée et souligne le rôle de l’humanité en tant que gardienne de cette terre. Le poème met en évidence la croyance selon laquelle les humains sont responsables du bien-être de la planète et de son réseau interconnecté de vie, croyance et surtout engagement pris par le bébé amérindien en naissant.

Dans Wing Woman  (Femme Aile), Paula Gunn Allen évoque une « wing woman » qui serait guide et protectrice, et qui d’autre part souligne l’importance des relations humaines dans l’épanouissement aussi bien individuel que collectif : le soutien et la coopération mutuels sont essentiels au bien-être de la communauté et du monde en général.

Le poème, intitulé à juste titre  Langage, élucubre les fonctions  multiformes du langage en le présentant comme un outil qui englobe un large éventail d’expériences humaines. Le langage ne se limite pas à un but particulier, mais reflète globalement les aspects de l’existence humaine. 

Language

Language is the word
and the Word.
Language is for praise.
Language is for study.
Language is for thought.
Language is the most powerful instrument of war.
Language is the most powerful instrument of peace.
Language is for telling the truth.
Language is for lying.
Language is for honour.
Language is for shame.
Language is for vengeance.
Language is for forgiveness.
Language is for blasphemy.
Language is for respect.
Language is for loving.

Le langage est la parole
et la Parole.
Le langage est fait pour louer.
Le langage est fait pour étudier.
Le langage est fait pour réfléchir.
Le langage est l'instrument de guerre le plus puissant.
Le langage est l'instrument de paix le plus puissant.
Le langage est fait pour dire la vérité.
Le langage est fait pour mentir.
Le langage est fait pour honorer.
Le langage est fait pour la honte.
Le langage est fait pour la vengeance.
Le langage est fait pour pardonner.
Le langage est fait pour blasphémer.
Le langage est fait pour respecter.
Le langage est fait pour aimer.

Dans un autre poème intitulé Grand-mère, Paula Gunn Allen évoque la force du langage : une grand-mère communique avec sa petite fille sans qu’aucun mot ne soit prononcé, mais cependant elle transmet sa culture et ses valeurs car une profonde connexion entre les deux s’est établie qui n’est pas du simple silence. La communication non verbale se fait par la qualité des présences et de l’attention portée chacune sur l’autre.

Grandmother

Languageless one,
always I listened
watched,
not speaking to me
in the tongue of the Pimas.
But each day
we heard each other
whispering secrets
in the silence
of darkness.

Grand-mère

Sans langue,
j'écoutais
j'observais toujours,
je ne me parlais pas
dans la langue des Pimas.
Mais chaque jour
nous nous entendions
chuchoter des secrets
dans le silence
de l'obscurité.

Un autre poème de Paula Gunn Allen, portant le même titre, Grand-mère,  évoque  Spider Grandmother , Grand-mère-Araignée, une figure importante pour la culture des Indiens Navajo, Pueblo de Keres, Zuni et Hopi. Dans la plupart des cas, elle est associée à l'émergence de la vie sur terre. Elle aide les humains en leur apprenant des techniques de survie. Spider Woman enseigne également aux Navajos l'art du tissage.

 

Avant que les tisserands ne s'assoient au métier à tisser, ils se frottent souvent les mains dans des toiles d'araignée pour absorber la sagesse et l'habileté de Spider Woman. Mais la figure de l’araignée apparait aussi chez les Sioux (Lakota, Dakota et Nakota) sous le nom d’Iktomi, l’homme-araignée, et il est alors le « Trickster » (tour à tour bénéfique ou faillible, clown ou héros). Quant aux Indiens Choctaw, ils racontent l'histoire de Grand-mère Araignée qui ayant volé le feu, après que les animaux l'eurent refusé, l’apporta aux humains. Chez les Cherokee, elle a rapporté la lumière du soleil sur terre (grâce à un pot en argile qu’elle a attaché sur son dos). Et chez les Indiens Anishinaabeg, c’est l’araignée qui a enseigné aux humains comment fabriquer des capteurs de rêves (les cauchemars sont retenus dans la toile) et les rêves bénéfiques parviennent au dormeur).

 

 

Grandmother

Out of her own body she pushed
silver thread, light, air
and carried it carefully on the dark, flying
where nothing moved.
Out of her body she extruded
shining wire, life, and wove the light
on the void.
From beyond time,
beyond oak trees and bright clear water flow,
she was given the work of weaving the strands
of her body, her pain, her vision
into creation, and the gift of having created,
to disappear.
After her
the women and the men weave blankets into tales of life,
memories of light and ladders,
infinity-eyes, and rain.
After her I sit on my laddered rain-bearing rug
and mend the tear with string.

From: Allen, Paula Gunn, ‘Grandmother’ in The Explicator, Volume 50, 1992 – Issue 4, p. 247.
(
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00144940.1992.9935337?journalCode=vexp20)

Grand-mère

De son propre corps, elle poussa
un fil d'argent, de la lumière, de l'air
et sur l’obscurité le porta avec précaution, volant
là où rien ne bougeait.
De son corps, elle expulsa
un fil brillant, la vie, et tissa la lumière
sur le vide.
Par-delà le temps,
au-delà des chênes, de l'écoulement clair et lumineux de l'eau,
elle reçut la tâche de tisser les brins
de son corps, de tisser sa douleur, sa vision
en une création, et que cette création
soit destinée à disparaître.
D’après son exemple
les femmes et les hommes tissent des couvertures-contes de vie,
des souvenirs de lumière et d'échelles,
des yeux d’infini et la pluie.
Comme elle, je m'assois sur mon tapis à échelles porteur de pluie
et je répare l’accroc avec de la ficelle.

 

Le dernier livre de Paula Gunn Allen est un livre posthume, intitulé America the Beautiful  (Amérique la magnifique). Toute personne un peu sensible ayant un peu vécu aux États-Unis comprend combien ce pays est contrasté. Tout et son contraire y cohabitent. Dans l’expérience de la poétesse,  ce qui fait la beauté de l'Amérique peut surprendre : les horreurs constatées rencontrent aussi un immense espoir, et les absurdités remettent en cause les promesses. Ce livre fut entrepris en pleine catastrophe politique et personnelle, Paula Gunn Allen a en effet perdu deux fils. Elle s’autorise des traits d’humour comme « Je veux demander aux arbres s’ils souhaitent pouvoir bouger ». Il est comme un feu de joie composé des ruines de la civilisation, avec un appel lancé à faire un effort pour rétablir les choses « en ordre », c’est-à-dire, et selon les valeurs amérindiennes, assurer les conditions de l’harmonie sur Terre et dans le cosmos. Faisant cela, le livre met en avant et nous exhorte à ne pas oublier ce qui est vraiment important dans le monde pour la vie.

 Revisiter l’histoire et la raconter du point de vue amérindien, remettre en question les stéréotypes et les mythes répandus par les occidentaux, là réside aussi une motivation d’écrire pour bien des auteurs, et Paula Gunn Allen s’est penchée sur deux héroïnes célèbres Pocahontas et Sacajewea, deux figures de femmes dont la vraie vie est loin de la légende et des films qui les montrent. Le très long poème dédié à l’histoire de Sacajewea, intitulé “The One Who Skins Cats” (Celle qui écorche les chats) reprend une citation de Tom Rivington, qui présente l’héroïne comme une femme profondément en contact avec la nature, « elle adorait les fleurs blanches qui poussaient à la limite des neiges sur les flancs des hautes montagnes ». Pour rappel, elle appartenait à la nation Shoshone, et encore adolescente (17 ans et enceinte de son mari canadien Français Toussaint Charbonneau (commerçant), elle a accompagné en tant qu’interprète l’expédition Lewis & Clark depuis St-Louis dans le Missouri jusqu’à la côte nord-est du pacifique en suivant le Mississipi. (Elle était la seule femme au milieu de 32 hommes).L’auteure se glisse dans la peau de l’héroïne et présente le point de vue de Sacagawea elle-même, femme réelle et non légende, non visage représenté sur une pièce de monnaie, ou encore statue à la gloire de la conquête et de l’American Dream. Dans la première partie de son poème, P.G. Allen montre les diverses façon de la représenter mais surtout dévoile sa condition de captive : « Je suis celle qui / tient mon fils dans mes bras, / celle qui se marie, celle / qui est asservie, celle qui est battue, / celle qui pleure, celle qui connaît / le chemin, qui fait signe, qui connaît / la nature sauvage ». Elle est « femme esclave, femme perdue, femme herbe / femme col de montagne / femme rivière », et elle est également « libre ». Rappeler que derrière l’image stéréotypée des femmes amérindiennes se cachent de véritables personnalités façonnées par des cultures, elles incarnent l’identité amérindienne, et les convoquer est une façon d’empêcher que celle-ci soit supprimée du réel et enfermée dans les musée ou les livres d’histoire, histoire racontée par l’envahisseur qui doit « légitimer » l’invasion, la colonisation et sa violence génocidaire. La seconde partie du poème a des accents féministes. Paula Gunn Allen dénonce les femmes blanches qui simplifient l’histoire des femmes amérindiennes : « Ces femmes blanches qui ont décidé que moi seule / j’ai guidé l’expédition de l’homme blanc à travers / le monde, que savaient-elles ? Une servante indienne, / ont-elles dit. Une servante. C’est moi ». Elle poursuit en dénonçant le féminisme « blanc » qui utilise les clichés sur les femmes amérindiennes afin de faire avancer leur propre libération, mais sans créer de place pour les femmes indigènes dans le mouvement de libération des femmes. La romantisation féministe blanche de Sacagawea nie son expérience et son identité de femme amérindienne. Les femmes autochtones portent un lourd fardeau en tant que femmes de couleur car confrontées à un double mouvement d’injustice : de la part des femmes féministes blanches qui cherchent à les exploiter, et de la part des hommes de leurs propres communautés qui les accusent d’être des traîtres car accusées de suivre les manières des femmes blanches. Paula Gunn Allen termine en racontant l’histoire moins connue mais tout aussi importante de la façon dont Sacagawea a fui son mari violent. Puis dans sa dernière strophe elle rappelle la diversité des façons de représenter Sacajewea : « l’histoire de Sacagawea, servante indienne, / peut être racontée de bien des manières différentes. / Je peux être le guide, le chef. / Je peux être le traître, le serpent. / Je peux être les plumes au vent ».

Maintenant voici le poème qui donne voix à Pocahontas. Elle n’était pas une « princesse Indienne » puisque cette hiérarchie sociale n’existait pas en Amérique du nord parmi les nations Indiennes. Des auteurs, historiens, conservateurs et représentants de la tribu Pamunkey de Virginie, descendante de Pocahontas, dressent le portrait d'une jeune fille courageuse qui a grandi avec le but de devenir une jeune femme intelligente, éduquée afin de comprendre les enjeux de la colonisation. Quand John Smith fut fait captif dans son village, elle entreprit d’apprendre sa langue afin d’un jour pouvoir servir de traductrice, d'ambassadrice et de leader à part entière afin de savoir faire face à la colonisation européenne. Des preuves écrites par Smith lui-même indiquent que des échanges linguistiques ont eu lieu entre eux ; on parle nulle part d’une histoire d’amour, ni d’admiration naïve d’une toute jeune-fille pour le soldat blanc chrétien ; et la réalité pourrait bien être que Pocahontas s’était mis à la disposition de sa communauté pour essayer d’assurer son bien-être et sa survie en des temps très troublés où l’univers amérindien s’effondrait.  Et c’est donc animée de cette mission qu’elle a accepté de quitter sa tribu en espérant apprendre et comprendre les britanniques jusqu’à aller en Angleterre. Elle y mourra, sans avoir revu les siens.

 

POCAHONTAS TO HER ENGLISH HUSBAND, JOHN ROLFE

Had I not cradled you in my arms,
oh beloved perfidious one,
you would have died.
And how many times did I pluck you
from certain death in the wilderness—
my world through which you stumbled
as though blind? Had I not set you tasks
your masters far across the sea
would have abandoned you—
did abandon you, as many times they
left you to reap the harvest of their lies;
 still you survived oh my fair husband
and brought them gold
wrung from a harvest I taught you
to plant: Tobacco.
It is not without irony that by his crop
your descendants die, for other powers
than those you know take part in this.
And indeed I did rescue you
not once but a thousand times
and in my arms you slept, a foolish child,
and beside me you played
chattering nonsense about a God
you had not wit to name;
and wondered you at my silence—
simple foolish wanton maid you saw,
dusky daughter of heathen sires
who knew not the ways of grace—
no doubt, no doubt.
I spoke little, you said.
And you listened less.
But played with your gaudy dreams
and sent ponderous missives to the throne
striving thereby to curry favor
with your king. I saw you well. I
understood the ploy and still protected you,
going so far as to die in your keeping—
a wasting, putrefying death, and you,
deceiver, my husband, father of my son,
survived, your spirit bearing crop
slowly from my teaching, taking
certain life from the wasting of my bones.

 https://waltonhigh.typepad.com/files/pocahontas_to_her_english_husband-.pdf

 

POCAHONTAS À SON MARI ANGLAIS, JOHN ROLFE

Si je ne t'avais pas bercé dans mes bras,
oh perfide bien-aimé,
tu serais mort.
Et combien de fois t'ai-je arraché
à une mort certaine dans la nature sauvage-
précisément mon monde dans lequel tu trébuchais
comme si tu étais aveugle ? Si je ne t'avais pas assigné de tâches
tes maîtres de l'autre côté de la mer
t'auraient abandonné -
t'ont abandonné, autant de fois qu’ils
t'ont laissé récolter la moisson de leurs mensonges ;
tu as survécu, oh mon beau mari
et tu leur as apporté de l'or
extrait d'une récolte que je t'ai appris
à planter : le tabac.
Ce n'est pas sans ironie que par sa récolte
tes descendants meurent, car d'autres pouvoirs
que ceux que tu connais participent à cela.
Et en effet, je t'ai secouru
non pas une fois, mais mille fois
et dans mes bras tu as dormi, enfant insensé,
et à côté de moi tu as joué
à bavarder au sujet absurde d’un Dieu
que tu n'avais pas suffisamment d’esprit pour nommer ;
et tu t'es étonné de mon silence -
tu as vu une simple jeune fille insensée et dévergondée,
fille brune de pères païens
qui ne connaissait pas les voies de la grâce -
sans doute, sans doute.
J'ai peu parlé, as-tu dit.
Et tu as encore moins écouté.
Mais tu as joué avec tes rêves criards
a envoyé de longues missives au trône
essayant ainsi de t'attirer les faveurs
de ton roi. Je t'ai bien vu. J'ai
compris le stratagème et je t'ai quand même protégé,
allant jusqu'à mourir sous ta garde -
mort gaspillée, mort putréfiante, et toi,
trompeur, mon mari, père de mon fils,
tu as survécu, ton esprit lentement a porté les fruits
de mon enseignement, tu as certainement hérité
d’une vie dans le dépérissement de mes os.

 

Quand elle était petite, la famille de Paula Gunn Allen parlait cinq langues. Elle a dit qu’elle devait sa qualité de poète à ce mélange, à ce multilinguisme. Elle croyait que la poésie devait être utile et que l’utile était beau. Elle disait : « La langue, comme une femme, peut faire naître ce qui n’existait pas ; elle peut, comme la nourriture, transformer un ensemble de matériaux en un autre ensemble de matériaux. » Une des  conclusions qu’il est possible de tirer c’est que dans un monde en évolution rapide, la poésie de Paula Gunn Allen témoigne de la valeur durable de la sagesse ancestrale dans les cultures amérindiennes. Son œuvre encourage les lecteurs à reconnaître, à saisir et faire sien l’esprit vivant de ces traditions, comme les leçons qu’elles continuent de nous offrir.

Présentation de l’auteur

Paula Gunn Allen

Paula Gunn Allen (24 octobre 1939 - 29 mai 2008) était une poétesse, critique littéraire, activiste, professeure et romancière américaine. D'origine métisse européenne-américaine, arabe-américaine et amérindienne, elle s'identifie au peuple de sa mère, les Laguna Pueblo. Paula Gunn Allen a écrit de nombreux essais, récits et poèmes sur des thèmes amérindiens et féministes, ainsi que deux biographies de femmes amérindiennes. Elle a édité quatre recueils d'histoires traditionnelles amérindiennes et d'écrits contemporains.

En plus de sa poésie et de ses fictions, elle a publié en 1986 le livre The Sacred Hoop : Recovering the Feminine in American Indian Traditions, dans lequel elle affirme que les Européens ont minimisé le rôle des femmes dans leurs récits des cultures amérindiennes en raison de leurs propres préjugés, puisqu'ils étaient issus de sociétés patriarcales.

 

Bibliographie 

  • The Woman Who Owned The Shadows (1983), novel

Poésie

  • America the Beautiful: The Final Poems of Paula Gunn Allen (2010)
  • Life is a Fatal Disease: Collected Poems 1962-1995 (1997)
  • Skins and Bones: Poems 1979-1987 (1988)
  • Shadow Country (1982)
  • A Cannon Between My Knees (1981)
  • Star Child: Poems (1981)
  • Coyote's Daylight Trip (1978)
  • Blind Lion Poems (The Blind Lion) (1974)

Essais

  • Off the Reservation: Reflections on Boundary-Busting Border-Crossing Loose Canons (1998)
  • Womanwork: Bridges: Literature across Cultures McGraw–Hill (1994)
  • Grandmothers of the Light: A Medicine Women's Sourcebook (1991)
  • The Sacred Hoop: Recovering the Feminine in American Indian Traditions (1986)
  • Studies in American Indian Literature: Critical Essays and Course Designs (1983)

Biographies

  • Pocahontas: Medicine Woman, Spy, Entrepreneur, Diplomat (2004)
  • As Long As the Rivers Flow: The Stories of Nine Native Americans (1996)

Anthologies

  • Hozho: Walking in Beauty: Short Stories by American Indian Writers (2001)
  • Song of the Turtle: American Indian Literature, 1974-1994 (1996)
  • Voice of the Turtle: American Indian Literature, 1900-1970 (1994)
  • Spider Woman's Granddaughters: Traditional Tales and Contemporary Writing by Native American Women (1989)
  • The Serpent's Tongue: Prose, Poetry, and Art of the New Mexican Pueblos, ed. Nancy Wood. (1997)
  • Living the Spirit: A Gay American Indian Anthology, ed. Will Roscoe. (1988)

Poèmes choisis

Autres lectures




Chronique du veilleur (59) : Marie Alloy

Marie Alloy est peintre et graveur, elle est venue directement et naturellement à la poésie, qu'elle aime au point d'éditer les manuscrits qu'elle préfère. Sa maison d'édition est d'une qualité tout à fait remarquable.

Marie Alloy peintre rédige un journal d'atelier, ressent la nécessité, non pas d'expliquer les œuvres qu'elle peint, mais de les accompagner de méditations, de chants poétiques.  Noir au fond, magnifiquement illustré par elle-même, nous fait entrer dans son univers intérieur, d'une grande richesse d'âme et de vision. Jour et nuit, lumières et couleurs, animent puissamment ce livre. On ressent une profonde sollicitude envers ce monde souffrant, le poème évoquant les « enfants de toutes guerres » en est la preuve.

Le livre s'adresse aux lecteurs inconnus, à ces vies «  passagères », auxquelles elle confie le meilleur de son art :

                  nous vous offrons ces fruits
                  ces oranges ces carmins
                  ces ombres bleuissantes
                  et leurs douleurs secrètes
                                   pour les dissoudre dans la toile

 Marie Alloy, Noir au fond, Voix d'encre, 19 euros.

Un tableau montré dans l'atelier, c'est « une fenêtre sur le printemps », ouverte comme un cœur pour le partage des joies et des peines. Peut-être, suggère-t-elle aussi, est-ce « un pacte (…) signé des yeux / avec la candeur de notre enfance. »  La lumière « s'éprend » des couleurs sur la toile  et « le sens s'attrape au vol sur la page ». N'est-ce pas le même élan, la même quête, qui pousse l'esprit et le regard, la main qui laisse des traces de couleurs ou d'encre ?

Le silence, comme une aube de neige, entoure Marie Alloy  dans les plus belles pages, à l'orée de l'indicible :

 

                                       L'unique lumière
                                       c'était ce silence qu'en hiver
                                       la peinture reçoit  d'un regard clair
                                       d'un geste pur

                   La couleur
                   cet onguent contre le chaos
                  levait les frontières

                   Il n'y avait rien à prendre rien à retenir
                   sinon ce vertige  cette vapeur du monde

                  dans le renversement des mots et des choses

 

Comme l'inexplicable est beau alors, à l'image de « la douce enfance » qui « garde en elle / sa neige en feu » !

 

Présentation de l’auteur

Marie Alloy

Marie Alloy, née à Hénin-Beaumont le 2 juillet 1951, est peintre, graveur et éditeur. Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de textes publiés dans des revues.

Iris Cushing




Daniele Beghè, La lettre à Silvia

Le poète Daniele Beghè, que nous avons publié dès son premier recueil, Galateo dell'abbandono (Manuel de l'abandon)  vient de disparaître - victime d'une "longue maladie" qui a interrompu avec autant de brutalité que de cruauté un parcours ascensionnel et lumineux comme le passage d'une comète : son oeuvre, produite sur une dizaine d'années seulement (grand lecteur de poésie, il s'était mis tard à l'écriture, à la suite d'un accident qui l'avait longuement immobilisé) de 2015 à 2025, laisse un impact très fort sur les poètes qui l'ont lu et connu, très largement au-delà de Parme, sa ville natale, qu'il n'a jamais quittée, et à laquelle il apportait son ouverture d'esprit, son regard aiguisé  - tendre et ironique - pour décrire le monde tel qu'il est, tel qu'il déchire et panse. Par lui, j'ai rencontré le groupe des poètes qui forment ce qu'on peut appeler L'Officina poetica de Parme - des poètes ouverts à tant de chemins poétiques et solidaires, comme il l'était lui-même : il ne manquait jamais de m'envoyer poèmes et livres de jeunes poètes qu'il estimait et soutenait. C'est l'une d'entre eux, Silvia Patrizio, qui a écrit pour nous tous, amis et lecteurs,  l'émouvant adieu que j'ai traduit et que je vous livre, avec un extrait de son dernier livre, Chicane.

 

 

 

Traduction Marilyne Bertoncini

10 avril 2025
Pour Daniele et pour nous tous…

À Silvia,
Rappelle-toi aussi…

Depuis les balcons de l'auberge paternelle
jette deux vaches et un culatello1

 Silvia, pour tout, c’est grand merci

 

 

 

Quand Chicane est sorti, Daniele m'a écrit ces quelques lignes de dédicace. Nous savions déjà pour la tumeur mais il tenait si fort à nous léguer, à tous, ses mots. Il me répétait qu'il n'avait pas beaucoup de temps, qu'il devait y arriver... Il s’y est consacré avec détermination, émerveillé et reconnaissant envers toutes les personnes qui ont cru en lui. Et en me faisant l’honneur de m’impliquer dans un acte créatif si intime et, en fait, tellement chargé de passages compliqués. Par exemple, la lettre h... Rien à faire, il l’oubliait toujours. Il me disait qu'elle était surévaluée... J'ai réalisé que le génie et la grammaire ne font pas forcément bon ménage.

Dans cette dédicace, il y a tout de lui : son regard ironique, sa légèreté profonde, le respect des choix de chacun d’entre nous, qu'il n'a jamais vécu de façon superficielle - combien de fois avons-nous parlé du fait que je sois végétarienne, de la philosophie et de son rapport inébranlable à la poésie, de ma passion pour le bouddhisme ancien. Il m'a donné l'un des livres les plus incisifs et définitifs sur le sujet :  Le bouddhisme pour les moutons. Je le recommande à tout le monde.

À un moment donné de notre amitié, il est devenu Hermès, le messager des livres. Il passait à la Mondadori, chez Mimmo, pour récupérer les livres que j'avais commandés, il les lisait avant de me les donner, et bien sûr il les annotait copieusement ... J'ai payé un tas de livres à un prix majoré : il ajoutait au reçu les frais de collecte, de livraison et d'édition critique effectuée par lui.

C'est / le marché hideux.2

Mais il me parlait aussi beaucoup de lui, des Brioschi Boys, des voyages à vélo, de l'amitié, de la « légèreté critique » - celle qui sait voir, du luxe de la pensée dont il faut toujours prendre soin...

Il y a, intimement mêlée dans cette dernière phrase si pleine de joie, la profonde gratitude qu'il avait pour la vie et qui ne l'a jamais abandonné. Daniele est resté en vie jusqu'à la fin...

Je crois que, s'il le pouvait, il aimerait dire à nous tous qui l'avons accompagné et à toutes les personnes qui nous ont soutenus, même sans le connaître :

MES AMIS, C'EST POUR TOUT, GRAND MERCI

Silvia

(première publication sur la revue en ligne Atelier, 4 décembre 2024)

Choix de poèmes 

… Quand les choses ne sont pas simples, elles ne sont pas claires, exiger la clarté, la simplification à tout prix, est une solution de facilité, et cette exigence même contraint les discours à devenir génériques, c’est-à-dire mensongers. Au contraire, l’effort de tenter de penser et de s’exprimer avec la plus grande précision possible justement face aux choses les plus complexes est la seule attitude honnête et utile.

[Italo Calvino - Une pierre au-dessus. [Discours sur la littérature et la société]

Un célèbre dicton zen nous avertit : « Avant de pratiquer le zen, les montagnes me semblaient des montagnes, et les rivières des rivières. Depuis que je pratique le zen, je constate que les rivières ne sont plus des rivières et que les montagnes ne sont plus des montagnes. Mais depuis que j’ai atteint l’illumination, les montagnes redeviennent des montagnes et les rivières redeviennent des rivières. »

Il n'est certainement pas fait mention de pratiques zen dans les pages de Chicane3, le dernier livre de Daniele Beghè publié par Avagliano Poesia (2024), ni d'une recherche superficielle de spiritualité : l'architecte, éventuellement, semble plutôt jouer à mélanger les cartes qu'à rétablir l'harmonie de l'ensemble. Ce qui surprend dans le regard de Beghè, c'est son intérêt pour les « histoires minimales», « petits épisodes de survie » apparemment marginaux tant qu’ils ne sont pas vivifiés par les projecteurs de ses vers. Ce qui frappe l’attention, ce sont tous les « visages de vies déplacées / à réorienter », les personnages secondaires qui habitent une vie et « deviennent mères, rivages, exemples » pour « chacun de nous dans nos diverses postures ».

Voici donc, que les mots du dicton zen me semblent pouvoir donner une direction à notre regard de  lecteurs : ils nous enseignent cette obliquité de vision qui nous permet de saisir ce qui a toujours été sous nos yeux mais que les obstacles d'une vie quotidienne trop rapide, dévorante, relèguent à l'éloignement approximatif de l'indifférence, sinon de la mystification. Cette attention, qui trace une en mesure de capturer et de restituer en haut relief même la plus insignifiante « habitude de bord de route ».

Dans le paradoxe des embouteillages, des « errances lunatiques », des « allées et venues / des escalators » dans lesquels, dès le premier Rettilineo, nous sommes jetés, résonne une immobilité temporelle et spatiale qui semble briser le tourbillon disharmonieux de la vie urbaine. Ainsi le « bras tournant d’une grue », la « roue dentée » qui « tourne / sur l’horloge de l’ancienne tour », tous les espaces de coexistence dans lesquels « le flux reprend sa régularité » mais « plus lentement », deviennent des métaphores d’un regard plus conscient et les chicanes prennent la forme de « lieux réels et métaphoriques » qui « imposent la lenteur », comme l’observe à juste titre Daniela Marcheschi dans sa préface. Si ralentir est le verbe de la poésie, dans les pages de Beghè, la nécessité d'aller à contre-courant devient une stratégie pour défendre la dignité humaine elle-même, dépassée par l'injustice bouleversante du consumérisme et du capitalisme effrénés. C'est dans ces territoires de résistance, où l'œil désenchanté du poète peut s'attarder encore plus méticuleusement dans la description de l'instant, que s'ouvre tout grand l'univers entier, à partir du détail qui s'écroule.

Le monde semble ainsi divisé entre ceux qui persistent à regarder ailleurs, restant complices d'un système saturé et saturant, et ceux qui, au contraire, tentent de voir, cherchant « une brèche dans le mur du système » pour ne pas finir écrasés par lui, préservant avec ténacité le sens éthique du soin. Liberté et soin délimitent une dimension ouverte dans laquelle le poète, mais on pourrait élargir la considération à l'humanité tout entière, parvient à assumer, avec délicatesse et ironie, l'angoisse qui nous unit, comme un sac à dos qui « pèse sur les épaules » et auquel nous ne pouvons échapper « peu importe combien nous allongeons la foulée ». L’enchantement profane de l’écriture est déclaré par le poète mais la valeur salvatrice du mot devient « aide », dans une formule sécularisée d’autant plus efficace qu’elle est vide de superstructures : « Je veux rebattre les cartes pour un jour, soustraire un jour au mouvement rectiligne du temps, forger une chicane avec mon esprit ».

Dans cette intention de résistance, la frontière entre le dévouement aux détails et la recherche personnelle devient plus mince : nous nous retrouvons dans la maison même qui nous a donné naissance, nous interrogeant sur « le sens de ce transit », reconstruisant l'archéologie domestique qui a creusé notre existence, nous équipant de « bottes en caoutchouc pour la gadoue », même si parfois nous claudicons : « Je ne peux pas / traverser la blessure indemne, / si cette blessure est partout ». De même, la frontière entre poésie et prose s'effondre, juxtaposée très naturellement, comme un montage «en retard / sur la poésie», et toujours dans l'incertitude de savoir si « ce que vous écrivez est de la poésie ». Dans la précision si attentive aux glissements de terrain et aux affaissements, l'espace est préservé pour l'imagination et le lecteur est laissé libre de construire images sur images : « quiconque observe / pourra imaginer le désastre / d’un incendie ou un système / de voiles, sortant / de ces deux gemmes préservées."

Les vers de Chicane nous demandent présence et exploration, configurant un parcours dans lequel l'harmonie instable de l'ensemble peut devenir « nostalgie » au sens étymologique : la douleur d'un voyage et ses possibles déraillements capables de se transformer, si le regard s'aiguise, en autant d'épiphanies d'une autre façon de vivre et de coexister, conscients que « nous sommes tous autodidactes dans cette traversée ». La nostalgie comme promesse de symétrie « que la poésie tente de reconstruire dans le bref transit que chacun de nous doit effectuer dans le « voisinage cosmique » sans la consolation d'un ordre qui nous est préalablement et toujours prévu », pour citer les belles paroles de Pelliti dans l'introduction de Rosette.

Je ne sais pas d'où provient l'écriture de Beghè, peut-être d'un « caillot de crème caramel / qui prend forme » ou d'un « caillot de mémoire » qui, comme une fractale, s'étend pour inclure le passé, le présent et le futur, entrelaçant une complexité de couches pour ensuite revenir « se disperser en milliers d'intersections disloquées ». Mais quand je pense à Chicane, je ne pense pas à des lignes droites, à des kilomètres parcourus par des moteurs rugissants, à des courses contre la montre : je pense à ce banc qui, telle une « bête calme », regarde le monde se dérouler avec une curieuse incrédulité, avant de nous accompagner « fraternellement jusqu'au virage ».

Silvia Patrizio

21 gen 25. Transitiamumani: Daniele Beghé "Chicane". Radio Poetanza.

Choix de textes extraits du recueil Chicane

Dettatura del sangue

Sono versi scritti sotto dettatura
del sangue. Il lupo infierisce,
non sottilizza, si prende pure
gli studenti in alternanza. È
il mercato bruttezza, che lo stato
silente, impotente, connivente,
autorizza. Imbianca le pareti
con la calce il capitalismo. È magra,
annichilita, la memoria dei caduti.

Dictée de sang

Ces vers sont écrits sous la dictée
du sang. Le loup s’acharne,
sans marchander, il prend aussi
les étudiants en alternance. C’est
le marché hideux, que l’État
silencieux, impuissant, complice,
autorise. Il blanchit les murs
de la chaux du capitalisme. Bien mince,
anéanti, le souvenir des morts.

Vento da nord

Il vento che arriva da nord,
s’intrufola nella zona pedonale,
fa tremare a terra le ramaglie
potate, la falda del cappotto
striminzita fa svolazzi fra le foglie
marce. Rotolando le cartacce,
sul camminamento di pietra nera,
mi precedono. La palpebra meccanica
sulla porta a specchio inquadra
e l’ovatta dell’atrio ingurgita.
L’ascensore di vetro esegue.
Colleghi al distributore, altri
al telefono, qualcuno alza
gli occhi
dalla call, la mano in un gesto
di saluto. Mi siedo al mio posto, è tardi
per tornare indietro, apro il file
cerco di far entrare tutte le formule
nel foglio di calcolo

Vent du nord

Le vent venu du nord,
se faufile dans la zone piétonne,
fait frissonner à terre les branches
élaguées,  le rabat du manteau
étriqué, flotte avec les feuilles
décomposées. Un tourbillon de papiers,
sur la passerelle de pierre noire,
me précède. La paupière mécanique
sur la porte miroir repère
et le molleton de l’entrée engloutit.
L’ascenseur en verre exécute.
Des collègues au distributeur, d’autres
au téléphone, quelqu’un lève
les yeux
de l’appel, la main dans un geste
de salut. Je m’assieds à ma place, il est tard
pour revenir en arrière, j’ouvre le dossier
J’essaie de faire entrer toutes les équations
dans la feuille de calcul

Chicane

Sul lungo rettifilo il tachimetro
continua a salire insieme alla tachicardia
del pilota. Il motore scarica
a terra tutta la riserva di potenza,
in quel punto preciso del circuito
basterebbe un cane senza guinzaglio
o un sasso sull’asfalto a buttare
fuori strada un asso del motore.
In quel punto interviene il progettista
– entità enzimatica, relè del circuito mentale –
a disegnare esse in serie, curve
strette di raggio, in contro direzione

 Chicane

 Sur la longue ligne droite, le compteur
continue de monter avec la tachycardie
du pilote. Le moteur décharge
à terre toute la puissance en réserve
en ce point précis du circuit
il suffirait d’un chien sans laisse
ou d’un gravier sur l’asphalte pour sortir
de la route un as du moteur.
C’est alors qu’intervient le concepteur
– entité enzymatique, relais du circuit mental –
pour dessiner des esses en série, des courbes
en épingle, dans la direction opposée

 

L.I.F.O. (Last in first out)4

all’età di undici anni, il giorno prima di essere cresima­to, andò ad abitare dall’altra parte della città, in una stradina che termina contro la ferrovia. Fino all’età di trent’anni, quando le banalità della vita lo indussero a cambiare città, almeno tre volte al giorno la segnaletica verticale gli ricordò la sua condizione di abitante in una strada chiusa. I casi della vita vollero che anche la sua nuova abitazione, seppure ad oltre cento chilometri di distanza, si trovasse in una strada chiusa. Da allora per altri trent’anni il medesimo segnale lo aspettò al rien­tro. Alla fine si affezionò tanto ai vicoli ciechi che ne costruì uno su misura, portatile, e lo posizionò proprio dietro la fronte, protetto dalla scatola cranica.

 L.I.F.O. (Dernier entré, premier sorti)

à l'âge de onze ans, la veille de sa confirmation, il alla vivre de l'autre côté de la ville, dans une petite rue aboutissant contre la voie ferrée. Jusqu'à l'âge de trente ans, quand les banalités de la vie l'obligèrent à changer de ville, au moins trois fois par jour les panneaux verticaux lui rappellèrent sa condition d'habitant d'une rue fermée. Le destin a voulu que sa nouvelle maison elle-même, bien qu’à à plus de cent kilomètres de distance, se trouve dans une rue sans issue. Dès lors, pendant trente ans encore, le même signal l’attendit à son retour. Finalement, il s’affectionna tellement aux impasses qu'il s’en fabriqua une sur mesure,  transportable, et il la plaça juste derrière son front, protégé par sa boîte crânienne.

Notes

  1. la citation est la réécriture fantaisiste de deux vers de la deuxième strophe de la poésie de Leopardi “A Silvia”

Io gli studi leggiadri
Talor lasciando e le sudate carte,
Ove il tempo mio primo
E di me si spendea la miglior parte,
D’in su i veroni del paterno ostello
Porgea gli orecchi al suon della tua voce,

Ed alla man veloce
Che percorrea la faticosa tela.

    2. La citation tirée de Chicane.. p. 10  se réfère de façon parodique à la reprise par la presse italienne de la réplique d’Humphrey Bogart, à la fin du film Deadline-USA ( Bas-les-masques – 1952) « That's the press, baby. The press! And there's nothing you can do about it. Nothing!” sous la forme « E il mercato, bellezza » - jeu de miroir de l’intertextualité moqueuse typique du style de Daniele Beghè. (note de la traductrice).

   3. chicane  – Difficulté, incident qu’on suscite dans un procès pour embrouiller l’affaire (chicaner). Querelle, contestation où l’on est de mauvaise foi. Une chicane est un dispositif installé sur une voie de circulation pour produire une série de virages artificiels. Elle est peut-être confondue avec l’écluse, un aménagement de sécurité créant un alternat de circulation.

    4. La méthode LIFO est utilisée en comptabilité analytique pour la gestion des stocks et l’inventaire (domaine professionnel du poète Daniele Beghè)

Présentation de l’auteur

Daniele Beghè

Daniele Beghè vit à Parme où il est né. Enseignant-formateur en économie et droit, et passionné lecteur de poésie, il n'a commencé à écrire qu'en 2007. Son premier recueil, « Galateo dell'abandono » a été publié en 2016 aux éditions Tapirulan, suivi en 2018 aux éditions Consulta de « Quindici quadri di quartiere ed altri versi ». En 2019, « Boomerang » a gagné le concours des éditions Arcipelago Itaca. En France, il a été publié sur Recours au Poème en 2018.

Autres lectures

Daniele Beghè, La lettre à Silvia

Le poète Daniele Beghè, que nous avons publié dès son premier recueil, Galateo dell'abbandono (Manuel de l'abandon)  vient de disparaître - victime d'une "longue maladie" qui a interrompu avec autant de brutalité que [...]




Autour des éditions Alidades : Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce, José Ángel Leyva, LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingues qui permettent de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais. Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues.

Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

 L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

 On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE

À Sandro Penna

Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.

 […]

Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.
 

Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canonsI
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

 Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

 J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

Voilà une quarantaine d'années que le éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
⋅ tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
[ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

Présentation de l’auteur

José Ángel Leyva

José Àngel Leyva est né à Durango en 1958. Il est poète, romancier, journaliste, éditeur et promoteur culturel. Il est l’auteur de d’une quinzaine de livres de poésie publiés au Mexique mais aussi en Espagne, en Colombie ou au Venezuela, parmi lesquels Bottelas de sed (Bouteilles de soif), Entresueños (Entre-rêves), El Espinazo del Diablo (l’Épine dorsale du diable), Aguya (Aiguille) Habitantos, (Habitants) ou son anthologie personnelle Destiempo. En 2008 est sorti en France, à L’Oreille du loup, son recueil Catulle en exil, traduit par Stéphane Chaumet. (Source : Marché de la poésie).

Textes

© Crédits photos Begoña Pulido.

Bibliographie 

Poésie

Bouteilles de soif (Universidad Autónoma de Sinaloa, 1988) ; Catulo en el Destierro (UNAM. Col. El ala del tigre, 1993/ réédité en 2006 dans Verdehalago-CONACULTA, collection La Centena, 2007, réédité et traduit en français par Stéphane Cahumet, L'Oreille du Loup, Paris, 2008) ; Entresueños (Conaculta/Universidad de Ciencias y Artes de Chiapas, Col. Los cincuenta, 1996) ; El Espinazo del Diablo (Juan Pablos Editor/ Instituto Municipal del Arte y la Cultura de Durango, 1998) ; Muestra de poesía, plaquette, Santa Marta, Colombie, 2006 ; Duranguraños, Alforja-IMAC, 2007 ; Aguja, Editorial Aullido, Huelva, Espagne, 2009, Levante Editori-Bari, Rome, Italie, 2009, Écrites des Forges-Mantis Editores, Québec-Mexique, 2009 ; La eternidad no existe, Universidad Nacional de Colombia, 2009.

Autres livres

El admirable caso del médico curioso : Claude Bernard (Pangea Editores, 1991), El Naranjo en flor. Homenaje a los Revueltas (Décentralisation de CONACULTA et gouvernement de l'État de Durango, 1994) ; Lectura del mundo nuevo (Universidad Autónoma de Sinaloa, 1996) ; El Politécnico, un joven de 60 años (IPN, 1996) ; El Naranjo en flor. Homenaje a los Revueltas (deuxième édition corrigée et augmentée), Ediciones sin nombre, Juan Pablos Editor et Instituto Municipal del Arte y la Cultura de Durango, 1999 (troisième édition, SEP-Biblioteca de Aula, 2004) ; le roman La noche del jabalí (Fábulas de lo efímero), Editorial Praxis, 2002 ; Taga el papalote (livre pour enfants), Libros de Godot, Mexico, 2005. L'ombre de ce qui va arriver. Peinture de Guillermo Ceniceros, édit. Praxis, 2006 ; Guillermo Ceniceros, soixante-dix ans, La Cabra Ediciones, 2009.

Il a coordonné et fait partie des livres Versoconverso (Poetas entrevistan a poetas mexicanos), Mexico, 2000 ; Versos Comunicantes I et II (Poetas entrevistan a poetas iberoamericanos) Ediciones Alforja et UAM, 2001, 2005. Versos Comunicantes III (Poetas entrevistan a poetas iberoamericanos), sous presse Alforja, Universidad Autónoma de Nuevo Léon (2008).

Il a coordonné les anthologies de la série Poesía en el Andén, soit 24 titres au total. Il a également été l'anthologiste des titres suivants : Rumor de alas. Poesía de ángeles ; Sin límite ni puerta. Poesía de los sueños (en collaboration avec Begoña Pulido) ; Beso a verso. Besos, besos, besos ; Poemas de ángeles caídos ; Poemas sobre la Gula, et Poemas de la Pereza (coécrit avec Carlos Maciel), sous la marque Alforja, en 2006. Il est l'auteur de l'anthologie Poemas al viento, La Cabra Ediciones et Municipio de Ecatepec, 2008.

Anthologies

Jerome Seregni (éditeur), Las palabras pueden. Les écrivains et les enfants. UNICEF, Bogota, 2007.
Antología de Poesía Mexicana (coordonné par Marco Antonio Campos), Visor, Espagne, 2009.
Anthologie de la poésie mexicaine, publiée en Italie, coordonnée par Emilio Coco.

Dictionnaires

Humberto Musacchio, Milenios de México, Hoja Casa Editorial, 1999 Aurora Ocampo, Diccionario de escritores mexicanos, siglo XX, Instituto de investigaciones Filológicas, UNAM INBA, Coordinación de Literatura Diccionario Barsa Armando Pereira y Claudia Albarrán, Diccionario de Literatura Mexicana.

Revues

Il a édité des revues telles que Información Científica y Tecnológica (ICYT), du CONACyT, de 1992 à 1994 ; Nuestro Ambiente, de 1990 à 1991 ; Mundo, culturas y gente, de 1991 à 1994 ; Memoria (du CEMOS), de 1994 à 1998 ; Fundación Arturo Rosenblueth, de 1999 à 2000 ; membre fondateur depuis 1997 et codirecteur de la revue de poésie Alforja de 2000 à 2008 ; directeur général de la revue La Otra (poésie et arts visuels) dans ses versions numérique et imprimée ; coordinateur des publications de l'Universidad Intercontinental (depuis 2006), directeur de la revue UIC. Forum multidisciplinaire de l'université intercontinentale, rédacteur en chef de la revue intercontinentale de psychologie et d'éducation.

Festivals internationaux

Poetas del Mundo Latino, à Oaxaca et Morelia :
1999, à Oaxaca.
2004, hommage à Hugo Gutiérrez Vega, à Morelia.
2005, hommage à Juan Gelman, à Morelia.
2007, hommage à Juan Bañuelos, à Morelia.
2008, hommage à Lêdo Ivo, à Morelia et Aguascalientes.
1993, Rencontre internationale des écrivains à Monterrey.
2002, Foire internationale du livre de Bogota, lecture à la Casa Silva.
2003, Festival international de poésie de Bogota.
2004. Invité à la Bibliothèque nationale José Martí, La Havane, Cuba, pour présenter le roman La Noche del Jabalí (La nuit du sanglier).
2005, Festival international de poésie de Bogota.
2007, Festival international de poésie de Medellín.
2007, Festival international de poésie, dans le cadre de la Foire du livre, République dominicaine.
2007, Rencontre de gestionnaires et de poètes à Fortaleza, Ceará, Brésil.
2007, Rencontre internationale de Fliporto, à Porto de Galinhas, Pernambuco, Brésil en 2007.
2007, Littérature en Bravo, Ciudad Juárez, hommage à José Emilio Pacheco.
2008, Festival international de poésie de Bogota, consacré à la poésie mexicaine, avec un hommage à Eduardo Lizalde.
2008, Littérature dans la Bravo, Ciudad Juárez, hommage à Eduardo Lizalde.
2008, Biennale du livre à Fortaleza Ceará, Brésil, novembre 2008.
2009, XVIIe Festival international de poésie de Bogota.
2009, Littérature en Bravo, Ciudad Juárez, hommage à Juan Gelman.
2009, Automne culturel et bibliodiversité à Huelva, Espagne.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, pseudonyme de Luigi Filippo Tibertelli, né à Ferrare le et mort à Milan le est un poète et un peintre italien.

Bibliographie 

Peinture

  • Rue à Paris, 1936, huile sur toile, 61 × 50 cm, localisation inconnue.
  • Senza titolo, 1943, huile sur toile, 47,5 × 22,5 cm, Lugano, Museo d'arte della Svizzera italiana.

Publications

  • I Canti de la Croara, 1916.
  • Poesie, Vallecchi, 1953.
  • La città dalle cento meraviglie, e altri scritti, Vallecchi, 1965.
  • Cattività veneziana, All'insegna del pesce d'oro, 1966.
  • Lettere di De Pisis: 1924-1952, éditées par Demetrio Bonuglia, Lerici, 1966.
  • Il marchesino pittore: romanzo autobiografico di Filippo De Pisis, Longanesi, 1969.
  • Vaghe stelle dell'Orsa (journal intime, Bologne, 1916-1918) et Lettres à son frère Leone (1917-1918), Longanesi, 1970.
  • Futurismo, dadaismo, metafisica, avec Tristan Tzara et Primo Conti, Libri Scheiwiller, 1981.
  • Vert-vert, Einaudi, 1984.
  • Divino Giovanni: lettere a Comisso, 1919-1951, Marsilio, 1988.
  • Le memorie del marchesino pittore, éditées par Bona De Pisis et Sandro Zanotto, Einaudi, 1989.
  • Roma al sole, édité par Bona De Pisis, Sandro Zanotto, éditions N. Pozza, 1994.

Poèmes choisis

Autres lectures




Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme

On connaît de Rilke les Lettres à un jeune poète mais beaucoup moins ses  Lettres à une jeune femme dont l’intégralité est aujourd’hui publiée, pour la première fois, en français. Le célèbre poète a répondu entre 1919 et 1924 à du courrier que lui adressait une jeune Allemande confrontée à de lourdes difficultés personnelles. Cet échange révèle un Rilke attentif et bienveillant, mais jamais donneur de leçons.

Elle a 26 ans quand elle adresse sa première lettre à Rilke (il a 44 ans). Cette inconnue s’appelle Lisa Heise. La jeune femme avait découvert en 1902 Le livre des images du poète et en avait été marquée. Quand elle engage cette correspondance, elle vit dans la précarité. Ses « petits boulots » – comme on le dirait aujourd’hui – d’horticultrice et de pianiste ne lui permettent pas de vivre décemment. Elle vient aussi de divorcer.

Sa première lettre met d’ailleurs en exergue les difficultés de relation entre l’homme et la femme. « Tout ce discours sur la libération du monde, écrit-elle, n’est-il pas vain tant que la justice reste incomplète dans les relations entre l’homme et la femme ? L’homme ne devrait-il pas aussi  au fondement de sa vie intérieure respecter une image de l’amour qui ne soit pas entachée de tant d’erreur ? Pourquoi est-il si mal préparé à l’amour ? ». Rilke lui répond, dans une lettre du 30 août 1919 et abonde dans son sens, soulignant que « l’homme ne répond à l’amour et à la vérité de son amante que par une ébauche d’amour inaccomplie ». Il dit même de l’homme qu’il est « cet aveugle, ce forcené qui veut faire le tour du monde et ne réussit pas même à parcourir le chemin qui mène autour d’un cœur ».

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies, il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme et autres écrits sur l’amour, Arfuyen, 165 pages, 17 euros.

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies,il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Une première publication de cette correspondance (limité à 9 lettres) eut lieu en 1930, soit quatre ans après la mort du poète. Mais il fallut attendre 1934 pour connaître l’identité de la jeune femme avec la publication de ses propres lettres. L’occasion pour elle d’évoquer « une relation humaine des plus fécondes et des plus exaltantes ». Il faut dire que la correspondance ne s’est pas cantonnée au strict domaine de l’amour humain ou des relations homme-femme. Elle aborde aussi la question des périls qui montent à nouveau dans le monde alors qu’on sort tout juste de la Grande guerre. Rilke évoque notamment le cas de cette Allemagne qui « ne s’est pas fondamentalement renouvelée et repensée » (lettre du 2 février 2023).

Mais l’essentiel tourne quand même autour de l’attention que porte Rilke aux tribulations de la jeune femme. Il peut s’apitoyer quand le sort lui est contraire ou, au contraire, se réjouir quand elle trouve un vrai travail dans l’horticulture près de Weimar. « Ah, croyez-moi, c’est beaucoup, c’est presque tout ce qui peut être accordé à un être : cette soumission, cette sujétion à un travail tangible … » (lettre du 27 décembre 1921). Et il en vient à regretter lui-même qu’il lui « manque le savoir-faire et l’économie des gestes » et cette capacité de « passer du travail de l’esprit à un tel travail manuel » (lettre du 19 mai 1922).

Il n’y a que 9 lettres de Rilke dans cette correspondance mais elles ne manquent pas d’étonner par leur profondeur d’analyse et l’empathie qu’elles révèlent (surtout quand l’on sait que le poète ne rencontra jamais son interlocutrice). Il lui dédicacera même un poème d’amour. « Etre la fleur qui se sent bousculée/par l’incessant assaut du ruisseau sans malice/qui n’a souci d’elle quand sa hâte distraite/et trop précipitée la retourne//Ah, c’est ainsi que nous sommes livrés/au bruissement impétueux des émotions ;/se soucient-elles de nous ? … Etre au monde/compense cependant ce trop-plein de hasards ».

Du même auteur, sur Recours au poème, Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke

Présentation de l’auteur

Rainer Maria Rilke

Rainer Maria Rilke (René Karl Wilhelm Johann Josef Maria Rilke) est un écrivain autrichien qui grandit en Allemagne. Son père officier  souhaite qu'il mène une carrière militaire. Il l'envoie pendant cinq ans dans les écoles militaires de Saint-Pölten et de Mährisch-Weisskirchen.

A Prague, Munich et Berlin, il étudie le droit et le commerce et publie des textes en prose et des poèmes, comme "Pour ma joie".

Il noue des amitiés avec Auguste Rodin, dont il est le secrétaire, et Marina Tsvetaieva, avec qui il correspond. Pendant deux ans, Rilke entretient une liaison tumultueuse avec la peintre Lou Albert-Lasard.

La guerre de 1914-1918 est pour Rilke une cruelle épreuve.  Il reprend ensuite sa vie errante, revient à Paris en 1920 puis se réfugie dans le Valais.

En 1926, il se pique avec les épines d'une rose qu'il vient de couper. Quelque temps après, Rainer Maria décède d'une leucémie au sanatorium de Valmont refusant les soins thérapeutiques. Il est inhumé à Rarogne dans le canton du Valais.

Bibliographie 

Drames

  • Maintenant et à l'heure de notre mort... (1896).

Poésie en allemand

  • Vie et chanson (1894).
  • Dans l'attente du chemin de la vie (1896).
  • Offrandes aux lares (1895), poésie.
  • Couronné de rêve (1896), poésie.
  • Pour le gel matinal (1897).
  • Avent (1898).
  • Sans présent (1898).
  • Vers la vie (1898).
  • Le Livre d'images (1899).
  • Histoires Pragoises (1899).
  • La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904).
  • Le Livre des heures (1905) réunit les trois livres : de la vie monastique (écrit en 1899), du pèlerinage (écrit en 1901), de la pauvreté et de la mort (écrit en 1903).
  • Nouveaux poèmes (1907).
  • Requiem (1909).
  • La Vie de Marie (1913).
  • Rumeur des âges (1919).
  • Élégies de Duino (1922).
  • Sonnets à Orphée (1922).
  • Poèmes à la nuit (1976), écrits entre 1913 et 1916).

Poésie en langue française

Poèmes anthumes

  • Vergers (écrits en 1924, publiés en 1926 aux Éditions de la Nouvelle Revue Française.
  • Quatrains Valaisans.

Publications posthumes

  • Les Roses (première publication en 1927.
  • Les Fenêtres, dix poèmes de Rainer Maria Rilke illustrés de dix eaux-fortes par Baladine (1927).
  • Poèmes français (1944, contient Vergers, Quatrains valaisans, Les Roses, Les Fenêtres, Carnet de poche).
  • Tendres impôts à la France (écrits en 1924) publié dans : Rainer Maria Rilke (préf. Philippe Jaccottet), Vergers suivi d'autres poèmes français, Gallimard,

Nouvelles

  • Au fil de la vie (1898) ;
  • Histoires du bon Dieu (1900). 
  • Printemps enchanté et autres récits. Traduit et préfacé par Pierre Deshusses. Paris, Rivages, 2022. 

Journaux

  • Journal de Westerwede et de Paris, 1902. Traduit de l'allemand, présenté et annoté par Pierre Deshusses, Paris, Rivages 2001. 

Essais

  • Geldbaum (1901).
  • Sur Rodin (1903).
  • Notes sur la mélodie des choses (1955-1966, 2008 pour la trad. française), Paris, Allia, 64 p.
  • La Mélodie de l'amour et de la mort du cornette Christoph Rilke (édition bilingue, traduit de l'allemand par Roland Crastes de Paulet), Paris, Allia,

Correspondance

  • Lettres à un jeune poète (Leipzig, Insel, 1929); recueil de dix lettres adressés à Franz Xaver Kappus de 1903 à 1908, traduction : Rainer Biemel et [Bernard Grasset qui les publia en y ajoutant des Réflexions sur la vie créatrice (1937, puis 1978); traduction nouvelle par Claude Mouchard et Hans Hartje publiée avec Proses et Poèmes français, Le Livre de Poche, 1989.
  • Six lettres à A. A. M. Stols (1943).
  • Briefe über Cézanne (1952).
  • Lettres à une amie vénitienne (1985, en français).
  • Lettres à une musicienne. Correspondance avec Benvenuta (échanges épistolaires avec Magda von Hattingberg). Trad. de Pierre Deshusses, éd. Maren Sell / Calmann-Levy, 1998.
  • Lettres à une jeune poétesse (échanges épistolaires avec Anita Forrer), posthume, trad. fr. Alexandre Plateau et Jeanne Wagner, Bouquins, coll. "Littérature", 256 p., 2021.
  • Sa vie est passée dans la vôtre : Lettres sur le deuil, posthume, trad. fr. Micha Venaille, Les Belles Lettres, coll. "Domaine étranger", 140 p., 2022.

Éditions françaises

Œuvres complètes en français

  • Œuvres I, Prose, édition établie et présentée par Paul de Man, Paris, éd. du Seuil, 1966 (nombreuses rééditions).
  • Œuvres II, Poésie, édition établie et présentée par Paul de Man, Paris, éd. du Seuil, 1972 (nombreuses rééditions).
  • Œuvres III, Correspondance, édition établie par Philippe Jaccottet, traduction de Blaise Briod, Philippe Jaccottet et Pierre Klossowski, Paris, éd. du Seuil, 1976 (nombreuses rééditions).
  • Œuvres en prose (Récits et essais), édition sous la dir. de Claude David avec la coll. de Rémy Colombat, Bernard Lortholary et Claude Porcell, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993 (rééd. 2002).
  • Œuvres poétiques et théâtrales, édition sous la dir. de Gerald Stieg (avec la participation de Claude David pour les "Œuvres théâtrales"), traductions de Rémy Colombat, Jean-Claude Crespy, Dominique Iehl, Marc de Launay, etc. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.

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Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Prologue

Miroir à deux faces brisées

 Acte I

Originaire de Delhi, Deepankar Khiwani l’était parce que ses parents y avaient trouvé refuge lors de la traumatique Partition de l’Inde et du Pakistan. Orpheline, sa mère rencontra son père dans un train. Un nouveau déplacement emmena plus tard la famille dans une lointaine banlieue de Bombay.

Ces faits biographiques sous-tendent l’œuvre de Deepankar, qui rêvait de devenir écrivain mais mena avant tout une brillante carrière au sein d’un géant de l’informatique français, d’abord pour soutenir sa famille puis poussé par une crainte insoutenable de l’insécurité financière, hantise commune à des bataillons de jeunes Indiens qui déferlent sur le marché du travail dans le sous-continent mondialisé.

Entr'acte  fut son premier recueil de poèmes publié en Inde et sa sortie ici chez Banyan en édition bilingue est une initiative louable. C’est un « récit secret de perte », habité par une «nostalgie océanique du présent», nous confie Jeet Thayil*, qui a inclus l’auteur dans son anthologie The Penguin Book of Indian Poets.

Khiwani était un poète sinon honteux, du moins caché. On ne peut parler de lui sans évoquer son éminente carrière chez Capgemini, dont il finit par être nommé PDG. Chez lui, « la facilité déconcertante (…) à manier la rime, la cadence » et la forme strophique paraît être une extension plus que l’envers de son savoir-faire « professionnel ».

Dans sa poésie il privilégie la forme, et en évince le personnel.

 

II

‘I love you’ – thirteen times ! What sort
of bloody poem is that ? Anyone can
express a silly uncerebral thought :
The poet’s more than just a passionate man !

 ‘What do you mean – that’s what you ‘wished to tell’ -
It means quite nothing, and what’s more, won't sell’.

II

« Je t’aime » treize fois ! Quelle sorte,
quelle espèce de poème est-ce là ? Tout le monde peut
exprimer une pensée stupide et irréfléchie :
Le poète est plus qu’un homme passionné !

« Que veux-tu dire – c’est ce que tu voulais dire ? –
Ca ne veut rien dire et, en plus, ça ne se vendra pas. »

Sans doute Khiwani suivait-il là, avec son humour sec et distancié, le maître Dom Moraes, que la maladie mentale de sa mère avait conduit à proscrire « l’étalage » de l’intime dans ses écrits. Un poème doit, avant tout, être « construit », plus ajusté est le masque, plus sa force de conviction sera grande. On pense à Philip Larkin, c’est-à-dire : à un mélange postmoderne de langue familière, de maîtrise absolue de la métrique et de sentiment d’absence à soi.

Sans que le refus de l’émotion exclue, d’ailleurs, des plongées dans une certaine violence bergmanienne.

 

So come on now, and take that scalpel up –
and cut it out ! that anguished look, my friend…
You never can kill her until you do.

Alors vas-y maintenant, prends ce scalpel –
et coupe ! ce regard angoissé, mon ami…
Tu ne pourras jamais la tuer si tu n’agis pas.

                                    ∗∗∗

One day he wakes to find his mirror cracked ;
And through the window there in its dark frame,
He finds the selves that stare as if they lacked
The will to find his face and theirs the same.

Un jour, il se réveille, trouve son miroir brisé ;
Et, à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Voit les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait
La volonté de voir que son visage et le leur se confondent… 

Les miroirs, réfractaires plus que réfléchissants, et volontiers brisés pour mieux renvoyer l’image d’une personnalité morcelée, les vitres, les fenêtres, les cadres sont des topoï récurrents d’Entr’acte.

Ce que voyait le miroir de Khiwani était, à l’époque de son premier recueil, du moins, quasi dépourvu de couleur locale. En cela, il appartenait résolument à la génération d’écrivains du sous-continent et autres postcoloniaux qui refusaient toute étiquette ethnique. De par son métier de consultant et de par l’itinérance intercontinentale qui en découlait, il ne pouvait que refuser d’être catalogué comme poète « indien ».

[Plus tard, dans des séries ultérieures - telle Bombay Sequence -, face à la mutation de Bombay en Mumbai, face aux renversements de l’indianité nouvelle dans la néo-Inde Modienne, il sera davantage enclin à définir son indianité perdue.]

 

Deepankar Khiwani, Entr'acte, Édition bilingue, 2024, éditions Banyan.

Mais, pour l’heure, dans Ent’racte, sa poésie se loge toute entière dans l’entre-deux : d’où l’« entracte » du titre, non, plutôt… entr’acte avec une apostrophe – Khiwani, qui avait vécu quelques années en France, tint à Entr’acte comme titre de la version originale du recueil, parue en 2006 chez Harbour Line (Mumbai), maison d’édition confidentielle d’un collectif de poètes, dont il faisait partie.

Sa poésie est une poésie de l’apostrophe, de l’élision.  

 

Entr’acte

 I write on a clean paper napkin,
carefully folding it first.
Lifting my eyes I see you
look at me tenderly.

 Poets are good actors.
Good actors, as they say, forget
that they are elses to the parts they play.
So I play out this frowning poet role,
And you
Look at me tenderly.

 And till the rain is gone we stay,
Trapped in this smoke-filled bar :
A drunkard lifts his glass to us,
Or what he thinks we are.

Entr’acte

J’écris sur une serviette en papier propre
que j’ai pliée avec soin.
Levant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.

Les poètes sont bons acteurs.
Les bons acteurs, dit-on, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue le rôle du poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.

Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
Piégés dans ce bar enfumé :
un ivrogne lève son verre à nous deux,
ou à ce qu’il pense que nous sommes.

Anand Thakore, fondateur de Harbour Line et compagnon de route de Deepankar, indique que, dans les écrits de ce dernier, l’essentiel est pris en sandwich « ‘entre les actes’ : tentative d’opposer l’illusion théâtrale, pour ainsi dire, aux réalités de la vie. » La poésie de Khiwani : ses thèmes (« l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel à l’intérieur ») glissent insensiblement vers l’« autodissolution ».

Khiwani croyait sincèrement au précepte du « chaque poème pour lui-même » et, en même temps, imposa à la composition de son recueil Entr’acte le genre de structure qu’on trouve plus fréquemment au théâtre et dans le roman que dans la poésie : Sept scènes/chapitres. Sept vers apparaissant dans le Prologue. Qui réapparaîtront en têtes de chapitre. Puis enfin dans les poèmes eux-mêmes.

Il y a dans ses vers une mathématique qu’on ne peut que rapprocher de la maîtrise qu’il atteignit dans son « autre » profession, l’officielle, la managementale. Une musique de fond rythmée comme la soufflerie d’un climatiseur, iambique, décasyllabique, pentamérique, scandée de syllabes, de consonnances, d’assonances, d’accentuations mesurées, sans oublier le jeu des influences qui nourrissent la langue anglaise : saxonnes, rudes, sèches, et latines, plus rondes, plus abstraites.

Avec, toutefois… avec  le surgissement, tout à coup, mêlé aux souvenirs des Victoriens et des Elisabéthains inculqués par sa mère, des dialogues des films en hindi de l’après-guerre - quand le vocabulaire bollywoodien, héritier de l’ourdou (la langue la plus poétique de l’éventail linguistique du sous-continent, proscrite par la République indienne après la Partition, reléguée au Pakistan…), quand le cinéma bollywoodien, donc, encore en noir et blanc, était le fait de dialoguistes, de réalisateurs et d’acteurs discrètement musulmans qui ravissaient ouvertement le public hindou.

On en revient à la déchirure de la Partition vécue par les parents de Khiwani. La destination - haut-lieu de pèlerinage - du Train de nuit pour Haridwar, ne sera pas atteinte dans le poème : le convoi est arrêté au milieu de nulle part : halte prétexte à la méditation…

I should have been a poet, adrift at sea
Asking the questions that could nowhere lead
except to more uncertain ways to be.

J’aurais dû être poète, à la dérive en mer,
Posant des questions qui ne peuvent mener nulle part
qu’à des manières plus incertaines d’être.

                              ∗∗∗                       

In the air-conditioned quiet compartment, lit
by dim white light, I stretch, then try to see
what is outside the window, but find it
impossible to look outside of me :
there in two panes reflected, clearly seen,
two panes of glass, with a vacuum caught between.

Dans ce compartiment calme, climatisé, éclairé
par une pâle lueur blanche, je m’étire, puis essaie de voir
ce qui se trouve à l’extérieur de la fenêtre - alors qu’il m’est
impossible de regarder à l’extérieur de moi :
là, sur deux vitres réfléchies, je vois clairement
deux vitres, et un vide entre les deux.

 

Acte II

Importance cruciale, au bout du compte, des lieux d’ancrage ou plutôt d’un impossible ancrage, autre version du bocal vide des fenêtres à double vitrage du train de Haridwar. Le succinct Acte II du recueil est dévolu aux Séquences de Shiroshi, à la tentative vaine d’immobiliser une errance, à la quête d’un terrain à acheter, où enfouir une perte, les cendres de sa mère et sa terre natale perdue. Khiwani achève son recueil comme il l’a commencé. Il l’a commencé avec les Séquences du Salon de la mer, référence à un restaurant huppé de la Porte de l’Inde à Bombay où, ayant invité un ami poète à célébrer son premier salaire, le débutant croise le grand Dom Moraes, qui, reconnaissant le poète en lui, l’encouragera dans la voie de l’écriture.

 

Equipoise on an August Evening

Felicitous, this Bombay beachside dusk.
Its ashen blue may well be of an early morning
As credibly as of an evening ; no more than that, contained
In a window pane of that harsh and gentle colour
Yet the only colour in this unlit room.

Concordantly, the bedroom door’s ajar.
This door. Unable to step out from a life
Of opening and shutting. The woman outside
With a half-drunk cup of tea is my succubus
And muse. And neither of them too.

Appropriate, isn’t it ? The melancholy joke ;
This sound of a teaspoon stirring, and then gone
The flitting understanding, the stark
Incomprehension staring back ;
Is equipoise a growing ? or decay ?

How fittingly awkward, the answer : that those are
No different. Its muted echoes explore a room
Half-full with shapes of my ambivalence,
That quite lack any empathy themselves…
(Judicious, the damnation in their eyes.)

Equilibre d’un soir d’août

Pertinent, ce crépuscule sur la plage de Bombay.
Son bleu cendré pourrait bien être celui d’un petit matin.
Autant que d’un soir ; pas plus que cela, contenue
Dans une vitre, cette teinte dure et douce,
La seule encore de cette pièce non éclairée.

En même temps, la porte de la chambre est entrouverte.
Cette porte. Incapable de sortir d’une vie
Faite d’ouvertures et de fermetures. La femme dehors,
Avec sa tasse de thé à moitié bue, est ma succube
Et ma muse. Et ni l’une ni l’autre.

Approprié, n’est-ce pas ? Cette blague mélancolique ;
Ce son d’une cuillère à café qui remue, puis cesse.
La compréhension fugace, la pure
Incompréhension qui y répond ;
L’équilibre est-il un progrès ? ou une décadence ?

Comme la réponse semble étrangement inappropriée… : ils sont
Equivalents. Ses échos sourds explorent une pièce
Mi-pleine des formes de mon ambivalence,
Qui elles-mêmes manquent d’empathie…
(Judicieuse, la damnation dans leurs yeux.)

 

Epilogue en forme d’Epigraphe disponible sur la toile

 Deepankar Khiwani Skills

  • Outsourcing
  • Business Transformation
  • Offshoring
  • IT Strategy
  • Management Consulting
  • Global Delivery
  • IT Outsourcing
  • Business Analysis
  • BPO
  • Business Process Improvement

Compétences de Deepankar Khirwani

  • Externalisation
  • Business Transformation
  • Délocalisation
  • Stratégie informatique
  • Conseil en Management
  • Plan global de production
  • Outsourcing informatique
  • Analyse commerciale
  • Externalisation des processus métier
  • Projet d'amélioration des processus métier

*On doit à Jeet Thayil d’indispensables anthologies de poésie indienne anglophone et, entre autres romans, Mélanine, qui nous plonge dans le cercle des poètes de Bombay qu’a cotoyé Deepankar Khiwani. Mélanine, trad. Bernard Turle, Paris, Buchet-Chastel, 2020.

Présentation de l’auteur

Deepankar Khiwani

Khiwani Deepankar (1971 - 2020) est né à New Delhi mais a vécu de nombreuses années à Paris avant de retourner en Inde.

Bibliographie

Son premier recueil de poèmes, Entr'acte, a été publié en 2006 par Harbour Line. Ses poèmes ont également été publiés dans de nombreuses anthologies, dont The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets.

Poèmes choisis

Autres lectures

Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Prologue Miroir à deux faces brisées  Acte I Originaire de Delhi, Deepankar Khiwani l’était parce que ses parents y avaient trouvé refuge lors de la traumatique Partition de l’Inde et du Pakistan. Orpheline, [...]




Entretien avec Jean-Pierre Siméon : de possibles Avenirs

Figure incontournable de la poésie française, on le connaît avant tout pour son "militantisme poétique", ses nombreuses interventions pour faire connaître la poésie hors les murs, Du Printemps des poètes où il a été directeur artistique à la direction de la collection Poésie / Gallimard, Jean-Pierre n’a cessé de questionner le rôle de la poésie et la place du poète dans nos sociétés à l’air du tout numérique. Aujourd’hui c’est bien le poète aussi dramaturge qui se livre et qui nous revient avec un nouveau recueil chez Gallimard, Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot. Jean-Pierre s’entretient avec nous de son ascèse par l’écriture, d’une passion qui ne cesse de grandir, nourrie par une belle exigence.

Vous dites lors d’un entretien que « le poète détient une part de la vérité et que la méconnaître c’est perdre beaucoup, qu’un peuple qui perd sa poésie perd son âme ». Est-ce pour vous une crainte en vous projetant un tant soit peu dans l’avenir ?
Il n’est pas besoin de se projeter dans l’avenir pour craindre que les peuples perdent leur âme : c’est malheureusement un processus à l’œuvre aujourd’hui un peu partout sur la planète. La poésie et l’art sont en effet de mon point de vue le lieu d’expression de ce qu’on appelle l’âme humaine, la meilleure part de ce qui fonde l’humanisme, le questionnement incessant, le goût de l’inconnu, le sens de l’ouvert, la réfutation obstinée de ce qui clôt le sens, toutes choses qui fondent une conscience altruiste et vivante. L’oppression violente aujourd’hui d’un rapport au réel productiviste, égoïste, d’un matérialisme à courte vue, tout cela avec les moyens d’une technologie qui ne doute pas d’elle-même, va de pair évidemment avec le mépris croissant dans lequel on tient la poésie, l’art et toutes les formes d’une pensée indocile et créatrice. Lire, écrire, penser en poète, c’est donc s’opposer frontalement à cette logique mortifère. Soyons donc quant à nous, par objection, poètes inlassablement.
Dans votre dernier recueil intitulé justement « Avenirs » suivi de Le peintre au coquelicot vous déclarez de nouveau votre flamme à la poésie, on pourrait parler ici d’un acte de foi, le courage dont elle en est l’expression face à un monde voué à disparaitre un jour ou l’autre. Pouvez-vous nous en parler ?
Je ne vois pas comment vouer son existence à la poésie comme je le fais, et comme le font tant d’autres, ne s’appuierait pas sur une foi résolue dans les pouvoirs de la poésie. C’est le contraire qui m’étonne, de voir tant de poètes, écrire, publier, lire en public leurs poèmes et tenir un discours minimaliste à ce sujet, comme s’excusant d’être poètes. La foi en la poésie que je professe en effet, et sans état d’âme, n’est pas une lubie personnelle, elle s’argumente de la présence constante de la poésie, de son rayonnement, dans toutes les civilisations depuis le début de l’histoire humaine. Elle n’est pas seulement ce que notre modernité occidentale en a fait, un genre littéraire parmi d’autres pour exégètes savants, elle relève d’une position existentielle fondamentale, qui propose depuis toujours à l’homme une alternative quant à la pensée de son destin et de son rapport au monde. Cette position a toujours été à contre-courant des valeurs dominantes en toute société, la grandeur, la force, l’avoir et le pouvoir, elle est donc un contre-ordre. Il faut pour tenir cette position effectivement le courage d’aller contre l’opinion courante et les valeurs admises. 
Pourquoi ce choix du titre Avenirs au pluriel ? Faites-vous la distinction entre différents possibles, un monde avec et sans poésie ?

Pourquoi un S à Avenirs ? pour que justement vous me posiez la question, pour que le lecteur se pose la question… Cela en effet ne va pas de soi, ce qui va de soi, c’est avenir au singulier, tel qu’il a été pensé, ressenti par tous depuis le début de l’histoire humaine : un avenir, un seul, comme une ligne droite dans l’éternité avec certes des avancées et des reculs, mais sans limite. Or, la grande mutation dans la conscience collective s’est faite ces dernières décennies, puisqu’on a enfin mesuré ce que la science dit depuis longtemps, qu’il n’y a pas d’éternité, pour notre planète. Ce que je dis dans ce livre, c’est que nous pouvons ou non hâter notre fin et qu’il y a au moins deux avenirs possibles…Et que le seul monde qui serait viable avec un avenir lointain à peu près garanti serait un monde gouverné par l’inverse de ce qui le gouverne aujourd’hui et qui amène la catastrophe. Ce dont je parlais plus haut : la volonté de pouvoir, l’exploitation éhontée de son environnement par l’homme, l’anthropocentrisme qui implique une jouissance du réel au seul profit de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas donc seulement d’un peu plus ou d’un peu moins de poésie : il s’agit d’inventer les moyens d’un monde dont le principe serait comme un diapason un art d’habiter poétiquement la terre.

Vous avez déclaré à ce propos : « J’appelle ici beauté tout ce qui en l’homme, par l’homme et hors de l’homme, exhausse le réel et offense la mort (…) à elle de promouvoir, poème à poème, une politique de la beauté dont le principe est d’incandescence dans la nuit. » De recueil en recueil et même dans vos essais (dont le plus connu La poésie sauvera le monde), vous continuez à croire en ce pouvoir de la poésie d’éclairer la nuit. La voix du poète est-elle encore intelligible avec ce déploiement d’informations un peu partout sur les réseaux sociaux, ces images qui se consomment à la chaîne ?
 La poésie est à mes yeux, l’exact contraire de l’information et de la communication telles qu’elles sont véhiculées par les réseaux dont vous parlez. Un des grands malheurs de notre temps, qui est un malheur ancien mais amplifié et accéléré par les supports technologiques, c’est la façon dont la langue dominante, telle qu’elle est exigée par ces supports, accélérée, tapageuse, sans nuances ni précautions, est l’instrument de la perte du sens…c’est une langue qui, malgré ce qu’elle prétend, perd le réel, n’en donne qu’une représentation scandaleusement réduite, partielle et fragmentée. Elle se donne toutes les apparences du vrai mais on a ici l’exemple de la confusion entre le vrai et le vraisemblable. Il se trouve que les réseaux sociaux qui ne sont pas nocifs a priori ou par principe, porte en eux les moyens du désastre intellectuel et moral dont ils sont le vecteur. Ils privilégient l’instantané, donnent légitimité à des paroles qui ne sont que l’effet d’une impulsion voire d’une pulsion et de l’émotion du moment : or il n’est je crois de parole légitime que si elle est le fait d’un minimum d’élaboration, d’une prise de temps qui est une prise de distance, que si elle naît d’une sorte de silence intérieur où la pensée prend le temps de se retourner contre elle-même, de se peser. La poésie donc est l’exact contraire du vite-pensé, vite-écrit, vite-publié, puisqu’elle ne peut naître que dans la lenteur et le silence premier d’une longue et intérieure élaboration, où tout est saisi dans une interaction entre la conceptualisation, le savoir acquis, l’expérience vécue, bref, dans un aller-retour intense entre la pensée et la sensation. Ceci dit, nous pourrions dire paradoxalement que la poésie prend ainsi toute sa valeur d’objection, qu’elle est l’échappatoire du système répressif à l’œuvre. Non, seulement, elle ne risque pas de disparaître, mais sa valeur de contre-pied ou de contrepoint n’a jamais été aussi flagrante et aussi utile.

 

Je crois avoir lu que vous n’étiez pas croyant mais je perçois vos poèmes comme des prières. Quelle place occupe votre éducation, votre culture religieuse dans votre pratique de l’écriture ? Ne pensez-vous pas que la poésie relève d'une forme de spiritualité, qu’elle permet d'accéder à une transcendance dans l'immanence ?
 Oui, je suis plutôt du genre mécréant et un laïque militant. Ce qui ne m’empêche pas évidemment de m’intéresser à toutes les spiritualités et de m’en nourrir. J’ai eu une éducation chrétienne et mes parents étaient disons des chrétiens laïques, proches un moment par exemple des prêtres ouvriers. Mais j’ai une forte aversion pour toutes les religions dans la mesure où elles ont été historiquement des instruments d’oppression tant morale que physique. Les institutions religieuses, comme tous les pouvoirs temporels, sont corrompues par le goût du pouvoir et ses ornements. Mais le dialogue avec des croyants de tout bord me passionne et j’ai le plus grand respect pour des théologiens qui le plus souvent sont des esprits ouverts dont la foi n’exclut pas le doute. Pour en revenir à la poésie, il est évident qu’elle a partie liée avec la spiritualité, et je crois comme vous le dites qu’elle est la manifestation d’un désir de transcendance, qui ne postule pas un au-delà hors du monde, mais comme le disait Paul Éluard, dans le monde…il y a un autre monde, disait-il, mais il est dans ce monde. C’est cet au-delà de l’expérience immédiate et de la première vue qu’investit la poésie, elle sauve l’homme de l’emprise vite totalitaire du besoin et des demandes du réel immédiat. Mais la poésie relève d’une spiritualité si je puis dire, incarnée, charnelle même, qui ne nie ni n’oublie jamais l’inscription de l’être dans le concret du monde :  c’est en quelque sorte l’esprit en corps à corps avec le monde. Comme elle ne fait pas le pari de cet au-delà que promettent les religions, elle fonde une spiritualité laïque en quelque sorte, partageable par tous. J’ai écrit quelque part que la poésie était l’espéranto de l’âme humaine, cette formule résume je pense assez bien ma pensée dans ce domaine.

Ton poème - Jean-Pierre Siméon, Les Belles Personnes.

Pour revenir à votre dernier recueil ainsi que sur les précédents, je constate que vous ne boudez en rien un certain lyrisme, un travail sur la musicalité, entre le chant et la prière, une passion certaine pour Péguy, pour le poème dramatique. Comment travaillez-vous vos recueils, les mettez-vous en bouche, en les incarnant dans votre corps avant de les fixer sur le papier ?

Mon apport à l’écriture a évidemment beaucoup évolué, au fil des décennies. Même si j’ai toujours été dans mes lectures (qui ont toujours été très diverses, sans exclusive et très nourries depuis mon plus jeune âge de la poésie étrangère) attiré et porté par la poésie disons lyrique pour faire simple, ce n’est qu’au fil des années que j’ai mieux pris en compte l’oralité dans ma propre écriture. Nul doute que mon travail au théâtre à partir des années 90 y a contribué, mais aussi, et cela ne me concerne pas seul, le fait que dès des années 80, nous avons été nombreux dans ma génération, à multiplier les lectures publiques de poèmes, à une époque où la poésie avait quasiment disparu de l’espace public. C’était une manière de renouer avec les lecteurs, une nécessité donc, mais je suis sûr que cela a eu un effet sur l’ensemble de la production poétique.

 Pour répondre plus précisément à votre question concernant mon propre travail d’écriture, il est absolument vrai que je prends en compte désormais comme une donnée première la part vocale du poème, je veux plus que jamais que le poème soit une parole adressée. Mais le défi que je me propose est au fond celui de la poésie depuis toujours : ne rien céder sur la densité particulière de la langue, qui est le fait même de la poésie, sur la densité de la pensée aussi (car la poésie n’est pas qu’un affect) sans rien perdre de l’élan de la parole.

 

J’aimerai que vous nous parliez du travail de la scène. La poésie se déclame beaucoup (Festivals, rue, café, Marché de la poésie, Maison de la poésie, Printemps des poètes…), voyez-vous ça comme un retour à son essence première ?

Votre question me permet de rappeler une chose : cette multiplication des occasions de dire le poème en public, n’est pas née spontanément. Elle est le résultat comme je l’ai dit plus haut de l’effort militant et résolu de très nombreux poètes de ma génération et de celle qui l’a précédée, des nombreux petits éditeurs pionniers des années 70 (Rougerie, Cheyne, Jacques Bremond, Louis Dubost, Obsidiane, Jean Le Mauve, Yves Prié, pour n’en citer que quelques-uns). Ce qu’on voit aujourd’hui n’existait pas dans les années 80/90, il a fallu se battre contre les préjugés, l’indifférence, l’opinion communément admise que la poésie n’intéressait personne, opinion hélas alors partagée par la plupart des médiateurs et responsables culturels. Je sais de quoi je parle puisque j’ai été un acteur parmi d’autres de ce combat. La création du Printemps des poètes est venue opportunément au début des années 2000 pour donner légitimité à ce travail jusqu’alors souterrain et invisible, et pour amplifier et structurer cet élan collectif. Disons donc que cela est d’abord venu de la volonté des acteurs de la poésie abandonnés par la critique nationale et par les grands éditeurs pour l’essentiel, de rejoindre les lecteurs. Il y avait aussi chez la plupart cette idée politique que la poésie ne devait pas être l’affaire de quelques-uns mais n’avait de sens et de valeur que dans sa présence sociale. 

Ceci dit, comme vous le suggérez, cela était l’occasion aussi de renouer avec la plus ancienne tradition poétique, qui n’avait disparu au vrai que dans le monde occidental mais pas ailleurs, tradition qui veut que la poésie soit une parole partagée par tous. Exigeante certes, mais fondamentalement populaire. Il faut rappeler aussi à ce propos que nous n’avons rien inventé : on disait déjà des poèmes dans les bistrots du temps de Villon, des romantiques, du surréalisme, etc. et si par exemple le slam a pour antécédent immédiat la poésie protestataire américaine, on peut voir par exemple un Jehan Rictus déclamant ses poèmes rimés en argot parisien au Chat noir à la fin du XIXe siècle comme un ancêtre direct de nos slameurs…

Vous êtes également dramaturge, quelle différence faite-vous entre l'écriture théâtrale et l'écriture poétique ? 
C’est une question très vaste et qui mériterait une longue réponse. Je dirais simplement qu’il y a plusieurs traditions d’écriture théâtrale, la tradition du théâtre d’art français dans lequel je me situe est fondée dans la poésie. C’est un poète, Paul fort, qui a inventé, à 20 ans, à la fin du XIXe siècle le terme de Théâtre d’art. Les plus grands textes du répertoire français et international, sont le fait de poètes : par exemple Racine ou Shakespeare, Musset, Hugo, Claudel, ou Brecht, Beckett ou Jon Fosse… la question de fond est de savoir comment on peut concilier une écriture poétique assumée et les nécessités de la représentation théâtrale qui exige une réception immédiate, ce qui, d’une certaine façon, contredit la nécessité d’une latence pour la compréhension du poème. J’ai essayé pour ma part d’inventer une poésie de théâtre qui tienne compte de cette contradiction, c’est-à-dire qui reste de la poésie mais qui puisse être incarnée et ne sature pas l’écoute du spectateur… la grande différence donc c’est que quand j’écris des poèmes, je sais que la lecture peut en être lente, rémanente et récurrente, que le lecteur a le livre le plus souvent dans les mains, ce qui ne sera pas le cas du texte écrit pour le théâtre.
Vous êtes également un passeur important, alors je vous le demande pour conclure : un conseil ou plusieurs que vous aimeriez donner aux jeunes poètes en herbe qui aimeraient se lancer à leur tour et écrire de la poésie ?
Pour ma part, je donne un seul conseil : il faut lire, lire et relire sans cesse les poètes qui nous ont précédés, ceux qui, comme dit René Guy Cadou, " sont passés avant nous au guichet". Lire de la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Je fais remarquer aux jeunes que je rencontre qu’ils n’imagineraient pas écrire une chanson sans connaître aucun des chanteurs de leur époque, devenir un joueur de football professionnel sans regarder toutes les semaines les exploits de leurs joueurs préférés. Je ne crois pas à la poésie spontanée. Les griots africains qui improvisent ont la mémoire de siècles de tradition poétique, et n’oublions pas que Rimbaud lisait à 15 ans les poètes de son temps et qu’il avait une culture hors du commun.

∗∗∗

Extraits de Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot :

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Le soleil un jour avalera le monde

Regardons-nous mon Dieu quel hiver
Dans les visages quel froid dans les bouches !
Si jeune encore et déjà vieux le monde
Déjà le grand âge qui tremble
Plus que le corps le cœur défait
Et lui chercher un avenir
C’est chercher des fruits aux arbres dans la neige
Hommes et ciels tout usés
Il fait si nuit dedans
Qu’un moindre rire est un printemps mais
Moi qui suis vieux de beaucoup de pluies et de pas
Je vous le dis comme l’enfant
Qui voit la mer dans une flaque
Laissez le froid aux effarés
Laissez le froid manger leurs lèvres
Prenez le premier vent qui passe
Sautez du lit trouvez l’échelle
Volez leur nid aux hirondelles
Dansez dansez sur les toits
Dansez riez défiez le vide
Que votre rire éclate comme une orange qu’on égorge

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Grâces ultimes

Nous ne saurons jamais ce que voulaient de nous
La terre ni ce bleu infini qui la retient
Comme un visage le miroir
De qui l’aventure humaine sera-t-elle le souvenir ?
De quoi la trace déchirée ?
Oh je sais la question aussi vaine
Qu’un clou planté dans l’eau
Mieux vaut parler peut-être
Du repas de demain ou
Du vieillissement du jour à la terrasse puis
Lacer ses chaussures et descendre au jardin
Et pourtant
L’homme n’existe
Que de tenir tout entier dans la question
Nous ne saurons jamais pourquoi
Toucher des lèvres de ses lèvres
Ou un cœur du regard
Est de siècle en siècle
La seule vérité qui tienne
Comme toujours revient comme une grâce
La fleur mille fois piétinée

Présentation de l’auteur




Traverser les fragilités et entrer dans la lumière : hommage à Jean Lavoué

Lorsque l’on m’a demandé de parler de la poésie de Jean Lavoué, 3 mots me sont spontanément venus à l’esprit :

 

Fragilité                          Fraternité

Simplicité

Jean fut pendant plus de 40 ans en proximité avec la poésie de René Guy Cadou, Cadou qui, comme il l’a dit dans un entretien avec Karina Berger, a été la figure poétique et spirituelle qui l’a inspiré le plus. Leur proximité ne fut pas que littéraire, elle fut aussi en humanité car comme Cadou, Jean a su rejoindre ceux qui souffrent au cœur même de sa propre expérience de fragilité ; lui aussi a su traverser de façon lumineuse l’expérience de l’absence, l’absence de sa sœur décédée à 18 ans dans un accident, et l’expérience de sa maladie.

La fragilité, une blessure qui n’est pas un enfermement mortifère, mais une voie de liberté intérieure comme nous le dit Bernard Ugeux dans son livre Traverser nos fragilités : «  On ne peut vraiment joindre les mains que lorsqu’elles sont vides… »

Héberger l'Inouï - Poésie Jean Lavoué, musique Pier d'Andréa.

Atteindre la liberté intérieure, c’est consentir à la réalité même douloureuse : «  Quand la maladie parfois terrasse, se sentir à jamais/ de la vulnérabilité » avec ces mots de Jean, nous comprenons qu’il a su vivre la sainte blessure et vivre aussi en poésie  cette parole de Matthieu (5-3) : «  Quelle chance pour ceux qui sont en manque jusqu’au fond d’eux-mêmes ». Jean nous dit dans son ouvrage Voix de Bretagne – Chant des pauvres : « La pauvreté fondamentale celle qui nous fait manquants, marqués à jamais d’une cicatrice inguérissable ( …) d’où la poésie a jailli comme un miracle inespéré. »

Alors, Jean a su regarder les oiseaux du ciel et les lys des champs. Il a mis en pratique ces paroles de Jean Sullivan dans Paroles du passant : «  Le bonheur est aussi dans le regard, une certaine attention aux étoiles, à l’herbe des champs. » C’est ce bonheur que l’on aperçoit en entendant ces vers de Jean : «  Et si le silence se faisait en soi aussi fin d’un brin d’herbe. »Une poésie qui traduit ce que nous dit aussi Gabriel Ringlet poète dont Jean se sentait proche : «  Vous verrez que l’amaryllis pousse parfois près des barbelés et qu’une lumière peut encore surgir au milieu des épines. » (Eloge de la fragilité)

Ces auteurs comme Jean, nous rappellent ce que Saint Paul nous a dit : «  C’est quand je suis faible que je suis fort ».

Jean le savait, il ne faut pas refuser les épreuves, les blessures car elles peuvent mener à « une fête transfigurée »

Si tu te sens vulnérable
Incertain de tes jours
Tu recevras en toi
La vie comme un cadeau. 

Les poèmes de Jean témoignent que la sensibilité, la vulnérabilité sont pour le créatif, pour le poète un atout et que la fragilité se change en force, car l’accepter  c’est s’accepter, c’est élargir notre humanité et se reconnaitre vivant, c’est aussi consentir à se laisser aimer, s’offrir à l’amour qui nous attend :

Fragile mortel
Porté par cet amour immense offert
Injustifiable
Dont tu ressors lavé
Dans la nudité des premiers jours. (Ecrits de l’arbre dans le soleil)

Et te voici maintenant
Presque aussi pauvre que lui
……..                              
Découvrir dans les secrets de sa propre mort
Sa plus belle promesse d’amour,
Cet inconnu fiché au cœur de sa vie  ( Chant ensemencé )

La fragilité est une voie d’accès à l’intériorité car on est alors sensible à la dimension tragique du réel, avancer même blessé c’est devenir plus lucide : « Fou celui qui se croit à l’abri » dira Christian Bobin.

© Le Télégramme

Pour Jean comme pour René Guy Cadou, la poésie s’est faite « rumeur brisée du monde. »

Comme Charles Péguy Jean  a su, « sur fond de peine, tisser la joie » car il savait comme François Cheng que les absents  ces « âmes muettes » ne cessent d’être là.

Jean a su nous dire que si la graine fragile accepte l’obscurité de la terre, elle pourra s’épanouir et devenir arbre ?

Je conclurai ce thème de la fragilité avec ce poème extrait de  son recueil Ecrits de l’arbre dans le soleil qu’il dédie à Christian Bobin :

Nous héritons tous de passants vulnérables
Qui ouvrirent pour nous  des voies,
Sans connaitre le but,
Ils nous firent pourtant le cadeau
De leur absence lumineuse. 

Si ces vers évoquent la déchirure de l’absence féconde, ils évoquent aussi la fraternité qui fut au cœur de sa vie et de sa poésie.

Je cherche comment
partager encore avec toi
le pain du poème.

Fraternité, c’est le titre de l’un de ses recueils Fraternités des lisières, c’est aussi le sous-titre de son essai René Guy Cadou la fraternité au cœur , Jean avait lui aussi la fraternité au cœur, très loin de l’esprit individualiste, il n’a cessé de s’ouvrir aux autres , la transmission est un don qu’il faisait aux autres , c’est dans cet esprit qu’il vivait les échanges sur son blog ou sur sa page facebook et qu’il entreprit de se faire éditeur.

Il se sentait en fraternité avec Simone Weil, Christine Singer, René Guy Cadou,  Xavier Grall , Gilles Baudry, Christian Bobin, Philippe Mac Leod, François Cheng François Cassinghena Trevedy ou Philippe Forcioli pour ne citer que ceux-là. Et l’on a pu lire sur sa page facebook :  «  J’ai gardé l’habitude de partager de temps à autre certains de ses textes ( il évoque alors Christiane Singer) comme ceux de Christian Bobin ou d’Etty Hillesum. Voici trois auteurs qui m’accompagnent au fil de ce réseau et m’aident à garder une ligne de poésie fidèle à l’accueil inconditionnel, à la passion de l’homme, à la fidélité aux ressources inépuisables de la vie quels que soient les obstacles et les circonstances. »

Il a su entretenir un esprit de communauté poétique. Une fraternité de la tendresse et une tendresse pour l’humanité, il a regardé l’autre comme un compagnon, dont nous avons besoin, trop fragiles que nous sommes pour rester seuls, la poésie et les rencontres pour une présence au Monde.

Jean Lavoué a su nourrir son écriture de la fréquentation des autres poètes, rencontres et lectures pour nourrir son expérience d’intériorité. La poésie est une nourriture  qui se partage et il nous invite au banquet :

La poésie nous redonne son oxygène
… comme le pain
Elle rompt l’ordinaire des jours
( Passio Vegetalis )

Dans la demeure où l’âme
du mondea fait son nid
La table est toujours ouverte
Et le banquet n’aura pas de fin.

Jean Lavoué n’est pas seulement en fraternité avec les hommes, il l’est avec la nature, l’arbre en est le symbole :

Arbre de haute lignée
Oh mon frère
Toi que l’on ne regarde pas 
………………………………………….
Le sang qui me raconte
Ta sève le prolonge.

Jean a su être le spectateur d’une œuvre, celle de la nature, il a su la regarder, elle est une expérience esthétique au sens de aisthésis ( faculté de percevoir par les sens) . La nature, il la contemple et il médite :

Je regarde le ciel
Comme un présent sans fin.

Jean-Louis Clouët à propos de René Guy Cadou parlait de la «géographie tremblante du chemin » J’ose le plagier et parler pour Jean de la « poésie tremblante du chemin ».

Des clairières en attente, Jean Lavoué, Médiaspaul 2021.

Ses marches dans la nature habitée de silence, l’initient et le guérissent. Au rythme de sa marche, sa poésie s’écrit :

Avez-vous déjà pratiqué la marche
Spacieuse       
L’espace s’élargit à l’infini autour de vous
Et vous devenez le témoin silencieux
De tout ce qui respire en vous.

Jean Lavoué un homme et un poète qui marche. S’ouvrir en marchant au silence et accueillir car comme l’a dit Xavier Grall : «  toute marche est une marche spirituelle », en écho aux mots de Xavier Grall,  ces vers de Jean :

Marcher accueillir
Cueillir dans le silence de la nature
Les bribes d’un poème ou d’un chant
Constitue pour moi un exercice
spirituel à part entière. 

La marche pour un chemin d’authenticité et accéder  en simplicité à l’essentiel.

Comment ne pas penser à ces mots du Petit Prince de Saint Exupery refusant l’offre du marchand : «  Si j’avais  cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine. »

Jean a su en simplicité cultiver le temps de la lenteur nécessaire à la contemplation, alors adviennent la grâce et la poésie, la poésie  qui est quête de simplicité, cette simplicité s’incarne dans son écriture, un univers fait de choses simples et familières, une simplicité nécessaire à la liberté spirituelle. Le minuscule, l’ordinaire, le rien amènent comme en témoigne le philosophe André Comte Sponville à l’oubli de soi. Les poèmes de Jean sont comme il le disait pour la poésie de René Guy Cadou, « lavés de tous les artifices ». Il a su chasser l’inutile, le superflu pour s’approcher de l’essentiel, il s’est ainsi ouvert au merveilleux, à l’inattendu, alors s’est invitée la joie :

Quand ton poème sera aussi pauvre
Qu’un peuplier se balançant dans la lumière
Alors tu n’auras plus rien à faire
Qu’à être là
Poreux aux murmures du silence. 

Jamais Jean ne s’égare, ne se perd car il sait être dans cette simplicité qui est «  sans certitude, sans but, sans prise, sans intention. »  ( Nous sommes d’une source p. 51 )

Ecrire avec peu de mots, de pauvres mots ; pour faire advenir la poésie du silence, du vide, pour faire advenir la lumière Jean accède bien à ce vide lumineux qui, dit-il, a pour nom la joie, quand on est allégé de soi-même.

Pour Jean, comme l’a dit René Guy Cadou, «  La vie fut simple et nue au bord du paysage. »

Trouvez votre cœur et changez –le en encrier » disait Max Jacob à son ami René Guy Cadou, Jean a trempé sa plume dans cet encrier, il a su parler à l’encre de l’âme, écrire de la poésie pour que la vie puisse reprendre. Il nous invite à «  Suivre les sentiers de l’inutilité et de la poésie. » Il fut un sourcier en fraternité. Il s’est fait ce serviteur inutile mais serviteur de l’essentiel. Il est «  cet épistolier du vent qui se confie aux arbres » selon le souhait d’un autre poète Jacques Robinet ; je ne sais pas si Jean Lavoué le connaissait, mais je sais pour les avoir connus l’un et l’autre qu’ils sont  d’une même communauté poétique et fraternelle.

Jean l’homme et le poète   a été là, simplement, il a regardé, il a contemplé, il a rendu grâce, il a su devenir plus pauvre pour accéder à l’essentiel et ouvrir des voies imprévues. Il a été ce poète qui se préparait «  A la grande paix qui nous espère.

Jean était épris de beauté, de joie, de lumière.

La lumière Hélène Cadou à propos de René Guy Cadou a dit dans le Bonheur du jour : « Toi qui donnais lumière aux arbres. » En écho ces mots de Jean Lavoué dans Passio Vegetalis s’adressant à l’arbre : « Comme ta lumière m’appelait. » , par-delà le temps et l’espace, j’aime imaginer Jean et René Guy en cette même lumière fraternelle et éternelle.

Jean a eu une parole libre. Quand la poésie est accueillie, elle est terre de naissance et le poème accueilli fait naitre le poète. Ecrire, c’est aller à la rencontre de « cet inconnu qui nous habite », à la rencontre de la Présence car la poésie et particulièrement celle de Jean Lavoué est un lieu de révélation, de dévoilement en ce sens elle est évangélique.

Hommage rendu à Jean Lavoué dans le cadre du festival littéraire l’Esprit du Large à l’abbaye de Saint Jacut-de-la-Mer le samedi 29 mars 2025

Présentation de l’auteur




Jean-Claude Goiri – le poète de l’éveil et de l’unité

Nous sommes déjà nombreux à connaître le talent d’éditeur du créateur de Tarmac, base d’envol de nouveaux talents, de plumes de rare qualité. Peut-être connaissons-nous moins l’œuvre remarquable de Jean-Claude Goiri. Or, c’est un fait – ce dernier excelle la plume à la main !

Les quatre œuvres1 qui feront l’objet de cette étude, derrière la diversité de la forme – nouvelles, poèmes, textes de réflexion en prose – portent une pensée, une tension dont le lecteur s’imprègne et qu’il prolonge dans la durée en mûrissant ce Verbe.

La solitude est un thème que nombre de poètes ont évoqué, et nous la trouvons en effet dans ses écrits. Mais le lecteur est frappé par l’originalité avec laquelle il la met en scène. Nous trouvons par exemple dans La Part Ductile de l’Être plusieurs personnages repliés sur eux-mêmes, seuls, monologuant. Ce qui rend ces récits tout à fait différents des larmoiements romantiques est le ton enjoué, souvent absurde, voire grotesque, avec lequel le narrateur nous plonge dans leur intériorité. Entre un voyeur, une femme acariâtre même avec son fils, ou le beauf vulgaire, ces êtres esseulés nous apparaissent dans la vie la plus intense, concrète, humaine. Le narrateur de L’enterrement du voisin d’en face en fait l’aveu : « Je ne suis pas adorable. La preuve : je n’ai aucun ami. »

Permanence, Jean-Claude Goiri lu par Jacques Bonnaffé. Poème.

Jean-Claude Goiri fait en effet ressentir une diversité essentielle. Il y a d’une part les solitudes négatives, comme celle de la mégère des Vibrisses, qui vomit l’existence d’autrui jusqu’au ressentiment le plus rance, ou encore de La Prisonnièreoù le déferlement de haine se déchaîne sur son fils, un jour particulier de la semaine : « « Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, son fils lui ramène les courses pour la semaine et qu’elle peut enfin vomir sa haine sur quelqu’un. Il se montre toujours de marque de lessive ou de café. Il oublie toujours quelque chose. Alors elle gueule et ça lui fait du bien. Elle rit uniquement le samedi parce que le samedi, c’est le seul jour où elle peut voir un être humain, c’est le seul jour où elle peut voir un vrai con d’après elle, c’est le seul jour où elle voit celui qu’elle a mis au monde et qu’elle a laissé dehors. Quand il part, elle referme les quinze verrous de sa prison, râle et braille. Et recommence une semaine où elle ne respirera que l’air qu’elle expire. » Enfin, nous avons le quotidien du beauf mis en scène dans Le Feulement, sorte d’imbécile borné, bas de plafond que la satire réussie nous peint d’une façon amusante.

À ces portraits déplaisants, malgré l’humour, vient s’opposer une palette fascinante de solitudes rarement choisies, mais lumineuses. Nous ne pouvons que recommander la lecture de La maison morte, véritable pépite, proche de l’univers fantastique – mais combien de nouvelles s’en rapprocheraient sur ce point – qui fait de ce lieu fascinant une vision de rêve. Et puis, comment ne pas évoquer ce marin d’Alteration, voyageur épris de solitude mais ne ressentant désormais celle-ci – sentiment si clair dans l’expression « se sentir seul » – que depuis la rencontre d’un autre dont, pourtant, il ne comprend pas la langue. Le début du voyage s’apparente à un rêve poétique de liberté : « Si l’on veut prendre la mer, il faut avoir le désir de l’horizon. L’horizon. Cette limite qui n’en est pas une. » Mais que l’expérience de l’altérité se fasse et, soudain, tout oubli se volatilise : « Je ne m’étais jamais senti seul avant de le rencontrer. Mais, depuis son départ, je me sens différent, je me sens un autre. Ce qui est troublant, c’est que je ne sais pas s’il s’agit d’une autre présence ou d’une absence nouvelle. Depuis ce jour, j’ai envie de dessiner autre chose que des lignes et des ronds. Je décore mes topographies avec des bémols. Finalement, la solitude, c’est la conscience de l’autre. Et l’avenir, c’est le désir de l’autre. »

 

Tectonique de l'aube, Jean-Claude Goiri. Subductions et autres glissements tectoniques permettant un soulèvement efficace de l'autre et de chacun.

 

Cette belle prise de conscience de notre humanité la plus profonde aux prises avec le réel est la pierre de touche de la poésie de Jean-Claude Goiri. En effet, poète du lien, de la fusion, Jean-Claude Goiri fait la distinction entre l’impression cauchemardesque d’être, comme dans le fascinant et étouffant Procès de Kafka, collé, fusionné aux autres, et le fait d’être relié à autrui. Déjà, dans Monsieur Plomb, le lecteur est hanté par la vision d’enlacement infernal, d’emprisonnement créée par la hantise de ne plus être libre : « Il se retrouva seul, flottant directement sur les eaux : c’est alors qu’il réalisa que cette île n’avait pas de terre. Elle n’était composée que de personnes emmêlées. » Le recueil Ressacs laisse aussi apparaître la compression insupportable venant de l’enfermement dans la dictature. Jean-Claude Goiri a lui-même grandi dans l’enfer du franquisme, et ce texte en est l’écho : « c’est quand on veut sortir un bras, rien qu’un bras pour toucher un peu ce qu’il y a autour, on ne sait jamais si quelqu’un passe par là il vous aidera un peu […] de la douleur au bras ou du soulagement de l’après-douleur ou de cette rencontre qu’on voudrait honorer parce qu’on vous a sorti de quelque chose d’autre que la vie ». Cette vie que chante la poésie et que déteste, par essence, le despotisme.

Vient s’opposer à cette perception aliénante l’œuvre poétique elle-même. Le plus ancien, Ce qui berce, ce qui bruisse, chante l’harmonie universelle rendue possible tout en portant au plus haut l’exigence de se réapproprier le plus proche, le plus intime. Ce besoin se visualise magnifiquement à travers la métaphore du regard : « Tout ce qui tombe n’est pas chute, ainsi mes paupières affaissées relevant le défi de raccorder toutes ces choses découpées le jour […]. » Cela se complète avec la fusion – cette fois libératrice – avec celle qu’il aime et de laquelle naissent ces magnifiques lignes : « Déraciner ces baisers ancrés sur tes lèvres et en planter un tout neuf pour que ça dure, mordre tes tympans de mots si surprenants qu’ils épuisent ta fatigue pour que ça dure vraiment, […] ne plus penser en toi mais penser en nous pour que ça dure vraiment beaucoup ». Jean-Claude Goiri ravive cette vérité déjà énoncée par André Gide, dans Les Nourritures terrestres, proclamant avec justesse : « Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. » Cette injonction porte en son sein la responsabilité du contemplateur chez qui l’acte du voir n’est pas sans conséquence sur l’univers dans lequel il évolue. Cette vérité se reflète dans le passage suivant où le corps et l’âme ne font qu’un vers le réel : « Au large, l’ombre lie mes vœux mes vagues à mes rêves d’oreilles collées au mur, rien qu’un murmure, entendre descendre par la cheminée un bout de moi par la voix d’un autre comme une offrande à réchauffer mes charnières[…], ramasser bras et jambes vers l’oreille, tout coller vers le concentré, s’en remettre au mur qui saura confier tout ce qui parle dans les racines de l’ombre ». Ces lumineuses « racines de l’ombre » sont l’objet d’une quête à la fois universelle et tournée vers autrui, et cela passe par le Verbe, ce « verbe-lierre agrippé aux choses / tant d’essences cachées par tes feuille-langues / pourtant les murs / se sentent bien seuls en automne. » La contemplation n’est pas simple regard, parole vide, mais acte vers l’univers – et vers l’autre : « l’ample langue […] s’étend vers l’un l’autre étant / comme ce soi ductile / rejoint l’autre ».

 

           

Le lecteur attentif se laisse de même gagner par une vertu essentielle inhérente à tout grand poème : la lucidité. Celle-ci sait distinguer le silence créateur duquel naît le poème, et l’autre, noir, de la chape de plomb. Sous Franco – symbole, dans le dire du poète, de toute dictature – l’altérité véritable est détruite. Entre soi et l’autre, « aucun […] pont d’échange n’est possible. On retrouvait ainsi la dissonance du silence, les agrégats du "taire" ». Cette mise entre parenthèse du « dire » permet à Jean-Claude Goiri de mesurer la valeur de chaque mot. Il y a les mots sans profondeur, notamment ceux qui reposent sur l’ignorance : « on chante mal le vide / quand on confond le vide avec le rien », dit-il dans Ressacs. Aussi décrit-il avec justesse cette pourriture que constitue le bavardage ne reposant pas sur le poème : « Tout dehors, tout est dehors, tout cracher dehors, hors la langue aussi, cette planche à repasser les mots, à les blanchir, dans le palais pour rien ils errent les mots blanchis repassés pour rien […], alors il ne reste que les glaires alors, cracher les glaires d’un monde trop dehors ».

Le remède est l’élan poétique, autant regard qu’acte libératoire de la plume, « cette paupière que tu inventas pour vivre ta nuit même en pleine lumière » dit-il dans Ce qui berce. Cette métaphore de la « lumière » traverse sa notion de la poésie. Dans le même recueil, il y revient pour, fidèle à la perception grecque du terme, faire dévoiler l’être même : « Il n’y a plus de noir, il n’y a que la lumière pour assouvir ma soif […], il n’y a que le clair pour me servir de chemin, il n’y a plus rien à faire pour me sombrer dans le sombre, car si je te vois, c’est que la lumière t’enrobe, et la poésie, c’est assembler, assembler tes ramures éclairées, la poésie, c’est TE reconstituer, et puis la poésie c’est surtout… surtout… la restitution, l’essence de l’acte poétique est là : / Je TE restitue. / Nous ne sommes que lumière. » La poésie dévoile, en effet, et forge dans la même « gestuelle », comme l’exprime le recueil du même nom que l’on peut comprendre – à l’aide de son nom complet – par Gestuelle pour la prolongation spatiale et spirituelle d’une vie. En effet, comme Marcel Proust déjà l’avait expérimenté, l’acte d’écrire nous crée nous-mêmes en même temps qu’il met à jour une œuvre. D’où l’émergence, dans le mouvement de l’écriture, de ces idées qui surgissent malgré nous : « Tous les mots ne passent pas par la langue. Certains, primitifs, sont agglomérés derrière le cerveau. Et à force de les oublier, ils surgissent au détour d’une idée, avec des revendications qu’on ne peut plus assumer seul », ce qu’il précisera dans Ressacs en rappelant « cet arrière-pays où les mots se forment ». Or, la poésie n’est justement réelle que dans l’action même. Le rêve, le projet, la simple idée s’évaporent sitôt projetés. La poésie, elle, est au contraire dans l’action : « La poésie n’est pas une promesse, elle concrétise la singularité, la diversité, et permet de les unir dans un élan d’échange. » En cela, nous devinons qu’avec Jean-Claude Goiri, nous avons affaire à un auteur qui connaît le prix à payer que constitue tout acte authentique de création. Il ne s’agit pas d’écrire, peindre ou autre pour, comme disent les médiocres, passer le temps ou s’occuper. C’est un « divertissement » au sens pascalien qui réclame que les veines s’écoulent sur la page, que l’on écrive « avec son sang » comme le dit le Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nous en trouvons l’illustration dans La Part Ductile de l’Être, avec le récit intitulé « La boîte à tête » : L’art est une entreprise vitale qui tout à la fois prolonge et renverse le réel, et condamne nécessairement l’artiste authentique au bannissement. L’artiste, une fois terminé son œuvre, le contemple : « Je le posai sur un tronc, m’éloignai un peu, et avec la distance, je me rendis compte que c’était tout à fait moi dans la splendeur de ma solitude. » Cette émergence symbolisée de lui-même – seule possibilité d’échange universelle par-delà l’inévitable incommunicabilité – n’est transmissible que pour ceux qui peuvent se mettre à l’écoute. Mais c’est une entreprise pénible, donc rare : « Hé bien toi, tu vois un cube noir, alors qu’en réalité, c’est moi, c’est tout moi parce que j’y ai mis tous mes doigts, toutes mes tripes, toute mon âme, j’y ai mis tout mon corps, j’y ai mis tout mon regard, c’est moi, c’est moi !! Tu comprends ? Ce n’est pas un mensonge, c’est un prolongement de moi-même et peut-être même de toi, c’est le prolongement nécessaire pour t’atteindre, pour t’intégrer en moi et inversement ». L’acte créateur, pour être véritablement, n’est jamais gratuit. Il est enchâssement universel.

 Ainsi, quiconque plonge dans la durée dans l’œuvre de Jean-Claude Goiri connaîtra la joie de découvrir un univers intérieur fascinant, source d’éveil, en même temps que le style d’un poète réellement authentique.

Note

  1. Ces quatre livres sont les suivants : Ce qui berce, ce qui bruisse, paru en mai 2016 dans la revue ficelle chez Rougier V. éd., avec des gravures de Claire Illouz ; La Part Ductile de l’Être, Nouvelles et récits, Éditions Douro, 2022, avec des illustrations de l’auteur et de Jacques Cauda ; Gestuelle, Z4 Éditions, 2018 et enfin Ressacs, Z4 Éditions, 2018, avec Ysabelle Voscaroudis.

Peinture de couverture  © Nathalie Oso.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions de La Crypte : Romain Frezzato et Benjamin Porquier

∗∗∗

Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés

Les éditions de La Crypte sont des découvreurs et ont l'habitude de publier de jeunes auteurs (j'entends par là de moins de quarante ans). Cela se confirme avec Romain Frezzato, ce jeune enseignant chercheur en littératures comparées publiant là son premier livre de poésie. La majorité des lecteurs sera sans doute désarçonnée, voire outrée par ce livre à cause de la crudité assumée du propos et des mots pour le dire.

On se demandera parfois où est la poésie dans les quarante stations de ce chemin de croix particulier, car il s'agit de cela : la narration d'un quotidien que l'être aimé, désormais absent, imprègne de son fantôme, narration d'une traversée des jours, peut-être dépressive mais surtout pleine de rage, avec sans aucun doute un désir de provocation dans le dire. Alors, il ne faut pas s'attendre à quelque lyrisme que ce soit mais faire appel à l'étymologie, ποίησις , poíêsis  (action de faire, création) pour accepter d'étiqueter ce recueil comme poétique. Cet avertissement posé, voyons de plus près. Le titre à lui seul est déjà un signal suffisant. Pour éclairer définitivement, voici le poème qui ouvre le livre :

1. JE N'IGNORAIS PAS
QUE DERRIÈRE LA
PORTE TU TE
FAISAIS VOMIR

 je n'ignorais pas que derrière la porte tu te faisais vomir
j'imaginais ton corps maigre enlacer comme un amant la cuvette fraîche
tes ongles emportant sans le savoir des particules indétectables
je devinais le flux encore très matériel de ton bœuf rossini
passer en sens contraire
avec patates et beans
à rebours de ton corps nigloland
et personne pour te prendre la tignasse
pas même l'image que tu te fais de toi
tes genoux sur le carrelage
des nuances de pisse imprégnées dans les joints
le spectre des accroupissements qui assiste au spectacle
moi derrière comme un chat qui gratte
muté en boudin de porte
sur lequel tu marches sans t'en apercevoir

Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023, 64 pages, 14 €.

On notera pour ce poème, comme pour tous les autres, le titre en lettres majuscules, ce qui dans un courriel ou un sms signifie que vous criez. Par ailleurs, tous les poèmes sont justifiés à droite, montrant, de mon point de vue, comme un jaillissement (avec écrasement en bout de ligne). Quant à ce que montre le poème en question, le réel le plus cru, dit le plus crûment, c'est une sorte de prélude aux autres poèmes qui seront vomis, criés, sur le même mode.

[…] la couleur excrémentielle de ta tignasse
sur le lait caillé de ton épiderme
tes mains comme des viscères qui poissent
et tout ça quand même vertébré
tes ongles sous lesquels des bactéries prospèrent
[…]

 

Mais il serait injuste de se focaliser sur la seule forme et son lexique brutal. Cette écriture furieuse trouve son fondement dans des épreuves que la pudeur effleure :

c'était beau de te voir revenir à la vie
lever la tête de la cuvette et en ressortir comme vénus
[…] ce matin pour la dernière fois les portes automatiques du chu
s'étaient ouvertes
puis refermées
sur nous
et l'on a retiré ton cathéter
[…] et puis j'ai embrassé ton crâne
en espérant que ma salive
puisse faire revenir tes cheveux

 Des vers disent simplement cette douleur faite de tristesse et de colère :

pourquoi je porte tes pulls
pourquoi je garde tes robes
pour qui je retiens tes colliers
dans le placard de quel pavillon dois-je suspecter le pire
où vont ces escaliers qui grincent
quel volet roule aujourd'hui sur l'obscurité
de ce qui fut jadis ta chambre
et cette jeune mère qui respire dans tes atomes
pourquoi tous les miroirs du monde cherchent-ils
à rendre compte de ton profil
quand ton profil compte ses cendres sous je ne sais quel marbre

 

 Plusieurs poèmes balisent le recueil, de leurs observations acides sur le monde alentour, ce monde propret, terne, dans lequel l'auteur se sent étranger.

des gens qui regardent de la bonne façon
pensent de la bonne façon
sont représentatifs de leur génération
avec des cartes bancaires et des idéaux

 

Autre exemple :

 

que se cache-t-il derrière les murs
des pavillons de lotissement
sans doute des couples en crise et des enfants
qui essaient de contourner le contrôle parental sur l'ordinateur du salon
puis quoi encore des électeurs
des garants de la république
des mères de famille
avec des secrets enterrés sous les pétunias

 Ou, encore avec ce regard qu'on sent ironique :

sur la banquette de moleskine
deux quadras très tendance
retirent leurs capelines pour me faire de la place
[…] mais les deux queers d'à côté ont commencé leur carrot cake
le premier a dit à l'autre
c'est quand même un peu sec

 

Cependant, quoi que le texte décrive, c'est toujours la figure en creux de l'être aimé qui traverse ces lignes pleines d'indignation et de mélancolie : il reste un trou à l'endroit où ta langue a percé / des courants d'air s'y précipitent ou en partant tu as oublié de reprendre ton odeur / je crois qu'elle s'est comme incrustée / ton fond de culotte renversé sur ma tête, avec cette prépondérance du corps, quand tu étais sur moi / je me suis réjoui du travail de tes hanches / et puis j'ai hésité entre beauvoir et eva braun / tes prunelles ont viré au blanc / et tu as fait ce truc avec tes fesses / on ne s'est pas endormis aussitôt, le corps donc qui procure la jouissance et nous indique dans le même temps notre finitude.

J'évoquais en introduction une traversée des jours, peut-être dépressive et  pleine de rage :

[...] fasciné par le spectacle
d'une fille qui réapplique son maquillage devant la vitre du métro
l'ouverture de sa bouche je ne sais pas comment elle fait
[…] je ne m'étonne plus qu'à chaque fois le monde me rate
quand elle redouble sa tête de ce vide étonnant
[…] moi si j'ouvrais ma bouche devant mon miroir
pour y remettre ou non du rouge
j'aurais l'air d'un poisson en sang

Je terminerai (presque) par l'aveu de ce vingt-et-unième poème :

la vie m'est un gris adéquat
à 6h du soir je ferai ton sur ton
en flottant de la gare à chez moi
j'accosterai l'inaperçu
le scrutin européen
les enquêtes d'opinion
tout le territoire de la téléphonie mobile
les passants comme des panneaux
publicitaires
avec leur sac et leur casquette
les appels à témoins
et moi qui m'empresse au silence
le monde me passe
par le côté
ou
tout comme

Pour qui accepte d'être dérouté, voire choqué par moments, pour qui garde un esprit ouvert et désireux d'explorer, il découvrira une langue (qui est aussi le propos de ce livre).

que tu me touches se transforme en syntaxe
que je te sente se fige en grammaire
j'ai fait des accents de tes cils
tu ne sais pas à quoi tu t'exposes

∗∗∗

Benjamin Porquier, Saudade

C'est le deuxième livre que Benjamin Portier publie aux éditions de La Crypte, le premier étant Heimat. Ils ont été conçus comme un diptyque, mais on peut les lire indépendamment l'un de l'autre.

De belles peintures, dues au père de l'auteur, accompagnent les poèmes. Puisque le mot saudade est portugais, on trouve en exergue une étymologie (en portugais) de José Pedro Machado qui nous explique que le mot vient du latin solitate (solitude) et qu'il peut se traduire aujourd'hui par nostalgie. Ainsi, le livre s'ouvre sur ces vers :

il existe un instant qu'en tout lieu
l'on traversera
comme on épluche un oignon

                                   chaque strate mère d'un autre oignon
chaque strate chair à pleurer

Benjamin Portier, Saudade, éditions de La Crypte, 2023, 144 pages, 18 €.

Le livre présente toujours sur la page de gauche (à une ou deux exceptions près) un poème dans lequel figure le pronom elle écrit en italique et sur la page de gauche un autre poème d'où il est absent (là aussi à une ou deux exceptions près). Ces pelures d'oignon, enlevées une à une, en découvrant une autre, sont comme des pellicules de souvenir qui dévoilent au fur et à mesure mais renforcent aussi l'énigme quant à cette mystérieuse elle, disparue, enfouie dans la mémoire ; elle ne suscite pas seulement la nostalgie, elle finit par être Saudade. On notera par ailleurs que ce qui concerne les principaux protagonistes, les mots qui les évoquent sont toujours écrits en italique, que ce soit elle ou le narrateur : je, moi... Tout se passe comme si le monde alentour était durement concret alors que ces deux-là flottent dans une sorte d'évanescence...

Oh mon amour je t'en supplie
ne me considère pas
ne me reprends jamais
toi qui as aboli la meilleure part de moi

 

Alors que les mots désignant les autres sont écrits en lettres majuscules (comme une menace) : l'agenda des GENS, CEUX qui les avait gravées, QUI a vécu douze vies, ON aurait le penchant, VOUS savez, etc.

marcher
parler
lire           et écrire
patienter au rouge
compter
demander l'heure aux PASSANTs

 il lui a tant fallu apprendre

         pleurer par contre elle a su tout de suite

Certains mots sont barrés, ajoutant à l’ambiguïté, à l'interrogation. Tout juste aura-t-on repéré qu'ils concernent des personnes, le lien familial,  mère, parents, sœur, famille, ta fille, ton fils, l'évocation d'éléments météorologiques, il pleut sur la pluie / bientôt il neigera sur la neige, mais aussi des mots comme demain et systématiquement le mot amour. Enfin, comme pour les étirer, en forcer l'articulation, certains mots sont découpés : in-sai-si-s-sa-ble, l'ar-tiste engagé / s'il l'é-tait vraiment / ne serait-il pas plutôt a-piculteur, non-cha-lant, vo-lon-tai-re-ment.

Ces aspects formels relevés, il est difficile de dire précisément ce que narre cette saudade : des instants, des sensations...

sous la pergola
le soleil en grappes vertes sur son front
ON peinerait à différencier elle
d'un chat

 

Ou encore :

comme on rançonne un supermarché
deux amants
l'un en l'autre se fondent
dans le tumulte un peu navrant
des vieillards arthritiques
puis s'assoupissent

 

Insertion du réel dans le poème, comme observé à travers une vitre embuée :

file une étoile
entre les lampions de juillet
c'est doux
comme une pincée de sucre
saupoudrée sur le jeûne

 

Réel le plus insignifiant parfois, tissant les mots du poème en la mineur : tandis que sur la cheminée les plantes / poursuivent / leur hivernage    quiet

Mais c'est bien évidemment elle qui est présente tout au long du livre :

d'humeur badine
elle prends des poses sur l'escalator
memento mori
et c'est tout

 aujourd'hui a un goût de chlore
sirotant l'avenue
sous leur masque de carnaval
carpe diem est le nom de EUX

 

Un vers parfois concentre à lui seul une émotion forte :

la joie de elle    comme un filin étroit

 

Le livre entier est un hymne en même temps qu'une nostalgie, une entreprise de raccommodage d'une blessure vive, comme en témoigne le mot kintsugi employé par deux fois. Il s'agit d'une technique japonaise de réparation des porcelaines et céramiques brisées, au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or. Les cicatrices sont ainsi comme idéalisées et l'objet s'en trouve plus beau.

une balafre pour le ventre
une balafre pour les poumons
une balafre pour le premier soleil

                                                             kintsugi

 

Et à la dernière page :

et elle
à égale distance de chimères
et de kintsugi
de la femme elle est une ébauche
une tentative

 

 Il faut se laisser aller à la lecture de ce beau livre comme on le ferait pour une rêverie, accepter le flottement avec elle, saudade.

Présentation de l’auteur

Romain Frezzato

Enseignant, Romain Frezzato est chercheur en littératures comparées et études de genre ; sa thèse porte sur les pratiques de travestissements romanesques. Poète, il collabore régulièrement à différentes revues.

Bibliographie

comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Benjamin Porquier

Benjamin Porquier vit et travaille à Bruxelles.

© Crédits photos Cédric Meyrand

Bibliographie

Heimat, Editions de La Crypte, 2019.

Saudade, Editions de La Crypte, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures