Afrique, une écopoésie active ! Entretien avec Samy Manga

Samy Manga, poète, musicien et performeur né en 1980 dans la forêt équatoriale camerounaise, est une voix majeure de la poésie africaine contemporaine. Fondateur du mouvement des Écopoètes du Cameroun, il construit une œuvre multidisciplinaire où se croisent poésie, sculpture et musique, profondément attentive à la biodiversité, aux héritages coloniaux et aux enjeux sociaux. Son parcours autodidacte et son engagement artistique illustrent une écopoésie à la fois sensible et critique, profondément ancrée dans les réalités locales tout en dialoguant avec les enjeux universels. Des œuvres comme Chocolaté : le goût amer de la culture du cacao témoignent de cette démarche, mêlant conscience sociale et sensibilité poétique.

Cet entretien s’inscrit dans le cadre de l’anthologie hors-série de la revue Les Haleurs, consacrée à l’éco-poésie africaine francophone, dont Samy Manga est l’initiateur. De l’idée à la sélection des voix et à la coordination éditoriale, il a façonné le projet, définissant les grandes lignes de cette anthologie unique. La discussion qui suit permet de comprendre non seulement son œuvre et son parcours, mais aussi la vision qui a conduit à réunir ces voix africaines contemporaines, révélant un engagement poétique à la fois individuel et collectif.

Pourquoi publier aujourd’hui une Anthologie d’Écopoésie Africaine ?
Pour éveiller les consciences sur le bien-fondé de la préservation des ressources naturelles, source d’équilibre du Vivant et de la planète, au regard des dégradations climatiques et environnementaux liés à l’ordre mondial actuel. Les catastrophes écologiques sont actées sur tous les Continents : la pollution liée à la surconsommation, aux extractions minières, l’accumulation de déchets toxiques, les extinctions d’espèces animales et végétales sont autant de défis auxquels seuls l’éducation, la sensibilisation populaire et le respect des normes peuvent pour assurer un développement durable efficace. De mon point de vue, les solutions à ces crises environnementales doivent être globales.
En tant que militant, artiste engagé avec l’association Écopoètes International, mon idée était de rassembler toutes les voix d’Afrique à la fois pour célébrer le Vivant sous toutes ses formes, mais aussi pour la nécessité de sa préservation. Cette Anthologie d’Écopoésie est un cri d’alerte international contre le climato-scepticisme. Une insurrection Écopoétique face au consumérisme planétaire. Je voulais qu’en tant que poètes, écrivains, artistes de tout bord, citoyens et citoyennes d’Afrique et du Monde, nous nous mobilisions poétiquement avec un regard lucide sur l’avenir de notre planète.
Cette anthologie est présentée à la fois comme une anthologie de la poésie africaine et de la poésie écologique. Pourriez-vous expliquer comment ces deux dimensions se conjuguent dans votre projet ?
Si ce projet d’Anthologie a été initié avant tout pour répondre à l’urgence environnementale de notre époque. L’Afrique comme on le sait est une terre de culture, d’écriture, d’oralité, de poésie et surtout de transmission. La poésie fondamentale africaine n’est pas dissociée de l’écologie ni des autres espèces qui forment la Biodiversité, au contraire, par sa puissance, sa créativité, et sa sagesse, la poésie africaine a toujours lié tous les éléments et les aspects de la vie humaine.
Ses traditions animistes, ses pratiques mystiques, son alimentation, son rapport à la matière, à l’invisible, et à la Terre sont autant de spécificités traduites par l’Écopoésie comme vecteur des valeurs du NOUS NATURE.
Quelle est la littérature africaine contemporaine réellement représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie africaine est-elle si peu présente ?
 Je ne suis spécialiste ni en tendance ni en statistiques littéraires, et mon champ de bataille n’est pas de m’efforcer à faire traduire la littérature africaine en France. Il nous faut sortir de cette centralisation franco-française qui restreint notre présence dans l’espace poétique. La littérature africaine existe et doit exister pour ce qu’elle est, pour la puissance de son imagination, de son histoire, et son apport à la culture universelle. La littérature africaine ne peut prétendre exister par procuration pour espérer une forme de reconnaissance. La poésie africaine est de plus en plus présente sur le Continent et ailleurs, elle a le mérite d’être nourrie par sa diversité linguistique, ses coutumes et ses traditions. En l’espace de trente ans, nous avons vu l’éclosion de milliers d’auteur.e.s édités ou auto édités dans tous les domaines de la littérature.
Malheureusement dans certains pays d’Afrique francophone, nous faisons encore face à des politiques culturelles peu visionnaires qui engendrent des problèmes de diffusion, de droits d’auteurs, de mobilité des poètes – poétesses, peut de maisons d’éditions capables de mieux porter les voix de la poésie africaine à l’intérieur comme à l’extérieure du Continent.
 Pourquoi certains pays africains sont-ils si peu représentés dans votre anthologie ?
Pour la réalisation de cette première anthologie d’Écopoésie nous avons choisi uniquement les pays francophones pour uniformiser nos voix face aux crises environnementales qui menacent la survie des espèces vivants. Sur les 32 pays francophones d’Afrique, 23 sont présents dans l’ouvrage. 

Comment avez-vous choisi les poètes ? Quelle démarche avez-vous suivie pour cette sélection ?
Pour assumer une géographie éditoriale typique, il nous a fallu faire des choix stylistiques ancrés dans les traditions d’Afrique et de ses îles afin de proposer une anthologie collective inspirante et ouverte au monde, tout en reflétant notre vision en matière d’écologie et notre rapport à la Terre.
Vous avez évoqué le rôle du chant et de la traduction dans la poésie. Pourriez-vous préciser ce point ?
En réalité le chant et la poésie sont issus de la même matière, de la chair des mots, du même tissu de respiration alliés à l’expérience humaine. Habités par le feu de la parole poétique, les mots chantés, lus, peints, déclamés ou sculptés se traduisent sous des formes diverses pour atteindre le domaine des émotions. D’ailleurs vous qui êtes Tunisienne, votre question me fait penser à un des grands noms, l’incantatrice de la poésie arabe, Oum Kalthoum.
Dans votre anthologie, certaines notes expliquent des mots issus de langues ou dialectes africains. Comment avez-vous pensé ces notes pour aider le lecteur à comprendre ces termes…
Toute traduction est une trahison. Cela dit nous avons voulu ouvrir la compréhension des lecteurs en mettant quelques notes de bas de page qui permettraient de mieux sentir, de mieux imaginer, de mieux saisir les oracles qui traversent la beauté des langues locales associées au français.
Quel rôle la poésie joue-t-elle dans cette approche de médiation linguistique et culturelle ?
Seule la poésie sauvera le monde. Le rôle de la poésie comme de toute expression artistique est d’exprimer des émotions, de peindre des sensations, et de dire le monde à partir d’un soi collectif ou personnel. Par le canal des identités, des particularités, et des expériences qui habitent les mots de l‘existence, la poésie permet d’instaurer des ponts, des mises en dialogues, et des regards croisés entre les cultures.

Pourquoi avoir choisi la maison d’édition Les Haleurs pour publier cette anthologie ? Quel rôle cet éditeur a-t-il joué dans le projet ?
Après plusieurs années de recherche de partenaires pour la publication de ce projet, j’ai rencontré David Dielen à Paris en 2023, grand passionné de littérature verte, auteur végétal avec une grande sensibilité poétique, et surtout, responsable d'une maison d'édition ayant pour ligne éditoriale : l'Écopoésie. Vous l’aurez compris, la graine est tombée en bonne terre. Les Haleurs Édition s’est donc avérée être une belle opportunité de collaboration. De 2023 à 2025, nous avons enrichi ce projet de littérature verte publié officiellement le 10 octobre 2025 à l’occasion de la 35e édition du Salon de la revue de Paris.

Présentation de l’auteur

Samy Manga

Écrivain, ethno-musicien, militant écopoète, Samy Manga travaille actuellement à Lausanne. Né dans un petit village à 45 km de Yaoundé au Cameroun, où il révèle son engouement pour les Arbres et la création littéraire. Initié ‘’ Enfant écorce ‘’, à l’âge de 14 ans il écrit son tout premier recueil de poèmes intitulé, Terre de Chez Moi. Écopoète engagé pour la littérature verte. Activiste décolonial et promoteur de l’Écopoésie, entendez : l’Écriture en Faveur de l’Écologie et de la Biodiversité. Par ailleurs, Samy Manga est le Fondateur de l’Association Écopoètes International, co-fondateur et directeur artistique de l’espace culturel ArtViv Projet de Lausanne. Finaliste du Prix des Cinq Continents 2023, finaliste du Prix Amadou Kourouma 2023, lauréat du Prix MILA du livre Francophone ‘’ Meeting International du Livre et des Arts Associés-MILA ‘’ 2025. Il a également reçu le Grand Prix de poésie Africaine d’Expression Française du Festival International du FIPA, Abidjan- 2021.

Bibliographie 

4 degrés celsius entre toi et moi, pour une littérature climatique, Collectif. Édition Point, 2025.

La Dent de Lumumba – régicide contre la colinie, Éditions Météores – Bruxelles, 2024.

Choco trauma – le goût amer de la culture du cacao, Éditions La Croisée des Chemins, Casablanca, 2023

Chocolaté - le goût amer de la culture du cacao, Éditions Écosociété, Montréal 2023.

Opinion poétique, Coécrit avec Caroline Despont. Éditions L’Harmattan, Paris, 2018.

Les Hirondelles de Mebou, coécrit avec Faustin Embolo. Maison des Savoirs, Yaoundé, 2012.

Les Acapella du bois, sculptures sur poésie, Éditions ArtDéclic. Paris -Yaoundé.

Poèmes choisis

Autres lectures




Fioretti de l’aube franciscaine / Fioretti dell’Alba Francescana — de Marilyne Bertoncini

Le titre de ces poèmes fait référence au  livre médiéval : I Fioretti di san Francesco ; ces « petites fleurs » sont un  ensemble d'anecdotes, miracles et histoires merveilleuses inspirés de la vie de saint François d'Assise (diacre, mystique, et fondateur de l'ordre des Frères mineurs ) en 1210, vivant dans la prière, la pauvreté, la joie confiante, et l’amour pour la création à laquelle l’homme appartient tout comme les plus humbles des créatures,  les pauvres, les malades, les exclus.

 

En 1226, au milieu de très grandes souffrances, Francesco d’Assisi – auteur de prières et poèmes inspirés de - compose son "Cantique des Créatures" ; Le Poverello d’Assisi  mourra le 3 octobre de la même année et sera canonisé en 1228, devenant Saint François d’Assise, chevalier du Christ et de Dame Pauvreté.

La vie et l’œuvre poétique et mystique du saint inspire à Olivier Messiaen une composition musicale, sous-titrée Scènes Franciscaines, retraçant 5 moments de la vie du  saint qui prônait la simplicité et qui  « parlait aux oiseaux ».  

Les 5 poèmes que je propose dans leur version bilingue correspondent  à une commande d’Elisa Pellacani, artiste et éditrice italienne avec laquelle je collabore, et dont Recours au Poème avait  présenté le travail en 2019. https://www.recoursaupoeme.fr/poesie-vetue-de-livre-elisa-pellacani-et-le-livre-dartiste/

Elle organise chaque année à Barcelone, en avril, pour la San Giorgio,  un festival du livre d’artiste, pour lequel elle réalise un catalogue largement illustré des œuvres qui y sont exposées, venues du monde entier, , accompagné de nombreux textes : j’avais en 2023 rédigé la préface de l’édition  Garden books. Libri d'artista, giardini della mente. Cette année, Elisa m’avait chargée de proposer 5 poètes, réalisant chacun, pendant 5 semaines, un poème célébrant la Joie, thème du festival 2025 : LIBRI DI GIOIA.

L’ensemble des textes -  de Marc-Henri Arfeux, Elizabeth Guyon-Spennato, Marilyse Leroux et Muriel Verstischel - que j’ai traduits, a été manuscrit par Elisa dans un livre d’artiste en forme de papillon, et reproduit dans le catalogue sous le titre « Le Battement des ailes d’un papillon ».

∗∗∗

 

Pour Elisa Pellacani

1 –

à l’aube
tendre la main

cueillir la joie
dans les trilles du platane

puis saisir dans ma paume
le doux ombrage des nuages

humer dans l’air limpide
le clair matin qui vient

et

devenue source de joie
les diffuser moi-même  comme

ténue

la fumée du café dont l’arôme
emplit l’âme

d’un sens de plénitude.

all'alba
tendere la mano

cogliere la gioia
nei trilli del platano

poi afferrare nel palmo della mano
la dolce sfumatura delle nuvole

annusare nell'aria limpida
il mattino che arriva

e

diventata fonte di gioia
trasmetterli come

sottile

il fumo di caffè il cui aroma
riempie l'anima

di un senso di pienezza.

*

2 –

Chaque matin est un miracle
quand les yeux s’ouvrent sur le monde

Mon horizon est le platane –
derrière l'éventail de ses branches
l'horizon fait son cinéma
et profite de la dentelle noire
qui danse avec les nuages

pour me faire rêver de montagnes

Ogni mattina è un miracolo
quando si aprono gli occhi al mondo

Il mio orizzonte è il platano –
dietro il ventaglio dei rami
l'orizzonte fa il suo cinema
e si approfita del ​​pizzo nero
che balla con le nuvole

 per farmi sognare le montagne

*

3 -

j'entends les goélands ce matin au réveil -
je sais qu'il fera gris
il y aura du vent

mais leur clameur me porte à Sète
invariablement

De même que le cri aigu des martinets
fera exploser le bleu du ciel d'été
en fragments de mémoire Parme

 

Sento i gabbiani questa mattina al risveglio-
So che sarà grigio
ci sarà vento

ma il loro clamore mi porta a Sète
invariabilmente

Proprio come il grido acuto dei rondoni
farà esplodere l'azzurro del cielo estivo
in frammenti di memoria Parma

*

4 -

Février - cinq heures du matin
— un instant hors du temps —

parfum de foin frais et
vrombissement d'insectes

Furtives des silhouettes
dans la nuit de la ville
rasent l'herbe sur la place
puis disparaissent

Et l'odeur qui rémane
ramène de l'enfance

— le temps d'un souvenir —

les bottes de foin
dans lesquelles on s'enfonce
dans le grésillement
des grillons de l'été

 

Febbraio - cinque del mattino

 — un momento fuori dal tempo —

profumo di fieno fresco e
ronzio di insetti

Silhouette furtive
nella notte della città
tagliano l'erba in piazza
poi scompaiono

E l'odore che rimane
ramenta l'infanzia

— l’attimo di un ricordo —

balle di fieno
in cui si sprofonda
nello sfrigolio
dei grilli estivi

*

5 -

matin gris sur le platane -
la cage de branchage
chargée de fruits jaseurs
est un orchestre en lambeaux
d'aile noire
qui s'essaie à voler
puis soudain se recompose
et laisse un grand silence
suivre l'ombre qui part

le jour peut se lever
-  drapeau d’espérance

 

mattina grigia sul platano -
la gabbia dei rami
carica di frutti rumorosi
è un'orchestra in brandelli
di ali nere
che tenta di volare
poi all'improvviso si ricompone
e lascia un grande silenzio
seguire l'ombra che fugge

 il giorno può sorgere
- bandiera di speranza

(publié en Italie, dans Book of Joy, d’Elisa Pellacani, ed. Consulta, 2025)

Présentation de l’auteur

Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini : poète, traductrice (anglais-italien), revuiste et critique littéraire, membre du comité de rédaction de la revue Phoenix, elle s'occupe de la rubrique Musarder sur la revue italienne Le Ortique, consacrée aux femmes invisibilisées de la littérature, et mène, avec Carole Mesrobian, la revue numérique Recours au Poème, à laquelle elle collabore depuis 2013 et qu'elle dirige depuis 2016. 

Autrice d'une thèse, La Ruse d'Isis, de la Femme dans l'oeuvre de Jean Giono, et titulaire d'un doctorat, elle a été vice-présidente de l’association I Fioretti, pour la promotion des manifestations culturelles au Monastère de Saorge (06) et membre du comité de rédaction de la Revue des Sciences Humaines, RSH (Lille III). Ses articles, essais et poèmes sont publiés dans diverses revues littéraires ou universitaires, françaises et étrangères. Parallèlement à l'écriture, elle anime des rencontres littéraires, Les Jeudis des Mots, à Nice, ou les Rencontres au Patio, avec les éditions PVST?, dans la périphérie du festival Voix Vives de Sète. Elle pratique la photographie et collabore avec des artistes, musiciens et plasticiens.

Ses poèmes sont traduits en anglais, italien, espagnol, allemand, hébreu, bengali, et chinois.

 

bibliographie

Recueils de poèmes

La Noyée d'Onagawa, éd. Jacques André, février 2020

Sable, photos et gravures de Wanda Mihuleac, éd. Bilingue français-allemand par Eva-Maria Berg, éd. Transignum, mars 2019

Memoria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l'autrice, ed. PVST. Mars 2019

Mémoire vive des replis, texte et photos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – à paraître, novembre 2018

L’Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, mars 2018 (manuscrit lauréat du Prix Littéraire Naji Naaman 2017)

Le Silence tinte comme l’angélus d’un village englouti, éd. Imprévues, mars 2017

La Dernière Oeuvre de Phidias, suivi de L'Invention de l'absence, Jacques André éditeur, mars 2017.

Aeonde, éd. La Porte, mars 2017

La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016

Labyrinthe des Nuits, suite poétique – Recours au Poème éditeurs, mars 2015

 

Ouvrages collectifs

- Le Courage des vivants, anthologie, Jacques André éditeur, mars 2020

- Sidérer le silence, anthologie sur l’exil – éditions Henry, 5 novembre 2018

- L’Esprit des arbres, éditions « Pourquoi viens-tu si tard » - à paraître, novembre 2018

- L’eau entre nos doigts, Anthologie sur l’eau, éditions Henry, mai 2018

- Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approximatif , 2016

- Anthologie du haiku en France, sous la direction de Jean Antonini, éditions Aleas, Lyon, 2003

Traductions de recueils de poésie

-Soleil hésitant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André (à paraître 2021)

-Un Instant d'éternité, bilingue (traduit en italien) d'Anne-Marie Zucchelli, éd. PVST, 2020

- Labirinto delle Notti (inedito) nominé au Concorso Nazionale Luciano Serra, Italie, septembre 2019

- Tony's blues, de Barry Wallenstein, avec des gravures d'Hélène Bauttista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? , mars 2020

- Instantanés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, éditions Imprévues, 2018

- Ennuage-moi, a bilingual collection , de Carol Jenkins, traduction Marilyne Bertoncini, River road Poetry Series, 2016

- Early in the Morning, Tôt le matin, de Peter Boyle, Marilyne Bertoncini & alii. Recours au Poème éditions, 2015

- Livre des sept vies , Ming Di, Recours au Poème éditions, 2015

- Histoire de Famille, Ming Di, éditions Transignum, avec des illustrations de Wanda Mihuleac, juin 2015

- Rainbow Snake, Serpent Arc-en-ciel, de Martin Harrison Recours au Poème éditions, 2015

- Secanje Svile, Mémoire de Soie, de Tanja Kragujevic, édition trilingue, Beograd 2015

- Tony’s Blues de Barry Wallenstein, Recours au Poème éditions, 2014

Livres d'artistes (extraits)

Aeonde, livre unique de Marino Rossetti, 2018

Æncre de Chine, in collection Livres Ardoises de Wanda Mihuleac, 2016

Pensées d'Eurydice, avec  les dessins de Pierre Rosin :  http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/

Île, livre pauvre avec un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Paesine, poème , sur un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015)

A Fleur d'étang, livre-objet avec Brigitte Marcerou (2015)

Genèse du langage, livre unique, avec Brigitte Marcerou (2015)

Daemon Failure delivery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crognier, artiste graveuse d’Amiens – 2013.

Collaborations artistiques visuelles ou sonores (extraits)

- Damnation Memoriae, la Damnation de l'oubli, lecture-performance mise en musique par Damien Charron, présentée le 6 mars 2020 avec le saxophoniste David di Betta, à l'ambassade de Roumanie, à Paris.

- Sable, performance, avec Wanda Mihuleac, 2019 Galerie

- L'Envers de la Riviera  mis en musique par le compositeur  Mansoor Mani Hosseini, pour FESTRAD, festival Franco-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the River »

- Performance chantée et dansée « Sodade » au printemps des poètes  Villa 111 à Ivry : sur un poème de Marilyne Bertoncini, « L’homme approximatif » , décor voile peint et dessiné,  6 x3 m par Emily Walcker  :

l’Envers de la Riviera  mis en image par la vidéaste Clémence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Banlieue»

Là où tremblent encore des ombres d’un vert tendre » – Toile sonore de Sophie Brassard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf

La Rouille du temps, poèmes et tableaux textiles de Bérénice Mollet(2015) – en partie publiés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/

Préfaces

Appel du large par Rome Deguergue, chez Alcyone – 2016

Erratiques, d’ Angèle Casanova, éd. Pourquoi viens-tu si tard, septembre 2018

L’esprit des arbres, anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novembre 2018

Chant de plein ciel, anthologie de poésie québécoise, PVST et Recours au Poème, 2019

Une brèche dans l'eau, d'Eva-Maria Berg, éd. PVST, 2020

 

(Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr),

(fiche biographique complète sur le site de la MEL : http://www.m-e-l.fr/marilyne-bertoncini,ec,1301 )

Autres lectures

Marilyne Bertoncini, Aeonde

Petit livret, grand livre. Encore une fois, après La dernière œuvre de Phidias, Marilyne Bertoncini fait appel à la dimension mythique pour dire la condition humaine.

Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin [...]

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

Un joli format qui tient dans la poche pour ce livre précieux dans lequel Marilyne Bertoncini fait dialoguer poèmes et photographies (les siennes) pour accueillir les fragments du passé qui affleurent dans les [...]

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Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Takamatsu. Flux et reflux du langage devenu poème, long discours sur le vide laissé par la [...]

Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poétique, à la construction musicale, points et contrepoints, bouleverse et interroge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réalités, temporalités et espaces. Continuité et rupture, matérialité et [...]




Voix du Kurdistan : Cîhan Roj, poète du vent et de la mémoire

Cîhan Roj, né en 1965, est un poète et romancier kurde. Il a commencé à écrire en 1993, et la même année, ses poèmes et nouvelles ont été publiés. Au total, 22 de ses livres ont été publiés : 11 romans, 6 recueils de poésie, 4 recueils de nouvelles et un essai. Son roman intitulé Perde a été traduit en turc.Il a écrit de nombreux articles sur la littérature kurde et ses expérimentations littéraires dans divers journaux, magazines et sites web en langue kurde.

L’émission « Wêjevan » sur Radio Rûdaw, qui a consacré 15 semaines à La littérature moderne kurde, est l’une de ses contributions majeures. De plus, il a participé à un livre sur Cegerxwîn, à l’ouvrage Kawayê Min, ainsi qu’à une anthologie de nouvelles publiée par la municipalité d’Amed.Au début de son roman Perde, Cîhan Roj écrit : « Nous cherchons nos rêves dans notre langue, et dans nos rêves, nous cherchons notre langue. » Il met particulièrement l’accent sur la « mémoire », afin que les détails et les éléments culturels restent vivants. Lors d’une interview en 2015, il a souligné le lien entre la littérature et l’absence, affirmant que la langue et la littérature kurdes, en tant que couleur unique, occupent une place importante dans la littérature mondiale.Au début de son ouvrage La littérature moderne kurde, il écrit :

Comme l’âme de Gilgamesh, tourmentée, comme Siyabend à la poursuite du destin…

Et au début de l’un de ses romans :

De l’âme et du courage de qui vient la force d’aimer, qui peut faire en sorte que l’on aime…

Avec ses écrits profonds et son langage coloré, Cîhan Roj occupe une place particulière dans la littérature kurde.

 

The other door : présentateur Helim Yüsiv, invité Cîhan Roj

Présentation de papier et pluie par Cîhan Roj

Ce poème, originellement écrit en kurde, s’inspire de la richesse des traditions orales et poétiques du peuple kurde, où la nature – la lune, le soleil, la pluie – et les émotions humaines s’entrelacent pour tisser des récits universels. Les images du « papier et de la pluie » ou de la « fée née d’un doux sommeil » reflètent une sensibilité kurde, où la poésie devient un refuge pour l’amour, la mémoire et l’espoir.  La référence à « un pays divisé en quatre » évoque la géographie historique du Kurdistan, fragmenté entre plusieurs nations, et célèbre la résilience culturelle à travers l’écriture. Ce poème est porté par une musicalité et des métaphores enracinées dans les chansons folkloriques kurdes.

∗∗∗

 

PAPİER ET PLUİE

L’un s’arrête, lisant un écrit sur du papier face à la pluie, l’autre ramasse le papier sorti de la boue,
Un autre encore a froissé le papier, brisé le cœur du papier, pierre et bois, nuit et oiseau blanc sont
devenus papier pour lui ; son écriture est liée aux lignes tracées ; elle coule des chansons, de l’amour et
de la passion, des regards d’une mère, des histoires d’un pays divisé en quatre, elle s'immisce dans 
l’aube, et alors chacun, avec un éclat de soleil, tisse un papier !
L’état de mon cœur est un tourbillon ; il est dans la nuit, dans le crépuscule, dans les soirées grises, les
rochers boisés, sans serment ni promesse, il attend un papier marqué d’un arc-en-ciel, un papier né
du doux sommeil d’une fée, la fée dont le cœur est fait des mêmes mots et paroles, chaque mot y
prend vie et âme, s’envole de ce secret, arrive et remplit le cœur d’un homme de lettres et de poèmes.

 

BI ŞEWLA XWE HÎV E, BI TEHMA XWE MEY

Yek sekinîye nivîsa li kaxiza li ber baranê dixwîne, yek radihêje kaxiza ji nav herîyê dertîne,

yeka din pel kirîye kaxiz, dil kirîye kaxiz, kevir û dar, şev û çivîka spî jê re bûne kaxiz; nivîsa  wê ref girêdaye;
ji kilaman de tên, ji eşq û evînê de tên, ji nihêrînên dayikekê tên, ji çîrokên welatekî çar parî tên, tên û li şefeqan
her yek jê bi pencikekî royê re kaxizekê diteyîsîne!
Halê dilê min e gêjgerînek e; li şevê ye, li şefeqê ye, li êvarên gewez, zinarên bi dar, bêy sond û qesem
li benda kaxizek bi reşbelek e, kaxiz ji xewa şîrîn a perîyekê hatî ye, perîya dilê wê heman peyv û gotinan e,
her gotin li wir bi ruh û can dibe, ji wir bi firê dikeve, tê û dilê meriv bi name û bi şîyîr dike.

1
Où que tu sois,
Dans n'importe quel instant,
L’amour là-bas est verdoyant, florissant.

2
Tu es un poème,
Avec l’éclat de la lune, le goût du vin,
Avec ta voix et ta mélodie, tu es une chanson des nuits d’automne,
Tu te répands dans chaque vallée, chaque ravin, montagne, toit,
Tu arrives jusqu’à mon cœur.

3
Les épopées sont mortes,
Les frayeurs ont disparu,
Les sortilèges sont brisés,
Les rêves sont partis avec l’eau,
Il ne reste que toi où le poème s'écrit.

 

1

Tu li ku bî
Li kîjan zemanî bî
Eşq li wir hêşîn, şên e

2

tu şîyîrek î
bi şewl hîv bi tehm mey
bi deng û newaya xwe stranek şevên payîzê yî
belav dibî li her gelî, newal çîya û baniyan
tê heya kezeba min

 3

destan herikîn
saw neman
sêhr betal bûn
xewn çûn ava
tu mayî li şîyîrekê

 

 

 

Présentation de l’auteur

Cîhan Roj

Cîhan Roj, né en 1965 (enregistré en 1964), est originaire du village d'Înaqa Gimgimê. Il a fait ses études primaires et secondaires à Gimgimê. Il a obtenu son diplôme en kurmandji en 1993. La même année, ses poèmes et ses nouvelles ont été publiés. Au cours des deux années suivantes, il a suivi des cours de mathématiques avancées et a obtenu son diplôme de l'Institut. Ses travaux ont été publiés dans Azadiya Welat en 2006. De 1993 à 1997, il a travaillé à Mêrdînê, au syndicat des enseignants, en tant que secrétaire chargé de l'éducation. En 2001, grâce à son initiative, la « Conférence des écrivains » a été organisée à Izmir. Lors de cette conférence, il a pris la décision de se consacrer entièrement à la littérature. Son premier ouvrage, « Ratîka », a été publié en 2002. Ses écrits ont été publiés dans de nombreux journaux, magazines et revues. Il est également rédacteur en chef du journal Diyarnameyê. À ce jour, 4 recueils de poèmes, 3 recueils de nouvelles, 9 romans, 1 recueil de poèmes et 17 autres ouvrages ont été publiés. Son roman « Perde » a été publié en turc sous le titre « Mahrum ». Il a également publié un livre sur Cîgerxwîn, intitulé « Kawayê Min », ainsi qu'un livre sur les Kurdes de la municipalité d'Amedê, dont il est l'un des auteurs.

Bibliographie 

Ratîka (Helbest) - weşanên Sî sibat 2002
Meyman (Çîrok) - Weşanên Lis 2006
Aqil diçe sewda dimine (Helbest) - Weşanên Do 2008
Deriyê çirokê (Çîrok) - Weşanên Do 2008
Meşa Moriyan (Roman) - Weşanen Evrensel 2011
Perde (Roman) - Weşanên Na 2012
Sehne (Çîrok) - Weşanên YNKD 2013
Serkêş (Roman) - Weşanên J&J 2014
Ji nû ve, Gîtara Bê Têl (Çapa duyem a Gîtara Bê Têl-2009) - Weşanên J&J 2014
Hurcahil (Roman) - Weşanên J&J 2015
REŞ (Roman) - Weşanên J&J 2015
AV Û BERF(helbestên bijare)-Weşanên J&J 2018
MALA BAZ(Roman)-Weşanên J&J 2018
ŞEŞAQIL (Roman)-Weşanên Lîs 2021

Poèmes choisis

Autres lectures




Chronique musicale (16) : Entrons dans le Labyrinthe de Feu ! Chatterton

Allons voir, entrons donc dans ce quatrième album studio tant attendu de Feu ! Chatterton, aux détours des treize chansons de ce Labyrinthe ayant supplanté son édifice prédécesseur à la fois si somptueux et si délicat, Palais d’argile, comme jalons d’une réinvention du vocabulaire musical des cinq artistes du groupe aussi pop, électro que poétique que nous ne présentons plus, encore unis comme les doigts de la main pour présenter un visage original, un monde nouveau selon le titre d’une des compositions phares de l’ancien opus aux portes aussi mythiques que vivantes de ces couloirs labyrinthiques flambant neufs où se perdre pour mieux se retrouver, moins un décorum antique où Thésée et le Minotaure viendraient indéfiniment s’affronter qu’un fil d’Ariane qui nous relie tout un chacun au dédale de vivre sans brûler nos ailes aux textes pleins de fantaisie mais aussi d’humanité d’Arthur Teboul comme à ceux d’illustres ainés tels Aragon dont les oripeaux modernes et technoïdes trouvés par les musiciens ne cèdent rien à la profondeur du poème…

Feu ! Chatterton - Le Labyrinthe (prod. Alexis Delong et Feu! Chatterton)

Nourri par tant de lectures, réécrivant à loisir sa propre poétique, le parolier de « l’incandescent cadavre pour vous servir », entre références à la littérature surréaliste et clins d’œil à la chanson française, ne fait-il pas la confidence dès la première chanson, Allons voir, dans la veine la plus lyrique et la plus rêveuse de Feu ! Chatterton, que les livres ont toujours été parcourus qu’en tant qu’invitations à vivre, véritable expérience sensible ayant porté les cinq arpenteurs de tournées populaires à la générosité ouverte aux rencontres d’un public sans cesse plus divers et plus fervent : « Tu rêves d’un grand pays / D’une vie qui enivre / Comme celles que tu lis / Dans les pages des livres » … Et s’il est « temps de vivre » comme le sonne cet hymne au courage, franchissons alors les seuils du titre éponyme de cette architecture aux morceaux comme autant de pièces de puzzle éparpillées aux angles aussi perdus qu’éperdus, Le Labyrinthe qui transforme le superbe royaume tout de force et de fragilité mêlées en voyage où s’allient alors vies rêvées, vies osées, vies autres, le pari consistant moins à « chercher l’issue » qu’à consentir à se perdre, se trouver dans la peinture du décor mythologique, dans la parole-chant qui s’élève à contre-ciel, cet envers du lieu transfiguré, vision naissante : « L’enfant qui chantait / A défait le lien ».

Ce qu’on devient · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo

Ode à l’enfance mais également trajectoire(s) de l’existence, Ce qu’on devient amorce la musique d’Une autre histoire de Gérard Blanc moins en éloge des nouveaux départs qu’en interrogation sur les chemins que l’on prend dans les couloirs des destinées, une question sur le devenir où la danse des enfants « sous la pluie » du refrain chorégraphiant une insouciance mélancolique ricoche à l’infini le regard : que faisons-nous des commencements si prometteurs ? Nous reconnaîtrons-nous encore à travers le miroir de ce que nous faisons de nous-mêmes au fil de nos « histoires » qui auraient pu être « autres » ? En écho, À cause ou grâce relance l’énigme cruelle entre la vitale utopie des élans et la fréquente désillusion des épreuves, entre spleen baudelairien et idéals en partage peut-être ? « Elle est violente / Cette folle espérance / Et comme il fait mal / L’idéal » ! On se prend à songer tant à la révolte de la « vie violente » de Pier Paolo Pasolini qu’à l’image de la « liberté » toute d’espoir de Paul Eluard, comme si malgré les défaites du réel, la poésie restait moins une injonction à prendre les armes qu’à les retourner grâce aux facultés de l’imagination, les incliner sensiblement, Baisse les armes dans l’éclat brillant d’une larme tirée d’un « vers français » de la poésie de Léo Ferré, à laisser venir une réponse possible du cœur touché dans le mille…

L’étranger · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo.

Tel un projectile lacrymal alors lancé à tue-tête, en salut fraternel à la formule de Jean Ferrat, « Je ne chante pas pour passer le temps », où le sens de la finitude rejoint la finalité d’un univers plus grand qui nous dépasse et nous relie pourtant, Cosmos song paraît se conclure également en hommage à la plume de Christian Olivier entonnant son refrain « Je chante » comme à l’élégance d’Alain Bashung ayant mis en scène son propre effacement en manière de resplendir : « Je ne chanterai plus bientôt / Je ne chanterai plus non non / Je ne chanterai plus / Mais pour l’instant je chante, je chante » ! Alors désespoir du néant ou rage de vivre, des nuances en clair-obscur se précisent plus nettement dans cet autre volet des sept chansons restantes, pas moins de sept portes ouvrant sur des combats sur soi-même vers les autres que l’on cherche mais ne trouve pas toujours, Mon frère : « Où étais-tu mon frère / Quand j’avais besoin de toi ? / Ici-bas en enfer / Je n’t’ai pas trouvé »… Autre auquel l’on songe au moment où le tragique s’immisce avec le départ et le deuil métaphorisés en Mille vagues d’émotions qui nous traversent face au scandale de la fin que l’on n’ose s’avouer : « Un soir de déveine / Foutu hasard / Enfin, c’est comme ça / La vie est soudaine / Surtout quand elle s’en va »…

Gardons encore pour nous alors L’Étranger, ce joyau du poème de Louis Aragon : « J’arrive où je suis étranger » où la conscience lucide de l’éphémère, du précaire, du fragile de toute vie sert de passage à témoin de la poésie fraternisant par-delà les frontières sous le rythme d’une techno-électro mettant à l’épreuve l’écriture surréaliste pour mieux révéler son universelle modernité, enfonçant encore plus loin le voyage entre palais, dédales et désormais L’Alcazar, autre enceinte aussi fortifiée que friable où les maux et les biens de l’équilibre à deux se conjuguent jusqu’à l’indistinction : « Dans les jardins de l’Alcazar / Le bien / Le mal / Comment savoir ? » Et quand l’armure cède, s’élève le son enfoui du poème de Léo Ferré : « Le Carrousel du temps perdu », dont l’adaptation d’Arthur Teboul donne la saveur du souvenir en vertige des amours disparues, Le Carrousel ou l’oubli d’une image aussi évanescente que le sillage d’un disque rayé : « C’est un vieux carrousel qui ne veut plus tourner » !

Vestige également d’arts ancestraux, entre sculpture d’absolu cinématographique de Stanley Kubrick et peinture de volume d’Outrenoir de Pierre Soulages, l’avant-dernier morceau Monolithe se découvre comme une plongée dans le sous-sol d’un musée où les trésors du temps forment l’écriture de la quête de toute recherche artistique voulant faire sourdre la lumière des ténèbres mêmes de notre condition commune, une odyssée nietzschéenne au fil des âges à renaître alors à l’innocence du devenir : « Au niveau deux sous zéro / Nous sommes descendus / La nuit nous attend / Elle n’attend plus que nous / Redeviens l’enfant / Que tout se dénoue / Que tout se dénoue » ; ultime issue alors entre vœu d’enfance intacte à retrouver et feu des cynismes adultes à défier par temps de pluie où les enfants pourraient à nouveau danser, c’est Sous la pyramide que se clôt l’itinéraire, d’une itinérance peut-être moins aux pieds du Louvre ou des sanctuaires d’Égypte que face peut-être aux bûchers de nos vanités, de tous les « rois maudits » ou des pantins bénis et leurs simulacres de sacre du vide, ne serait-ce pas en définitive ce rapport au pouvoir à dénouer, en chacune et chacun de nous, pour trouver la sortie du Labyrinthe, se hisser ainsi vers les sommets d’un « idéal » qui ne fasse plus « mal », mot de passe aux rêves des humanités n’ayant pas entièrement renoncé ?




Chronique du veilleur (61) : Thierry Metz

Une dizaine d'années sépare seulement la date de publication (1988) du premier livre de Thierry Metz, Sur la table inventée, de son suicide, à 40 ans, en 1997. Durant cette décennie, Thierry Metz a vécu beaucoup de drames, celui de la mort accidentelle de son fils Vincent, âgé de 8 ans, en 1988, étant le plus terrible de tous.

 

Sa solitude et ses souffrances n'ont fait qu'augmenter. Son écriture poétique les a suivies, saisies, comme  un apprentissage sans cesse repris du tragique de l'homme. En apprenant la maçonnerie, le poète s'éprouvait physiquement et spirituellement. Il nous dit :

         Je n'ai  pas été maçon pour rien et je n'y suis pas venu pour la seule nécessité. J'ai vite appris que les murs du livre et de la maison sont percés d'ouvertures. C'est ce qui permet d'y revenir.

On voit sur les pages ces ouvertures, des brèches qui souvent saignent comme des plaies. La langue poétique de Thierry Metz est devenue, au fil des manuscrits, plus aiguë, plus trouée de silences, comme si l'indicible la criblait, la perforait d'une lame implacable.

 

Thierry Metz, Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes, Poésie / Gallimard, 2025, 10 € 30.

Ecrire    ayant vu mort    l'enfant
               n'est plus écrire.

                   Mais
                   j'ai vu    ce mot   inhumain
                  dit
                  avant

                   s'ouvrir
                   et disparaître.

                   Dehors.

Dans Lettres à la Bien-aimée, le poète s'adresse à Françoise, son épouse, la mère de Vincent. Il la regarde s'occuper de ses deux autres fils. C'est la vie qui va, avec ses occupations quotidiennes, bien simples et bien claires, des rituels domestiques, qu'il faut bien accomplir. Il va quitter la maison, vivre un temps sans domicile fixe, s'étourdir dans l'alcool, séjourner dans des hôpitaux psychiatriques.

                  Je n'écoute plus de musique. Plus le temps. Plus envie. Le peu d'or que je recueille est la voix de celle qui fait le ménage dans les escaliers, dans les toilettes. Elle chantonne. Pour essayer de sortir de tout ça, pour ne pas  y penser.
                  Je ne la connais pas.
                  Sauf qu'elle a une voix. Qu'on voit de loin.
                  Qu'on peut toucher comme un mouchoir.

Que dire à celle qui porte ce même poids de douleur ? La poésie a-t-elle encore un petit peu d'efficience ? Thierry Metz parle d'une « écriture à l'oeil crevé ». Il semble livrer avec elle et en elle un combat ultime, où il sait bien ce qui l'attend, prêt à anticiper la funeste échéance. C'est là ce qui rend cette œuvre poignante dans l'histoire de notre  poésie contemporaine, quand le poète s'écorche aux limites d'un mur infranchissable que le destin a jeté devant lui, et nous dit qu'il n'a d'autre choix que de s'y heurter sans fin :

                  J'ai vidé la page pour que tu puisses entrer.
                  Pour que tu t'habitues aux couleurs de chaque mot.
                  Assieds-toi près du centre, à côté de ma main.
                 Demain je n'aurai pas fini.

Présentation de l’auteur

Thierry Metz

Thierry Metz est né en 1956 à Paris. En 1977, il s’installe à Saint-Romain-Le-Noble et travaille sur les chantiers. Le 20 mai 1988, Vincent, son second fils, est fauché par une voiture sur la nationale qui passe devant sa maison. Le même jour, il obtient le Prix Voronca pour son recueil Sur La Table inventée qui paraît aux éditions Jacques Brémond l’année suivante. Un chantier au centre d'Agen lui inspire Le Journal d'un manœuvre (L'Arpenteur/Gallimard, 1990). Les Lettres à la bien-aimée, où transparaît une tentative impossible de deuil, paraissent en 1995, toujours chez L'Arpenteur/Gallimard. En 1996, il s'installe à Bordeaux. En octobre et novembre, il fait un premier séjour volontaire à l'hôpital psychiatrique de Cadillac, où il lutte contre l'alcool et la dépression. Un mois plus tard, en janvier 1997, il effectue un second séjour dans ce même hôpital. L'Homme qui penche, écrit durant cette période, paraît aux éditions Opales/Pleine page au début de l'année 1997. Le 16 avril 1997, Thierry Metz met fin à ses jours. Source : éditions Unes.

Sur la table inventée, Éditions Jacques Brémond, 1988 (prix Ilarie Voronca 1988) ; nouvelle édition avec des encres de Gaëlle Fleur Debeaux, Éditions Jacques Brémond, 2015 (traduction italienne par Riccardo Corsi, Sulla tavola inventata, Roma, Edizioni degli animali, 2018)

Dolmen suivi de La Demeure phréatique, Cahiers Froissart, 1989 (prix Froissart) ; réédition Jacques Brémond, 2001

Le Journal d'un manœuvre, Éditions Gallimard, coll. « L'Arpenteur », 1990 et 2016; (traduction italienne, Diario di un manovale, a cura di Andrea Ponso, Milano, Edizioni degli animali, 2020)

Entre l'eau et la feuille, Éditions Arfuyen, 199112 ; réédition Jacques Brémond, 2015

Lettres à la bien-aimée, Éditions Gallimard, coll. « L'Arpenteur », 1995

Dans les branches, Éditions Opales, 1995 et 1999

Le Drap déplié, Éditions L'Arrière-Pays, 1995 et 2001

De l'un à l'autre, avec des toiles filées de Denis Castaing, Éditions Jacques Brémond, 1996

 L'Homme qui penche, Éditions Opales / Pleine Page, 1997 ; nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Pleine Page, 200813 (traduction italienne par Michel Rouan et Loriano Gonfiantini, L'Uomo Che Pende, Pistoia, Edizioni Via del Vento, 2001) ; réédition avec une préface de Cédric Le Penven, Éditions Unes, 2017

Terre, Éditions Opales / Pleine Page, 1997 et 2000

Dialogue avec Suso, Éditions Opales / Pleine Page, 1999

 Sur un poème de Paul Celan, avec deux encres originales de Jean-Gilles Badaire, Éditions Jacques Brémond, 1999

Tout ce pourquoi est de sel (inédit), avec des illustrations de Marc Feld, Éditions Pleine Page, 2008

Carnet d'Orphée et autres poèmes, avec quatre encres et lavis de Jean-Claude Pirotte, préface de Isabelle Lévesque, Éditions Les Deux-Siciles, 2011 (traduction italienne par Marco Rota, avec trois linogravures de Piermario Dorigatti, Quaderno di Orfeo, Milano, Edizioni Quaderni di Orfeo [archive], 2012)

Tel que c'est écrit, Éditions L'Arrière-Pays, 2012

Poésies 1978-1997 (rassemble ses poèmes jamais parus en livre), préface de Thierry Courcaud (« Dernière rencontre avec Thierry Metz »), Éditions Pierre Mainard, 2017 (Pierre Mainard [archive])

Le Grainetier (récit inédit)14, suivi d'un entretien avec Jean Cussat-Blanc (« Avec Kostas Axelos et les Problèmes de l’enjeu »), préface d’Isabelle Lévesque, Éditions Pierre Mainard, 2019 (Pierre Mainard [archive])

Poèmes choisis

Autres lectures

Thierry Metz : La matière des mots

J'aime bien les échafaudages ; en rêvant un peu, en se laissant aller, on peut s'y perdre, s'oublier. Plus ils sont hauts, plus les instants de vertiges communiquent avec le présent, avec les [...]

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Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin

Présentation et traduction de Jean-Marcel Morlat

Lorna Crozier (http://lornacrozier.ca/page0/page0.html), qui vit sur l’île de Vancouver, est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle est professeure émérite de l’Université de Victoria. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992). Elle a aussi publié deux récits biographiques, Small Beneath the Sky et Through the Garden: A Love Story (with cats). Avec son mari le poète Patrick Lane (décédé en 2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004). Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award.

GOD OF WATER

Her signs are willow wands and pitchers molded from mud in the shape of shore birds. She calleth forth water and she maketh it disappear. She knows the fountain of youth; she knows the dried well where the old ones gather and toss into the dark the thin coins of their given names. She blackens the River Styx and gilts the mouth of the stream that flows through the gates of heaven. Mostly she’s this colour: Agean blue, Danube blue, Nile blue, South Saskatchewan blue, Pacific and Atlantic blue. None of them blue. That crow sent out to find dry land? It saw no end to water. It landed on her wrist as if it were Bedouin-trained, then went off again. Praise to her ears is the beat of its wings. And the thou, thou, thouhitting shingles and the tautness of tents, all around her the rivers running. That was the best of times, the undamnedrivers running.

Dieu de l’EAU

Ses panneaux sont des baguettes de saule et des pichets modelés à partir de boue ayant la forme d’oiseaux de rivage. Elle invoque l’eau et la fait disparaître. Elle connaît la fontaine de jouvence ; elle connaît le puit asséché où les anciens se rassemblent et lancent dans ses profondeurs les pièces émoussées où sont inscrits leurs prénoms. Elle ensanglante le Styx et recouvre d’or l’embouchure qui coule par les portes du Paradis. Elle est principalement de cette couleur : bleu égéen, bleu Danube, bleu du Nil, bleu de la Saskatchewan Sud, bleu Pacifique et Atlantique. Aucun d’entre eux n’étant bleu. Ce corbeau envoyé pour découvrir la terre ferme. Il atterrit sur son poignet comme s’il eût été entraîné par les bédouins, puis il reprit son envol. Louange à ses oreilles que son battement d’ailes. Et les toi, toi, toi, frappant les bardeaux et les tentes tendues, tout autour d’elles les rivières coulant. C’était la meilleure des époques, les rivières délivrées de la malédiction qui coulent.

∗∗∗

GOD OF THE DISREGARDED

There’s a shine on the boy’s belly where the mouth of this god kissed him. No one has kissed him there before. Only the wind fingers the old woman’s hair (how she longs to be touched), opens her unbuttoned jacket. Because people in the city have stopped noticing the seasons, snow stops falling. Birds rattle the bushes so they’ll be seen. A grey jay calls. On the way to the party the stench in the subway was so bad the couple held scarves over their mouths and nostrils until their stop at Bathurst. On the way home eight hours later—it was New Year’s Eve, there was a crowd—they got in the same car. The heap of clothes that was a man still lay on the floor. God of the disregarded made the revelers, vigorously drunk and void of pity, step over, step over, in and out.

Dieu des CRÉATURES NÉGLIGÉES

Il y a un éclat sur le ventre du garçon là où la bouche de ce dieu l’a embrassé. Personne ne l’a embrassé à cet endroit auparavant. Seul le vent touche la chevelure de la vieille femme (ô comme elle désire être touchée), ouvre sa veste déboutonnée. Comme les gens de la ville ont arrêté de remarquer les saisons, la neige a cessé de tomber. Les oiseaux secouent les buissons afin d’être remarqués. Un mésangeai du Canada appelle. Sur le chemin de la fête, l’odeur du métro était si nauséabonde que le couple s’était recouvert le nez et la bouche jusqu’à leur arrêt à Bathurst. Sur le chemin du retour, huit heures plus tard – c’était la veille du jour de l’An, il y avait une foule –, ils sont montés dans le même wagon. Le même homme, véritable tas de vêtements, était toujours allongé par terre. Le dieu des créatures négligées a forcé les fêtards à l’enjamber, à l’enjamber, à aller et venir.

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God of PUBLIC WASHROOMS

You see her sometimes in the face of the woman who pushes the bucket on wheels with its mop, its slosh of water, its bottles of cleaning fluids and rags. When your eyes meet in the bank of mirrors, something sparks and flutters in your breast like a siskin set on fire. This is a rare encounter. Usually you don’t look at her. You’re embarrassed by the tasks she executes in the row of cubicles tall and narrow as confessionals. Her head is lowered, she has work to do. Sometimes you see this god when she squats on a stool by the entrance, in her lap a collection basket. For your coins you get a folded square of paper you never read. The toilet flush is a water-logged bell that summons her inside. You wish you’d used the stall to release a paper bag of yellow butterflies, to leave on top of the tank of the American Standard a swaddled Bethlehem baby; at the very least, to write on the metal door the verse of a psalm that will convince her of your specialness, your lyrical devotion, as she scrubs all natural signs of you away.

Dieu des TOILETTES PUBLIQUES

Vous la voyez parfois sous les traits de la femme qui pousse le seau à roulettes à l’aide de son balai à franges, son eau clapotante, ses bouteilles de détergent et ses chiffons. Lorsque vos yeux se croisent dans la rangée de miroirs, quelque chose se déclenche en vous et fait palpiter votre poitrine tel un tarin des aulnes enflammé. C’est une rencontre rare. D’habitude, vous ne lui accordez aucun regard. Vous éprouvez de la gêne face aux tâches qu’elle accomplit dans la rangée de cabines aussi hautes et étroites que des confessionnaux. Elle a la tête baissée et du travail à faire. Parfois, vous voyez ce dieu accroupi sur un tabouret près de l’entrée, un panier de collecte sur les genoux. En échange de vos pièces, vous recevez un morceau de papier plié que vous ne lisez jamais. La chasse d’eau des toilettes est une cloche remplie d’eau qui l’appelle à l’intérieur. Si seulement vous aviez utilisé la cabine pour libérer un sac en papier rempli de papillons jaunes, pour laisser sur le réservoir un bébé de Bethléem tout emmailloté ; à tout le moins, pour écrire sur la porte métallique le verset d’un psaume la convainquant de votre caractère unique, de votre dévotion lyrique, alors qu’elle efface toute trace naturelle de votre passage.

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God of SLOUGHS

You can tell she’s a western god or she’d be called the god of ponds. Sloughs are not romantic. You can’t imagine someone serenading offshore, tossing petals in the wake. One out of ten on the prairies is alkali, white crusting around the edges. She got the idea from the god of frost though alkali to its advantage survives the heat. You can’t drink from a slough, but ducks paddle in the reeds, the eggs of red-winged blackbirds balance in the swaying bulrushes and the sky falls into it as it would into nicer water, clouds stiffening and flattening like starched handkerchiefs a laundress from long ago hangs out to dry.

Dieu des MARAIS

On voit bien qu’il s’agit d’un dieu occidental, sinon on l’appellerait le dieu des étangs. Les marais ne sont pas romantiques. On ne peut pas imaginer quelqu’un chantant une sérénade au large, jetant des pétales dans le sillage. Dans les prairies, un marais sur dix est alcalin et bordé d’une croûte blanche. C’est le dieu du gel qui a planté cette idée en elle, bien que l’alcali ait l’avantage de résister à la chaleur. On ne peut pas boire dans un marais, mais les canards pagaient dans les roseaux, les œufs des carouges à épaulettes se balancent dans les joncs ondulants et le ciel y plonge comme dans une eau plus agréable, les nuages se raidissant et s’aplatissant tels des mouchoirs amidonnés qu’une lavandière des temps jadis aurait mis à sécher.

 

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God of GUILT

So many, so many supplicants, they’re close to needing a heaven of their own. A place of wallowing and muck. The groom who abandoned his high school sweetheart at the altar, the woman who gave up her sixteen-year-old cat so she could move into a luxury apartment, the man who drove his mother to the home and never went back—these are the worshippers though their faith is brittle and brief. They expect the gods to forgive them. Deep guilt, authentic guilt belongs to the good of heart and spleen. What have they done? No one knows. They don’t brag about their sins. They don’t move on. If their souls could be scanned, the gods would see a luminous opacity, an accumulation like hoarfrost thickening on a windowpane light struggles to shine through.

Dieu de LA CULPABILITÉ

Ils sont si nombreux, si nombreux, ces suppliants, qu’ils ont presque besoin d’un paradis qui leur soit propre. Un lieu où se vautrer dans la boue. Le marié qui a abandonné son amour de lycée devant l’autel, la femme qui a abandonné son chat de seize ans pour pouvoir emménager dans un appartement de luxe, l’homme qui a conduit sa mère à la maison de retraite et n’est jamais revenu : ce sont là ses fidèles, même si leur foi est fragile et éphémère. Ils attendent des dieux qu’ils leur pardonnent. La culpabilité profonde, la culpabilité authentique appartient aux gens de cœur et au spleen. Qu’ont-ils fait ? Nul ne le sait. Ils ne se vantent pas de leurs péchés. Ils ne passent pas à autre chose. Si leurs âmes pouvaient être scannées, les dieux y verraient une opacité lumineuse, une accumulation comme du givre s’épaississant sur une vitre que la lumière peine à traverser.

 

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God of PAIN

On a scale of 1 to 10, how bad is it? How are you to know? Is 10 a decapitation or a hornet sting? Is 3 a penis rubbing the atrophied walls of an old vagina? Does the 3 drop to 1 if the woman comes? This god is the loneliest. No one wants him. You stand corrected—he created masochists after all. At the festivals a hundred or so of the worst of them turn up to carry his effigies from cemetery to chapel. Sometimes he takes the form of a horse’s bowel tied in a knot, other times ripped rotator cuffs shown on x-rays carried like stiff flags on poles. There are clinics in his name. Big pharmaceuticals get rich. People plead with him to shift the suffering of their beloved to them. He won’t do it. What you own you own, he tells them; that’s true for pain more than any other thing. Finally agony is all that’s left, no matter who you were before it started, what good you did: the nameless poet, presumed to be an Irish girl, who wrote “Donal Og”; the mother who paid for groceries for her six fatherless children by whittling birds; the inventor of the touchless car wash that saves you from getting drenched. This divinity molds a new you out of burns and aches and shattering, and leaves you with it. He watches over, yes, you bet, but his eyes are cold.

 Dieu de LA DOULEUR

Sur une échelle de 1 à 10, à quel point est-ce grave ? Comment le savoir ? Est-ce que 10 correspond à une décapitation ou à une piqûre de frelon ? Est-ce que 3 correspond à un pénis frottant les parois atrophiées d’un vieux vagin ? Est-ce que le 3 tombe à 1 si la femme jouit ? Ce dieu est le plus solitaire. Personne ne veut de lui. Vous vous trompez : après tout, c’est lui qui a créé les masochistes. Lors des festivals, une centaine des pires d’entre eux se présentent pour porter ses effigies du cimetière à la chapelle. Parfois, il prend la forme d’un intestin de cheval noué, d’autres fois, ce sont des coiffes des rotateurs déchirées, visibles sur des radiographies, portées comme des drapeaux raides sur des poteaux. Il existe des cliniques qui portent son nom. Les grandes entreprises pharmaceutiques s’enrichissent. Les gens le supplient de leur transférer les souffrances de leurs proches. Il refuse. Ce qui vous appartient vous appartient, leur dit-il ; cela vaut pour la douleur plus que pour toute autre chose. Finalement, il ne reste que l’agonie, peu importe qui vous étiez avant qu’elle ne commence, peu importe le bien que vous avez fait : la poétesse anonyme, présumée être irlandaise, qui a écrit « Donal Og1 » ; la mère qui payait les provisions pour ses six enfants orphelins de père en sculptant des oiseaux ; l’inventeur du lavage de voitures sans contact qui vous évite d’être trempé. Cette divinité façonne un nouveau vous à partir de brûlures, de douleurs et de brisures, et vous laisse avec. Il veille sur vous, oui, bien sûr, mais son regard est froid.

 

 

Lorna Crozier - Festival Calgary Spoken Word, 2014.

Note 

 

1. Allusion à un poème anonyme du XVIIIe siècle dont la traduction la plus connue en anglais est celle de l’écrivaine irlandaise Lady Augusta Gregory (1852-1932).

Présentation de l’auteur

Lorna Crozier

Lorna Crozier est née à Swift Current, en Saskatchewan. Ayant grandi dans une communauté des Prairies où les héros locaux étaient des joueurs de hockey et des joueurs de curling, elle "n'a jamais pensé une seule fois à devenir écrivain". Après l'université, Lorna a enseigné l'anglais dans le secondaire et travaillé comme conseillère d'orientation. Au cours de ces années, Lorna a publié son premier poème dans le magazine Grain, une publication qui a orienté sa vie vers l'écriture. Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Depuis, elle a écrit 16 recueils de poésie, dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (lauréat du Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won't Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day : Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels : A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat, What the Soul Doesn't Want, God of Shadows et The House the Spirit Builds. Elle a également publié des mémoires, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants, Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister pour l'ouvrage The Wild in You : Voices from the Forest and the Sea. Son livre le plus récent, Through the Garden : A Love Story (with Cats) a été lancé pendant la pandémie. Nommé pour le Hilary Weston Writers' Trust Prize for Nonfiction, il s'agit des mémoires, avec des poèmes, de sa vie avec le poète Patrick Lane. Que Lorna écrive sur les anges, le vieillissement ou le sandwich à la truite de Louis Armstrong, elle continue de séduire les lecteurs et les écrivains du Canada et du monde entier par sa grâce, sa sagesse et son esprit. Elle est, comme l'a écrit Margaret Laurence, "un poète dont il faut être reconnaissant".

Depuis le début de sa carrière d'écrivain, Lorna est connue pour son enseignement inspiré et son mentorat auprès d'autres poètes. Aujourd'hui professeur émérite à l'université de Victoria, elle anime des ateliers de poésie dans tout le pays, notamment à Wintergreen et Naramata, et a enseigné au Banff Centre.

Outre ses poèmes, Lorna a également édité deux recueils de non-fiction - Desire in Seven Voices et Addiction : Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari et collègue poète Patrick Lane, elle a édité en 1994 le recueil Breathing Fire : Canada's New Poets ; en 2004, ils ont coédité Breathing Fire 2, présentant à nouveau plus de trente nouveaux écrivains au monde littéraire canadien. Elle a également compilé et édité Best Canadian Poets, 2010.

Ses poèmes continuent de faire l'objet de nombreuses anthologies, paraissant dans 15 Canadian Poets et 20th Century Poetry and Poetics. Son œuvre a été traduite en plusieurs langues. Une édition espagnole de ses poèmes, La Perspectiva del Gato, a été publiée à Mexico. Elle a lu dans le monde entier, sur tous les continents à l'exception de l'Antarctique, et elle est la poète itinérante officielle du magazine primé Toque and Canoe. Officier de l'Ordre du Canada, elle a reçu de nombreuses distinctions, dont cinq doctorats honorifiques et un prix du Gouverneur général pour la poésie. En 2005, elle a donné une prestation de commande pour la reine Élisabeth II.

Sa réputation d'artiste généreuse et inspirante s'étend de sa passion pour l'art de la poésie à son enseignement, en passant par son engagement dans diverses causes sociales et environnementales. Fréquemment invitée à la radio de la CBC, elle a animé une édition spéciale sur la pauvreté dans le cadre de l'émission "The Current".

 

Bibliographie

Poésie

  • Inside Is the Sky – 1976 (as Lorna Uher)
  • Crow's Black Joy – 1979 (as Lorna Uher)
  • Humans and Other Beasts – 1980 (as Lorna Uher)
  • No Longer Two People: A Series of Poems (with Patrick Lane) – 1981
  • The Weather – 1983
  • The Garden Going on Without Us – 1985 (nominated for a Governor General's Award)
  • Angels of Flesh, Angels of Silence – 1988 (nominated for a Governor General's Award)
  • Inventing the Hawk – 1992 (winner of the Governor General's Award for Poetry and the Pat Lowther Award)
  • Everything Arrives at the Light – 1995 (winner of the Pat Lowther Award)
  • A Saving Grace: Collected Poems – 1996
  • What the Living Won't Let Go – 1999
  • Apocrypha of Light – 2002
  • Bones in Their Wings: Ghazals – 2003
  • Whetstone – 2005
  • Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier (selected by Catherine Hunter) – 2005
  • The Blue Hour of the Day: Selected Poems – 2007
  • Small Mechanics – 2011 (nominated for the Pat Lowther Award)
  • The Wrong Cat – 2015 (winner of the Pat Lowther Award)
  • The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea (with photographs by Ian McAllister) – 2015
  • What the Soul Doesn't Want – 2017
  • God of Shadows – 2018
  • The House the Spirit Builds (with photographs by Peter Coffman and Diane Laundy) – 2019

Anthologies

  • A Sudden Radiance (with Gary Hyland) – 1987
  • Breathing Fire (with Patrick Lane) – 1995
  • Desire in Seven Voices – 2000
  • Addicted: Notes from the Belly of the Beast (with Patrick Lane) – 2001
  • Breathing Fire 2 (with Patrick Lane) – 2004
  • The Best Canadian Poetry in English 2010 – 2010

Récits

  • Small Beneath the Sky – 2009
  • The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things – 2012 (nominated for the Pat Lowther Award)
  • Through the Garden: A Love Story (with Cats) – 2020

Poèmes choisis

Autres lectures

Lorna Crozier, de Vancouver au monde

Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière [...]

Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin

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Les chemins du poème à partir de Contre-jours de Patricia Castex-Menier

1. Le chemin des ombres

Contre le jour, il y a la nuit, celle qui attend chacun et dont on ne revient pas. Dans « l’arasement des images », la poétesse fait le récit pudique et émouvant de la mort de l'être aimé avec la nécessité d’ancrer sur la page ses dernières traces de vie.  

Quatre parties numérotées ouvrent des poèmes construits toujours de la même manière dans de nombreux livres de l’autrice : chaque vers se présente avec un premier et seul mot.

I. Ce qui subsiste encore de dérisoire est « de la plus haute importance ». Tenter de « déshabiller l'inquiétude » en même temps que le langage.  Recueillir avec une infinie tendresse les paroles de l’aimé : « Fais / attention à toi » … « S'il te plaît / les oiseaux» ... « Tant pis / je m'en vais».

Empoigner la douleur. Retenir les moindres mots, les moindres gestes du quotidien. 

II. À l'hôpital, tout est manque et la dépossession de l'aimé ne cesse de grandir. Méconnaissable, il a encore la force de murmurer : « Sois douce/ aide-moi» ... « C'est / fini » ... « On /attend».

 Patricia Castex Menier oppose à l’insupportable du vécu la précision extrême d’un vocabulaire concret qui tente d’exorciser l’extrême de la douleur. « Quel/ délai ? // Renoncer / à l’arbre / Pour s'accrocher à cette branche-ci. » L'homme colère, l’homme révolté a disparu : « Tu / accueilles / ta / part de la misère commune. »

III. Le passage du cadavre à la poussière. 

Ne pas se raconter d’histoires qui embellissent la mort. Des phrases nues pour affronter ce qui semble au-delà des mots. 

 « Ce / soir en vérité le ciel rougeoie /dans un grand autodafé de poèmes. »

Patricia Castex-Menier, Contre-jours, L’herbe qui tremble, 135 Pages, 17 €.

IV « On / m'a greffé ta mort ». Le monde continue, se réduit et « Il / n'y a personne / à la maison ». Seulement le silence. Le chagrin se nourrit de tout.  Reste le mot ultime de l’aimé : « Merci » qui donne peut-être une minuscule lueur dans l’épaisseur du chagrin.

La belle postface de Pierre Dhainaut est d’une grande justesse. : « L’écriture à laquelle Patricia n’a pu se dérober est ce mouvement qui vient de l’amour et doit faire face à la mort : leur rencontre inspire le poème ».

La sobriété et la beauté des peintures de Shi Qi accompagnent avec délicatesse l’autrice dans ses chemins de nuit où cependant quelque éclat de lumière s’insinue.

Le titre du recueil Contre-jours renvoie à un terme utilisé en photographie : Éclairage d'un objet qui vient du côté opposé à celui d'où l'on regarde.

Patricia Castex-Menier dessine les contours sombres de son chemin de deuil, avec la silhouette de plus en plus évanescente de l’aimé qu’elle ne nomme pas. Un grand contraste se profile entre l’homme voyant, à l’œuvre immense, et celui qui se décompose sous ses yeux.

Les derniers mots si précieux de Werner Lambersy sont rapportés, comme une prise de vue sur la grandeur et la beauté de ses livres qui persistent et insistent.

 N'est-ce pas dans l'arrachement que prend sa source le poème ?

Les mots du poème, disait récemment la poétesse, sont ceux du silence, ils en émanent, ils y retournent, les seuls authentiques parce qu'ils ne viennent pas de la volonté et ne s'ajoutent pas, ils révèlent. 

Patricia Castex-Menier est parvenue cependant à écrire des petits bouts de phrases. Comment passer de notes prises au jour le jour à un recueil ?

On pourrait imaginer que le matériau premier s’est cristallisé, disloqué dans le fil de ce qui s’est détruit jour après jour, mais en dessous, il s’est reformé pour participer à la continuité d’une trame. Enjamber les blancs pour passer d’un mot à un autre, veiller, réveiller, ranimer. Un renversement s’est produit pour se rejoindre, rejoindre l'autre et tous les autres.

Le poème donne présence aux vivants et au morts. Présences qui s'offrent et se dérobent dans un appel à une mémoire commune. Avec un écart, le lecteur se rencontre lui-même dans des points évanescents mais vivants.

Il est urgent de noter les moindres choses, les moindres gestes du quotidien. Dans l’irrémédiable de la mort,

Le poème, à défaut d’une sorte de résurrection, d’une renaissance, ne permet-il pas une persistance, une insistance de lueur dans les ombres ?

Comme une nécessité d’en passer par les points obscurs du silence, du manque, de la violence du réel pour s y’opposer. Les mots utilisés sont simples, font partie pour la plupart d’un vocabulaire ordinaire. Mais ils sont détournés de leur banalité, ne conservant dans un démantèlement de la langue que ce qui lui résiste. L’insignifiant, l’anodin prennent une valeur ultime dans le poème.

Patricia Castex-Menier, avec une grande économie de moyens et de justesse porte le langage à sa plus haute intensité. Sa démarche n’est-elle pas comparable à celle d’Alberto Giacometti ? Ne pas amasser glaise ou mots, mais retrancher, défaire. La syntaxe semble suivre le processus de destruction. Ce qui échappe, ce qui se casse, donne rythme, mouvement aux phrases qui portent et emportent.

Le dénuement donne une grande valeur aux mots, aux rapports d’un mot à un autre, donne de l’air, une respiration. Un espace est donné à la vie, inséparable du manque et de la mort.

Dans les pas du chemin intime du poète, chacun peut marcher et trouver sa propre allure et respiration. 

Bien qu’insaisissables, tous les temps sont convoqués : passé, présent, futur et même l’éternité. Les souvenirs ne sont retour en arrière que pour aller à l’avant du poème. La poésie de Patricia Castex-Menier a toujours été en avant et son évocation du passé n’est-elle pas sa manière de retrouver L’instinct du tournesol ?1

La langue poétique nous déplace hors du temps, vole un grain de sable, une parcelle d’air et de lumière. 

Rester debout quels que soient les drames. La verticalité des poèmes de la poétesse nous y incite et déploie « un nuage de sens »2… Dernière page :

Merci,
 as-tu dit, 

 ce mot ultime

 qui
sacralise les lèvres

Le poème a une dimension sacrée : il est plus grand que nous.

Il contient une réciprocité de mercis : ceux que nous avons reçus, ceux que nous donnons à notre tour et un merci à la vie qui va on ne sait où.

  Patricia Castex-Menier écrivait, s’adressant à l’aimé : « le / poème sera toujours nous », mais aussi : « Un poème que tu ne liras pas // reste-t-il un poème ? »

Cependant, nous lecteurs, avons la chance de résonner à ses poèmes qui nous émeuvent, dans le partage de notre condition éphémère.

À l’impuissance, à l’inéluctable,

La poésie, parole vive, donne le sentiment, peut être illusoire, d’une résistance au temps et à la mort.

 Je/ ne veux pas, / résolument/ de / cette pente toujours possible3.

Dans le noir, comme les arbres, nous tenir debout, comme les oiseaux, inventer des chants qui bougent nos ombres.    

 

Dire, dit-elle, 2 : Partage de quelques poèmes de Bouge tranquille, de Patricia Castex-Menier, Cheyne éditeur, par Estelle Fenzy.

Pour dans le poème, continuer à donner présence à elle-même comme à celui qui a disparu, je propose à Patricia Castex-Menier de nous offrir des poèmes inédits :

La
brume a coiffé les monts

puis
glissé le lac au fond de sa poche

Une
disparition légère tout en délicatesse

comme
celle dont tu m’avais dit avoir rêvé

pour
m’épargner le poids du chagrin

Tu
as laissé tes derniers poèmes

dans
les poches de mon long manteau
de veuve

Et
quand mes mains gelées
cherchent un peu de réconfort

j’ai
si peur d’en froisser les pages

L’eau
des larmes ne fait pas écran

J’y
vois la mer

que
peut-être tu entends encore

Notes

  1. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.
  2. Dans les clairs obscurs du poème, article de Gérard Mottet, Poésie Première, numéro 91.
  3. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.

Présentation de l’auteur

Patricia Castex-Menier

Particia Catsex-Menier est née à Paris en 1956, où elle réside et enseigne toujours. Entre vie familiale et professionnelle, elle mène un itinéraire d'écriture volé au
temps qu'elle consacre à la poésie et à l'édition.

Poésie
Au Dé Bleu, Chaillé-sous-les Ormeaux
Flandre, I975.
Les heures à Finialette, 1983.

A Plein Chant, Bassac
Il n'y a pas d'art poétique, 1976.

Chez Thierry Bouchard, St Jean de Losne
Lacunaire, 1981.

Aux Editions de Vallongues, Billière
Lignes de Crète, 1987.

Au Théâtre Vesper, Paris
Tablas, 1989.

A La bartavelle, Charlieu
A ton nom d'archange, 1997.

Chez Cheyne éditeur, Le Chambon-sur-Lignon
Questions de lieu, 1985.
Chemin d'Eveil, 1988.
Infiniment demeure, 1992.
Ce que me dit l'ensevelie, 2001.
Bouge tranquille, 2004.
X fois la nuit, 2006.

Aux éditions Ficelle, Soligny la Trappe
Achill Island, moutons et cetera, 2006

En Belgique
Chez Henry Fagne, Bruxelles
Lies, 1976.
Aux éditions Les Eperonniers, Bruxelles
La bien venue, 1991.

En Inde
Chez P.Lal, Writers Workshop, Calcutta
La roue à aubes, 1983.

Livres d'artistes, tirage limité
Chez Alain Guinhut, Cholet
Trésor du monde, 1976.
Cérémonial, 1979.
A L'étable des matières, C. Dorrière, Caen
Entre Nerfs, 1982.
Chez B.G Lafabrie, Paris
Claires- voies, 1990.
A Céphéides, Sarah Wiame, Paris
Entrepas, 2006
Maria Desmée, collection « Les révélés »
Interstices, 2007

Roman
Aux éditions La Dragonne, Nancy
L'éloignée, 2001.

Théâtre, pièce pour enfants
Aux éditions Ficelle, Soligny la Trappe
Le Roi Berdagot, 2005.

Entretiens
Aux éditions Parole d'aubes, Grigny
Avec Pierre Dhainaut, A travers les commencements, 1999.

Présence en anthologies
La vraie jeune poésie, La Pibole, Paris, 198O.
Panorama de la poésie française contemporaine, Moebius, Triptique, Montréal, 1991.
Poèmes de femmes des origines à nos jours, Régine Deforges, Le Cherche Midi, Paris, 1993.
Das Fest des Lebens, Poètes français contemporains, (éd. bilingue français-allemand) R.Fischer, Verlag im Wald, I993..
Mars Poetica, Poètes croates et français, (éd.bilingue), Skud, Zagreb et Le Temps des cerises, Paris, 2003.
La poésie française contemporaine, J.Orizet, Le Cherche Midi, Paris, 2004.

Participations
Printemps des poètes, Paris, 2002 ; Paris et Zagreb, 2003 ; Paris, 2004.
Semaine de la poésie, Clermont Ferrand, 2005.
Lectures sous l'arbre, Le Chambon-sur-Lignon, 2001, 2005, 2007.
Colloque Pierre Dhainaut, La passion du précaire, sous la direction de Jean-Yves Masson et Aude Préta de Beaufort, Université Paris-Sorbonne, Avril 2007.

En revues
(textes personnels ou articles critiques sur les parutions)
Le journal des poètes, A l'index, Autre Sud, Les hommes sans épaules, Le matricule des anges, Lieux d'être...

Poèmes choisis

Autres lectures

Patricia CASTEX MENIER & Werner LAMBERSY, Al-Andalus

Le "Journal d’automne" de Patricia Castex Menier nous offre un véritable voyage, nous ouvre « une perspective d’estuaire » que le lecteur découvre au fil des pages, traversé par l’onde poétique, « l’or mouvant des reflets, [...]




Yannis Stiggas : l’invisible est une autre forme de lumière

Présentation et traduction Anne Barbusse

Le chemin vers le kiosque à journaux est le  quatrième recueil de poésie de Yannis Stiggas, et sa première collaboration avec les éditions Mikri Arktos, a été publié en 2012. Il comprend trois longs poèmes (A la manière de S.G., This is the place gentlemen, Le chemin vers le kiosque à journaux).

Bien qu’il s’agisse d’un recueil poétique bref, il possède toute son importance et son originalité par sa tension dramatique, ses références historiques et politiques, son écriture personnelle.

Le texte de Yannis Stiggas situe le poète et la poésie dans le monde actuel, contemporain de la crise grecque en cours. Il tâche de donner au poète sa place, hanté par les figures du passé (Maïakovski ou Byron), entre espoir et désespoir, entre bravoure de héros ou geste banal de traverser la rue pour aller au kiosque à journaux, ou de prendre le métro. Et même là il est encore question d‘Ithaque, car les mythes dans la poésie grecque sont encore là pour expliquer le contemporain. Toujours il interroge la place du poète dans la cité aujourd’hui, élargie à l’Europe voire au monde. C’est d’ailleurs dans une langue résolument contemporaine que le poète s’exprime et prend à partie, avec cette culture européenne qui le caractérise, et ce alors même que son pays a été vendu à l’Europe. Texte fort, engagé, politique au sens noble et grec du terme, celui du citoyen dans la polis, texte qui secoue comme sa langue, pour une poésie qui crie et interpelle, entre humour et sarcasme face au mal répété, entre romantisme et réalisme, dans une langue tantôt brisée et saccadée, tantôt ample comme les vers des poètes d’avant. Entre les deux se trouve le style si particulier de Yannis Stiggas, lors de ce chemin pour parvenir au kiosque à journaux, une langue crue et directe. Car la poésie n’est pas un jeu, mais un acte essentiel, acte d’écrire tel acte de résistance.

∗∗∗

Γιάννης Στίγκας
Yannis Stiggas

Ο δρόμος μέχρι το περίπτερο
Le chemin vers le kiosque à journaux

 

A la manière de Y. S.

Invariablement je rêve
une colline qui conduira directement dans tes entrailles
j’entre et je change les algorithmes
de telle sorte que le cœur
assourdisse soigneusement l’intellect
Αγχιβατείν1 - Pallaksch
comme disaient aussi mes ancêtres
(foulant de leurs pieds le moût)
sous-entendant obscurément

 Sang que contient notre avenir
et comment le danser

                          *

Peut-être
si venait aujourd’hui un homme
avec seulement la qualification standard de l’époque
ce goût du gouffre improvisé
- vous savez –
un parmi les milliers d’apprentis de la
panique

Dieu en les cousant
a oublié une aiguille dans leur poitrine

s’il venait
et regardait

par le chas de l’aiguille dont je vous parlais

toutes les voyelles seraient pour lui hantées
un bégaiement lui foulerait le cerveau

m-m-m-m-m-m…m-m-m-maintenant q-q-q-q-q-…q-q-q-que
l-l-l-l-l-l-l-…l-l-l-l-les ch-ch-ch-ch-choses
s-s-s-se s-s-sont gâ-gâ-gâ-gâtées tu-tu-tu-tu
p-p-p-penses q-q-q- …q-q-q-que la-la-la…
la-la-la-la….la l-l-l-l-l-…l-l-l-lu-lu-lumière
c-c-c-c-c-c …c-c-c-com…c-c-c-cc-cc-c-c…
c-c-c-com-com-comprend ?

*

Je n’ai bien sûr aucune réponse

 je porte ce qui reste sur mes épaules comme vous tous
avec ce vieux
défaut printanier qui est le mien
je n’en ai pas encore fini
et je me laisse brouter la gorge
- quelques marques rouges
ne proviennent pas – hélas – de baisers

 on appelle suffocation la femme en question

 mais
      ce n’est pas la poésie qui met le nœud coulant
mais
   elle donne le coup de pied dans le tabouret

*

Parce que la poésie
- hé, mec
n’est pas un hamac à rêveries
n’est pas ton animal domestique à plumes
- hé, mec
Quand tu joues la lune
tu la joues aussi dans son déclin
 - je ne vais pas t’expliquer plus clairement –
Si tu conçois cela
                    c’est bien
             sinon
C’est de Maïakovski dont tu as besoin

*

Où peux-tu être maintenant, Vladimir
maintenant que nos deux Nobel aussi
      sont devenus écueils
Personne ne vogue plus pour les voiles
personne pour l’azur
tout seul on traîne dans les grandes altitudes
et les amours anciennes

*

Dora
      Constantina
Evanthia
Chaque fois que je change de côté dans mon sommeil
elles me détendent silencieusement le signe du zodiaque
jusqu’à ce que jamais devienne
notre numéro chanceux
- quelle roulette russe, Sainte Vierge –
toi tu en sais quelque chose, Vladimir,
c’est arrivé
c’est arrivé à Odessa

 tu devrais voir ce qui se passe ici

*

Ici 

 the evil eye is working overtime

je suis désolé d’écrire cela mais

 nous avons réduit la lumière
en planque parfaite  – pour rien -

 - que veux-tu que je te dise d’autre –

hier soir dans le métro
se touchaient des milliers de corps
et pas même une étincelle pour les apparences
ni un électron si petit soit-il
quelque chose
à faire frémir les regards perdus

 de peur de voir Ithaque toute nue
sous les tailleurs
                          et les chemises

*

Il y a de quoi devenir fou

comme ils décousent ainsi les jours et les nuits
ton sang fil à fil
tes trois Moires de se flétrir
qu’attends-tu que commence, espèce d’idiot,
ceci n’est pas un conte de fées

 c’est

 seulement ton cadavre

*

La tragédie de mon pays
Si bien sûr tu exclus les séismes
tous les autres -isme
ils nous ont vendus sous notre nez
Mon cher lord Byron,
pour rien tu as souffert la sortie
pour rien tu as enclenché la sortie
ta fièvre aujourd’hui
est rarement mentionnée dans les écrits
on lui a refilé quelques microbes abjects
alors que c’était pure bravoure
Christ huit sur l’échelle de Beaufort
et plus encore

 Autrefois – perdu parmi les roseaux
maintenant – perdu dans les boîtes de nuit

 

 

 

ΜΕ ΤΟΝ ΤΡΟΠΟ ΤΟΥ Γ.Σ.   

Μονίμως ονειρεύομαι
μια ανηφόρα που θα βγάζει ολόισια στα σπλάχνα σου
να μπαίνω και ν’ αλλάζω τους αλγόριθμους
έτσι που η καρδιά
να ξεκουφαίνει ενδελεχώς τη νόηση
Αγχιβατείν – Pallaksch
που λέγαν κι οι παππούδες μου
(πατώντας με τα πόδια τους τον μούστο)
υπονοώντας σκοτεινά

 Αίμα που’ χει το μέλλον μας
και πώς να το χορέψεις

                                  *

Ίσως
εάν ερχόταν σήμερα ένας άνθρωπος
μονάχα με το τυπικό προσόν της εποχής
αυτή τη γεύση πρόχειρου γκρεμού
—ξέρετε—
ένας απ’ τους χιλιάδες παραγιούς του
πανικού

όπως τους έραβε ο Θεός
ξέχασε μια βελόνη μες στα στήθια τους

Eάν ερχότανε
και κοίταζε

α π ό  τ ο  μ ά τ ι  τ η ς  β ε λ ό ν α ς  π ο υ  σ α ς  έ λ ε γ α

θα του στοιχειώναν όλα τα φωνήεντα
θα του πατούσε το μυαλό ένα τραύλισμα

τ-τ-τ-τ-τ... τ-τ-τ-τώρα π-π-π-π-π... π-π-π-που
ζ-ζ-ζ-ζ-ζ-ζ... ζ-ζ-ζ-ζ-ζορίσανε τ-τ-τ-τ-τα-τα-τα-τα
π-π-π-ππ-πρα-πρα... π-π-πράγματα ν-ν-νο-νο...
νο-νο-νομίζεις π-π-π... π-π-π-πως το-το-το...
το-το-το-το... το φ-φ-φ-φ-φ... φ-φ-φ-φω-φω-φως
κ-κ-κ-κ-κ-κ... κ-κ-κ-κα... κ-κ-κ-κκ-κκ-κ-κ...
κ-κ-κ-κα-κα-καταλαβαίνει;

*

Δεν έχω φυσικά καμιάν απάντηση

σηκώνω το λοιπόν στους ώμους μου όπως όλοι σας
μ’ εκείνο το παλιό
κουσούρι μου της άνοιξης
ακόμα δεν ξεμπέρδεψα
κι αφήνω να μου βόσκουν τον λαιμό
—κάτι σημάδια κόκκινα
δεν είναι φευ από φιλιά
τη λένε πνιγμοσύνη τη λεγάμενη

αλλά
          δεν είναι η ποίηση που βάζει τη θηλειά
αλλά
          κλοτσάει το σκαμνί

*

Γιατί η ποίηση
ψιτ, μεγάλε
δεν είναι αιώρα ρεμβασμών
δεν είν’ το φτερωτό σου κατοικίδιο
ψιτ, μεγάλε
Όταν υποδύεσαι το φεγγάρι
να το υποδύεσαι και στη χάση του
—δε θα σ’ το κάνω πιο λιανά–
Αν το νοείς αυτό
                   έχει καλώς
          αλλιώς
Ε ρε, Mαγιακόφσκι που σου χρειάζεται

*

Πού να ’σαι τώρα, βρε Βλαδίμηρε,
τώρα που και τα δυο μας νόμπελ
     έγιναν συμπληγάδες
Κανείς δεν αρμενίζει πια για τ’ άρμενα
κανείς για το γαλάζιο
μονάχο του συχνάζει στα μεγάλα υψόμετρα

και στις παλιές αγάπες

*

Η Δώρα
          η Κωνσταντίνα
η Ευανθία
Όποτε αλλάζω το πλευρό στον ύπνο μου
μου ξεκουρδίζουν σιωπηλά το ζώδιο
μέχρι να γίνει το ποτέ
το τυχερό μας νούμερο
—τι ρώσικη ρουλέτα, Παναγία μου–
εσύ γνωρίζεις απ’ αυτά, Βλαδίμηρε,
έγινε
έγινε στην Οντέσσα

εδώ να δεις τι γίνεται

*

Εδώ

τhe evil eye is working overtime

λυπάμαι που το γράφω αλλά

το φως το καταντήσαμε
την τέλεια —για το τίποτε— κρυψώνα

—τι άλλο θέλεις να σου πω—

εχθές το βράδυ στο μετρό
αγγίζονταν χιλιάδες σώματα
κι ούτε ενα τσαφ για τα προσχήματα
ούτε ένα τόσο δα ηλεκτρόνιο
κάτι
ν’ ανατριχιάσει τα χαμένα βλέμματα

μήπως και δούμε την Ιθάκη ολόγυμνη
κάτω από τα ταγιέρ
                                και τα πουκάμισα    

*

Είναι που να τρελαίνεται κανείς

όπως ξηλώνουν έτσι τα μερόνυχτα
το αίμα σου κλωστή-κλωστή
οι τρεις σου μοίρες να πανιάζουνε
τι περιμένεις ν’ αρχινίσει, βρε κουτέ,
δεν είναι παραμύθι αυτό

είναι

μονάχα το κουφάρι του                 

*

Η τραγωδία του τόπου μου
Αν εξαιρέσεις βέβαια τους σεισμούς
όλοι οι υπόλοιποι  -ισμοί
μάς πούλησαν κατάμουτρα
Καλέ μου λόρδε Βύρωνα,
τσάμπα τη λούστηκες την έξοδο
τσάμπα την άναψες την έξοδο
ο πυρετός σου σήμερα
υπάρχει - δεν υπάρχει στα συγγράμματα
του ’χουν κοτσάρει κάτι ελεεινά μικρόβια
ενώ ήταν σκέτη λεβεντιά
οχτώ μποφόρ Χριστός
κι ακόμα τόσα

Τότε – χαμένα μες στις καλαμιές
τώραχαμένα στα σκυλάδικα

Présentation de l’auteur

Yannis Stiggas

Yannis Stiggas est né à Athènes en 1977. Il a fait des études de médecine et il travaille comme neurologue à Athènes.  Il publie dans des revues de poésie, des anthologies et a été traduits en dix-neuf langues (allemand, français, portugais, anglais, bulgare, serbe…).

Son premier livre a été publié en français sous le titre Vagabondages du sang aux éditions Les Vanneaux en 2012 (traduction de Michel Volkovitch).

Bibliographie

Il a publié huit recueils de poésie :

– Vagabondages du sang, 2004, éditions Gavriilidis
– La vision recommencera, 2006, éditions Kedros
– Une blessure encore, 2009 (rééd. 2015), éditions Kedros
Le chemin vers le kiosque à journaux, 2012 (rééd. 2014 et 2020), éditions Mikri Arktos
– J’ai vu le Rubik’s Cube dévoré, 2014 (rééd. 2016), éditions Mikri Arktos
– Exupéry signifie que je suis perdu, 2017 (rééd. 2018), éditions Mikri Arktos
– Comédie, 2021, éditions Agra
– Sonderkommando, 2023, éditions Agra.

Poèmes choisis

Autres lectures




Regard sur la poésie Native American : Barney Bush ou le militantisme fait art

Texte et traduction de Béatrice Machet

Barney Bush, poète et activiste de descendance  shawnee, mais aussi cayuga (une des 6 nations Iroquoises), est né le 27 août 1945 à Herod, dans l’Illinois (alors qu’un faucon tournoie autour de la maison ont déclaré ses parents). Ses premières années d’école lui ont été difficiles, avec la conscience qu’apprendre dans les écoles des États-Unis, qu’apprendre la bible était une épreuve, et selon ses propres mots : "comme du temps des premiers colonisateurs de ma terre".

Au lycée, il découvre la violence, le racisme de l'institution, ce qui laisse des traces et des souvenirs douloureux, mais surtout aiguise la conscience sur les perspectives sombres concernant le futur de chaque jeune amérindien né aux USA ou au Canada. Un futur qu’il essaiera donc de rendre plus brillant pour les générations à venir.

À 16 ans, il quitte le domicile familial et parcourt les États-Unis, le nord du Mexique et le Canada en auto-stop. De pow wow en pow wow, il découvre la réalité des différentes nations indiennes, les conditions de vie sur les réserves, indignes bien souvent, et qui soulignent combien les gouvernements successifs n’ont pas honoré les promesses pourtant signées et garanties par traités. Il entre alors contact avec des artistes et des activistes indiens. Ceux-ci le motivent à poursuivre ses études, car "un indien éduqué est un danger" pour la société américaine, et un atout pour les communautés amérindiennes, puisque capable de comprendre les façons de lutter légalement contre les entreprises prédatrices de ladite société américaine.

Après des études d'anglais et un passage par l'Institut des Arts Amérindiens de Santa-Fé au Nouveau-Mexique (qui initie à diverses disciplines artistiques dont l’écriture et les arts plastiques, mais aussi l’artisanat traditionnel amérindien), il obtient une licence en "humanités" au College de Fort Lewis à Durango dans le Colorado. Puis, à l'Université de Moscow en Idaho, il obtient un master en anglais. Il fait aussi la rencontre, qui se révèle déterminante,  de l'écrivain juriste Lakota Vine Deloria jr, l’auteur de Custer died for your sins (Custer est mort pour vos pêchés, titre provocateur s’il en est !). Ce livre de Deloria est un véritable manifeste de ce qui a été appelé le renouveau indien des années 60. 

Barney Bush dit son poème Lady liberty.

L’analyse que Deloria fait de la situation des Indiens d’Amérique montre que désormais ils pouvaient prendre leur destin en main, qu’ils ne devaient pas se voir en tant que victimes. Vine Deloria encourage Barney Bush à écrire. C’est à Minneapolis qu’il se lie aux leaders de l'American Indian Movement (AIM) Dennis Banks et Russell Means, et qu’il prend part au mouvement. Il est un temps président de l'AIM. Pendant ces années de gloire de l’AIM, les luttes et les manifestations, les opérations d’éducation et d’aide sur les réserves ainsi que l’organisation des communautés pour réclamer leurs droits se multiplient. C’est dans ce contexte de militantisme exigeant qu’il choisit d’opter pour l’écriture car, avait-il dit : "C'était d'abord un moyen de comprendre la logique d'une langue qui n'était pas celle de mes ancêtres. Ma poésie a été ensuite un acte de confrontation, que je me suis efforcé de transformer en acte d'éducation".

Dès lors, il donne de nombreuses lectures publiques, souvent avec le flûtiste commanche Ed Wapp Wahpeconiah, et organise également de multiples ateliers. La question de l'éducation devient pour lui centrale. Il aide à fonder l'Institute of the Southern Plains, une école Cheyenne en Oklahoma, et il enseigne à l'Université du Wisconsin à Milwaukee. En 1979, il publie My horse and a Juke box ( Mon cheval et un juke box, chez American Indian Studies center) puis Petroglyphs (paru chez Greenfield Review Press) en 1982, et enfin Inherit the blood (Hérite du sang, chez Thunder's Mouth Press) en 1985. Ces trois ouvrages remarqués le propulsent parmi les auteurs amérindiens des USA les plus médiatisés. Présent dans plusieurs anthologies comme Harper’s Anthology of 20th Century Native American Poetry parue en 1988, il noue des amitiés très fortes avec d'autres poètes et auteurs indiens comme la chickasaw Linda Hogan, le cheyenne Lance Henson, l'ojibwe Jim Northrup, les mohawks Alex Jacobs et Peter Blue Cloud. Il ne perd pas de vue les urgences politiques et s’implique : il participe à la défense de Leonard Peltier, (accusé du meurtre d’un agent sur la réserve de Pine Ridge à la suite de l’occupation du site de Wounded Knee en 1973) comme celle des résistants mohawks d'Oka. Pour mémoire, la résistance de Kanesatake, également connue sous le nom de crise d’Oka, ou résistance des Mohawks de Kanesatake, a été un affrontement long de 78 jours (du 11 juillet au 26 septembre 1990) entre les manifestants  mohawks et les policiers québécois assistés de la gendarmerie royale du Canada et de l’armée canadienne. À l’origine du conflit : un projet d’expansion d’un terrain de golf et la construction de maisons sur le terrain appelé La Pinède, où se trouve un cimetière mohawk, en bordure de la réserve de Kahnawake. Le  cimetière est considéré par les Mohawks comme terre sacrée et leur appartenant, ce lieu est situé près de la ville d’Oka, sur la rive nord de l’Hudson, tout près de Montréal.  Pour « ramener l’ordre », l’armée a été appelée et les manifestations ont cessé. À l’issu de ce conflit, l’expansion du terrain de golf a été annulée, le terrain a été acheté par le gouvernement fédéral, mais n’a pas été constitué en réserve comme les Mohawks le désiraient. Cependant, malgré le demi-échec, la gestion de ce conflit a servi de modèle pour les actions menées ensuite par les populations amérindiennes au Canada notamment. 

En 1990, Barney Bush vient à Paris pour la première d'un récital intitulé Oyaté (signifie le peuple ou la nation en langue Sioux Lakota, Dakota et Nakota), à l’occasion du festival Banlieues Bleues, avant que l’album du même nom(Oyaté) soit sorti. Accompagné par Terry Bozzio, il y dit son poème "Left for Dead" dédié à Leonard Peltier, un texte qui va devenir un emblème, un hymne, un symbole. C'est aussi le moment d'une rencontre importante avec Tony Hymas à propos duquel Barney Bush dit : "Je me suis mis à aimer cet Anglais, l’esprit et le cœur parlent d’une même voix et cela s’entend dans sa musique. ». Ils se retrouvent l'été suivant à Allonnes pour un concert en petite formation avec Tony Coe, le fûtiste et chanteur commanche Ed Tate Nevaquaya, le chanteur et tambour Ojibway Jo Bellanger et le danseur Cherokee Eddie Swimmer. Tony Hymas crée alors une musique spécifique pour les poèmes de Barney Bush et les deux musiciens, ce qui va donner lieu à la création de plusieurs albums : Remake of the American Dream en deux volumes, et Left For Dead. (Remake du rêve américain, laissé pour mort). 

 

Discours de Barney Bush lors de la réunion de l'IDNR, jeudi 19 décembre 2013.

Plus tard, Barney Bush revient en France avec Tony Hymas, accompagnés de Ed Tate Nevaquaya, le chanteur cree-shoshone Merle Tendoy et le danseur Darrel Wildcat à Bayonne et Ustaritz pour trois jours de fête, à l'invitation de Beñat Achiary (il y rencontre alors Bernard Lubat). Ensuite il « monte » à Paris pour se produire au passage du Nord-Ouest ; il est ému à l’idée de jouer sur une scène où s'est produite Edith Piaf. Le poème "Left for Dead" donne son nom à un nouvel ensemble formé des deux hommes (Bush et Hymas) avec en plus : Ed Tate Nevaquaya, Merle Tendoy, la chanteuse navajo Geraldine Barney, le saxophoniste Evan Parker, le guitariste Jean-François Pauvros (celui-là même qui a accompagné Charles Pennequin en lectures), et enfin le batteur Jonathan Kane.  Le groupe prend la route pour les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie et la France. Deux nouvelles tournées en France suivront où Mark Sanders remplace Jonathan Kane. Chemin faisant, Barney Bush participe en France à des débats, des ateliers. Chantal Bashung (première épouse d’Alain Bashung) lui consacre un film diffusé sur Arte. Toujours avec Tony Hymas et l'écrivain choctaw Louis Owens ainsi qu’avec  la complicité de Francis Geffard (directeur de la collection Terre d’Amérique chez Albin Michel), il participe à L'écho des voix indiennes à Paris, Lille, Marseille, Rennes et Lyon (où Hymas et Bush rencontrent les membres de l'Arfi, c’est à dire le batteur Christian Rollet, le trompettiste Jean Méreu et le saxophoniste Guy Villerd, pour un concert improvisé). Le dernier concert français aura lieu en janvier 2000 à Villejuif pour Sons d'Hiver, ce sera pour Barney Bush l’occasion de retrouver son complice, le poète et acteur Dakota John Trudell, qui avait un temps eu des responsabilités de leader et de porte-parole au sein de l’American Indian Movement, avant de se tourner vers la poésie engagée et les spectacles mi Rock & roll mi spoken-words. John Trudell était accompagné de ses musiciens et de son choriste, le chanteur traditionnel Apache Quiltman. (La vie et l’œuvre de John Trudell mérite un article à lui tout seul !).

Parallèlement, aux États-Unis, Barney Bush a choisi de vivre pendant plusieurs années sur la terre de ses ancêtres shawnee en Illinois, en forêt, dans une maison sans confort moderne. Mais l'appel de l'enseignement est plus fort puisqu’il accepte un poste d'enseignant à Santa Fe. Il n'aura de cesse de se consacrer à l'enseignement auprès de jeunes Indiens. Barney Bush rejoindra plus tard sa terre Shawnee pour se consacrer au Vinyard Indian Settlement.

En janvier 2021, Barney Bush enregistre (à distance) "Warriors for Sale"(guerriers à vendre), ce sera le dernier duo avec Tony Hymas, Barney Bush décède le 18 septembre 2021.

L'œuvre littéraire de Barney Bush a été présentée dans plusieurs anthologies, notamment dans « Songs from This Earth on Turtle's Back: Contemporary American Indian Poetry », « Harper's Anthology of 20th Century Native American Poetry » et « The Remembered Earth: An Anthology of Contemporary Native American Literature ». Il a été le premier poète autochtone à être honoré en devenant membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique de Paris.

Voici un des poèmes écrit par Barney Bush, un poème court contrairement aux textes fleuves qu’il disait dans ses récitals donnés avec Tony Hymas. Un poème en forme de prière, un poème aux accents de résilience, un poème qui ne veut pas attiser la haine, un poème qui témoigne du lien entretenu avec les territoires, avec la terre qui subit les dommages que la civilisation occidentale lui inflige. La conclusion est que la terre elle-même saura mettre un terme à la destruction et au pillage. Les amérindiens doivent juste continuer de vivre selon leurs principes (de respect entre autres) qui leur donne accès au sacré, qui leur permet de vivre une vie pleine de sens dans la conscience de la beauté, qu’elle soit esthétique, morale ou spirituelle.

Le côté le plus beau de nous-mêmes
c’est notre amour pour nos
foyers—le côté le plus laid
est dans le désespoir à
défendre notre terre contre
ceux qui la détruisent
Attention       destructeurs de la terre
Vous avez volé           dépouillé
vendu             acheté                 volé la
terre  sur laquelle vous auriez pu vivre
en paix
Tous les prix sont payés
Créateur    donne-nous la force
d’abandonner notre vengeance  
notre chagrin             afin que
tu puisses l’accepter comme pitié
pour nous tous                       et
que nous reviennes    portant la
plume sous la queue des
aigles                 afin que
nos enfants puissent 
te reconnaître
Les destructeurs de la terre ne
reconnaissent  pas les plumes d’aigles
ne savent pas que la
terre se retournera
contre eux.

Dans le poème suivant, on devine un rituel en l’honneur et en mémoire d’une mère décédée, en même temps que rétrospectivement les images de l’attente du retour du père le soir du décès proprement dit, s’invitent dans le souvenir jusqu’à faire partie du rituel lui-même.

I see the fusing - Je vois la fusion  (dans My horse and a juxebox, livre de 44 pages publié par American Indian Studies Center, University of California)

I see the fusing of images beyond the hills.
Winter is hiding us in a shelter of dreams.
Smoke curling from among yellow aspens smells of the cedar I burnt for you.
It's been cold.
The horses are restless.
We are all watching the valley for your headlights breaking through the pines.
We keep watching but all that approaches is the great blueness of a storm.
The rain is sleeting bee against the house.
I buildt up the fire and laid out the star blanket grandmother made for you.
Our face is in the window pane
staring at the shining darkness broken by the beams of father's truck.
You're brothers
. We stare at each others and help to carry your flie great body into the house.
Grandfather caressed the boxe.
A sweetgrass to our mother.
Your horses silent now are standing in the rain.
 

 Je vois la fusion des images au-delà des collines.
L’hiver nous dissimule dans un refuge de rêves.
La fumée  qui volute entre les trembles jaunis  sent le cèdre que j'ai brûlé pour toi.
Il a fait froid.
Les chevaux sont agités.
Nous surveillons tous la vallée guettant tes phares au travers des pins.
Nous continuons à scruter mais tout ce qui approche est le grand bleu d'une tempête.
La pluie tombe en grêle contre la maison.
J'ai allumé le feu, j’ai étalé la couverture étoilée que grand-mère a faite pour toi.
Notre visage est dans la vitre,
fixant l'obscurité brillante brisée par les faisceaux des phares du camion de père.
Vous êtes frères.
Nous nous regardons les uns les autres et aidons à porter ton grand corps de mouche dans la maison. Grand-père a caressé la boîte.
Une herbe sacrée pour notre mère.
Tes chevaux sont maintenant  silencieux debout sous la pluie.

 

Trop tôt disparu, Barney Bush a cependant inspiré toute une génération de jeunes auteurs et de jeunes militants amérindiens. Il a montré que mouvements de protestation et l’éducation allaient de pair. Il a participé à cette « renaissance » amérindienne qui a vu les amérindiens, du quasi statut d’espèce en voie de disparition, se retourner en population fière de ses ancêtres et de ses traditions, prendre en main son destin en continuant à suivre les principes de ses cultures et par cela non seulement affirmer sa survie, mais aussi son intention de jouer un rôle, ni folklorique ni fantasmé,  dans les sociétés américaines d’aujourd’hui. Et c’est ce que nous constatons : des sénateurs, des ministres, des représentants élus, dont Deb Haaland (Pueblo) dans l’administration Biden, ou encore Vinona La Duke (Anishinaabe) qui s’était engagée aux côtés de Bernie Sanders lors des primaires des élections, agissent, militent et éduquent, à des postes de responsabilité, dans la grande machine « démocratique » américaine.

 

Barney Bush, poète activiste, © Global Justice Ecology Project

Image de Une Credit: Barney Furman Bush in Herod, Illinois in 2020 (Photo by Haleigh S. Bush).

Présentation de l’auteur

Barney Bush

Le poète et militant autochtone Shawnee/Cayuga Barney Bush est né à Herod, dans l'Illinois. Il a obtenu une licence au Fort Lewis College et une maîtrise en anglais et en beaux-arts à l'université de l'Idaho. Bush a pris pour thèmes la nature, la famille et son héritage amérindien.

Membre de la Society of Artists, Composers, and Editors of Music, il a notamment reçu une bourse du National Endowment for the Arts. Il a contribué à la création de l'Institute of the Southern Plains, une école indienne cheyenne située dans l'Oklahoma, et a aidé de nombreuses universités à développer des programmes d'études amérindiennes. Il a enseigné à l'Institute of American Indian Arts et a présidé le Council of the Vinyard Indian Settlement.

 

© Crédits photos Barney Furman Bush in Herod, Illinois in 2020 (Photo by Haleigh S. Bush)

Bibliographie 

Ses recueils de poésie comprennent By Due Process (2004), Inherit the Blood (1985) et Petroglyphs (1982). Nato Records a enregistré plusieurs de ses performances musicales et spoken word, notamment Left for Dead: Prisoners of the American Dream (1994). Plusieurs anthologies, dont Harper's Anthology of 20th Century Native American Poetry (1988) et Songs From This Earth on Turtle's Back : Contemporary American Indian Poetry (1983), ont présenté son travail.

Poèmes choisis

Autres lectures




Corporéité et silence dans Palpable en un baiser d’Irène Duboeuf

Irène Duboeuf est une poétesse française née à Saint-Etienne. Elle a écrit une dizaine de recueils, parmi lesquels nous pouvons citer Le pas de l’ombre, Un rivage qui embrase le jour, La trace silencieuse et Palpable en un baiser qui constitue l’objet de notre article.

Le recueil Palpable en un baiser comporte trois sections et compte une cinquantaine de poèmes, tous titrés, dont les sources d’inspiration sont diverses : la musique, les photographies et la lecture. En effet, Irène a écrit son recueil en écoutant Alkan (La Vision), Dvorak (Silent Woods), en regardant des photographies, celles d’August Colombo, de Thierry Duboeuf et de Claudio Scandelli, ou encore après avoir lu Bobin, Aragon, Yourcenar.

Mais malgré la diversité des sources d’inspiration, une voix unique et claire domine l’ensemble : celle de l’ineffable qui émane du « visage des choses », du silence. Le poème est parcouru par une question centrale : celle des rapports entre les mots et les choses. Son souci premier est d’écrire ce qui « unit l’invisible au réel »1.

Notre présent travail repose essentiellement sur la dichotomie visible et invisible, monde palpable, tangible et monde immatériel et imaginaire. Nous allons traiter ce rapport entre langage et corps suivant une approche à la fois sémiologique et phénoménologique, en dépassant la dualité : abstrait et concret, invisible et visible - car toute abstraction nait du concret et le concret s’organise par l’abstraction – ainsi qu’en nous référant aux travaux de Roland Barthes, ceux de Maurice Blanchot sur le langage et ceux de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie.

Irène Dubœuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Notre analyse vise à montrer que la trame voire le socle, le soubassement du recueil d’Irène Duboeuf n’est autre que l’Amour, cet invisible qui est palpable. Il va sans dire que le poème est un lieu par excellence où s’incarne l’invisible. Notre intérêt porte en premier lieu sur la matérialité des mots et en second lieu sur le silence des mots : l’ineffable.

1/La concrétude :

Écrire un poème, pour Irène Duboeuf, ne consiste pas à s’abstraire du concret. La poésie n’est pas une abstraction qui nous éloigne de la réalité. L’enjeu de la poésie d’Irène est la concrétude de tout ce qui intelligible, impalpable, invisible. Il convient de définir brièvement la notion du concret et celle de l’abstrait afin de dégager le socle primordial du recueil.

Étymologiquement, concret vient du latin concretus qui signifie ce qui a une existence réelle, matérielle, ce qui est concret immédiat, ce qui peut être appréhendé, sans méditation, via les sens. L’amour, cet invisible qui n’a pas de corps, devient palpable en un baiser. Ainsi la mise en exergue de Marc Alyn met l’accent sur la palpabilité de l’invisible, entre autres l’amour : « Tout l’invisible est là/palpable en un baiser »2

Le sensible est toujours concret. On pourrait définir le concret : ce qui est donné. Le concret, c’est l’immédiat, au sens étymologique du mot : sans médiation. Certes l’amour tel qu’il est défini dans le dictionnaire est une abstraction, mais tant qu’il est éprouvé et vécu, il est concret. L’amour est donc la concrétisation d’un penchant, d’un désir. Dans ce sens Jean-Jules Richard, dans Neuf jours de haine, affirme que « l’amour est quelque chose de palpable. Ce doit être à portée de la main. Autrement, c’est du rêve. Le rêve ne satisfait les sens »3.

Puisque est abstrait tout ce qui n’est pas perçu par les sens, tout ce qui ne possède pas l’existence matérielle d’un corps, tout ce qui est impalpable, Irène, ancrée dans le monde scripturaire, poétique, par son corps, refuse l’abstraction en optant pour la concrétude.

Sa poésie est traversée par le palpable, par ce qui est perceptible par les sens. Ainsi le socle de sa création poétique émerge bel et bien de sa sensibilité. La poésie n’est-elle pas le langage des émotions ? La perception de sa poésie se décline sur le mode de la sensation, du ressenti.

Elle découvre le monde par ses sens. Elle écrit ce qu’elle sent. Si elle évoque une idée c’est pour lui donner une vie palpable, donner corps à une idée, à un mot : « Sais-tu que la peau des mots/frissonne sous mes doigts ? »4. Il convient de dire qu’on écrit corps à corps : le corps des mots effleure, étreint celui de la poétesse. Le poème tire éloquence « Dans l’oratoire secret/du poème/l’air brûle en silence/pas à pas /j’écris »5 p.11. La chair des mots nous renvoie à la conception barthésienne du langage. En effet, dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes affirme « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots »6.

C’est sa main aussi qui court sur le papier afin de capter quelques impressions. Irène Duboeuf a une prédilection pour le toucher car il n’y de vrai que le toucher. La poétesse perçoit bien l’écriture poétique comme œuvre du corps. Par conséquent la limite entre le corps et le corpus, le recueil, devient insaisissable. Écrire un poème, c’est tendre la main aux autres, s’ouvrir au monde, s’y incorporer « Tout poème est une main ouverte/ où la ligne de vie croise celle du cœur/ et je vais traversant les non-dits/des aubes musicales »7. La poésie, salvatrice, généreuse, vient au secours de la poétesse, lui permettant de s’aventurer dans le monde inexprimable, ineffable d’une pensée libre et sauvage.

Imprégnée de phénoménologie, Irène Duboeuf, à l’instar de Maurice Merleau-Ponty, conçoit le corps non pas comme un objet tel qu’il est dans la conception cartésienne, mais comme un sujet qui perçoit et vit l’expérience poétique. Tout émane du corps et se propage dans l’écriture. Elle prend contact avec l’écriture, le monde, avec son corps, particulièrement la main « tu savais que tu touchais/au suprême baiser du poète »8. Dans son ouvrage L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty certifie que toute pensée passe par la main « je ne pense qu’avec mes mains »9. La main effleure légèrement la page en vue de noter quelques vers qui flottent dans son esprit.

Le poème épouse la légèreté via des mots simples, brefs comme « nuage », « lumière », « ailes ». Leur choix contribue à donner une impression de légèreté, de beauté angélique au poème voire au recueil « une plume blanche/est tombée à mes pieds:/était-ce un oiseau ou la chute d’un ange ? /J’ai voulu la ramasser/mais le vent l’a emportée »10.  Cette plume qui tombe ne réfère-t-elle pas à l’écriture poétique, au poème que la poétesse est en train d’écrire mais qui fuit et qui est fugace pareil à une rose ?

Omniprésente dans le recueil Palpable en un baiser, la rose symbolise la fugacité de l’amour et de la vie. Rouge, elle évoque la passion et la brièveté du poème et de la vie « une rose est tombée dans l’eau d’une fontaine. /Le vent l’a-t-il poussée jusqu’à toi ? /Tu lui as tendu la main »11 p.9. Cette plume blanche, comme la rose, ne cesse d’être une source inépuisable d’inspiration parce qu’elle émane d’une réserve vide, mais prometteuse de plénitude : le silence qui est dense, qui pèse sur la poétesse. Il est aussi un corps concret « la densité charnelle du silence »12.

2/L’ineffable :

Irène Duboeuf poétise avec brio l’amour et le rend palpable. Il faut peu de mots ou le sans mot pour échapper à l’abstraction et aboutir à la concrétisation. C’est pourquoi Irène Duboeuf raccourcit le vers, le réduit au maximum « Le jour s’éteint/J’attends »13. Ne disant rien, la poète écoute en dedans, refusant toute logorrhée verbale, préférant ainsi le minimum de mots qui renferme beaucoup de sens.

Elle le bride au point d’opter pour une esthétique du dépouillement pour saisir la chose dans son immédiateté, sans pensée, ni langage, ou plutôt avec le minimum de mots voir aussi l’absence de mots, rivalisant ainsi l’art qui dit d’une seule traite. La photo, la musique, ce langage muet qui ne pose pas un sens, mais le propose, un langage qui dit sans dire, qui dit en se taisant.

Force est de souligner qu’une poésie sans mot est une poésie qui met en question l’essence même de la création poétique, qui transgresse les conventions de l’art poétique classique. Si l’espace vide de la page blanche domine la trace écrite c’est parce que le travail poétique est le fruit d’une méditation. Ainsi il s’avère que le sens n’émerge pas des mots, d’une énonciation verbale, mais d’une énonciation sans énoncé, de la contemplation. Car en contemplant, en pensant sans mot on rate la chose, à cet égard Maurice Blanchot postule «la chose devient image, où l’image, d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure et, de forme dessinée sur l’absence, devient l’informe présence de cette absence, l’ouverture opaque et vide sur ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde »14.

Il en découle que dans l’espace poétique il n’y a de prédicat que l’absence. La poésie d’Irène Duboeuf est le lieu par excellence de l’inexprimable et l’écho muet de la contemplation. Irène Duboeuf, plus elle contemple, plus les mots lui échappent, car à mesure qu’elle se plonge dans l’infini cosmique, elle découvre les failles du langage et de son être. Dans son poème intitulé « Contemplation », la nature est sereine : « Assis dans la sérénité des pierres »15. La poétesse, ébaubie de soleil et de lumière se heurte au silence : « tu sais que les mots se taisent/à la hauteur du cœur »16. Parfois ce qu’on écrit ne dit rien de ce qu’on sent « les mots se taisent à la hauteur du cœur » car les mots tendent à abstraire. Alors il faut donner un corps aux mots, objectiver, pour exprimer cet essentiel qui échappe aux mots abstraits.

Il va de soi que l’ineffable occupe une place importante dans la poésie d’Irène Duboeuf : ce qu’elle sent au moment de la contemplation ne franchit pas le bout des lèvres. « Cette nuit j’aurais aimé écrire…/j’ai noté quelques vers/l’air froid gelait les mots…/Cette nuit, je ne t’ai pas écrit »17. La poétesse évoque dans son poème « je ne t’ai pas écrit » une page blanche où elle se heurte à l’ineffable qui n’est pas un tarissement poétique, mais une promesse de plénitude. 

Au cœur de l’expérience poétique, la contemplation ne se limite pas à un regard superficiel sur l’espace physique, elle est une immersion sensorielle méditative profonde. Ainsi elle désigne indubitablement le regard émerveillé que la poétesse porte sur l’amour, le poème, son être en vue d’en saisir l’essence au-delà des apparences immédiates. Observant le monde intérieur et extérieur via ses diverses sensations visuelles et tactiles, Irène Duboeuf vise à rendre l’expérience concrète et immersive, à traduire son émotion et son émerveillement et à mettre en valeur cette fusion entre le contemplateur et l’objet contemplé. Elle réussit avec brio à vaincre ce hiatus entre la contemplatrice « contempleuse » et l’objet de la contemplation. Il en découle que la frontière entre le « je » contemplateur et l’objet contemplé (l’amour, le poème, la vie…) s’estompe.

Certes, la contemplation est un moment de vide par excellence, qui est dû à quelques moments difficiles de sa vie, comme la perte de sa mère. En effet, en dépit du deuil, la poétesse ne s’empêtre pas dans le dolorisme, dans le poème « sans toi », dédié à sa mère : « Dans la déflagration du silence/je n’ai pas pleuré/mes larmes étaient épuisées/depuis que j’imaginais/la vie sans toi »18. L’absence de la mère pèse beaucoup sur Irène, fille et poète dont l’absence de larmes signifie qu’elle hurle en silence à cause du vide. Mais ce vide implique dans le recueil une connivence, une certaine complicité avec soi voire un silence intérieur. C’est via le blanc typographique, l’économie du langage poétique, l’esthétique du dépouillement que nous avons mentionnée précédemment que la contemplatrice Irène se retrouve. Par conséquent la contemplation implique un recueillement avec beaucoup d’espoir. Irène plonge dans la rêverie, peint un monde de sensations pour exalter et recueillir « le premier soleil », « l’or du soleil ».

Le « je » contemplateur veut se détacher du monde. Apparemment il est à l’extérieur du monde, mais en réalité il est à l’intérieur du monde ou plutôt le monde est à l’intérieur de lui. Le monde est dans ou sur la langue, dans l’œil qui contemple, dans la main, le cœur et dans le corps car dans une perspective phénoménologique, notamment celle de Maurice Merleau-Ponty, le monde ne peut pas être distingué du corps « visible et mobile, mon corps est aux nombres des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde »19.

Il va sans dire que le recueil est une cueillette de beauté, de roses (poème) si bien qu’il apparait comme un bouquet de vers, de poèmes qui se hument, se palpent, qui après s’être répandus autour d’elle, laissent leur sillage auprès du lecteur. Ce lecteur anonyme qui butine chaque rose sans se poser sur aucune.

Le recueil sert à afficher une présence concrète du poème, des mots que la poétesse sent, matérialise en leur donnant un corps palpable, en atténuant l’expression, jusqu’au silence. Même le deuil s’allège au contact de vers légers, concis. Irène Duboeuf écrit pour dire ce qui ne se dit pas. Le pari d’unir l’invisible au réel a pour corollaire l’ineffable car ce qui est matériel se montre, ne se dit pas. C’est pourquoi, c’est le blanc qui domine la trace écrite.

Écrire un poème semble alors mettre du blanc sur le noir. Ce blanc qui est un poème absent, s’explique par le fait que la poésie provient de l’expérience sensorielle, elle ne se nourrit pas du logos mais des informations que les poètes reçoivent du monde extérieur via les cinq sens, particulièrement le toucher, dans ce recueil.

Tout passe par le corps que ce se soit pour l’écrivain ou le lecteur. Irène Duboeuf, la source du recueil à nos yeux n’est pas une écrivaine, mais plutôt une « écriveine ». Le lecteur lit tout ce qui coule de « l’écriveine » par ses cinq sens traditionnels. Nous nous interrogeons sur la possibilité d’un pacte de lecture sensorielle. La lecture, comme l’écriture poétique pourrait être une expérience sensorielle. Dans ce contexte Christian Bobin croit en une lecture tactile : « On lit avec les mains autant qu’avec les yeux. Le toucher d’une main calme sur la page d’un livre, c’est la plus belle image que je connaisse, l’image la plus apaisante qui soit : une main tendre sur une épaule d’encre ». Irène ne trempe pas sa plume dans un encrier, mais dans ses veines.

3/Conclusion :

En premier lieu notre analyse nous a permis de montrer, selon une optique sémiologique, que ce recueil est une osmose entre la matérialité et l’immatérialité. Une fusion du sensible et du mental, du visible et de l’invisible, jalonne les poèmes d’Irène. Le sens nait de cette fusion entre langage et corps. L’arrière-plan de la conception d’Irène Duboeuf est certainement la théorie barthésienne sur le rapport entre langage et mot : selon la poétesse, les mots ne sont pas des signes abstraits ; ils ont une matérialité. Ils sont palpables. On rejoint ainsi la réflexion de Roland Barthes qui a permis d’enrichir les études contemporaines sur la corporéité.

En second lieu, selon une perspective phénoménologique nous avons mis l’accent sur la corporéité. Il s’avère que l’écriture poétique est conçue comme un acte corporel qui engage notamment la main. On écrit ce qui nous touche littéralement. Nos sensations, sentiments, pensées et même le monde sont dans nos mains.

Par l’écriture, ce geste du corps, Irène Duboeuf visualise le sentiment amoureux étant donné qu’elle est enracinée dans le monde scripturaire ainsi que dans le monde physique par son corps. C’est le corps ancré dans le monde qui perçoit et concrétise tout ce qui est abstrait. À cet égard Maurice Merleau-Ponty affirme : « Percevoir c‘est se rendre présent quelque chose à l’aide du corps »20.

Il s’avère que dans le recueil, il est une appréhension sensible plus importante qu’une vision intellectualisée. La poétesse a une prédilection pour l’expérience sensible et non pas l’élaboration abstraite de l’esprit. Elle écrit ce qu’elle sent. 

Depuis Babel, il faut chercher la signification du langage dans son rapport au monde et non plus dans les mots eux-mêmes. Irène perçoit et poétise l’amour, la vie avec son corps. La chose, le langage et le monde lui sont donnés avec les sens.

La poésie, cette quête de sens et d’expression a une affinité avec l’art, particulièrement la musique et la photographie. C’est une poésie muette où le silence est plus important que les vers, les mots car en écoutant son corps que les poèmes ont pu être notés sur la page blanche brièvement. Irène Duboeuf dit sans dire des poèmes succincts qui touchent les profondeurs de l’expérience humaine en matérialisant ce qui est impalpable et en prenant conscience du monde via le corps car l’ineffable peut être concret, palpable en un baiser.

Notes

1. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, Paris, 2023, p.19

2. Op.cit, p.5

3. Jean-Jules Richard, Neufs jours de haine, Editions de l’Arbre, Montréal, 1984, p.71.

4. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, op.cit, p.11

5. Ibid., p11

6. Roland-Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions de Seuil, Paris, 1985, p. 64.

7. Irène Duboeuf, op.cit., p16.

8. Ibid., p.9

9. Maurice Merleau-Ponty, L’œil est l’esprit, Gallimard, 1960, p25.

10. Ibid., p.23.

11. Op.cit., p9.

12. Ibid., p30.

13. Op.cit., p44.

14. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 2009, p.23.

15. Irène Duboeuf, Op.cit., p8.

16. Ibid., p.8.

17. Ibid., p56

18. Op.cit., p.29.

19. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p.19.

20. Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Gallimard, 1969, p.104.

Présentation de l’auteur

Irène Duboeuf

Textes

Irène Duboeuf, native de Saint-Etienne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silencieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Triptyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015,  Cendre lissée de vent, Unicité, 2017 (finaliste du prix des Trouvères), Bords de Loire, livre pauvre collection Daniel Leuwers 2019 avec Véronique Arnault, Effacement des seuils, Unicité, 2019, Volcan, livre pauvre collection Daniel Leuwers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, éditions du Cygne, 2021, Palpable en un baiser, éditions du Cygne, 2023 ainsi que sa version italienne Il bacio dell'invisibile, Libreria Ticinum Editore, 2024 qui donne lieu à la traduction en roumain, par Eliza Macadan,d'un large extrait intitulé Cuvântul rătăcitor / La parola errante, Cosmopoli-Eikon, Bucarest, 2024. En 2025 Véronique Arnault la sollicite pour faire un livre d'artiste : Un herbier de mots.

En tant que traductrice, elle a publié Neige pensée, d’Amedeo Anelli, Libreria Ticinum editore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anelli, Édition du Cygne, 2020, Krankenhaus suivi de Carnet hollandais et autres inédits, de Luigi Carotenuto, Éditions du Cygne 2021, Hivernales et autres températures, d’Amedeo Anelli, bilingue italien/français, Libreria Ticinum Editore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anelli, Libreria Ticinum Editore, 2023, Des voix entourées de silence, Éditions du Cygne, 2023, Deviens une fleur, de Luigi Carotenuto, Éditions du Cygne 2024, Entre les mains des mots, de Margherita Rimi, Éditions du Cygne, 2025. Une quarantaine de poétesses et poètes ont été traduits, dont sept publiés dans Babel, stati di alterazione,anthologie multilingue d’Enzo Campi, Bertoni Editore, 2022 (Italie) ; les autres sont parus dans des revues françaises (Arpa, FPM, Recours au Poème, Souffle inédit, Terre à ciel, Terres de femmes) ou belges (Traversées). 

Ses propres poèmes sont traduits en italien, espagnol, roumain, arabe et chinois classique.

Poèmes choisis

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