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Hölderlin : une voie vers les cieux

Le hasard des rencontres n’est jamais vraiment fortuit, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trouve sa justification dans la proximité des textes. Ici, cette traduction métrée de C. Neuman des Élégies de Friedrich Hölderlin suit une autre de mes lectures récentes, celle d’un anglican du XVIIe, Thomas Traherne, qui lui aussi porte son regard vers le haut, vers une essence divine comprise comme céleste, comme une transcendance presque sublime.

Les deux auteurs prônent une patrie spirituelle, à la fois aérienne et cependant accessible, humaine, presque matérielle. Ainsi, le goût du vin et du pain compose, par exemple, pour le poète, l’eucharistie, comprise comme une élévation, laquelle suppose un ordre théologique inhérent. Ici, ce dieu a pour patrie les coteaux qui bordent le Rhin, un Rhin préromantique et qui masque peut-être une idée de la germanité.

Allégorie de l’Allemagne, sorte de Grèce antique revécue, comparable à l’Occitanie de Simone Weil qui voit dans la Toulouse et l’Albigeois du XIIIe le talent de faire revivre, d’actualiser une vraie renaissance de la Grèce hellénistique. Nonobstant, ces élégies portent un regard vers le sommet, vers le monde éthéré des cieux, des ciels augmentés d’une présence supérieure.

 Friedrich Hölderlin, Les élégies, trad. métrée
Claude Neuman, éd. Ressouvenances, 2020, 20€

Cette poésie, ici traduite dans le mètre original, implique un univers qui s’agrandit à la présence, à la grandeur du poème et du poète voyant, qui déjà peut se prévaloir d’une hauteur de vue, d’un ton prophétique, celui qui sera propre aux romantiques qui viendront. Est-ce là habiter le monde en poète ? Très certainement car cet univers céleste se véhicule du poème vers le poète, de la vie du poème à la vie de l’homme, prophète en quelque sorte, prophétisant sa propre nature. Ce sont des poèmes de l’Ouvert, poèmes de l’air, du chant. Ces élégies portent en elles une promesse, prédisent ce qui doit advenir au poète, un poète habitant le monde dans l’agrandissement de son poème, augmenté d’une expression de l’air, de songes aériens. Certes, cette ivresse des sommets, la divagation au milieu des Ménades, dans la proximité des vignobles du Rhin, initie, en un sens, le vertige qui prendra le poète jusqu’à sa folie.

 

Et ce discours me poussa à chercher ailleurs encore,

    Je montai en bateau au lointain pôle Nord. Là dormait

Silencieuse en sa coque de neige la vie enchaînée : ce sommeil

    De fer attendait le jour depuis des années.

 

Et comme j’évoquais en préambule le hasard étrange où butent les lectures, il me revient à l’esprit, au sujet de la langue traduite, qui sonne particulièrement ici, un même effet de surprise de la traduction de Maurice de Gandillac travaillant à rendre en français l’énigmatique Zarathoustra de Nietzsche. Ce français métré sonne avec suavité, écriture capiteuse, presque entêtante. De plus, cette association avec Nietzsche pourrait se poursuivre au-delà des effets de la traduction. En effet, le poète du Neckar pourrait très bien se trouver parmi les hôtes de la grotte mythique de Zarathoustra. Car lui aussi cherche la vérité dans la profondeur, et lui aussi atteignant le sommet, tombe dans la folie, laquelle n’est autre qu’une fuite, une échappée vers où ce trop d’angoisse du fou se transforme en chant du cygne. Cette combustion de la raison est nécessaire, car elle consume l’équilibre trop humain de la parole dans le monde. Elle va vers le poétique. Elle est fruition de la parole, fructification matérielle des vignes du Rhin, et c’est là la seule chose qui importe, car cette poésie est devenue immortelle, aussi forte qu’un vin.

 

Encor fructifient mes pêchers, leur floraison m’émerveille,

    Le buisson de roses se dresse superbe, presque arbre.

Lourd de fruits sombres, entre-temps, s’est fait mon cerisier,

    Et aux mains du cueilleur ses rameaux se tendent d’eux-mêmes.

 

L’ascension du poète, comprise comme la progression du Voyageur contemplant une mer de nuages de C. D. Friedrich, pourrait se concevoir comme le deuil de la raison, car cet oxygène manquant aux sommets des montagnes provoque à la fois le vertige et la mort. D’être trop près des points culminants, renouvelle la figure d’un Icare brûlé par son vol mythique.

 

Et le trésor, l’Allemand, sous l’arche de la paix sainte

    Qui repose, est l’épargne des jeunes et des anciens.

Je parle en fou. C’est la joie. Mais demain et à l’avenir,

    Quand nous irons dehors voir ferme et champ

Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête, au printemps, mes aimés,

    Nous en parlerons et en attendrons beaucoup.

 

Beauté sans doute des images impossibles, des pays sans connaissance, où vivent des dieux apaisés, pays étrange où pourraient se rendre Bacchus et Ariane, figures du Titien, dans ce déséquilibre sublime et improbable de toute fiction poétique.

 

Présentation de l’auteur

Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölderlin (1770-1843) est un poète et philosophe allemand de la période classico-romantique  (seconde moitié du XVIIIe siècle et se poursuit au XIXe siècle vers le romantisme). Figure majeure de la littérature allemande de cette époque qui est l'un des premiers à quitter les références au modèle grec classique et à revenir aux sources latines, trait qui caractérise le romantisme allemand et français également, qui a été influencé par ce mouvement établi ben tout premier lieu dans le paysage littéraire allemand. 

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Poèmes choisis

Autres lectures

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Michèle Finck, Sur un piano de paille

Les langues

En essayant de rassembler ici, comme on le ferait d’une javelle, les étendues en étoile du dernier livre de Michèle Finck, j’ai cherché une formule. C’est ainsi que j’ai cru opportun de qualifier ces textes de l’épithète : les langues.

Car, outre le fait qu’on y croise de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien ou encore de l’alsacien, la question la plus brûlante que pose le père défunt de la poétesse, qui apparaît si souvent comme figure tutélaire, est celle de la traduction, en une espèce de mythe : la traduction de Trakl - que le père de Michèle semble considérer comme un vrai fils. Et ce faisant le problème de la langue des langues nous questionne, la langue poétique fusionnant dans ce recueil avec la musique, pas exclusivement les notes et les partitions, mais surtout celle de l’interprétation, et nommément des Variations Golberg enregistrées à diverses époques par Glen Gould. Et encore, derrière ce triple seuil de la langue, de la poésie et de la musique, on poursuit son chemin de lecture dans les enregistrements sur disque, ou encore l’évocation de la peinture, du cinéma… De cette expression s’épaissit, et même si la forme physique des poèmes suivent un plan allant de « variation » au « cri », parties qui se suivent régulièrement, les 32 entrées du poème nous ouvrent la porte de l’action de création littéraire à laquelle se livre Michèle Finck.

Michèle Finck, Sur un piano de paille, éd. Arfuyen, 2020, 16€50

Cette filiation à la musique, à Glen Gould, au père, s’ouvre et se ferme sur une sorte de « tombeau » d’Yves Bonnefoy, introduisant et achevant une déploration, déploration assez morbide si l’on considère que cela peut englober l’idée du suicide, du suicide qu’évoque l’écrivaine, mort volontaire jetée ici comme une piste d’écriture. La mort côtoie le texte, le texte côtoie la musique et la mort aussi et inversement. Par ailleurs au texte et au sous-texte, mort, suicide, angoisse, déploration et aussi moment de pur plaisir du texte, du texte musical notamment, s’ajoute l’idée du murmure. Car Gould murmure, on le sait, dans ses bandes-son. Et dans ces poèmes, on murmure aussi : on maronne des langues étrangères, on entend les accords de Bach, on saisit les bougonnements du pianiste, et encore, on construit des phrases à partir des sous-titres qui scandent les strophes. Et là, on s’interroge sur la caresse, mot essentiel.

Le flottement de la langue inquiète le temps d’écrire. De cette manière, le poème sert la musique, le contexte de la musique entendue, le contexte de la vie qui s’échoue en un sens sur la mort volontaire, le contexte de la présence au monde à quoi invite tout vrai poème, tout cela flotte au-dessus du livre. Cette vivante expression produit ce qu’on appelle en peinture un glacis, là où le poème transparaît au milieu de ses murmures. Parfois, on croise une expression proche de Duras, ou on se heurte à l’élision de pronoms, on poursuit sa route dans des parties de prose qui rappellent la vie réelle de l’auteure, ou peut-être le rêve de M. Finck.

Peux plus     écouter     les Variations Golberg
Sans entendre     entre chaque variation     un cri effrayant.
C’est ça     pour moi     la vie maintenant :    Choc.
Choc     du rêve selon Bach     et du cri.
Ce qu’on appelle     condition humaine     c’est ça :
Chair     prise au piège :     choc      de musique
Contre cri      et de cri     contre musique.

Dans ces poèmes donc, une rumeur, et aussi des cris. Est-ce là l’image de deux instruments, unis par la composition binaire d’une forme sonate, un dialogue intime avec les parties d’une même matière, mais coupée pour engager une sorte de dialogue ? Variation puis cri, et cependant phrase, phrase musicale, thème d’un ostinato où la caresse viendrait comme un thème ?

Plus tard tu répétais : « Hörst Du. Er brummt » Et en effet Gould marmonnait parfois tout en jouant. C’était ce marmonnement distinctement audible derrière les notes, quelque chose comme la ruminatio des moines lisant des manuscrits sacrés, qui nous touchait le plus. Jamais Glenn Gould n’a été autant lui-même piano. « Er brummt. »

Je parle beaucoup de langues, des expressions artistiques, ou des moments de grésillement de la voix du pianiste et de la poétesse. Mais il faut quand même préciser que, même si le cri domine à certains endroits, l’ignition de la caresse est très sensible elle aussi. Du reste, par un effet du hasard, j’ai achevé il y a peu La Psychanalyse du feu de Bachelard. Le philosophe insiste sur l’importance du frottement des bois qui serait à l’origine du feu. Ici, dans ce Piano de paille, c’est la caresse qui se manifeste comme abrasion des langues, abrasion des récits, expression du murmure qui habiterait l’expression poétique. Cette rumeur sourde, insistante et instable de l’expression peut, je crois, se comparer au crépitement du feu.

J’ajoute que cette ignition du poème lui-même brûlé intérieurement par la musique, rend possible la grâce complexe et l’évocation du père de l’écrivaine, père qui meurt, père qui attend la résurrection de Georg Trakl, ou encore le Bonnefoy et le Gould de l’auteure. Ce sont ces figures qui passent le feu, qui font un lit de braise au poème.

Sinon, personnellement, je reste avec cette impression que les prises de son de Gould, réinventées par la poète, peuvent évoquer une autre musique – peut-être dans un rapport direct au piano de paille de l’enfance, cette musique de Toy-piano de John Cage. Ainsi, en allant du cri à la caresse, de la vie à la mort, du plaisir à la souffrance, on découvre une langue appropriée et en même temps étrangère, non dénuée d’un peu d’expressionnisme, capable de réunir et d’assembler ces brassées de tiges du langage poétique et en sa multiplicité, capable de rendre un univers visible.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

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Réification du voyage : Vanda Mikšić, Jean de Breyne, Des transports

Devant la vie compliquée de notre siècle, qui réclame de l’intensité et de l’énergie, la poétisation reste un refuge contre notre modernité mécanique – voyages en TGV, en Airbus, en véhicule personnel ou collectif… - et devient un lieu et un lien de densité. 

De ce fait, même si l’aujourd’hui et ses contingences, la nécessité d’occuper l’espace que crée le voyage, cette modernité des transports mécaniques exige ici, dans ce recueil de poèmes, une espèce de réification, le voyage et le poème étant aussi en quelque sorte, une lutte contre le temps compris comme durée, durée du voyage qui s’abolit pour un temps poétique.

Il faut donc accueillir ce recueil des deux poètes Vanda Mikšić et Jean de Breyne, comme une phaléristique, une étude de médaille, dont l’avers et le revers peu distincts au début, s’individualisent au fur et à mesure, s’autonomisent l’un de l’autre. Et c’est un plaisir supplémentaire de parcourir ces textes où l’écriture de chacun fait contrepoids à celle de l’autre. On pourrait dire qu’il s’agit de deux masques, ou d’une tête de Janus où vaquent les deux écrivains. Et vaquer va bien puisqu’il s’agit de parler de tribulations dans un wagon, un siège, une cabine, un habitacle, où les autres voyageurs sont des acteurs et les paysages des toiles de fond théâtrales.

Vanda Mikšić, Jean de Breyne, Des transports, éd. Lanskine, 2019, 14€.

L’ici et le maintenant du voyage, qui s’oppose en un sens à une immobilité impossible et cependant obligée du voyageur, la translation d’un mouvement, le récit du transport nous conduisent dans un flux, dans un allant. Celui des véhicules tout autant que celui du poème, prosodie qui avance depuis la nuit intérieure de tout créateur, jusqu’à l’attente, la suspension du maintenant, de la lettre à écrire, à faire parvenir et à recevoir ; car ces poèmes sont des lettres de voyage.

 

détachée du rythme monotone
des roues je ne suis plus
les lignes grises et blanches
continues et saccadées
balisant notre trajectoire
je suis ailleurs dans une chambre
d’hôtel à tokyo j’assiste en voyeuse
aux derniers ébats amoureux
à un rite d’adieu je ne suis pas là
mais il y a mon double assis à l’autre
bout de la rangée je mords dans un sandwich
[…]

 

Peut-être est-ce cette dramaturgie du périple qui tend vers un but et procède d’une sorte de dialectique du récit, isole les deux poètes, et autorise à écrire le poème, la lettre, le chapitre de l’histoire, la scène de ce théâtre poétique comme une réponse dans le dialogue d’une pièce ? Voyage en solitaire seulement pour aider à décrire ce qu’est un théâtre humain, l’effet dramatique d’une relation, d’un échange épistolaire. Les poètes sont vacants, rendus vacant dans l’attente de la fin du voyage, désœuvrés, qui sait ? seulement ouverts au texte à écrire alors que la réalité se chosifie, se réifie, dans cette lettre formée d’un poème qui saisit et épingle une réalité qui passe et se met en scène.

Du reste, cette conversation est en suspens souvent dans le big data de l’informatique et participe du gigantesque texte mondial et presque infini des messages électroniques. Ces poèmes permettent une lecture contemplative, mais non méditative, attachée à la réification de la connaissance du monde, de chosifier le flux latent de notre lecture, qui s’associe ainsi à l’itinéraire du poème qui se déroule.

 

Je te lis tu sais

Doucement le train part
Le poème pense et
S’adresse
Balancement du ballast
Je traverse une grande part
                             de mon histoire :
Le fleuve large
Les histoires se déplacent
Et demain

 

Syntaxe, temps, voyage, écriture, lettres, adresses à autrui, regard du lecteur, tout cela permet de traverser par exemple l’hiver, l’hiver à l’Ouest, l’hiver à l’Est. Car en arrivant à la fin du livre, on garde l’impression de deux univers, de deux tons qui se distinguent et qui s’appuient l’un sur l’autre, dans un espace devenu dramatique. Le poème est devenu le monde.

Présentation de l’auteur

Vanda MIKŠIĆ

Vanda MIKŠIĆ (1972, Croatie), traductrice, professeure de traduction, poète. Elle a fait ses études à Zagreb, puis à Bruxelles ; actuellement enseigne la traduction à l´Université de Zadar. Membre de la rédaction de la revue littéraire croate Tema, elle codirige également la collection Domaine croate/Poésieau sein des Éditions L'Ollave (Rustrel).Ses vers ont été publiés dans différentes revues littéraires, en Croatie, France, Turquie et Macédoine. À côté d´un livre sur la traduction littéraire et d'une vingtaine d´articles scientifiques, elle a publié plus de cinquante traductions, tant de l´italien (Agamben, Baricco, De Luca, Eco, Calvino, Pasolini), que du français (Barthes, Baudrillard, Breton, Chevillard, Cioran, Derrida,Echenoz, Foucault, Kundera, Morin, Nancy, Queneau, Perec, Vian). Elle traduit également de la poésie croate en français.Plusieurs prix de traduction lui ont été décernés, dontle Prix Iso Velikanović que le Ministère de la culture croate lui a attribué pour la traduction du roman La Vie mode d'emploide Georges Perec.En 2014, la ministre française de la culture l'a nommée chevalier dans l'Ordre des Arts et des Lettres.

 

 

Présentation de l’auteur

Jean de Breyne

Jean de Breyne, est un écrivain et poète né en 1943. Il vit depuis 2000 dans le sud de la France. Il a fondè la Galerie Librairie l'Ollave à Lyon en 1974, et est membre du comité de rédaction de la revue d'art l'Ollave, de la collection d'essais Préoccupations, et d'un Domaine croate/Poésie créé en 2012.

Poèmes choisis

Autres lectures




Gérard Bocholier, Psaumes de la foi vive

Le poème prière

L’actualité de Gérard Bocholier est importante et porte sur deux livres de poésie publiés ce printemps, dont l’un est produit par l’éditeur Ad Solem, qui est connu pour son travail autour de la poésie en lien avec la spiritualité.

C’est ainsi que les Psaumes de la foi vive couvrent un volume de poèmes que je crois pouvoir séparer en différentes liturgies : la liturgie de la Toussaint, la liturgie de Pâques, de Noël et de l’Épiphanie, et pour finir le rituel de la prière ou une adresse à la mysticité. D’où  l’impression persistante de lire une sorte de « poème-prière »qui offrirait la satiété et une espèce de fin appelée ici : une foi vive.

Oui, on assiste tout au long du livre à une spiritualisation du monde que le poème rend accessible, à la confiance dans une certaine religiosité d’un homme évoquant Dieu ou la mort, Dieu ou l’amour, Dieu ou l’incarnation.

Psaumes de la foi vive, Gérard Bocholier,
éd. Ad Solem, 2019, 16€

 

 

Déliez toutes mes entraves
Tout croyant est un nomde
En route vers la naissance
En route vers ton étable

Tu es le mendiant qui marche
Le sable vêtu de vent
La pluie au cœur du jasmin
La neige fleurie d’étoiles

 

Cette conversation anagogique constituée d’éléments relevant de la métaphysique intime du poète, se charge néanmoins de la réalité physique en tant que preuve supplémentaire pour croire et espérer, pour croire et prier. Le poème ainsi agrandit le monde à la mesure de la divinité- foi qui n’oublie pas l’homme et sa quête - en une sorte de carême nerveux que libère la forme poétique, et nous laisse entrevoir comment croire est mieux une question qu’une réponse, une éthique de l’humilité plutôt qu’un lien comptable et intéressé au divin. L’évocation, du reste, des Évangiles, et assez peu de l’Ancien Testament, est le plus souvent une appropriation du monde par le livre, où le monde est saisi par la poésie. Gérard Bocholier suivant à sa manière l’œuvre fine et sacrée de l’Évangile, arrive devant le texte en demandant l’essentiel, en regardant vers le meilleur de soi, sans appuyer sa vraie connaissance du Texte par orgueil ou facilité de la pensée.

 

Encombré comme je suis
Par tant de feux et de cendres
Pourrai-je faire une place
Àton amour infini  ?

Il te faut si peu de place
De la paille un bout de table
Dans une auberge la nuit
Le creux dun cœur misérable

 

Et que cela soit le Christ jardinier du poème, le Christ àla souffrance de la croyance, seule importe la prière en son parachèvement mystique. L’espoir d’une vie après la mort, qui se traduit surtout par un espoir en la résurrection, c’est la survie la plus haute du croyant. Le poète doit donc donner corps et contour, grâce à l’espoir pur dans un ciel sans ombre, à l’adresse dès lors d’une plainte d’amour.

 

Ma vie aura ressemblé
À la roseraie dautomne
Des parfums des feuilles mortes
Des mains de soleil et dombre

Jai fait la même réponse
Jusquau bout veilleur infirme
Au jardin de ton angoisse
Tu sais bien que je taimais

Présentation de l’auteur

Gérard Bocholier

Gérard Bocholier est né en 1947 à Clermont-Ferrand, il a fait ses études dans cette ville où il a ensuite enseigné la littérature française en classe de lettres supérieures. Originaire d’une famille de vignerons de la Limagne et franc-comtois par sa mère, il a passé son enfance et sa jeunesse dans le village de Monton, au sud de Clermont-Ferrand, qu’il évoque dans son livre Le Village emporté, paru en 2013 aux éditions L’Arrière-Pays.

En 1971, il a reçu des mains de Marcel Arland, directeur de la NRF, le prix Paul Valéry réservé à un étudiant. La lecture de Pierre Reverdy, à qui il consacre un essai en 1984, Pierre Reverdy le phare obscur (Champ Vallon) détermine définitivement sa vocation de poète. Il commence à publier des volumes de vers aux éditions Rougerie, le premier : Le Vent et l’homme en 1976. Cette même année, il participe à la fondation de la revue de poésie ARPA, avec d’autres poètes d’Auvergne et du Bourbonnais, dont Pierre Delisle, qui fut un de ses plus proches amis.

Gérard Bocholier

D’autres rencontres viennent éclairer sa route : celle de Jean Grosjean, puis de Jacques Réda, qui l’accueillent dans la NRF, où il publie des poèmes et où il devient chroniqueur régulier de poésie à partir des années 90. Il rencontre aussi Anne Perrier, grand poète de Suisse romande, avec qui il noue une amitié affectueuse et dont il préface les œuvres complètes en 1996 aux éditions de l’Escampette.

Il remporte le prix Voronca en 1979, pour Chemin de guet, puis le prix du poème en prose Louis Guillaume en 1987 pour Poussière ardente (Rougerie). En 1991, le Grand Prix de poésie pour la jeunesse du Ministère de la jeunesse et des sports lui est décerné pour un manuscrit de poèmes pour enfants qui sera publié en 1992 dans la collection du Livre de poche chez Hachette, sous le titre : Poèmes du petit bonheur.

Devenu directeur de la revue ARPA, il collabore également comme critique de poésie à La Revue de Belles Lettres de Genève, au Chemin des livres, à Recueil puis au Nouveau Recueil. Il rassemble certains de ses articles dans un essai, Les Ombrages fabuleux, aux éditions de L’Escampette en 2003. Il participe à plusieurs ouvrages collectifs, dont les cahiers 10 et 17 au Temps qu’il fait, consacrés à Pierre-Albert Jourdan et à Roger Munier. Deux livres de poèmes pour la jeunesse sont encore publiés, aux éditions Cheyne, illustrés par Martine Mellinette : Terre de ciel  et Si petite planète.

Il entre dans la prestigieuse collection des éditions Arfuyen en 2006 avec La Venue et en 2012 avec Belles saisons obscures.  En 2011, son livre de vers et proses, Abîmes cachés (L’Arrière-Pays), est couronné par le prix Louise Labé. Son engagement religieux se fait plus direct , il se consacre essentiellement à l’écriture de psaumes à partir de 2009 et publie chez Ad Solem : Psaumes du bel amour (2010), préfacé par Jean-Pierre Lemaire, et Psaumes de l’espérance (2012), avec un envoi de Philippe Jaccottet, récompensé par le prix François Coppée de l’Académie Française. D’autres livres de psaumes sont prévus chez le même éditeur. Un essai paraît en 2014 chez Ad Solem : Le poème exercice spirituel.

Il tient une chronique de lectures, Chronique du veilleur, depuis 2012, sur le site de Recours au poème.

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A propos d’Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement 

Il était difficile de trouver un titre à cette note de lecture, tant le titre original de ce livre d’Ishikawa Takuboku est pertinent et beau. Et même s’il s’agit d’une réédition, cet ouvrage met vraiment en lumière un Japon disons, intemporel, et aussi surtout un Japon vu de près, un Japon rendu proche à ceux que l’on oublie difficilement, la remémoration d’un Japon qui existe pour toujours.

On y voit clairement un pays authentique, surtout quand on connaît le cinéma nippon, et cette œuvre poétique s’approche aisément des grandes réussites cinématographiques d’un auteur comme Ozu, qui filme un pays pris par le courant du temps, qui s’arrache sans y parvenir à une tradition pour l’avenir incertain et mal aisé d’une modernité occidentale qui tient lieu de limite et de nouvelle frontière symbolique. 

Ceux que l'on oublie difficilement, Takuboku Ishikawa, Edition Arfuyen

Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement de, trad. Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017 ; 14€.

 

 

Ces poèmes rendent sensible justement ce passage pour l’écrivain, de la sphère domestique et usuelle, vers un monde organisé et beau comme le permet la forme instantanée du haïku. Car on rencontre avec le poète ce qui fait office de plongée dans le monde d’hier, d’un hier proustien – et d’ailleurs Proust est quasiment contemporain de Takuboku. Dès lors se développe chez lui tout un univers disparu - à l’instar de la madeleine et son goût réfracté par l’infusion de la grand-mère de l’auteur français, par exemple que l’on pourrait ici comparer à cette tentative -, univers qui prend les formes variées de choses simples et de tous les jours, et qui replongent I. Takuboku dans le cercle brûlant du souvenir et d’un hier perdu. Dispositif de la mémoire qui vient coller au texte, et d’ailleurs qui représente une lutte contre la mort ; donc une tension entre deux temps : jadis et la vie passée, demain et la mort rapide.

Il y a donc quelque chose de régressif à cette quête, qui cherche l’origine, et les allusions à la Chine (sorte de mère originelle), à la fin du recueil, tendent à tirer les poèmes vers la représentation millénaire de ce que l’on nomme la peinture de paysage chinoise (montagne et eau). Mille ans d’immobilité presque parfaite sous-tendent la tentative de Takuboku dans la recherche sans espoir d’un peu de temps pour vivre, et déjà tout ce que se réalise comme passé avant même d’avoir vécu. Donc, c’est le raffinement savant de la forme du poème, cette forme du haïku qui représente une tradition séculaire au Japon, qui accueille l’angoisse contemporaine, grâce à des allusions qui nous projettent encore vers les petits personnages ruraux dessinés par Hokusai, espèces de personnages typiques qui ici sont rendus avec tendresse et beaucoup de présence.

Et puisque nous parlions de nature ou de Marcel Proust, écoutons le poète :

Je me suis tourné vers la montagne
sans un mot
les montagnes du pays sont admirables

 ou

Je n’ai pas oublié
dans le jardin sous la lune pâle
les blanches azalées cueillies

 ou

La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue

Nous citons un peu au hasard, car tout est intéressant dans cette démarche rhétorique. Takuboku saisit l’essence, le passage même du temps. Ainsi, un lieu tout simple, une chambre, le village, deviennent l’endroit où se fixent les impressions méditatives et parfois sombres du poète, son sentiment à l’égard de lui-même ou de ceux qui l’ont entouré, de tout ce qui a fini du pays quitté, puis regretté de la jeunesse. Et tout cela avec une simplicité exemplaire, fine et qui met la sensibilité du lecteur à vif. Nous y sommes spectateur ému tout autant que lui par le motif d’une étoffe, une fleur, mille petites choses qui marquent l’appartenance à une culture millénaire, figuration d’un shamisen, le saké, et pour finir la mort elle-même.

Ainsi, le Japon de Takuboku reste celui que nous aimons, et tout ce qui nous rappelle l’importance d’un rameau de cerisier au printemps ou la liesse de la fête des lucioles, et pour les plus savants d’entre nous, les accents du théâtre kabuki ou les compositions artisanales des artistes classés comme « trésor national vivant ». D’ailleurs cette beauté n’interdit pas les sentiments morbides, et la disparition du poète emporté par la tuberculose presque au sortir de l’enfance, nous rend vivante cette époque du tournant du siècle, avec tout ce qui fait le quotidien et les éléments domestiques qui ont persistés jusqu’à nous.

Quittons-nous sur les paroles du poète lui-même, pour apercevoir un instant, avec lui, ce qui est devenu, malgré tout, quelque chose de pérenne.

Comme une douleur
revient un jour le souvenir du pays
tristes les fumées qui montent dans le ciel

ou

Derrière la bibliothèque de l’école
en automne apparaissaient des fleurs jaunes
dont j’ignore le nom

Quand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blanc 

Ma sœur avait un amoureux
je me rappelle avec tristesse mon amitié
pour son jeune frère maintenant disparu




Écrire la lucidité

Écrire la lucidité

Ainsi parlait, Giacomo Leopardi

Écrire quelques lignes sur le recueil que consacre le dernier « Ainsi parlait » à Giacomo Leopardi, est une tâche difficile. Non pas que le texte en lui-même se présente difficilement, au contraire, le choix de courts extraits permet de pénétrer dans la pensée touffue du poète italien.

Mais c’est la finesse extrême du raisonnement et le très haut degré de lucidité anxieuse qui m’ont frappé fortement. Pour dire vrai, je fus un lecteur du Zibaldone,et avec ce journal intellectuel, j’avais ressenti déjà le pessimisme profond, une sorte de volonté schopenhauerienne, dont le mot essentiel était le désespoir, le désespoir disons comme une volonté de représentation. Ainsi, grâce à l’introduction et au choix des textes de Gérard Pfister, j’ai suivi un chemin différent, axé sur le caractère asocial du poète, qui s’exprime dans un cynisme philosophique. Ces « dits et maximes de vie » mettent en valeur une lucidité presque violente, une lucidité crue et qui avance coûte que coûte, quoi qu’il en coûte, pour distinguer la vérité exprimée ici dans le désespoir et l’angoisse de vivre.

On suit ainsi le chemin paradoxal des illusions par exemple, illusions malgré tout nécessaires au cours de la vie, et peut-être cyniquement grâce à elles. C’est encore malgré tout une vérité. Pour moi qui fus longtemps attiré par le stoïcisme, et plus tard par le scepticisme, cette logique léopardienne m’a fait l’effet d’une petite révélation. Cette absolue ténacité dans le désespoir et le pessimisme, dans l’ennui aussi, ce travail de l’écriture du Zibaldone poussent à davantage de confiance. Paradoxalement, l’angoisse du poète favorise le sentiment de l’existence. L’ennui, pour tout dire, conçu par Heidegger notamment, qui débouche sur le néant, occupe une place centrale. Il est le ferment de l’action d’écrire, de la manifestation du discernement et de la pénétration intellectuelle, d’un désespoir vivace et engageant, si je puis dire.

Ainsi parlait, Giacomo Leopardi, trad. Gérard
Pfister, éd. Arfuyen, Paris, 2019, 14 €

 

La douleur ou le désespoir qui naît des grandes passions et illusions ou de n’importe quel malheur de la vie n’est pas comparable à l’impression d’asphyxie qui naît de la certitude et de la sensation aiguë de la nullité de toutes choses et de l’impossibilité d’être heureux en ce monde, ainsi que de l’immensité du vide que l’on sent dans l’âme.

 

En vérité, on ne balance pas vraiment entre espoir et désespoir, mais on est bel et bien gagné par le pessimisme de la vision léopardienne. Le désespoir est plus fort que la vie elle-même et entraîne le lecteur dans un monde fait de clarté brutale, d’une conscience aiguë du néant comme adossée à la mort. Est-ce la hantise du suicide qui détermine le fond de la réflexion du poète italien, comme je l’avais compris lors de la lecture ancienne de l’œuvre en prose de Leopardi - suicide pourtant impossible au chrétien mais plutôt envisagé comme état de l’être-là de l’homme dans le monde ?

Qu’est-ce que la vie ? Le voyage d’un boiteux et infirme qui, le dos chargé d’un très lourd fardeau, à travers des montagnes terriblement escarpées et des lieux extrêmement âpres, pénibles et difficiles, marche dans la neige et la froidure, sous la pluie, le vent et la brûlure du soleil, jour et nuit sur une distance de plusieurs journées sans jamais se reposer, pour arriver enfin à un précipice ou un fossé, et inévitablement y tomber.

 

Prôner l’angoisse et le côté sombre de l’existence, fournit tout à la fois aux lecteurs une sorte d’apaisement et de tension de vivre. Car ces vérités, tout le monde peut les vérifier et s’approprier une vraie sagesse affective.

 

L’homme est par nature le plus antisocial de tous les êtres vivants qui ont par nature entre eux une forme de société.     

 

 

 

Présentation de l’auteur

Giacomo Leopardi

Giacomo Leopardi, né le 29 juin 1798 à Recanati et mort le 14 juin 1837 à Naples. Il fut écrivain, poète et philosophe italien. Sa notoriété et son influence égalent celles de Dante Alighieri.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Richard Jefferies, L’Histoire de mon cœur

Le livre de Richard Jefferies que publient les éditions Arfuyen dans la très originale et très sérieuse collection Les Carnets spirituels, est étrange à plusieurs titres. Tout d’abord, par la propension de l’auteur à faire l’apologie du monde et de l’âme depuis des hauteurs, voire depuis des promontoires, comme à Londres où le poète séjourne aussi, et cela dans une langue claire et simple. Et étrange aussi par le propos hérité de la mystique et du matérialisme, résolvant à sa manière l’aporie intellectuelle de ces deux formes de pensée en définissant un concept singulier de « psyché-âme ». 

L’âme est ici le témoignage le plus fort de la croyance de Jefferies, dans la vérité, où le bien-fondé de sa conception est convaincant quoiqu’un peu hardi.

Regardons de près. Le but est noble. Il doit permettre la liberté de l’homme, mais pas simplement celle du croyant qui aliène sa foi volontairement à la prière plus ou moins mystique dont il est capable, mais aussi celle de l’homme dans la cité, pris dans la politique au sens le plus large du mot –  et il y a parfois des pages qui relèvent peut-être d’un peu de marxisme. En tous cas cela signe une inquiétude profonde du malheur du pauvre – et le mystique lui aussi est pauvre puisqu’il ne peut se prévaloir d’une certitude qu’à l’aune pauvre de sa relation sans matière à Dieu. Du reste, cette vision à la fois focalisée sur un cas personnel et sur la collectivité, définit une aire du bonheur de jouir de la vérité, qu’il faut chercher grâce à la prière – et là encore Jefferies applique ce terme à sa manière. 

Richard Jefferies, L’histoire de mon cœur,  trad. Marie-France de Palacio, éd. Arfuyen, 2019, 17€

Reconnaissant cet esprit et ma propre conscience intérieure, la psyché, avec une telle clarté, je ne peux pas comprendre le temps. C’est maintenant l’éternité. Je suis en son milieu. Elle est autour de moi dans le rayonnement du soleil ; je suis en elle, comme le papillon flotte dans l’air chargé de lumière. Il n’y a rien qui doive arriver ; c’est maintenant. Maintenant est l’éternité ; maintenant est la vie immortelle.

 

Vision humaine de l’homme, et pas simplement si je puis dire, dans la croyance religieuse, mais plus profondément dans l’application stricto sensu des pages de Paul sur la charité. Richard Jefferies revient comme poète à la hauteur de cette difficile limite du don de soi. 

 

Avec l’intensité des sentiments qui m’exaltaient, avec la communion intense que j’entretenais avec la terre, le ciel et le soleil, les étoiles cachées derrière la lumière, avec l’océan – il m’est absolument impossible de rendre par les mots la profondeur bouleversante de ces sensations -, c’est avec tout cela que je priais, comme si je possédais les clés d’un instrument, d’un orgue me permettant de faire retentir la note de mon âme, renforçant ma propre voix grâce à leur puissance.

 

On pense bien sûr au rayonnement de la pensée de Thoreau, ou peut-être, celle du Rousseau des Confessions ou des Rêveries. Toujours est-il que cette Histoire de mon cœur définit les principes d’une relation spirituelle à la nature – et par-dessus tout, le soleil et les mers, feu et eau – tout autant physique, grâce à des descriptions appuyées et poétiques, que sujette à l’interrogation intérieure, qui nous passionne par une littérature du dedans, et son espèce d’obsession pour le fait de contempler, comme on en trouve au sujet des Indiens chez James Fenimore Cooper. Cela entraîne une déflagration de l’identité, fait éclater les égoïsmes, mettant en doute les Dieux fondamentaux au profit d’une âme-psyché qui recoupe les fondations religieuses de la croyance au profit d’une sorte d’« Ultra-homme », fait de foi et de psychanalyse, donc de tradition et de modernité. On peut y voir aussi l’iconographie de Caspar David Friedrich, ou l’influence tardive du romantisme de Goethe ou de Novalis. 

 

Par les mots « âme » ou « psyché », j’entends la conscience intérieure et ses aspirations. Par le mot « prière », je ne veux pas parler de la demande adressée à une divinité pour obtenir satisfaction, mais d’une intense « émotion d’âme », d’une aspiration intense. Le mot « immortel » ne convient pas du tout, et pourtant il n’y en a pas d’autre pour exprimer l’idée de « vie de l’âme ».

 

L’idée de Dieu est assez peu présente, au bénéfice de l’entendement, de la vivacité des éléments de la nature, de celui qui préfère l’homme à l’abstraction de l’homme. Et c’est en quelque sorte à un « dadaïsme spirituel » que se livre le poète ici, sans épuiser la profusion de ce qui s’ouvre à lui dans cette méditation. Il détruit autant qu’il construit. Pour tout dire, moi qui aie été bercé dans mon adolescence par les slogans punks du no futur, j’ai compris d’emblée la conception du temps de Jefferies qui base son pari intellectuel sur l’éternité du présent, et sur la nullité du passé ou du futur. Ainsi sa philosophie du « maintenant » est très moderne, voire contemporaine. Il met à mal les systèmes binaires, cycliques ou linéaires du déroulement du temps, et l’on peut vraiment lui attribuer la force de l’illumination de Bouddha ou la pluralité de ce que construit et détruit Shiva Nataraja. C’est à cette hauteur que Jefferies se situe.




Revue Sarrazine, n°18

Revue Sarrazine, n°18, Suis-moi, 2018, dir. Paul de Brancion

 

Décrire le sentiment et un parcours de lecture d’une revue assez volumineuse comme c’est le cas ici, revient à penser en quoi les textes de chacun forment une sorte d’étoile, une étoile au rayonnement multiple. Et cela avec une certaine grâce, car les poèmes, les images, les entretiens dont fait état la publication, se côtoient sur un ton, une tonalité. La revue fait artistement le trait d’union entre le lecteur et l’écrivain, ainsi que les écrivains et les poètes entre eux. Tous ces textes s’arc-boutent conceptuellement, et cela jusqu’à dessiner le portrait de l’équipe éditoriale, voire de Paul de Brancion, tant le ton est uni et harmonieux. 

Revue Sarrazine, n°18, Suis-moi, 2018, dir. Paul de Brancion

Et même si deux massifs textuels se détachent et se distinguent, c’est-à-dire les 28 images accompagnées de courts poèmes de Philippe Guesdon, et les 30 pages de l’entretien de Souytin Naud qui relatent les années d’enfer du Cambodge de Pol Pot où la jeune femme a vécu enfant, ces deux pôles ne dépareillent pas. Il faut simplement accepter de suivre la ramification étoilée qui va de la peinture de la Renaissance à une des tragédies historiques de la fin du XXème siècle, en passant par la poésie toute contemporaine qui est accueillie ici. 

Du reste, si l’on suit le mouvement de ce périodique chronologiquement, si je puis dire, comme je l’ai fait, on perçoit bien comment les poèmes notamment jouent ensemble sur l’aspect graphique, utilisant les blancs, les enjambements, les coupures, les syncopes, méthode approfondie par plusieurs des poètes de la revue. 

Le propre de la revue, si je peux relater mon expérience personnelle de revuiste, c’est de faire cohabiter de l’hétérogénéité. Et avec Sarrazine, les lieux – Belgique, Italie, Cambodge, Canada Innue, etc. - les locuteurs – de plusieurs générations, pratiquant parfois plusieurs arts - les mises en scène de textes ne dénaturent pas le chemin que font les voix multiples de cette sorte de réseau ; d’ailleurs, l’ouvrage ferme presque sur un texte très intéressant à propos de Borges et de son labyrinthe de labyrinthe qu’est pour lui une bibliothèque, ramifiée par des secteurs, eux-mêmes fracturés, étoilés pas des livres. Merci à Paul de Brancion de m’avoir fait connaître sa revue, et sa quête intérieure, mouvement immobile de ces divers voyages littéraires.




Ainsi parlait…

Un Hugo caravagesque

 

Pour parler du grand auteur romantique français qu’est Victor Hugo, il faut trouver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oublier de rappeler l’esprit très moderne de la pensée de Victor Hugo. Ainsi, son travail d’écrivain est-il l’alliance des contraires – fond et forme, force et faiblesse, lumière et obscurité, vie et déclin, présence de l’homme au sein de l’univers, renaissance de l’idéal au sein d’une réalité, imagination au sein du réel – et se résume par cet adjectif  : caravagesque. 

Pierre Dhainaut, Ainsi parlait Victor Hugo, éd.
Arfuyen, 2018, 14€

Cette épithète peut donner forme à une lecture générale de cet ouvrage, fait d’aphorismes, de dits, de choix de poèmes notamment. Cette littérature semble bel et bien être celle du clair-obscur, où l’on reconnaît en l’occurrence les images peintes de Victor Hugo qui décrivent un univers noir et lumineux.

Ce livre propose un choix de citations parmi les livres, poèmes, romans, carnets et recueils de l’auteur. Il met en lumière ce qui pour moi est l’essence de la vie intellectuelle de la poésie  : l’oxymore. Et avec lui, cette tentation d’allier les contraires avec toutes les chances de saisir la réalité. Hugo est un maître caravagesque qui décrit une réalité plurielle, profuse, dans laquelle la lucidité est désirée avec intelligence. L’on peut par exemple chercher la définition de l’homme, ou de l’artiste, ou du génie, et c’est toujours un peu plus près de la vérité que nous nous trouvons, vérité qui demande que la réalité soit dite philosophiquement dans sa complexion.

[La] poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pour autant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. […] Tout se tient.  

Donc réfléchir avec Hugo, cela veut dire qu’il faut penser en termes moraux et esthétiques, lesquels sont pour finir la seule vraie mesure de l’activité du lecteur. Cette dernière doit être éprise à la fois de beauté et de morale. Et ici particulièrement, c’est autant Dieu que les hommes qui exigent le côtoiement du beau et de la vérité. Du reste, beau, vérité, œuvre, artiste, tous ces termes sont capables d’aider le poète de la place Royale à accoucher d’une littérature grandissime et auprès de laquelle l’homme acquiert une dimension supérieure, la littérature l’augmentant.

Veille ou dors, viens ou fuis, nie ou crois, prends ou laisse. / Sois immonde ou sois pur  ; sois bon ou sois pervers  ; / Insulte l’aube, ou ris sous les feuillages verts  ; / Montre-toi, cache-toi  ; va-t’en, demeure, oscille  ; / Ignore ou bien apprends  ; pense ou sois imbécile. […] Le monde est une meule à broyer la pensée.  

Je disais tout à l’heure que l’écriture de Victor Hugo faisait place à des figures et à leur contraire, et que cela allait de pair avec un esprit moderne. Et il ne faut donc pas oublier combien le poète s’est battu contre la peine de mort, a contribué et contribue encore aujourd’hui à se faire une haute idée de l’Europe politique ou encore plus simplement à appeler l’homme moderne à une foi personnelle. 

L’assujettissement aux Bibles, la servitude aux livres, l’idolâtrie des textes, l’obéissance passive aux Védas et aux Korans, tout cela est terrestre, tout cela est artificiel, tout cela est construit pour le besoin de tel ou tel mode de civilisation, tout cela porte des ratures et des surcharges faites de main d’homme  ; tout cela n’a, dans l’absolu, aucune raison d’être. 

ou

La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine […].

Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.

Pour conclure, j’avais à l’esprit de citer mieux que je ne le fais les aphorismes les plus pertinents, nonobstant la distance temporelle qui nous sépare de ces écrits. Mais je crois que chaque lecteur ou lectrice peut se faire une idée individuelle et choisir son propre chemin comme le fait Pierre Dhainaut. Je referme ces lignes malgré tout avec ce petit texte en volume un peu pris au hasard de mon cheminement.

Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet  ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini  ; c’est de percevoir quelque chose au-delà de soi, quelque chose en-deçà. 

     

Une littérature oppositionnelle

Comme beaucoup de lecteurs français, je ne connais vraiment de l’œuvre d’Herman Melville que Moby Dick, et j’ai pris plaisir à la lecture de cet Ainsi parlait - que publient intelligemment les éditions Arfuyen -, séduit par la richesse intellectuelle de l’écrivain américain. Sans doute, le sommet de son art est-il consigné dans ce roman maritime, et la reconnaissance publique de l’œuvre, maintenant une chose acquise et assurée, en est l’expression. Mais je répète que j’ai été surpris par la profondeur dont témoigne cette prose, et de voir autant de tenue morale dans les poèmes, la correspondance ou les œuvres narratives, lesquelles dessinent une pensée complexe et articulée, anticonformiste et humaniste.

 

Ainsi parlait Herman Melville, édition bilingue,
trad. Thierry Gillyboeuf,  Arfuyen, 2018.

Je dirais même que son œuvre est articulée par une forme maitrisée de schize, de dédoublement du propos, mettant en valeur la pauvreté contre la richesse, le barbare contre le civilisé, le sage contre l’ignorant, le faible contre le fort, tout cela dans une tension presque dramaturgique qui permet de distinguer la vérité, ou du moins, la vérité de l’auteur.

À mon sens, le terme « sauvage » est souvent utilisé à mauvais escient ; de fait, quand je regarde les vices, les cruautés et les monstruosités de toutes sortes qui prospèrent dans l’atmosphère corrompue d’une civilisation fiévreuse, je suis enclin à croire qu’en matière de perversité relative des parties, quatre ou cinq insulaires des Marquises envoyés comme missionnaires aux États-Unis seraient sans doute aussi utiles qu’un nombre équivalent d’Américains dépêchés dans ces îles au même titre. 

Une fois admis ce parti oppositionnel, il faut poursuivre en expliquant que l’art de Melville se frotte à Shakespeare, la Bible, Montaigne ou Lucrèce, et évidemment reste nourri de ce qui entoure l’écrivain, c’est-à-dire Emerson ou 

Thoreau, ou Whitman qui est son exact contemporain. On trouve aussi des idées originales et singulières, par exemple la conception que l’auteur a de la démocratie, qui, je pense, diffère de la conception de Whitman qui chante, lui, le poème lyrique des États Unis et de leur Constitution, alors que Melville reste circonspect, prône davantage le sceptre et le pouvoir royal, ce qui rétrospectivement, pour notre temps politique d’aujourd’hui et la crise des démocraties occidentales, est presque une vision d’avant-garde. 

J’ai parlé d’un discours tendu entre des pôles, des oppositions tranchées et très nettes, mais il faut néanmoins accorder une unité intelligible à la figure de Dieu (dont d’ailleurs Melville interroge la majuscule). Je crois pouvoir m’avancer en voyant en lui un croyant, une âme confrontée au silence de la méditation, dans une méditation plus poétique que mystique. Ainsi, un Dieu pantocrator qui gouvernerait la nature et les eaux. D’ailleurs, on reconnaît très nettement La Tempête.

Comme chacun sait, la méditation et l’eau sont unies à jamais.

Et je pourrais poursuivre en faisant état de mon cheminement de lecteur, en dialoguant au sujet des eaux, avec les Cinq Grandes Odes, et repérer ici ou là, les eaux bachelardiennes qui m’ont toujours été un rêve personnel. N’oublions pas que Melville est célèbre pour son récit maritime qui met en scène une quête d’absolu mortelle et magnifique, angoissante et dense. Donc, Melville est l’auteur sans contestation possible qui règne parmi les plus grands de notre panthéon littéraire. Pour preuve et pour conclure, je citerai : 

Chaque fois que je sens l’amertume torde mes lèvres, chaque fois qu’un novembre humide et bruineux règne en mon âme, chaque fois que je me surprends en train de m’arrêter à mon insu devant des magasins de cercueils et de rejoindre le premier cortège funéraire que je croise, et surtout quand le cafard m’étreint si fort que seul un puissant sens moral m’empêche de descendre d’un pas résolu dans la rue pour faire valser méthodiquement les chapeaux des passants – j’estime alors qu’il est urgent de prendre la mer dès que possible.

 

Le poète de la relation

 

Aborder Baudelaire aujourd’hui relève d’un processus de lecture à la fois académique et personnel. Pour ma part, je ferais de ce livre Ainsi parlait Charles Baudelaire, une lecture personnelle et en quelque sorte au carré. En effet, on ressent nettement que Yves Leclair, le poète qui a collationné ces citations avait son propre Baudelaire en tête. Et donc pour ce qui me concerne, je ne peux que faire une lecture de la lecture, me refaire mon propre Baudelaire dans le Baudelaire d’Yves Leclair. 

Je dirais qu’il s’agit en quelque sorte de chercher « un poisson soluble », c’est-à-dire l’idée qui aimante et fait axe dans ces textes et les rend cohérents, et voir comment cette idée abstraite éclaire le mystère du texte. J’y ai vu une cristallisation autour de grands thèmes, celle de la relation de grands thèmes : relation du texte et de l’amour, relation du texte et de la mort, où s’articulent le discours poétique et les femmes, ou encore la relation du poème avec la beauté. J’affirmerais même que la beauté a été mon poisson soluble, la cheville ouvrière qui m’a ouvert à la compréhension esthétique de ce corpus complexe, ce poisson qui s’est défait dans les eaux profondes du texte baudelairien. Et cela n’a pas annihilé la dimension d’angoisse, de la densité de l’anxiété du poète, qui d’ailleurs fait appel plus à Dionysos qu’à Apollon. 

Et par le hasard des contingences, je lisais le De profundis d’Oscar Wilde et l’un de ses Essais, au moment où j’ai reçu ce livre intéressant que publie Arfuyen, et qui m’a permis de lire « au carré » cette belle littérature britannique. Cela pour évoquer la filiation du poète français avec la modernité littéraire et dont l’influence va peut-être très vite vers Wilde, Verlaine, et qui sait ? vers Nietzsche. En tout cas, je retrouve cette activité de dandy créateur à égalité dans le Wilde souffrant en prison et le Baudelaire opiomane. 

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature.

Ou encore

Sur un fond d’une lumière infernale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d’extase à la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s’éteint derrière un rideau d’azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s’enlève l’image variée de la beauté interlope. Ici, majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. 

Et là se situe bien mon Charles Baudelaire, calme dans sa vie tumultueuse, fort et âpre, quand par ailleurs j’aime tant voir l‘homme derrière le poème. Du reste, et pour conclure, je dirai que le poète a eu une importance considérable dans ma vie, car lors de mon premier voyage hors du continent européen, j’avais pour seul livre dans mon bagage Les Fleurs du mal. Et ce livre a correspondu exactement à la violence de ce séjour en terre nord-africaine. Je me suis donc épris moi aussi depuis de beauté, et fais du poème une hantise. Et c’est avec le poète des Paradis artificiels que je fermerai cette chronique.

La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable.

Ainsi parlait Charles Baudelaire, conception d’Yves Leclair,
éd. Arfuyen, 2018, 14€




Adonis et le corps-langage : “Lexique amoureux”

Adonis nous livre 500 poèmes dans la collection Poésie-Gallimard. Et l’ouvrage représente assez bien la démarche générale de l’auteur syrien, lequel n’hésite pas à instruire une seule idée – une idée unique -  grâce aux 120 derniers poèmes réunis dans le recueil à la fin du livre : HISTOIRE QUI SE DÉCHIRE SUR LE CORPS D’UNE FEMME.

Et pour tout dire il m’a fallu lire ces recueils consécutivement comme si je cherchais, dans un mouvement sportif – natation, marche –, le secret de cette poésie chaude et profuse. J’ai, du reste, puisé à la matière des poèmes ce qui faisait une métaphore filée, venue d’une langue arabe par nature métaphorique, quelque chose qui me permettait de resserrer ma lecture, comme l’aurait fait un filet autour de la question du corps. J’ai donc avancé grâce à cette idée tout au long de cette petite tentative d’herméneutique, jusqu’à venir buter sur le dernier opuscule où mon idée principale – le corps-langage – se justifiait pleinement. Donc, une fois trouvé ce concept de « corps-langage », j’ai vogué comme en une navigation au milieu des effets de houle ou de tangage des poèmes, souvent courts dans leur forme et variés. Car je voyais le continent du corps où habite la langue d’Adonis, ce qui fait chair dans le langage, et plus longuement se dessiner la vie, vie relatée par le poète comme on pourrait le faire d’un trésor. Cependant, il faut aussi lire cette espèce de musique poétique, cette sorte de Cantique des cantiques, pour reconnaître la flamme qui anime l’auteur, description en creux de celle qu’aime Adonis. Et sa prosodie irrégulière – que nous suivons en français et non en arabe, malheureusement - n’est pas compromise par un artifice technique, ni une école poétique, dans laquelle rimes et mesure auraient le dessus sur la musicalité et l’intonation des textes, du chant personnel, stylisme naturel, des cantilènes, tempo propre au poète.

miniature syrienne - ©photo mbp

Ton corps coule dans le mien.

Mon corps entre deux féminins :
ma chair et toi.

Ton corps
plus proche de moi que je ne le suis.

Ton corps entre mes mains
je ne le connais que par son mystère.

Nos corps sont révélation
qui refusent les temples.

Ton corps me connaît mieux que moi-même.

Ton corps me parle en moi-même.

Mon corps est Un par la grâce de ton corps : unicité duelle.

 

Oui, c’est une sorte de poésie chorale, accentuée d’ailleurs par l’effet de la prononciation silencieuse qui est l’essence du métier de lire, jamais hermétique ou faussement énigmatique, qui se développe comme un espace langagier, où l’individu charnel que j’évoquais en supra, sert le dessein des textes. J’ai même pensé aux Vents de St-John Perse, au souffle lyrique et harmonieusement spirituel du poète qui fut prix Nobel, et qu’a traduit Adonis. Et cela en engageant une réflexion de liseur sur la question de la fusion de la langue avec le corps, lesquels, pour finir, sont les dénominateurs universels de notre humanité. Comme si le poète pouvait avec sa liberté de créateur, associer l’alphabet et les yeux de l’aède, en suivant avec lui le rien matériel de cette psalmodie généreuse, plantureuse et entêtante.

 

Mon amour –

respire par le poumon des choses

accède au poème

dans une rose dans un rai de poussière.

 

Il confie ses états à l’univers

comme le vent et le soleil

             quand ils fendent la poitrine du paysage

 

versant leur encre sur le livre de la terre.

 

J’ajoute que ce voyage dans le corps-langage du livre s’élabore peut-être comme le Corpoème de Jean Sénac – qu’a rencontré Adonis. Il ressemble parfois à la descente aux Enfers d’Orphée, par l’étrangeté de l’élocution poétique qui n’abandonne pas la profondeur des signes, une espèce d’Orphée de la lumière, celui qui poursuit sa quête, ne se retourne pas mais avance. L’art a cette possibilité magique, celle de rendre sien un corps physiologique sans déchoir à la capacité de dire, chercher dans le néant de soi-même, ce qui justifie l’existence. C’est donc l’écriture de la chair à l’œuvre dont il est question ici. Orphée, ou bien encore Prométhée, qui va chercher le feu dans la femme, matrice de l’androgyne premier tel que le définit Platon dans Le Banquet ? Il va de soi que je ne peux épuiser ce demi-millier de poèmes sinon en retournant en moi la musique du texte, vent chaud du Liban ou de Syrie, foehn, simoun, sable du désert qui va. Tout cela parce que le poète est déchiré, est double, est schize, et qu’il est le seul capable de ramener de ses voyages infernaux la clarté et l’impression du souffle, de la respiration humaine