I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été assassiné par une police politique post-communiste sur le sol des États-Unis.

Les « aveux » dissimulés du président

Vu le cadre même du crime (perpétré le 21 mai 19911 dans les toilettes du 3e étage de la Divinity School, à l’Université de Chicago, institution où le professeur enseignait depuis quelques années), et la « technique » de la mise à mort (par balle tirée derrière la tête), l᾿« herméneutique » du meurtre – fournie deux semaines après, avec l’éclat de la plus pure abjection, par le président roumain de l’époque, Ion Iliescu, lors d’une conférence de presse télévisée et radiodiffusée, donnée le 7 juin 1991 – indique clairement un assassinat politique aux relents satanistes, visant surtout l’abaissement, l’avilissement de la victime2.

En effet, Ion Iliescu affirmait, avec les agrammatismes, les mensonges et la langue de bois de rigueur en pareilles circonstances, surtout chez un leader communiste et post-communiste :

 

Le jeu de l'émeraude par Ioan P. Couliano.

On fait de nombreuses spéculations au sujet des réserves manifestées par les États-Unis ainsi que par d᾿autres pays occidentaux à notre égard... Quelles que soient les difficultés auxquelles nous nous voyons confrontés durant certaines périodes de notre histoire, nous nous dirigeons, de façon irréversible, vers la démocratie, parce que telle est la volonté du peuple roumain, telle est son option et non pour faire plaisir à d’autres. Mais, à ce sujet, s’avèrent significatives les réflexions d’un haut dignitaire américain (sic!?), qui a été interrogé au sujet de ces choses (?), qui en se référant aux soi-disant “services” rendus à la Roumanie par certains de ses citoyens qui dénigrent le pays au-dehors [n.s.], disait que de tous les cas de paranoïa qu’il connaissait, la variante roumaine lui semblait la plus grave. Et, entre autres, il se référait aussi au cas de Culianu, le professeur tué à Chicago, ancien collaborateur de Mircea Eliade, au sujet duquel il a dit qu’il était un exemple d’un tel comportement de certains cercles roumains à l’étranger, inclusivement

les déclarations de l᾿ex-général Pacepa qu᾿il voyait la main de la Sécuritate dans sa mise à mort.3

On apprend donc que pour le président roumain post-communiste Ion Iliescu, il y a certains « dénigreurs » du pays dont les critiques « au-dehors » sont telles qu’ils sont même devenus un « exemple d’un tel comportement » – sans doute hautement blâmable – avec mention nominative à I. P. Couliano, au point que des rumeurs – justifiées, dirait-on ! – se font jour pour accuser la Securitate de leur assassinat – à juste titre donc, puisqu’ils sont coupables ! En ayant l’air de s’indigner, comme face à de fausses accusations, le président offusqué, en fait, les confirme. Et surtout, affiche clairement le mobile du crime : les critiques de Couliano à l’étranger, à l’adresse du pouvoir roumain auto-proclamé en décembre 1989. Il s’agit de la suite d’articles que le professeur de Chicago a publiés durant près de 18 mois, sous le titre de rubrique Scoptophilia, dans le journal new-yorkais Lumea Liberă românescă (Le Monde Libre roumain), dont un visait nominativement le président Ion Iliescu, vu comme héritier direct de Nicolae Ceauşescu4.

Les « hypothèses » insidieuses

Mais était-ce suffisant ? Il paraît que non, puisque le 13 juin de la même année, une semaine à peine après la conférence de presse présidentielle, on passait à la radio (sur la chaîne 1 de Radio Bucarest, au cours de l’émission “24 heures”) une correspondance de Mircea Podinǎ concernant l’enquête. Il est difficile d’imaginer un plus complet amalgame entre la contamination typologique des « textes » de l’assassinat (propositionnel, virtuel, réel) et la perversion des fonctions sémiotiques, caractéristique pour cette technique de multiplication des variantes qui, tout en déstructurant la lecture de surface par le brouillage des pistes, et en renforçant le message sous-jacent, sélectionne les lecteurs eux-mêmes (cibles virtuelles du texte réel du crime)5.

En effet, en mentionnant des soi-disant « sources de l’émigration roumaine » – car il ne peut être question d’une véritable référence, vu son caractère nébuleux et invérifiable – ou en faisant appel, tout simplement, à « l᾿on dit », Mircea Podină énumère trois causes de l’assassinat :

  1. Des recherches que le professeur Couliano aurait entreprises au sujet d’organisations secrètes des légionnaires aux États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu”, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ;
  2. Le rôle que le professeur Couliano aurait joué dans l’organisation de la visite du roi Michel I de Roumanie à l’Université de Chicago, l’idée étant que le rapprochement entre le professeur et l’ancien souverain et sa famille aurait pu déranger des milieux politiques, non précisés ; enfin,
  3. En invoquant « le dernier numéro» du « journal Lumea Liberǎ Româneascǎ édité à New York » (désormais abrégé LLR), numéro abandonné au même vague référentiel que ses autres « sources », le correspondant nous révèle, chose connue de tout le monde, « que le professeur Culianu était fiancé à Mlle Hillary Wiesner (…) qu’il devait épouser en août». On se demande quel rapport aurait pu entretenir ce mariage avec le crime particulièrement odieux, que le professeur Anthony Yu avait interprété dans le sens d’un crime rituel. Jalousie ? Que nenni ! Car : « À cause de ce mariage, le professeur a consenti à passer au judaïsme, ce qui, apprécie la publication précitée, aurait pu signifier pour l’assassin un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade » !

21 mai - Il était une fois Ioan Petru Culianu ! Istoria.

Une affaire de religion ?

On entre, avec cette troisième « hypothèse », dans la galaxie du plus pur antisémitisme, aggravé par cette formule ignoble et absurde entre toutes de « parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel Mircea Eliade ». Sinon, il va sans dire qu’on a affaire là à une « hypothèse » fondée sur une autre et réduite, de ce fait, quasiment à néant, vu le caractère invérifiable de la supposée conversion de Couliano au judaïsme. Vraisemblablement, il s’agit, plutôt, d’une opération d’intoxication mise en œuvre par les « sémioticiens du crime » qui semblent avoir misé sur le substrat antisémite et sur la désinformation probable de bon nombre des lecteurs éventuels du « texte » de l’assassinat. Ainsi, l’intoxication consiste ici non seulement dans le contenu de l’information, à la limite, calomnieuse, mais aussi dans son « cadre de crédibilité » ou, si l’on veut, dans sa source, puisque l’attribution par M. Podinǎ au journal LLR – périodique new-yorkais auquel avait collaboré Couliano6 de l’idée de sa conversion au judaïsme, ce qui « aurait pu signifier pour l’assassin (?) un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade », est, tout simplement, fausse7.

On retrouve, ainsi, une astuce constante chez les sémioticiens du crime, à savoir celle de s’abriter derrière des sources fictives (ou plus ou moins habilement falsifiées), choisies dans le « camp de crédibilité » de la victime (ainsi, « le haut dignitaire américain » fictif, le rapport falsifié de la police de Chicago, la fausse appréciation attribuée à LLR)8.

Détail supplémentaire, insidieux jusqu’aux confins de l’abject :

Après l’assassinat, elle [Hillary Wiesner] a pris de l’appartement de M. Culianu trois sacs dont on ignore le contenu. En même temps, elle est la bénéficiaire d’une police d’assurance-vie du professeur, évaluée à 150 000 $. Elle avait un compte commun avec lui en valeur de 90 000 $.

Il s’agit là d’une technique jouant sur la désinformation, voire carrément sur l’ignorance du public visé, combinant le vague insinuant, limite calomnieux, des références ‒ car toutes ces manœuvres serpentesques existent par le tonseulement, quand il ne s’agit carrément d’une téméraire falsification ‒ avec les préjugés supposés du lecteur, auxquels on fait appel d’un air entendu, air qui gomme, en quelque sorte, les éventuels doutes, parfaitement légitimes par ailleurs, concernant la fiabilité des sources. Résulte de tout cela un halo de bassesse partagée qui approfondit le « crime » religieux supposé par une implication crapuleuse, confortant encore plus le cliché antisémite. Veut-on même impliquer par-là que Hillary Wiesner, la fiancée de Couliano, aurait été personnellement impliquée dans l’assassinat ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître, il faut dire que l’idée a bien été véhiculée pendant un temps. En tout cas, au moment des faits Hillary Wiesner se trouvait en Angleterre, à Cambridge, si mon souvenir est bon !

« Les Fils d’Avram Iancu »…

Revenons à la première thèse avancée par le correspondant, celle concernant les recherches soi-disant entreprises par le professeur Couliano « au sujet d’une série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule Les Fils d’Avram Iancu, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ». Cela aurait, du moins en apparence, l’air un peu plus cohérent. Le problème est que « Les Fils... » en question, comme les autres, ne sont que des masques de la Securitate elle-même, créés par celle-ci précisément pour mieux camoufler ses opérations criminelles.

Quant aux prétendues recherches entreprises par Couliano au sujet de ces fameuses « organisations secrètes de légionnaires », les choses sont un peu plus compliquées et pour les éclaircir nous nous permettons de citer un passage de notre étude susmentionnée :

En Juin 1990, suite à un article publié dans l’hebdomadaire italien Panorama9, Culianu devint la cible de menaces et d’attaques aussi bien téléphoniques qu’écrites10. Le 13 Juin de la même année le président de la Roumanie, Ion Iliescu, déclenchait la 3e et certainement la plus sanglante “minériade” et dix jours plus tard, en réponse aux atrocités commises par les mineurs (sinon par les agents de la Securitate déguisés en “gueules noires” pour les besoins de la cause) Culianu initiait, à son tour, le “sérial journalistique” Scoptophilia. Ce fut le signal d’une remarquable intensification de la “sémiotique de la menace” à laquelle l’avaient déjà exposé ses prises de position antérieures. Les “correspondants”, d’ailleurs, n’étaient pas, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était arrivé dans le cas d’autres opposants visés par la Securitate, des “instituteurs” indignés ou des “bons citoyens” en colère, mais deux organisations politico-terroristes : Vatra Româneascǎ (l’Âtre Roumain) et Fiii lui Avram Iancu (les Fils d’Avram Iancu)11. Sans doute, même s’il s’avère, maintenant, presque impossible de connaître le contenu exact de ces lettres12, on peut reconstituer, du moins en partie, leur teneur d’après certaines déclarations, particulièrement agressives, des autorités roumaines de l’époque et en fonction de quelques articles de Scoptophilia – notamment “Patriote ?ˮ – qui semblent contenir les répliques à peine codées de Culianu 13.

La visite du roi Michel à Chicago

Cela peut paraître curieux que nous ayons choisi de placer en dernière position la deuxième « hypothèse » de Mircea Podină. À vrai dire, la raison en est fort simple puisque : à la différence des deux autres, simples insinuations et commérages à teneur antisémite, celle-ci renferme un noyau tragiquement véridique. En effet, il y a des éléments concrets prouvant que le rôle joué par le professeur Couliano dans l’organisation de la visite du roi Michel à l’Université de Chicago avait bien dérangé certains milieux politiques, même si le correspondant de Radio Bucarest se garde bien de dire qu’il s’agissait du gouvernement post-communiste roumain lui-même, présidé par nul autre que Ion Iliescu, le commanditaire plus que probable de l’assassinat ‒ surtout si l’on tient compte de sa fort agressive conférence de presse du 7 juin 1991 que nous avons citée au début. En effet, le président craignait comme la peste le renforcement du prestige politique de l’ancien roi, qu’il avait fait expulser sur son ordre exprès par deux fois déjà, lors de visites triomphales en Roumanie après 1989, alors qu’Iliescu lui-même tirait sa « légitimité » à la tête de l’État de falsifications électorales et d’un ensemble de techniques, limite génocidaires, combinant les « minériades » et les attaques terroristes14

Ioan Petru Culianu - expert en gnosticisme et magie de la Renaissance | L'UE choisit la Roumanie (2015). Radio Romania Regional.

De quoi s’agit-il ? Voyons de plus près quelques faits. Le 2 avril, au cours d’un déjeuner, Couliano avoua à Frances Gamwell, l’épouse de l’ancien doyen de la Divinity School, Chris Gamwell, qu’il était poursuivi. Onze jours plus tard, dans la nuit du samedi, 13 avril, alors qu’il participait à une collecte de fonds en faveur du roi Michel de Roumanie, en visite à l’Université de Chicago, Couliano se fit presque agresser par un inconnu. L’étrange événement se passa dans le hall du Drake Hotel de Chicago – comme il allait le raconter à son ami, le Professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem – un endroit plutôt bizarre, pullulant de figures suspectes. L’individu, dont le pardessus faisait une bosse, en recouvrant à peine quelque chose qui ressemblait fort à une arme, cachée, selon toute vraisemblance, dans la poche intérieure de son veston, le poussa contre le mur, tout en proférant des menaces de mort. « Il m’a dit que si j’allais soutenir le roi, ils me tueraient » (n.s.)15.

Le sens de la manœuvre se dévoile à l’occasion de deux points supplémentaires dans les « scénarios » avancés par Mircea Podină, appelons-les 4 et 5, bien qu’il s’agisse, en réalité, d’un passage plutôt homogène que nous allons donner ci-dessous :

 4. Ajoutons encore que les recherches sont, en vérité, considérablement gênées par des rumeurs et des accusations sans fondement, fait qui a déterminé le FBI à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain.

5. Enfin, la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas16.

À partir de cela tout devient parfaitement clair. Les « rumeurs et les accusations sans fondement » qui avaient « en vérité, considérablement gêné » l’enquête, déterminant le FBI « à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain », sont, bien entendu, les rumeurs et les accusations visant l’innocente Securitate, opprimée et persécutée comme toujours par un exil roumain friand d’absurdes ragots (même s’il faut considérer la conférence de presse du président Iliescu comme une regrettable boulette). Évidemment, « la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas ».

« D’où provient cette insistance obsessionnelle de disculper la Securitate ? » s’interroge, à juste titre, dans son article suscité, M. Dragomir Costineanu.

« Le crime de lèse-Eminescu »

Peut-être la meilleure réponse à cette question est fournie par un autre texte, plus précisément un article publié le 28 février 1992 dans ce qu’on pourrait appeler sans hésitation l’officieux de la Securitate, le journal d’extrême extrême-droite România Mare (La Grande Roumanie), journal dégénéré et dirigé ou plutôt führerisé par le cousin politique de Vladimir Jirinovski, double roumain aggravé de Jean Marie Le Pen : Corneliu Vadim Tudor, inspirateur probable de Nicolas Sarkozy (les deux avaient sympathisé à l’occasion d’une visite en Roumanie du président français, qui lui avait emprunté, en l’adaptant, la fameuse formule des Kärcher17).

L’article était paru sous le titre, déjà suggestif par son ineptie criminelle, de “Crima lez-Eminescuˮ (Le crime de lèse-Eminescu)18. Cette infamie, car c’en est précisément une, représente d’ailleurs la plus conséquente et, certainement, la plus désespérée tentative de la Securitate de salir – maintenant, plus de trente ans après, nous pouvons le dire, hagiographie oblige, de profaner ‒ la mémoire de Ioan Petru Couliano, et en même temps, de récupérer une sémiotique du crime que ses organisateurs sentaient trop bien leur glisser d’entre les mains.

Si auparavant nous avions eu affaire à des techniques de désinformation et d’intoxication, somme toute, plutôt communes, bien plus choquantes par l’implication, dans la défense de l’« honneur » d’une police politique depuis longtemps compromise, des plus hautes autorités de l’État, notamment du président de la Roumanie, M. Ion Iliescu ; et si par sa correspondance radiophonique, M. Podină parvenait bien plus à confirmer de forts légitimes soupçons que de laver l’image à jamais salie de la plus bête « intelligence » de la planète, pour reprendre le titre d’un des articles de Couliano19‒ dans l’article publié dans le journal de Corneliu Vadim Tudor nous découvrons une forme particulièrement abjecte de « revendication criminelle ».

En effet, la dégénérescence sémiotique, d’ailleurs inévitable, du « texte du crime », combinée à la perte progressive du contrôle médiatique de cette fort ténébreuse affaire, ont déterminé la Securitate à passer, d’un discours non dépourvu d’agressivité mais essayant de respecter, plus ou moins, les conventions d’un processus de communication construit d’affirmations fondées sur des sources fictives, il est vrai, et de déclarations calomnieuses inventées de toutes pièces, sans doute, mais s’efforçant encore de conserver le cadre vide d’une polémique politique même ignare, ridicule et grotesque, à une langue de bois aggravée par un délire nationaliste thanato-scatologique au sens littéral du terme.

On retrouve, avec cet article, la structure volontairement profanatrice du « texte de l’assassinat », déjà défini comme un possible « crime rituel », porteur d’une souillure à la fois symbolique et physique de la victime. Très simplement, il s’agit d’un transfert, celui de la scatologie ritualisée de l’acte à la scatologie pseudo-judiciaire de la parole, en fantasmant un code inexistant, grossièrement inspiré d’après l’ancien crimen laesae majestatis et représentant, en tant que tel, un inqualifiable acte de sycophantisme anti-culturel. En fin de compte, plus que d’une transcription langagière de l’acte, plus même que d’un décodage et d’une glose du crime, il s’agit, ici, d’un aveu et, d’une manière encore plus décisive, d’une apologie du crime : une sorte de « lynchage sacré » au nom de la nation.

Essayons de trancher dans cette charogne de syllabes quelques quartiers purulents d’infamie (nous précisons que les majuscules comme les minuscules ainsi que les éventuels soulignements sont dans le texte) :

…il est impossible de passer sous silence, si l’on est roumain, l’abominable crime commis par le pygmée de Chicago (…) CONTRE LA CULTURE ROUMAINE (…) Mais le crime le plus affreux du réfugié au mégalopolis des gangsters nous est divulgué, avec une paradoxale sérénité de complice, par Dorin Tudoran20 dans une apologie nauséabonde dédiée à cet excrément sur lequel on n’a pas tiré suffisamment d’eau dans le Water Closet létal que le destin semble lui avoir préparé : nous allons citer quelques phrases du panégyrique épreint rédigé par d.t. et qui sont autant d’injures de paranoïaque [on a l’impression d’avoir déjà rencontré ce terme quelque part, on dirait dans la conférence de presse du président Ion Iliescu, n.n.] à l’adresse de la Roumanie et de son génie national, l’inégalable Eminescu… Autrement dit, le salaud de Chicago nous reproche le fait qu’Eminescu nous a appris à aimer notre pays comme le don le plus précieux que nous ayons reçu avec la vie. Selon l’opinion fermentée dans le cerveau fécaloïde de Culianu (sic!!!), Eminescu et seulement Eminescu serait coupable du fait que les Roumains souffrent de patriotisme qui serait une “maladie psychique”. Par conséquent (…), Culianu rêvait, pour nous guérir du patriotisme, d’une thérapie de choc, tout comme (…) s’en sont guéris depuis longtemps certains transfuges, ainsi que d’autres, non exilés encore qui, par leur présence ici, souillent la terre sur laquelle ils marchent [on reconnaît ici aisément « les citoyens qui dénigrent le pays au-dehors » ainsi que « les cercles roumains à l’étranger », dénoncés par la conférence de presse iliescienne, cf. supra, n.n.]. Tous, ils s’estiment les subordonnés privilégiés de ceux qui visent à transformer la Roumanie en une sorte de colonie divisée [là le langage devient carrément poutinien, évidemment avant la lettre, n.n.], pour mieux asseoir la mainmise des magnats de la “super-métropole” à laquelle ils se sont vendus .

Cette utilisation d’une « axiologie » nationaliste et, bien entendu, religieuse passablement hystérique, constituant une sémiotique de la justification du crime, semble documenter le passage d’une idéologie totalitaire néo-communiste, à une espèce de fondamentalisme fascisant, expression d’une dictature particulièrement revancharde du ressentiment.

Corneliu Vadim Tudor (1949-2015), l’auteur plus que probable de ces inepties21, s’est vu par la suite suspendre son immunité parlementaire, ayant été inculpé dans 18 procès différents.

D’autres fables imaginées plus tard sur le compte de Couliano – dépouillées de cet acharnement psychopathe et de cette scatologie rituelle macabre, qui combinent calomnies et ragots aux injures les plus grotesques, le tout traversé par une indéniable pulsion coprophagique – ont dégringolé ensuite au sous-niveau d’un sensationnalisme idiot de roman de gare22.

La « sémiotique du crime »

En plus d’un brillant historien des religions, et d’un journaliste politique redoutable, comme il s’est avéré dans sa série Scoptophilia, Couliano était aussi un remarquable prosateur. Or cette irruption du totalitarisme par le crime dans une sphère qui aurait dû lui demeurer absolument inabordable, celle des écrivains en tant que pneumatophores, pour n’être pas tout à fait la première, s’avérait et la plus brutale et la plus choquante par son incroyable vilenie. Pourtant, il ne s’agissait pas de ma première expérience que je pourrais qualifier comme personnelle et malheureusement traumatisante avec l’assassinat d’un écrivain. Mais plutôt de la première qui, tant par ma maturité acquise que par le cadre circonstanciel sensiblement plus flexible ‒ je me trouvais, après tout, en France et non dans la Roumanie à peine post-communiste, bien que, le cas de Couliano le prouvait amplement, cela ne me mettait pas vraiment à l’abri de certains risques ‒ m’ouvrait une possibilité plausible de réagir, et de réagir analytiquement. En effet, l’indignation ne vaut pas grand-chose sans un réel mûrissement de la compréhension, de la capacité de transformer le simple cri en élucidation des raisons et des méthodes sous-jacentes, sans quoi les sophismes de la « sémiotique du crime » risquent de vous égarer.

Car, après tout, tout est bataille d’image dans la version actuelle de ce bas monde, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, peut-être de guerres plus encore. Tant les bombardements de la propagande et de l’info-propagande sont simultanés, même si pas tout à fait concomitants, de la propagande des bombes. Oh ! je n’en doute pas, on finira par contempler l’Apocalypse à la télé jusqu’à la dernière seconde !... Pour passer ensuite au grand show eschatologique, quelle qu’en soit la forme...

Notes

[1] Par une étrange coïncidence, le même jour où, en Inde, était assassiné Rajiv Gandhi.

[2] La date, déjà, était tout sauf indifférente. En effet, comme le professeur Anthony Yu l᾿avait bien compris, l’assassinat de Culianu se laissait lire comme un meurtre rituel, le 21 mai coïncidant avec le jour de la fête de sa mère: «The date of the crime was ritually significant: May 21 in the Orthodox Church is Saint Helen’s and Constantine’s Day, Culianu’s mother’s name day. The name day in Orthodoxy commemorates a person’s baptism into the sacred realm. During Ioan’s years of exile, his mail was routinely delayed and opened, but for nineteen years the card he had sent his mother on her name day always arrived promptly and unopened. (…) A murder site is a text, and Culianu᾿s colleague Anthony Yu analyzed the bathroom locale of his close friendʼs murder. “It was ritually significant. It conveys symbolic and physical humiliation, stain, impurity, a most profane site to end a life... In fact, I᾿ve often wondered if it was a cult killing”» (apud Ted Anton, Eros, magic and the murder of Professor Culianu, Northwestern University Press, Evanston, 1996, p. 250 : désormais abrégé EMMPC). À cela il faut ajouter la remarque du poète et essayiste Andrei Codrescu: « Such disinformation was a "trademark of Securitate", according to Andrei Codrescu. The humiliating manner of the murder, and the choice of a lesser known figure whose disapperance would confuse and demoralize opponents, was another trademark. Culianu᾿s harassement, combined with the disinformation after the crime, at the very least merited government response» (apud Ted Anton, ibid., p. 276).

[3] Voir notre étude “Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse”, dans Les cahiers «Psychanodia», N° 1, Mai 2011, n. 120 (désormais en ligne sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Les textes cités à partir de sources en roumain sont donnés dans notre traduction.

[4] Il s’agit de l’article Dialogul morţilor (Le dialogue des morts) qui met en scène les deux personnages complices.

[5] Pour cette typologie des « textes » de l’assassinat, voir encore notre étude citée à la note 3 ci-dessus.

[6] Il s’agit de la rubrique Scoptophilia à travers laquelle Culianu avait exercé, pendant plus de 11 mois (entre le 6 janvier et le 22 décembre 1990), un “voyeurisme” politico-culturel, fort dérangeant pour certains milieux politiques post-communistes roumains ainsi que, surtout, pour la plus bête des “intelligences”, la Securitate. Le lecteur roumanophone peut avoir accès à la prose politique de Culianu en lisant Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l’esprit), éditions Nemira, 1999.

[7] Cf. Dragomir Costineanu, “Les mystères de la mort de I.P. Culianu”, dans Lupta/Le Combat, n° 211/7 octobre, 1993 (en roumain).

[8] L’obsession des “sémioticiens du crime” de contrôler non seulement le signe émis mais surtout son code de lecture, voire sa trajectoire interprétative, ainsi que, plus communément dans un sens, la trajectoire de l’enquête, transparaît de l’impertinente offre de collaboration faite au FBI par Virgil Măgureanu, le directeur de l’époque du Service Roumain d’Information (SRI), offre qui cachait mal, sous l’ironie et même l’arrogance de surface, l’inquiétude de profondeur (v. notre article “Masca şi mesajul. Bilanţul unei morţi anunţate” / “Le masque et le message. Le bilan d’une mort annoncée”, dans Écrits critiques et politiques, 1980-2022, Les Cahiers «Psychanodia», n° 3, Mai-Juin, 2022, p. 86 – à lire sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[9] I.P. Culianu, “La realta? Sono dueˮ, Panorama, le 3 juin, 1990, p. 107.

[10] Cf. Ted Anton, EMMPC (op. cit. note 2), p. 194 ; v. aussi G. Casadio, “Ioan Petru Couliano et la contradictionˮ, dans Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, Phōs, 2006, pp. 33-34 (désormais en ligne sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[11] Pour Vatra Româneascǎ voir notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.2. Quant aux « Fils… », il s’agit d’une organisation terroriste d’avant la « révolution » roumaine, créée par la Securitate, dont le but était l’intimidation, voire parfois la suppression des opposants de l’Exil roumain. « Securitate often invented fascist groups to threaten exiles, and German journalist Richard Wagner traced “the Sons of Avram Iancu” directly to it » (Ted Anton, EMMPC, p. 206). D’ailleurs, « les Fils d’Avram Iancu » n’était ni la seule, ni même la plus ancienne organisation terroriste fascisante créée par la Securitate à l’encontre de l’émigration roumaine et, notamment, à l’encontre de Radio Free Europe : « Plusieurs lettres de menaces lui furent également envoyé (à Émile Georgescu, journaliste à RFE n.n.), l’avertissant qu’il serait tué et sa maison incendiée s’il poursuivait ses activités au service de ses “patrons juifs”. Ces lettres semblaient émaner d’une aile terroriste de l’organisation fasciste en exil, la Garde de Fer, et étaient signées “Groupe Vˮ. Bien entendu, le Groupe V avait été inventé de toutes pièces par le DIE (Département des Informations Externes n.n.). Pour le rendre plus crédible, des lettres similaires furent envoyées à d’autres roumains vivant à l’Ouest : Noël Bernard, ancien responsable du Département roumain de Radio Free Europe, très populaire en Roumanie grâce à sa critique acerbe du régime, Paul Goma et Virgil Tǎnase, deux dissidents très actifs installés en France, l’ancien roi Michel de Roumanie, exilé en Suisse, et le célèbre écrivain Eugène Ionesco, membre de l’Académie française. Une opération de chantage fut également tentée, visant à forcer Georgescu à démissionner “volontairement” de son poste en échange d’un visa de sortie pour sa vieille mère, qui vivait encore à Bucarest (…) Bucarest n’a jamais réussi à compromettre Emil Georgescu, qui a continué à diffuser ses féroces critiques de Ceauşescu. Le matin du 28 juillet 1981, Georgescu fut frappé de vingt-deux coups de couteau par deux trafiquants français alors qu’il quittait son domicile munichois. Le rapport annuel du ministère de l’Intérieur allemand présentant les actions les plus importantes du Bundesamt für Verfassungsschutz publié en 1983 précise : “La victime a pu être sauvée grâce à l’arrivée rapide des secours. Les malfaiteurs ont été arrêtés et condamnés à plusieurs années de prison. Ils ont obstinément refusé de révéler l’identité de ceux qui avaient commandité le meurtre. Après cette tentative malheureuse, il semble que d’autres agents de Roumanie aient été chargés de liquider l’émigré roumain une fois pour toutes”» (Ion Mihai Pacepa, Horizons rouges, 1988, p. 126).

Le parallélisme des deux cas – Émile Georgescu et Culianu – tant sur le plan “sémiotique” que méthodologique est tellement évident qu’il devient quasiment inutile qu’on s’y attarde. En effet, non seulement le scénario des lettres de menace envoyées par une organisation fascisante créée pour les besoins de la cause par la Securitate, suivies d’une tentative d’assassinat – manquée temporairement dans un cas, réussie d’emblée dans l’autre – concordent, mais l’on retrouve, en plus, le même halo d’excitation antisémite autour de la victime potentielle. À vrai dire, seule l’arme du crime diffère ! (cf. notre op.cit.., ibid. n. 86).

[12] La plupart détruites par Culianu lui-même qui, soit par mépris, surtout au début, soit par anxiété (progressivement), a constamment refusé de mettre au courant la police américaine des menaces dont il faisait l’objet, et cela malgré les conseils réitérés de ses amis. La meilleure définition de cette attitude, pour le moins ambivalente, appartient, d’ailleurs, à la fiancée de Culianu, Mlle Hillary Wiesner : « Il avait la logique du magicien. Il pensait : “Si je déchire et détruis rituellement ces papiers, les circonstances qui guettent derrière eux vont être neutralisées” » (Ted Anton, EMMPC, p. 206).

[13] Cf. notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.3. Dans son ouvrage susmentionné (note 2) Ted Anton précise : « When they [I.P. Culiano et Hillary Wiesner, n.n.] came back to Boston he found more letters forwarded by Lumea Liberă. He called his friend Dorin Tudoran. "The letters were similar to those I received," Tudoran said, "from a group claiming to be the Sons of Avram Iancu." Hatchets, large knives, and dripping blood decorated the page, which promised: "Our arms will hit those who accept wages to profane their nation, and we will put them to sleep in disgrace forever." » (EMMPC, p. 206). Donc des haches, des couteaux et des gouttes de sang associés à une rhétorique de la trahison de la patrie... Voilà pour les « recherches » de Ioan Petru Culianu concernant cette « série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu” ».

Quant à Avram Iancu lui-même, duquel se revendiquent ces bâtards criminels, il s᾿agit d᾿un fomidable révolutionnaire, avocat de formation, organisateur et chef de la révolution de 1848 en Transylvanie, de loin la plus énergique et la plus efficace des trois révolutions roumaines de l’époque, vu qu’elle a duré jusqu’en 1849, malgré le fait que Kossuth avait refusé l’alliance avec les révolutionnaires roumains. Finalement, ç᾿a été un « mensonge impérial », celui du très jeune François-Joseph ‒ mensonge qui faisait suite à un autre, du même genre, celui du « despote éclairé » Josèphe II (en 1784) contre un autre révolutionnaire roumain, Horea ‒ qui a permis l’étouffement de la révolution. Horea, lui, a été roué ; sans subir de supplice, Avram Iancu est devenu, tout simplement, fou. Visiblement, rouer les gens était passé de mode.

[14] Cette histoire des « terroristes », la plupart du temps des snipers qui frappaient et disparaissaient comme venus de nulle part, a longtemps obsédé les media roumains, jusqu’à ce qu’une émission sur la chaîne ARTE ait fini par apporter des lumières complètement inattendues sur le sujet, impliquant, curieusement, plusieurs services secrets étrangers, occidentaux ou (encore) soviétiques. Or, si la présence des derniers n’avait en soi rien de surprenant, les « aveux », parfois frappants de franchise froide, des premiers (faut-il dans ce cas aussi parler de « compensation aléthéique » ?) avaient de quoi étonner. Quant au rôle joué par la falsification informatique dans le processus électoral roumain, voir notre article “Qui-pro-quoˮ dans Les cahiers « Psychanodia » n° 3, à lire (en roumain) sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[15] Apud Ted Anton, EMMPC (cité n. 2), pp. 232-233 ; v. aussi notre étude (op. cit. note 3), n. 105.

[16] Apud D. Costineanu (art. cit. note 4).

[17] Avec cette petite différence que si M. Sarkozy envisageait utiliser les nettoyeurs en question exclusivement contre ce qu’il appelait fort délicatement la « racaille » dont il comptait débarrasser les Français, C.V.T., bien plus radical, menaçait de gouverner, en cas d’arrivée au pouvoir, « à la mitrailleuse ». Kärcher, mitrailleuse ‒ le contraste demeure, quand-même, saisissant (démocratie oblige...).

[18] Ineptie sans doute criminelle car, comme nous l’avons montré en détail, Mihai Eminescu, indubitablement le plus grand poète des Roumains, figure astrale de rebelle romantique, avait aussi, en son temps, été assassiné par la forme monarchique de ce qu’allait devenir le totalitarisme moderne roumain (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html, ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20). 

[19] “Cea mai proastă inteligenţă” (“La plus bête intelligence”), article en deux parties, publié successivement dans Lumea liberă românească, n° 94, 21 juillet 1990 et n° 96, 28 juillet 1990 (repris dans Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l᾿esprit), éditions Nemira, 1999, pp. 99-104). Pour mieux saisir l’esprit du texte, nous nous permettons de donner une petite citation, assez éclairante : « L’une des innombrables ‒ mais non des moins importantes ‒ raisons pour laquelle la Roumanie aspire à un lieu unique dans le monde est son service d’intelligence. Car on peut affirmer sans hésiter : la Roumanie se trouve à la première place en ce qui concerne la bêtise de son Intelligence » (art.cit. p. 99). Faut-il encore s’étonner qu’après s’être fait si durement insulter, l᾿« intelligence » en question ait voulu prendre, intellectuellement parlant, sa revanche par une balle ?!

[20] Poète et journaliste roumain, à l’époque opposant du régime communiste de Ceauşescu et post-communiste de Ion Iliescu.

[21] Bien que le signataire de l’article soit un certain Leonard Gavriliu, traducteur en roumain de Freud. Interrogé par M. Ted Anton au sujet de ce texte, Leonard Gavriliu a nié en être l’auteur, bien qu’il ait dû, dans des conditions mal éclaircies, prêter son nom à cette ignominie. Pour plus d’éléments voir notre étude citée note 3, n. 146.

[22] Voir notre étude citée note 3, n. 147.

Présentation de l’auteur

Ioan Petru Couliano

Ioan Petru Culianu ou Couliano (5 janvier 1950 - 21 mai 1991) était un historien roumain des religions, de la culture et des idées, un philosophe et un essayiste politique, ainsi qu'un auteur de nouvelles. Il a été professeur d'histoire des religions à l'université de Chicago de 1988 à sa mort, et avait auparavant enseigné l'histoire de la culture roumaine à l'université de Groningue.

Spécialiste du gnosticisme et de la magie de la Renaissance, il a été encouragé par Mircea Eliade et s'est lié d'amitié avec lui, même s'il s'est progressivement éloigné de son mentor. Culianu a publié des travaux fondamentaux sur les relations entre l'occultisme, l'éros, la magie, la physique et l'histoire.

Culianu a été assassiné en 1991. On a beaucoup spéculé sur le fait que son assassinat était la conséquence de sa vision critique de la politique nationale roumaine. Certaines factions de la droite politique roumaine ont ouvertement célébré son assassinat[1]. La Securitate roumaine, qu'il a un jour dénoncée comme une force « d'une stupidité d'époque », a également été soupçonnée d'être impliquée et d'utiliser des fronts fantoches de la droite comme couverture.

Bibliographie 

Essais

  • Mircea Eliade, Assisi, Cittadella Editrice, 1978; Roma, Settimo Sigillo, 2008; Mircea Eliade, București, Nemira, 1995, 1998 ; Iași, Polirom, 2004
  • Iter in Silvis: Saggi scelti sulla gnosi e altri studi, Gnosis, no. 2, Messina, EDAS, 1981
  • Religione e accrescimento del potere, in G. Romanato, M. Lombardo, I.P. Culianu, Religione e potere, Torino, Marietti, 1981
  • Psychanodia: A Survey of the Evidence Concerning the Ascension of the Soul and Its Relevance, Leiden, Brill, 1983
  • Éros et Magie à la Renaissance. 1484, Paris, Flammarion, 1984; Eros and Magic in the Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1987; Eros e magia nel Rinascimento: La congiunzione astrologica del 1484, Milano, Il Saggiatore – A. Mondadori, 1987; Eros şi magie în Renaştere. 1484, București, Nemira, 1994, 1999 ; Iaşi, Polirom, 2003, 2011, 2015; Eros y magia en el Renacimiento. 1484, Madrid, Ediciones Siruela, 1999
  • Expériences de l'extase: Extase, ascension et récit visionnaire de l'hellénisme au Moyen Age, Paris, Payot, 1984; Experienze dell'estasi dall'Ellenismo al Medioevo, Bari, Laterza, 1986
  • Gnosticismo e pensiero moderno: Hans Jonas, Roma, L'Erma di Bretschneider, 1985
  • Recherches sur les dualismes d'Occident: Analyse de leurs principaux mythes, Lille, Lille-Thèses, 1986; I miti dei dualismi occidentali, Milano, Jaca Book, 1989
  • Les Gnoses dualistes d'Occident: Histoire et mythes, Paris, Plon, 1990; The Tree of Gnosis, New York, HarperCollins, 1992; Gnozele dualiste ale Occidentului. Istorie si mituri, București, Nemira, 1995; Iaşi, Polirom, 2002, 2013
  • Out of this World: Otherworldly Journeys from Gilgamesh to Albert Einstein, Boston, Shambhala, 1991; Mas alla de este mundo, Barcelona, Paidos Orientalia, 1993; Călătorii in lumea de dincolo, București, Nemira, 1994, 1999 ; Iași, Polirom, 2003(3), 2007, 2015; Jenseits dieser Welt, Munchen, Eugen Diederichs Verlag, 1995
  • I viaggi dell'anima, Milano, Arnoldo Mondadori Editore, 1991
  • The Tree of Gnosis : Gnostic Mythology from Early Christianity to Modern Nihilism, San Francisco, HarperCollins, 1992; Arborele gnozei. Mitologia gnostică de la creştinismul timpuriu la nihilismul modern, București, Nemira, 1999; Iasi, Polirom, 2005, 2015
  • Experiences del extasis, Barcelona, Paidos Orientalia, 1994 ; Experienţe ale extazului, București, Nemira, 1997; Iași, Polirom, 2004
  • Religie şi putere, București, Nemira, 1996; Iași, Polirom, 2005
  • Psihanodia, București, Nemira, 1997, Iași, Polirom, 2006
  • Păcatul împotriva spiritului. Scrieri politice, București, Nemira, 1999; Iași, Polirom, 2005, 2013
  • Studii româneşti I. Fantasmele nihilismului. Secretul Doctorului Eliade, București, Nemira, 2000; Iași, Polirom, 2006
  • "Studii românești II. Soarele și Luna. Otrăvurile admirației", Iași, Polirom, 2009
  • "Iter in silvis I. Eseuri despre gnoză și alte studii", Iași, Polirom, 2012
  • "Iter in silvis II. Gnoză și magie", Iași, Polirom, 2013
  • Jocurile minţii. Istoria ideilor, teoria culturii, epistemologie, Iaşi, Polirom, 2002
  • Iocari serio. Ştiinţa şi arta în gîndirea Renaşterii, Iaşi, Polirom, 2003
  • Cult, magie, erezii. Articole din enciclopedii ale religiilor, Iaşi, Polirom, 2003
  • ``Marsilio Ficino (1433–1499) si problemele platonismului in Renastere, Iasi, Polirom, 2015
  • ``Dialoguri intrerupte. Corespondenta Mircea Eliade-Ioan Petru Culianu, Iasi, Polirom, 2004, 2013 

Ouvrages collectifs

  • With Mircea Eliade and H.S. Wiesner: Dictionnaire des Religions, Avec la collaboration de H.S. Wiesner. Paris, Plon, 1990, 1992(2); The Eliade Guide to World Religions, Harper, San Francisco, 1991; Handbuch der Religionen, Zürich und München, Artemis-Winkler-Verlag, 1991; Suhrkamp-Taschenbuch, 1995; Diccionario de las religiones Barcelona, Paidos Orientalia, 1993; Dicţionarul religiilor, București, Humanitas, 1993, 1996(2); Iași, Polirom, 2007
  • The Encyclopedia of Religion, Collier Macmillan, New York, 1987
  • The HarperCollins Concise Guide to World Religions, Harper, San Francisco, 2000

Fiction

  • La collezione di smeraldi. Racconti, Milano, Jaca Book, 1989
  • Hesperus, București, Univers, 1992; București, Nemira, 1998 ; Iaşi, Polirom, 2003
  • Pergamentul diafan. Povestiri, București, Nemira, 1994
  • Pergamentul diafan. Ultimele povestiri, București, Nemira, 1996 ; Iaşi, Polirom, 2002
  • Arta fugii. Povestiri, Iași, Polirom, 2002
  • Jocul de smarald, Iași, Polirom, 2005, 2011
  • "Tozgrec, Iași, Polirom, 2010

Autre

  • Dialoguri întrerupte. Corespondența Mircea Eliade – Ioan Petru Culianu, Iași, Polirom, 2004

Poèmes choisis

Autres lectures

I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été [...]




Fleurs polonaises de Julian Tuwim, fulgurante symphonie poétique

Présentation et traduction Maja Brick

Julian Tuwim, génie poétique, a créé des fulgurances d’expression et des paysages nostalgiques qui ont façonné le cœur polonais, ce cœur qui bat depuis des origines littéraires de cette nation, si fière et tendre, parfois orgueilleuse et violente, marquée par des contradictions d’esprit et d’émotions réfléchies dans sa littérature. C’est une histoire haute en couleurs, rythmée par des tragédies, des soulèvements politiques enthousiastes et des assoupissements triviaux, contrastes que Tuwim saisissait par sa sensibilité aiguë, son sens musical, sa polonité, si spécifique. La Pologne reste toujours incomprise par le monde occidental comme un pays marginal et rebelle, quelque part à la frontière du monde asiatique. Et pourtant, cette position provinciale, porte des richesses artistiques et humaines universelles, grandeur et originalité.

Tuwim est né le 13 septembre 1894 à Łódź, un Manchester polonais. Apparemment, rien de poétique sous ce ciel pollué, strié par des cheminées d’usines, dans des quartiers pauvres d’ouvriers voisinant avec des palais de richissimes capitalistes locaux et étrangers. Il commence à publier ses premiers poèmes dans des revues culturelles, étudie le droit et la philosophie à l’Université de Varsovie, côtoie les milieux littéraires, fréquente des cabarets, mène une vie de bohème artistique de l’époque. Il noue une relation avec un groupe de jeunes poètes réunis autour de la revue Skamander qui deviendra emblématique d’une étape littéraire importante. Après Łódź, c’est Varsovie sera sa ville très chère où il passera la période de l’entre-les-deux-guerres.

Julian Tuwim, Fleurs polonaises, fragment 1.

Le public polonais prend connaissance de ses créations grâce à des revues littéraires nombreuses dans ce temps où la Pologne se reconstruit, reprend sa vitalité politique, économique, intellectuelle, artistique, après presque deux siècles de domination russe, allemande et autrichienne, auparavant rayée de la carte politique du monde. Mais un fort sentiment d’identité nationale persiste et l’esprit renaît vite. Tuwim est l’un des bardes, très sensible à ce pouls accéléré du pays. Il connaît ses registres mentaux, ses souffrances, ses erreurs, ses divisions et surtout sa langue si riche et colorée, si foisonnante comme le miroir du peuple tout entier composé de milieux sociaux différents. Jamais vraiment identifié à tel ou tel groupe, il tend l’oreille à ces multiples voix qui se croisent.

Ses origines juives l’exposent autant aux attaques antisémites et aux dangers pour sa vie pendant la deuxième guerre qu’elles provoquent un drame intérieur, car Tuwim est un patriote polonais qui souffre de tentatives de le bannir et ses sentiments religieux ne trouvent ni église ni chapelle, proches du christianisme et parfois de la vision panthéiste, dionysiaque, païenne. Attaché à sa modeste famille, il doit la quitter, sans pouvoir imaginer l’hécatombe qui va s’abattre sur l’Europe. Pendant la deuxième guerre, il vit à Rio de Janeiro et à New York. Il supporte mal cet exil, loin de son pays dévasté par les nazis, loin de ses proches. Bien qu’il noue des relations avec des intellectuels polonais émigrés, il se sent isolé. Il est déchiré lorsqu’il apprend que l’occupant a tué sa mère en la défenestrant dans un asile psychiatrique près de Varsovie en 1942.

Au Brésil, il commence à écrire un poème qui s’élargit en une épopée ressemblant à l’œuvre du poète romantique Adam Mickiewicz, Monsieur Thadée. Des analogies sont multiples aussi bien biographiques que poétiques. Les deux poètes vivent mal la contrainte d’émigrer à l’étranger, Mickiewicz à Paris, Tuwim en Amérique. Leur patrie sera toujours leur langue natale, leurs souvenirs d’enfance, l’engagement politique, la famille, les amis. D’ailleurs Tuwim est conscient de ces similitudes et conçoit son œuvre, Fleurs polonaises, comme un hommage à la poésie romantique. Sa nostalgie du pays est si forte que, leurré par la perspective de la libération par les Russes, il revient en Pologne en 1946 et rejoint le camp communiste. Cet aveuglement dû à son désir de rentrer en pays, de retrouver sa voix, sa position dans la vie culturelle de Pologne, devient son drame personnel, un de plus. Il meurt le 27 décembre 1953 à Zakopane.

Tuwim-poète incarne l’évolution esthétique importante dans la période de l’entre-les-deux-guerres. D’un côté, il représente un barde-prophète, s’appuyant sur l’héritage romantique, de l’autre, il aspire à décrire la vie quotidienne triviale, proche de chacun. Fleurs polonaises reflètent ces deux tendances opposées, ces deux tons : élevé, lyrique, spirituel, patriotique et l’humour, l’attachement au détail prosaïque, aux portraits pittoresques de la vie provinciale, du petit peuple. Il pratique tous les genres poétiques, poèmes pour enfants, chansons de cabaret et poèmes lyriques aux motifs religieux et patriotiques. Il excelle aussi dans des tableaux expressifs de la vie courante. Sa veine romantique élevée n’est jamais loin d’autres tons, plus ordinaires. Il sait rendre hommage aussi bien à la voix de Mickiewicz, Słowacki, Wyspiański, d’inspiration la plus haute dans la littérature polonaise, que s’incliner devant le langage argotique des gens de banlieues. Ces ruptures de style sont chez lui très frappantes et correspondent au bouleversement littéraire de son temps. La poésie devient alors souvent plus directe, familière, sans perdre sa mission de guider la nation. Ces motifs contrastés apparaissent déjà chez le post-romantique, Stanisław Wyspiański, notamment dans la pièce, Noces, parue en 1901, où des idéaux patriotiques exaltants se heurtent au somnambulisme quotidien, à la trivialité ; drame polonais saisi avec génie par ce poète méconnu du public occidental. Car il faut souligner que l’histoire polonaise, si particulière – quel pays au monde a réussi à préserver son identité nationale sous une si longue occupation étrangère ? – pèse sur la mentalité de ce peuple, s’exprime constamment dans sa littérature, au point de devenir hermétique pour les européens qui ont joui d’une continuité politique et culturelle sans des traumatismes si violents que connaissent les Polonais. Et pourtant ce dialogue national, pour ne pas dire local, est chargé d’un universalisme exemplaire, malheureusement ignoré par les pays civilisés libres, par le reste de l’Europe.

Pourquoi aujourd’hui revenir à Tuwim ? Est-il anachronique ou trop polonais ? Il est avant tout un personnage charismatique, très attachant, au cœur brûlant, à la parole vive, très expressive et riche. Cette beauté précisément m’inspire à reprendre ses vers en une langue étrangère qui est devenue la mienne après la moitié de ma vie passé en France. J’aimerais combler une criante lacune, car ce poème virtuose n’a pas été traduit depuis la mort du poète.

Julian Tuwim, photo © Kurier Codzienny / NAC

A Rio de Janeiro, Tuwim imagine sa lointaine patrie, Łódź de son enfance, Varsovie d’avant la guerre et sous les bombes allemandes, Londres… Il écrit en vers une histoire avec des personnages, ses souvenirs, son premier amour, ses premières lectures poétiques… Tout se développe comme une chaîne de digressions, en libres associations, avec une surprenante spontanéité et une vigueur.

Dans une lettre à sa sœur Irène, il écrit : « Figure-toi, qu’inopinément, le 29 novembre, je me suis mis à écrire et, jusqu’aujourd’hui, j’ai écrit quatre mille vers, et il y aura en tout, peut-être dix mille. Je ne sais pas encore si c’est une inspiration ou une habitude, mais j’écris comme un fou pendant des jours entiers. (…) Tout croît à vue d’œil. Leszek, Kazio et Choromański disent que c’est magnifique et ils appellent ça Monsieur Beniowski (Monsieur Thadée + Beniowski), mais ils ont raison seulement en ce qui concerne cette deuxième œuvre : mon histoire est un fantastique serpent romanesque. Elle se déroule à Łódź en 1880 et à Rio en 1940, à Varsovie entre 1935 et 1938, puis de nouveau à Rio et brièvement à Londres… C’est l’histoire fantasmagorique d’une fille polonaise et d’un officier russe qui a tué en 1906 à Łódź un militant qui a laissé un fils, etc. Le personnage central est un jardinier qui fait des bouquets et tout cela serpente et s’entrelace parmi ces fleurs en créant une atmosphère folle et enivrante de couleurs ; tu trouveras dans mon bouquet papa assis à la banque et jouant au billard, et toi à Dorset House, et un acteur noir qui, en 1880 (c’est vrai), jouait à Łódź Othello, et quelque valse folle que je dansais avec Stefa près de Łódź, et un apothicaire de province qui déraille, et moi, quand je commençais à écrire des poèmes, et moi en polémiquant (horriblement !) avec ceux d’Ozon et d’ONR, et une épicerie, et une tempête de neige magique dans une petite ville – et hier, Irusiu, j’ai décrit ce cheval (t’en souviens-tu ?) qu’on voyait depuis la petite chambre. Quelque part à Podleśna, sur un toit de quelque institut vétérinaire, cheval de fer… Donc, voilà mon histoire.

Je pense que ce sera la chose la plus importante que j’aie écrite – épopée lyrique, satire grotesque, le tout magiquement lié… Et ce qui est le plus important – avec un sens distinct. L’ensemble se compose de trois parties parmi lesquelles, la première (3500 vers à peu près) est déjà recopiée et prête pour la dactylographie. J’aimerais t’envoyer le manuscrit – mais arrivera-t-il ? Par ailleurs, l’envoi coûtera une fortune. Mais je vais essayer. Il y avait quelque chose, Irusiu, qu’en Pologne, surtout pendant cinq dernières années, je n’écrivais presque rien, et ici je me suis tant épanché. Je crois que 1) l’atmosphère au pays était insupportable et qu’elle a bloqué mon inconscient avec mon inspiration poétique, 2) ici, je dois reconstruire cette Pologne si chère et maintenant si pénible. »

Ce monde poétique haut en couleurs, brillant et éclaté, frappe par sa force éruptive, soit joyeuse, soit colérique, soit lyrique, exprimée dans une langue riche et rythmée, le tout magnifiquement orchestré comme une symphonie pleine d’énergie. Tuwim suit son intuition créatrice sans les rigueurs imposées, ce qui se reflète même au niveau de strophes où les ruptures d’images et de tons sont fréquentes. On a l’impression d’une course échevelée d’associations libres. On entend une voix, un souffle, un battement de cœur. On voit des paysages, on savoure des odeurs comme si Tuwim palpait des objets avec son imagination, sentait l’air, dialoguait avec ses personnages vivants. Ce trait de son talent est perceptible dans toute son œuvre ardente ; quelque force païenne, dionysiaque. Sa poésie est le saut d’un barbare qui a ressenti Dieu, sorte de danse où se mêlent des rites anciens et des violences, un climat que je comparerais à la beauté du Sacre du Printemps de Stravinski avec ses scansions mécaniques et modernes liées à une danse rituelle sauvage. Mais Tuwim doté du tempérament d’un jeune révolté est aussi parfois un sage attristé, un mélancolique. Jamais neutre, son émotion est toujours expressive et contagieuse, en cela il est un séduisant charmeur, une personnalité hautement attachante. Tel il était dans la vie, tel il reste dans sa poésie. Sa voix paraît parfois excessive, ce que j’associe au théâtre où l’histoire qui se déroule sur une scène nécessite la diction parfaite, le geste et la tenue d’un acteur expérimenté.

Malgré cette expressivité forte, une veine nostalgique traverse tout le poème Fleurs polonaises. C’est pourquoi reviennent systématiquement des paysages paradisiaques d’enfance, un jardin opulent avec un sournois serpent, la nature exotique que Tuwim voyait au Brésil tandis que les bombes allemandes écrasaient son pays. Il n’y a pas de Paradis sans péché, celui du plaisir érotique, celui de la mesquinerie, de l’esprit étriqué, de la misère. Tuwim dénonce ce drame comme intolérable, drame qui le déchire. Pour remédier à cette douleur, il ne cesse de rire. Son humour touche une vie prosaïque, pleine de charmes, de manies, de banalités, telle une petite scène de cabaret. Le poète est connu d’ailleurs pour ses chansons et ses satires politiques conçues pour le cabaret. Sa scène s’élargit souvent et montre des paysages urbains modernes, la ville industrielle Łódź, la capitale Varsovie, villes de contrastes sociaux criants. Il est autant impressionné par cette modernité qu’indigné contre le capitalisme. Toujours engagé, il observe l’actualité, critique, polémique, attaque. Il dénonce la propagande officielle, le pseudo-patriotisme, la phraséologie bourgeoise, il est toujours du côté du pauvre, de l’exploité – ouvrier ou paysan -, il déteste l’étroitesse d’esprit du petit bourgeois sans rêves.

Sa compassion enveloppe autant les humains que les objets et des villes entières, notamment sa ville natale Łódź et Varsovie. Il décrit Łódź comme un corps abîmé par l’industrie : ces images, proches de l’expressionnisme et du futurisme, font penser aux descriptions de Reymont que le réalisateur Andrzej Wajda a magnifiquement montré sur l’écran dans son adaptation de la Terre promise. La ville est chez lui un personnage par excellence, un organisme vivant et passionnant en pleines transformations. Elle a sa laideur et son charme, elle grouille de cabarets et de dancings. Elle a ses palais et ses banlieues, ses distractions diverses – fêtes foraines et bals d’élites -, elle pue la misère et la pollution. Elle a ses victimes – ouvriers grévistes et patriotes. Elle a ses vitrines colorées qui happent les enfants, font rêver les amoureux et les pauvres.

Tuwim prétend être non seulement un barde de métropoles, mais aussi de province, de petites villes très calmes et grises avec leur charmante petite gare et leur petit hôtel plein de fantasmes d’amoureux.

A Rio de Janeiro, il est hanté par des scènes terribles de destruction – Varsovie bombardée, Varsovie cimetière et ruine, lieu tragique à la grandeur antique.

La poésie de Tuwim n’est pas intellectuelle comme celle par exemple de Czesław Miłosz ou de Zbigniew Herbert, bien qu’elle présente une certaine vision philosophique du monde : le Paradis perdu, la nostalgie du dieu invisible, des forces païennes traversant un monde panthéiste. Elle se caractérise avant tout par son énergie et son émotivité. La parole de Tuwim est brûlante, ardente, passionnée. Ses images sont hautement sensuelles et évocatrices : odeurs, couleurs, formes sont perceptibles dans son bouquet de fleurs polonaises. Tous les sens du lecteur sont sollicités au point de se confondre. Le chant d’un coucou laisse des traces visuelles pointillées, s’associe au mouvement rythmé d’un serpent et à l’aspect marbré de sa peau. Des fruits confits dans un bocal de verre exposé au soleil font surgir un kaléidoscope de couleurs et des visions magiques dans un théâtre d’ombres. Mais ce qui frappe, c’est surtout une extraordinaire musicalité et un sens de rythme accentué par les rimes et le nombre de pieds variable. Non sans raison, Tuwim reste un chansonnier qui ne se démode pas. Il joue sur des registres émotifs avec adresse, jongle entre pathos, mélancolie, ironie et humour. Ce sont ces dissonances surprenantes qui attachent l’attention, entraînent le lecteur dans une danse incessante. Rappelons un exemple éblouissant de l’interprétation de sa virtuose Valse Brillante par la chanteuse Ewa Demarczyk qui a magnifié par sa voix dramatique l’intensité émotionnelle de ce morceau de bravoure. Un souffle vivant dans ses va-et-vient est par excellence musical, proche du rythme cardiaque. J’associe cette poésie à la musique de Chopin qui porte, elle aussi, une charge patriotique forte, qui peint des paysages de Mazvie, déploie les danses folkloriques – mazurkas -, où les danses de nobles – polonaises -, étonne par des variations brusques de rythmes et de climats. Ces deux artistes impressionnent par leur virtuosité liée à l’émotion forte. Tuwim obtient un effet de spontanéité par la connaissance intime de sa langue, grâce à sa véritable passion pour ses expressions très riches et plastiques, parfois archaïques ou argotiques modernes. Citons ici ses recherches de manuscrits anciens qu’il a réuni dans une anthologie de textes médiévaux sur la magie noire.

Sensible au mot et conscient de ses insuffisances, souvent il s’interroge sur le processus créateur. Il pose ces questions dans son recueil de poèmes, Mots et choses, où il dit l’impossibilité d’exprimer le monde. Il revient aux sources de la poésie polonaise, à Jan Kochanowski, le premier grand poète de la Renaissance, inspiré par Ronsard et l’Antiquité, mais qui crée, pour la première fois dans la littérature polonaise, quelque chose qui restera sa caractéristique : son rapport à la nature, à la terre natale avec toutes ses formes, odeurs et couleurs. Mais on se tromperait en imaginant que cette problématique du mot infirme par rapport à la réalité est chez Tuwim un sujet théorique. Le poète ressent un authentique déchirement dû à l’incapacité de dire le monde. Me vient à l’esprit un autre exemple magistral concernant ce dilemme qui provoque la souffrance, le texte en prose de Hugo von Hofmannsthal, Une lettre de Lord Chandos. Sur cette impossibilité inhérente d’accéder par le mot à l’essence des choses se superposent les déficiences de la mémoire qui n’arrive pas à reconstruire un moment vécu, à reconstruire donc le passé et le pays d’enfance. Voilà la douleur de cet émigré coupé de son passé, de sa terre, des êtres chers, ensorcelé par la poésie trompeuse, substitut imparfait d’un bonheur inexistant. Ce motif de la poésie-chimère est présent dans la tradition romantique polonaise chez Mickiewicz, Słowacki, Krasiński et aussi chez Krzysztof Baczyński, leur héritier, mort jeune tragiquement pendant l’insurrection de Varsovie en 1944.

Le poème de Julian Tuwim Strofy o późnym lecie interprété par Stefan Szramel.

Mon rapport à la poésie de Tuwim est très personnel et intime, car mon grand-père était son secrétaire et son ami. Mon père, comédien, et son fils, m’a transmis sa passion pour la littérature grâce à ses lectures à haute voix. J’ai grandi en écoutant quotidiennement ses exercices de diction sur un poème célèbre pour enfants, Locomotive, texte humoristique brillant qui a charmé des générations. Je n’oublierai jamais une soirée de poésie dans mon enfance, où mon père récitait des vers et des lettres du poète avec l’accompagnement de la musique de Chopin. Profondément émue, comme envoûtée, j’ai mordu alors mes lèvres jusqu’au sang en retenant mon souffle. Plus tard, dans mon adolescence, j’ai passé quelques jours d’été avec mon père au milieu d’une forêt. Le soir, nous assoyions parmi des arbres sous l’éclairage d’une petite lampe. Tout autour, le silence mystérieux et le noir. Mon père entamait alors sa lecture des Fleurs polonaises. Ces derniers jours, j’ai relu un passage sur les enfants misérables de Łódź, passage qui se rapporte au Bateau ivre de Rimbaud et, inopinément, j’ai entendu le timbre de la voix de mon père, mort il y a quinze ans, j’ai ressenti à la fois une sensation physique violente ; la gorge serrée, des larmes aux yeux… Ce n’est qu’aujourd’hui, après plus de trente ans passés en France, que je reviens à mon pays natal avec ma traduction de ce poème. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis enfin prête à me réconcilier avec mes origines, à savourer la beauté de ma langue, à explorer encore plus le français, à lier ces deux langues, à essayer de transmettre le souffle et l’art du poète, à les couler dans ma forme analogue mais différente.

Mais, hormis parfois un effort gratifiant et un plaisir incontestable, quelle horrible frustration m’habite à chaque pas ! La traduction paraît inférieure à l’original et inexacte. Tuwim, lui-même traducteur du russe, exprimait ainsi son attitude envers les langues étrangères : « Je suis la négation de l’esprit polyglotte (ou cosmopolite) dans la pratique courante ; je parle le français comme un cordonnier (évidemment de Varsovie et non pas de Paris), je déteste la langue de Goethe et tout ce qui est allemand (sauf Goethe et quelques autres), et même en russe – langue que je connais le mieux – je ne parle pas bien, faisant abstraction du fait qu’aussi en polonais, je préfère me taire et chaque essai de m’exprimer dans cette langue est pour moi une torture : je dois heurter, presser mes pensées et mes sentiments, les coincer violemment dans une fabrique phonétique, dans des cellules sémantiques, des tableaux de distribution, ainsi je deviens une machine bredouillante détraquée de translation. »

Devant cet aveu du maître, je me sens infiniment infirme et humble. Comment rendre sa spontanéité en cherchant laborieusement les rimes, en comptant les syllabes, en choisissant les synonymes et les expressions ? Bien évidemment, il ne s‘agit seulement pas de mots mais de l’histoire et de la culture de deux pays si différents.

Je tourne les pages de mon exemplaire jauni, usé, des Fleurs polonaises, qui date de ma jeunesse. En trébuchant sur chaque vers, je me rends compte des natures dissemblables de ces deux langues, ce qui m’avait frappée déjà à l’apprentissage du français au lycée à Varsovie. Aujourd’hui je sais que ces dissemblances viennent du passé très ancien de ces deux pays, malgré leurs origines culturelles européennes. Le polonais est comme une matière brute, plastique et rebelle par rapport au français qui adopte une structure symétrique de cristal, tend vers la clarté et le rationnel. Remarque aussi superficielle que justifiée. Il faut se tourner vers les origines de ces peuples pour comprendre ces deux mentalités opposées.

Le polonais s’est forgé au Moyen-Âge comme une langue nationale et autonome grâce à une élite de clercs recopiant des textes latins qui se hasardaient parfois dans leur propre expression littéraire. De ce charabia polono-latin, Rej, un propriétaire terrien autodidacte, a essayé de composer un récit en une langue originale qui décrivait les champs et les forêts, le travail rural, la beauté de la vie à la campagne, le quotidien. Ce n’est qu’avec Jan Kochanowski, un poète de la Renaissance, un gentilhomme cultivé, qu’est né le polonais littéraire, élevé, mais toujours inspiré des environs d’un manoir, imprégné d’odeurs de la terre, animé de vifs sentiments. Les sommets de la poésie de Kochanowski n’ont été atteints que par des poètes romantiques, eux aussi souvent intimément liés à la campagne. Des échos de ces origines rurales reviennent dans la musique de Chopin : les mêmes racines de nobles cultivés, installés dans leurs domaines, loin du bruit d’une grande ville. La culture polonaise se développait dans les manoirs et les châteaux, la bourgeoisie n’étant ni prospère ni influente pendant des siècles. Le polonais est une langue dansante, lyrique, intuitive où les suggestions et les sentiments incertains s’expriment au mieux. D’où une multitudes de particules grammaticales avec des articles indéfinis qui disent cette fluidité hésitante, cette impossibilité de définir le monde, d’accéder à la certitude. D’où le charme et la beauté de cette langue qui suggère plus qu’elle ne dit distinctement. D’où une syntaxe souple. Grâce à la déclinaison, la place des mots est assez variable dans une phrase, ce qui ne correspond pas au français avec ses prépositions qui lient les mots, identifiant leur rapport direct ou indirect, les serrent, les soudent. Le polonais danse par nature, le français raisonne plutôt. Le français s’appuie sur un modèle culturel élitiste forgé aux centres de pouvoir, dans les cercles intellectuels. C’est une langue courtoise de la cour, des poètes troubadours qui distrayaient les aristocrates, les rois, langue des philosophes et des théoriciens politiques, langue de la continuité culturelle, qui trouvait dans la clarté et la certitude la beauté comme valeur certaine. Les Encyclopédistes la magnifièrent en répertoriant le monde en un compendium, summum de savoir. Il fallait réunir tout ce qu’avaient accumulé les siècles. Il fallait décrire et conserver cette richesse dans une langue précise, structurée, correspondant aux institutions politiques modernes, à la loi, à l’ordre nouveau.

Tel n’était pas le lot des Polonais qu’on dépouillait systématiquement de leur identité, de leur existence politique. L’histoire de la Pologne témoigne de la discontinuité à cause des invasions étrangères constantes, de la longue domination des Russes, des Allemands, des Autrichiens jusqu’au début du XXème siècle. Il fallait sauver cette langue, la préserver comme un trésor, la cultiver en cachette, lutter pour qu’elle ne disparaisse pas. Mais sur quoi s’appuyer dans ces circonstances ? Sur la nébuleuse poésie, porteuse d’un espoir incertain… Le polonais se nourrissait de la révolte, de l’incertitude du lendemain, des tragédies nationales, d’où peut-être son émotivité, ses cris et ses larmes. Sans manuels de grammaire (puisque interdits par les occupants), elle se développait guidée par les voix ardentes des poètes romantiques qui incitaient à une insurrection nationale. C’est une langue de conspiration, langue individualiste, langue opposée au régime politique dominant, au formalisme officiel. C’est pourquoi probablement tant d’expressions originales et plastiques comme si chaque personne forgeait son langage attachant, singulier. Décidément, ce n’est pas une langue bien rangée, ce que prouve l’analyse de ses règles de grammaire où il y a de nombreuses exceptions, difficiles à maîtriser par des étrangers qui veulent apprendre le polonais. On peut dire tout court que, pour pratiquer cette langue, il faut se fier à l’oreille, à l’intuition. Quoi de plus déroutant pour le Français qui se tient à la règle, au dictionnaire, au code civil… Le polonais se voue à la fantaisie, incertitude, fluidité, fragilité, souvent illogique, suggestif et incomplet. Il est fréquent dans la langue parlée de couper une phrase sans risque de la rendre incompréhensible, ce qui s’oppose à la nature du français qui tend à être complet et explicite, préoccupation aussi logique qu’esthétique. D’où mon immense embarras dans mon travail de traduction, dû aux natures antagonistes incompatibles de ces deux langues. Moi-même, après plus de trente ans de vie en France, j’ai changé, j’ai coulé mon esprit dans le corset du français, dans sa rigueur qui me rassure. Parfois donc j’oublie que toute langue écoute l’inconscient, l’irrationnel, fidèle à ses origines poétiques. La poésie de Tuwim me fait revenir à ces territoires oubliés où rien n’est résolument limpide et rigide. Malgré tout, l’art poétique s’appuie sur un certain ordre : logique interne et maîtrise. Ce secret est propre à Tuwim et j’aimerais le posséder, le suivre, le rendre perceptible à un lecteur français. Le problème se pose à la tâche du traducteur : comment ouvrir les écluses de l’intuition et accéder à la spontanéité tout en préservant discipline et précision ? Ce problème concerne tout écrivain, mais il devient ô combien rude pour un traducteur de la poésie ! Ne rien casser, ne rien forcer, ne rien pervertir, être délicat et décidé à la fois, me fier à ma propre sensibilité esthétique, à ma compréhension… Ces capacités s’acquièrent sans doute au cours de l’apprentissage depuis l’enfance d’une façon partiellement intuitive. Comment donc me mesurer au talent du maître ? J’ose soulever ce défis. Il ne me reste qu’à avancer, danser avec le poète, me laisser guider par son charme.

Cioran a dit qu’apprendre une langue étrangère c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. Jamais cette aphoristique formule ne m’a paru aussi exacte qu’aujourd’hui. Je passe mon temps à fouiller dans les dictionnaires pour trouver un mot argotique oublié tout en essayant de dissimuler ces recherches par un phrasé naturel. Chaque artiste de haut niveau connaît ces obstacles, patineur artistique, danseur d’opéra ou violoniste. Le rôle d’interprète et de traducteur est très délicat et spécifique, car il nécessite la modestie, freine toute tentative de trop s’imposer, met un cadre encore plus strict que celui d’une création libre personnelle, appelle constamment à la rigueur, néanmoins indispensable dans toute création. Tuwim éveille mon rêve de virtuosité qui me hante depuis mon enfance, depuis mes lectures de Mickiewicz, Bruno Schulz, Witkacy… Je me suis proposé donc un jour de m’affronter à la beauté oubliée de ma langue, à la vitalité, la sensualité et l’humour de Tuwim, d’écouter de nouveau ses mélodies, de voir ses paysages, de me rappeler mon enfance, de convertir tout cela en une autre réalité, une autre sensibilité, en espérant que ce nouveau poème traduit séduirait, serait universel. Si ma version française donne envie de voyager ailleurs, d’entendre une autre voix, de comprendre une autre histoire, de s’émerveiller, mon pari sera gagné…

   

∗∗∗

Grande Valse Brillante

 

Te souviens-tu quand nous dansions la valse,

Toi, une madone, légende de ces années-là ?

Souviens-toi quand le monde est parti pour la danse,

Le monde qui t’est tombé dans les bras ?

Voyou apeuré,

Je serrais ces deux

Contre mon cœur qui si fort battait,

Emportés chaudement,

A l’unisson suffoquant,

Comme toi, en brumes, embarrassée.

Et ces deux sont au-delà de deux,

Qui existent sans jamais exister,

Car voilés par les cils et en bas,

Comme s’ils se trouvaient justement là,

Caressés par le bleu du ciel,

L’un, l’autre, deux moitiés à l’envers.

Le coup, et de cordes, et de trombes

Grandit.

Le cercle de corps, l’extase de mains

Élargis.

Il entraîne son bras comme un fou,

Il arrive, il rampe, ce voyou.

Sa main tremblante sur le bourgeon,

Trombes, soleils et voix de stentor.

Le cercle tournant grandit sans cesse.

Le vertige fou répand l’ivresse,

La griserie flottante

Sur l’ellipse ondoyante.

Quand je roule sur le plafond,

Où les étoiles tourbillonnent,

Je les décroche par mon nez.

Quand je pirouette sur la terre,

Je me prends pour un vainqueur ;

Ma faible poitrine est bombée.

En héros, en un homme fou,

Je deviendrai ton époux.

Je bredouille, tout étourdi ;

Tant de paroles saugrenues.

Ton mari sera un idiot.

Froide et lointaine, tu écoutes

Un garçon qui te déroute,

Moi, un miséreux pierrot,

Je te souhaite pour mari

Un homme mondain, un dandy.

Voilà, mon pied s’est coincé,

Quelque écharde m’a blessé :

Ton prétendant miséreux

A une semelle abîmée.

Mais je m’arrache, déjà libre,

Ce n’était rien, chose puérile,

Et je valse tout ardemment

Avec ma semelle frottant

Le sol, moi, un danseur fou,

Je dessine de larges roues,

Danse tzigane, figures du diable,

Ivre d’une passion insatiable.

Je trace des courbes inédites

Avec ma semelle maudite.

Je trémousse mes fesses trouées,

Mon pantalon rapiécé,

Ma gueule aussi ravaudée ;

Six kopecks : dot de marié.

Voilà les doigts de ma main droite,

Que véhément j’écarte,

S’entrelacent avec les tiens

Et trouvent une bague sur ta main.

Ils se renferment comme des tenailles.

Tu pousses un cri : Aïe, aïe, aïe !

Qu’elle te fasse mal, ma diablesse !

Souffre de cette bague qui te blesse !

Je t’en offrirai une autre.

Mon mal deviendra le vôtre.

Il va enserrer ton cou

Avant que lui soit ton époux.

Je fais ce nœud de vengeance,

Ton mariage sous une potence,

Je serre ton cou parfumé

De madone maudite, damnée.

La corde tourne, s’élève, t’encercle, te serre ;

Ton prétendant déclenche des tonnerres.

Des sauterelles entrent dans ce cercle dansant,

Possesseurs de carrosses, de diamants,

Tous gros, d’un gouffre infernal sortis,

Ils t’emportent, ces voyous enhardis,

Ils t’attrapent de leurs doigts boudinés.

Allez, resserrez vivement le nœud !

Toi aussi, avenue  berlinoise,

Plie-toi en corde, toi, meurtrière sournoise !

Aie pitié de moi, avec ton cœur

Aime-moi, aime-moi, serre-moi, ton danseur,

Emporte-moi dans quelque sombre bois,

Aime-moi là-bas, embrasse-moi encore,

Murmure ta passion ardente et folle,

Ton murmure secret, regret et deuil,

Mélodie fluide, ralentie, belle.

Je fais de toi une danse de forêt,

Ma madone pleine d’amour, de regrets,

Murmures secrets, notre deuil…

Te souviens-tu comme toi et moi…

Moi, dans la forêt sombre de ma vie ;

Cette valse endiablée à l’étourdi.

Toi, la plus proche, la plus éloignée,

Tu dansais avec l’autre, étranger,

Ton époux… l’autre garçon.

Et lentement,

Doucement,

A la pointe des pieds,

En valsant,

Dans la forêt…

Entre nous s’est glissé un serpent

Avec ses mouvements souples, en dansant,

Sifflant, invisible et éternel,

Il s’est glissé entre faunes et sylvains,

En roulant l’écume blanche dans sa gueule,

Ce reptile maudit, prince de l’Enfer.

Présentation de l’auteur

Julian Tuwim

Julian Tuwim, né à Łódź le mort à Zakopane le (à 59 ans), est un poète polonais.

Bibliographie

Poésie
  • Le Guetteur de Dieu, 1918
  • Socrate dansant, 1920
  • Le Septième Automne, 1922
  • Poèmes, volume 4, 1923
  • Les Mots dans le sang, 1926
  • La Foire aux rimes, 1934
Autres écrits
  • Le Bal à l'Opéra, 1936
  • Fleurs polonaises, 1949

Récompenses et distinctions

  • Décoré dans l'Ordre de la Bannière du Travail
  • Grand-croix dans l'Ordre Polonia Restituta
  • Palmes d'or académiques

Poèmes choisis

Autres lectures




Théâtre/poésie….Quel PENSER pour un jugement de goût ?!

Depuis le 20è siècle,  consécutivement à la rupture brechtienne opérée avec l'héritage aristotélicien, le théâtre,  s'interpelle lui-même dans son rôle, sur sa propre scène à propos du rapport de l'Homme à la parole, à la langue qu'il profère. Le théâtre confronte  ainsi l'idée d'Homme, avec la représentation qu'il s'en fait et l’offre à la communauté des témoins-spectateurs.

A l'heure de l'hybridation des genres, non moins que du mêle plus ou moins heureux des arts dans une postmodernité du théâtre, il peut être important de considérer les termes de la relation-violence (au sens étymologique) entre le théâtre de représentation et l'irreprésentable rébellion de la poésie.

Les questions que nous voudrions évoquer ici surgissent principalement de notre expérience de création poétique, en tant que poète-chercheur,  travaillant particulièrement sur l'oralité poétique. Nous envisageons la relation théâtre/poésie du point de vue de la théâtralité du poétique plus que de toute théâtralisation du poème.

ONE POEM / Philippe Tancelin : Ceux-là* de la lumière dans l’obscur des temps… Un clip de Reha Yünlüel.

Le « ET » en question

Lorsqu'on assemble les deux termes théâtre et poésie,  n'ouvre-t-on pas aussitôt la scène d'un drame, le drame du « ET » car n'est-ce pas dans cet intervalle des deux termes  et avant toute confrontation entre eux et leur lien, que se joue  la poésie comme scène de bouleversement, et ce qu'elle écrit du drame de l'Homme en sa parole de libération.

Qu'entend-on de qui parle?

Que voit-on  de qui se met en regard depuis sa parole?

Qu'est-ce qui est mis en question relativement au voir et à l'entendre? Nous pourrions commencer par citer cette anecdote qui frôle l'allégorie et qui nous fut rapportée  à la fin des années 1970 par le poète dramaturge Kateb Yacine1 lui-même.

Tandis qu’il se rendait avec ses comédiens dans un « bled » pour y représenter sa pièce « Mohamed prends ta valise », Kateb Yacine nous raconte comment la représentation à peine commencée sur la place du village,  le public se tourne dos aux acteurs. Ceux-ci désappointés,  n’osent s’interrompre et poursuivent le spectacle jusqu’à son terme. Quelques instants après la fin,  le public se retourne  face aux acteurs,  les applaudit chaleureusement.

Alors interrogé par Kateb sur un tel comportement,  le public répond : « Nous nous sommes retournés car avec la poésie de la pièce,  on ne pouvait pas voir et entendre à la fois ».

Cette saisissante anecdote, suscite une question: Quand on parle dans la langue du poème, qu'advient-il de la parole de la scène ?

Maeterlinck en son temps et dans son théâtre,  invitait déjà à la prise en considération de cet "ailleurs" qu'ouvre le poème dans l'ici-même de la représentation théâtrale ainsi que de ce que voile le visible (cf. pièce « les aveugles ».) Il insistait  sur la "présence" comme convocation urgente devant l'irreprésentable. Nous citerons à ce propos la poète Geneviève Clancy2 "Il y a ces alertes brusques qui suspendent le pas, détournent la tête comme si nous étions suivis par un sens informulé/ Est-ce la présence....Il y a cette surprise éclair de voir derrière les choses....quand le regard quitte les reflets et se lève pour calmement les traverser, il découvre cette terre allongée en nous où l'on cesse d'avancer pour s'avancer....la présence...passeur traversant les formes pour délivrer les profondeurs qu'elles retiennent"( Chemin du regard. )

Depuis ce drame du « ET » de théâtre et poésie, sont interpellés les concepts d'espace et de temps, leur rapport asservissant ou de libération de la scène « postmoderne ».

La poésie n'a d'espace que celui de l'intériorité qu'elle crée et elle n'a de  temps que  celui de sa parole. On  peut constater que cette parole interroge les lieux où elle se tient. La poésie fait ainsi entendre que toute assignation à un lieu est sans doute  l'enjeu de sa perte compte tenu du nomadisme qu’elle implique depuis l'échange des profondeurs de méditation de chacun avec lui-même et avec l'autre.

Un des foyers du drame entre  la scène de l'Ouvert  du  poème au sens de Rainer Maria Rilke et  la scène du théâtre,  ne tiendrait-il pas en ce qu’on s’attend à l’une tandis que l’autre est inattendue. Ne découvre-t-on pas alors, la puissance  de la parole poétique au lieu même où on ne l'attend pas ? Elle interroge la liberté de notre accueil de l'in-ouï autant que de l'in-vu (ce qui n'est pas entendu, n'est pas vu et ne relève pas de l’invisible ou de l’indicible)

CAPHARNAÜM - POÈME THÉÂTRAL, Valérian Guillaume - Cie DÉSIRADES, © Illus Franeck, TNg de Lyon, https://www.tng-lyon.fr/evenement/capharnaumpoeme-theatral/

La scène-poème

Si l'espace poétique comme nous venons de le suggérer est celui de l'intériorité,  il s'ouvre depuis une  écoute qui se tend et  devient une scène active que l'on pourrait appeler la scène-poème: quand l'écoute du verbe poétique déchire l'écran d'obscurité de la représentation et permet d'entrevoir, d'entre-entendre la voix nue des espoirs possibles, les espoirs qui ne souffrent aucune représentation mais sont autant d’incantes.

La scène-poème profère une pensée de résistance qui permet à chacun.e de se convoquer à la fidélité ou non  qu'il entretient avec lui-même dans l'espace de son intériorité profonde.

C'est selon nous la voix de la présence, celle du témoin lorsqu’il interroge la clarté de l'eau aveuglant ses fonds, ce même témoin appelant dans l'histoire,  au partage entre sens et silence.

On pense à la voix de Manouchian3 le résistant étranger,  expulsé de l'espace d'audibilité (le terroriste de l'affiche rouge) qui au moment d'être fusillé  crie à  l'amante, par la voix d'Aragon, "Ne pleure pas,  toi qui vas demeurer dans la beauté des choses" malgré les temps d'horreur, de détresse. On pourrait dire aujourd'hui, ces temps de misère obscure pour lesquels la lucidité du poète demeure « cette blessure la plus rapprochée du soleil » (R. Char).

Au long de ce drame du ET  entre théâtre et poésie.  Que convoque le théâtre?  Qu’invoque toujours le poème?

La scène du théâtre tente de réaliser l' "avec" : l’assemblée des Hommes dans leur « vie en commun », selon l’expression brechtienne.

La scène-poème invite l'"en" (intériorité) de chacun.e grâce à qui tous.tes peuvent se mettre en résonance?

La scène-poème  est  ainsi le  signe d’une alchimie entre la réalité prisonnière de la représentation et l’imaginaire de libération dans son  exigence urgente de beauté à laquelle l'Homme s’accueille aux frontières du réel.

La scène-poème deviendrait alors cette ouverture sur l’ « IMAGINAL »…. au sens où Henri Corbin4 l'entend c'est -à-dire ce lieu d'accueil d'une spiritualité sous forme d'intangibles mais de pure présence, là où sont déposés les paysages, les faces de ce que nous exigeons de beauté pour éprouver le monde dans sa robe stellaire.

La scène du théâtre-poème

La scène-poème peut-elle être contenue sur la scène de la représentation théâtrale?

Si elle est y est convoquée ou invitée, en tant que scène de l'Ouvert, que bouleverse-telle du continuum de l'existence, du cours des représentations ?

La scène -poème est  scène d'utopie, non pas au sens d'un « topos » inaccessible mais auquel on n'a pas encore accédé et qui offre à la voix,  la porte du souffle. Elle ouvre par  élans fondateurs  notre être sur ses profondeurs.  Ce sont des élans qui  chaque fois qu'on cherche à les représenter,  perdent leur nature de fondation.

Cette ouverture de la conscience aux autrement possibles, à tous les ailleurs d'un monde que le théâtre cherche, n’est-elle pas le fruit de la scène-poème ?

 …Comme un cri avant la chute,  quand est pressenti le sentier invisible de la source en son revenir…

La scène-poème émancipe le regard du témoin. Elle le libère de son arrestation par le représenté, et l'invite à aller regarder de l'autre côté,  "dans l'au-delà du contour des choses comme le fait le nouveau-né autant que le mourant, afin  de déceler ce qui monte de derrière les figures", (G. Clancy :"le chemin du regard")

Rappelons-nous la question de René Char dans « Au-dessus du vent », " La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? »

On a trop souvent coutume de penser que l’essentiel de la poésie se tient pareillement à la saxifrage, comme une force d'éclats, de mise en lézarde de son support qui se développerait en archipel et se projetterait dans l'avenir.

Mais de quel support s'agit-il sinon celui qu'on appelle communément l'image poétique ? Cette force d'éclat, de mise en dispersion dont parle Char, ne s'applique-t-elle pas à la dissolution même de toutes formes de représentation dont l'image théâtrale ferait encore partie?

Il faut envisager que la scène-poème vient là pour arracher l'imaginaire aux images.

Un tel arrachement, ne s'effectue pas sans difficulté bien au contraire, car il doit tenir compte de la résistance sans relâche contre la tentation de la picturalité, c'est à dire de l'image avec ce que celle-ci d'emblée représente, raconte, ne veut pas rompre de la quiétude narrative.

En ces jours d’invasion de l’IA,  des tempêtes d’images médiatiques toutes aussi homogénéisantes les unes que les autres, quelle fausse assurance veut-on entretenir contre la poésie, en l'instrumentalisant selon une syntaxe d'images qui dénaturent profondément son essence, la réduisent à une embellie.

Quelle scène du théâtre comme scène de penser poétiquement ce monde peut-être envisagée ?

Nous ne chercherons pas à répondre à cette question mais plus modestement nous référerons à  des expériences entreprises dans le siècle précédent (Artaud,  T. Kantor5,  C.Bene6) qui relèvent de « La déconstruction du théâtre »,  à savoir le rejet de la volonté de vérité, le refus de la représentation, la mise en exergue des intensités, des potentialités pour un théâtre des devenirs...

Révolte contre la poésie, une lecture d'Arnaud Carbonnier du texte d'Antonin Artaud illustré par Claire Malary . Livre d'artiste publié en janvier 2022 dans la Collection "Vu par" (édition Aux Cailloux des Chemins)

Déconstruire pour à nouveau créer.

Au départ,  pour Artaud,  Kantor et Bene, toute interprétation est une trahison et nécessite donc une variation avec tout ce qu’elle fait exploser de fidélité au texte et par voie de conséquence le texte lui-même.

La représentation est considérée comme un occupant,  un colon de l'imaginaire,  un territoire d'enfermement auquel est opposé un théâtre de la non représentation en tant que scène ouverte à l'Irreprésentable de ce qui est vécu, senti ; ce que d’aucuns ont pu nommer le dépassement du théâtre par un agir de sa destitution, de son identité même,  fondée sur l'affirmation de la représentation.

Contre une pensée de la scène close en sa forme même, ces recherches théâtrales suscitent une scène ouverte par une pensée en mouvement, c'est-à-dire traversée des multiples passages, métamorphoses, transformations, variations permanentes qui font éclater les concepts de temps et d'espace au profit d’ un hors temps de tous les temps,  un hors lieu de tous les lieux, espace-temps des intervalles, pensée intervallaire…

Ceci conduira à un bouleversement de la  notion même du théâtre comme faiseur d'images et leur substituer des effacements successifs jusqu'à la transparence comme on peut le relever autant chez C. Bene que chez T.Kantor,  lequel mettra en jeu les structures de la mémoire en tant que magasins d'accessoires et de fragments de clichés éparpillés, au profit d’une puissance de la fabulation propre à l'artiste qui opte pour sa vérité contre la vérité.

Cette fabulation permet de multiplier les masques et de devenir sans cesse un « Autre » sans quête d'une identité fixe ; d’où cette importance de la superposition pour une transparence,  vers une présence pure dans et par les mouvements incessants de changements au sein même de la répétition.

Ce qui est intéressant dans la poïétique des œuvres de ces artistes, c'est qu'elle invite simultanément à plusieurs créations selon le mouvement d’une scène nouvelle de pensée à laquelle les œuvres participent non plus séparément mais mêlées et superposées.

Eu égard à la recherche théâtrale de C. Bene, l'important n’est plus de donner une réflexion mais de donner à voir que quelque chose est réfléchi, ce qui interpelle non pas la réflexion mais son objet, et fait surgir toutes ses potentialités.

C.Bene, s'attaque au pouvoir de représentation des textes dans l'histoire de la littérature dramatique, textes qu'il ampute sans cesse pour se situer dans l'écart entre le fragment qu'il extirpe et la totalité. Ainsi il n’y a plus de lien entre le drame et l'histoire comme il n’y en a plus dans le drame entre les actions et l’histoire. Tout est empêché de se lier pour qu’existe  le seul lieu d'une scène qui elle-même se destitue comme temps et lieu de l'autorité.

Plus qu'une crise du théâtre de la représentation, c'est une destruction de la Trinité aristotélicienne et la multiplication à l'infini des points de vue qui deviendront des points de voir, des visions incessantes, ces in-vus, in-dits que nous évoquions  plus haut à propos de la poésie.

De cet irreprésentable surgi dans l'intervalle entre la scène à accomplir et une scène accomplie, de cette scène en devenir où tous les genres ont été pulvérisés,  qu'en est-il encore de l'usage  historique du concept  théâtre ?

On peut à fortiori se le demander quand C.Bene lui-même abandonne le terme d'acteur au profit de « machine actoriale » et d'amputation incessante d'elle-même ou de tout ce qui la rendrait majeure,  afin qu'émergent des mineurs virtuels comme différence contre l’invariant des pouvoirs quels qu'ils soient. Ces mineurs sont ceux du labyrinthe intérieur de l’être en son devenir.

Il n’est pas difficile de relever les grandes résonances entre certaines démarches de poésie contemporaine et ces précédents théâtraux qui comme en poésie,  mettent en place des méthodes d'empêchement, d'obstacles, d'obstruction, de handicaps à l'accomplissement du dire et de l'action en tant que forme aboutie de la pensée (G. Luca7,  parmi d’autres).

Un théâtre radical ?

C’est à  travers les créations d'un théâtre dit de la « non représentation », que la scène théâtrale  nous semble pouvoir être directement interpellée par le plan poétique depuis l’état poétique du langage.

Pourquoi?

Parce que la poésie ne dit pas ce que nous ne voyons pas, mais que quelque chose n'est pas vu, que quelque chose n'est pas entendu, n'est pas inventé dans ce que nous percevons du monde à travers les représentations y compris imaginaires que nous nous en faisons.

 La matière du  poème ne raconte aucune histoire. Elle ne représente que son propre mouvement, le mouvement de sa pensée. Elle rassemble des éléments radicalement étrangers en une seule intensité continue. En cela,  elle résiste farouchement contre toutes les mémoires pâles du souvenir,  de la commémoration qui tentent de piéger le devenir dans des valeurs normatives, celle du désastre, de la catastrophe...depuis des images qui s'enlisent dans le regard inhabité du miroir.

Or comme l’écrit René Char, " Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits".

L’art du théâtre tend à représenter la pensée au sein du réel. La pensée quant à elle,  ne représente pas le réel, elle s’y représente elle-même par crises successives où la notion même de crise de la représentation est régulièrement mise en avant tantôt pour annoncer une mort prochaine du théâtre, tantôt sa renaissance imminente.

Depuis ses origines antiques jusqu'à aujourd'hui, le théâtre occidental a fait l'objet d'une succession de provocations de pensée sur ce qu'il devrait être, pourrait être, fut et sera.

Une nouvelle pensée-théâtre émerge sans doute. Elle se rapproche de ce que nous évoquions plus haut d’un état poétique du langage. En effet elle propose dans nombreux cas sinon la désertion, du moins le retrait de la parole en invoquant la nécessité d'une expression autonome de la scène de la pensée, c'est-à-dire un langage scénique susceptible de faire émerger une pensée où le spectateur ne se positionne plus par rapport à un donné là  du sens, mais devient faiseur de sens par lequel l'œuvre est créatrice.

C'est ce faire sens propre à la poésie  qui semble permettre aujourd'hui d'aborder nouvellement la relation poésie-théâtre- selon cette  scène-poème qui est un faire signe d’un autrement voir.

La poésie-le théâtre d’un éclair.

Mais quel est donc cet  autrement ? Comment le trouver parmi ces images toutes faites qu'on nous livre du monde, comme s'il n’y avait quelles, comme si le monde n'avait pas d'autre visage que ces images chocs ou non chocs, oniriques ou technologiques, virtuelles ?

 La poésie nous dit qu'on ne peut qu’entrevoir les profondeurs du monde, voir entre... Mais pour voir entre, faut-il encore ouvrir,  faire écart entre les choses les unes les autres, investir leur intervalle.

C'est un éclair dans la nuit, tout s'illumine soudainement le temps d'entrevoir, puis la nuit se referme sur ce qu'on a entrevu. Mais on a entrevu, comme entre les lèvres d'une plaie, entre les bords d'une fissure.

Le poète Hölderlin écrit dans les hymnes : « La poésie fait signe d'un éclair des dieux,  un éclair qui se voile aussitôt dans les mots par lesquels il apparaît".

On entend mieux la complexité de la relation théâtre/poésie car  ce ne peut être que dans un agir radical du théâtre que la lumière entrevue ne serait plus voilée par ce qu’elle éclaire. On peut à ce sujet se remémorer  le travail théâtral singulier d’un metteur en scène comme Claude Régy8 qui sut en son temps proposer à des écritures relevant de la poésie,  des dispositifs scéniques prenant en compte les interrogations que nous avons ci-avant proposées.

Aucune conclusion ne saurait s’avancer plus avant dans la relation théâtre et poésie,  nous lui préférerons cette citation extraite des « cahiers de la nuit » de G. Clancy : L’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit au-delà de l’image sensible,  son double de lumière » (Cahiers de la nuit)

février 2025

 

Notes 

1) Kateb Yacine 1929-1989,  Poète Dramaturge Algérien
2) G.Clancy 1937-2005,  Poète Philosophe Française
3) Henri Corbin 1903-1978 Philosophe Français
4) M. Manouchian 1906-1944 Résistant antifasciste Fusillé
5) Tadeusz Kantor 1915-1990 P weintre metteur en scène Polonais
6) Carmelo Bene 1937-2002 Acteur,  réalisateur,  écrivain,  metteur en scène Italien
7) Gherasim Luca 1913-1994 poète Roumain
8) Claude Régy 1923-2019 Metteur en scène Français

 

Entendre des mots..*

ce qui de leur intériorité
résonne en nous
nous accueille
nous enveloppe d’une danse accomplie
pour dieux tourneurs

Ne sachons vivre qu’en la croisée
des désirs souterrains
sous les formes qu’elle improvise
jusqu’aux visages éclos sur un nuage

Soyons les enfants des labours de la langue
quand aspirent les printemps à grandir dans les failles
                                                      à lancer la pierre tombée en travers du rêve
                                                      à inscrire dans le ciel l’épigraphe de  la terre
pour une étoile

Accueillons sans trêve le voyageur
portant légende d’un miel antérieur à toutes plaies
lorsque la conscience inaugurale surgit
contre le visage remontrant de la fatalité
dresse cette partition soudaine
d’une main dans la main
pour qu’adelphité advienne

Ainsi peut-être l’homme serait à l’Homme
tel qu’en lui-même
délivré d’une existence où il n’est plus visible
qu’à travers le souvenir lointain
de son étoile éconduite

Nous sommes en la posture
de l’oiseau confondu
devant l’appel de sa couvée
au nid violé

Nous voulons entre les pierres sèches
dételer l’ombre qui les mure
déborder la mémoire qui les met au secret
ruiner les silences qui dorment le plus en elles

Des savoirs enchaînés à la peur de l’inconnu
nous briserons les lignes de partage
qui courent le long des in-penser la guerre

Le jeu cruel de plusieurs fois mentir
                                                               à ses fonds d’enfance
                     de toujours dessiner la porte étroite entre tous
tient visage de crime d’humanité

Nous serons ce cheval de traie
affectant son courage 
au labour de nos rêves

Nous voulons qu’il en soit de nos pas
comme une fidélité à ce qui les excède
plutôt qu’à leur  empreinte
au dernier clair de lune

*extrait de A contre-jour le jour recueil à paraître février 2025

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Le Corps-texte de Julien Bucci

Art-thérapeute, auteur et comédien, Julien Bucci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le projet se consacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de transmission auprès d’un large public. Il se définit comme un "acteur de la lecture, animateur de l’écrit", et intervient en tous lieux pour partager sa passion de la langue. Ainsi propose-t-il des interventions biblio-thérapeutique en milieu hospitalier, et a inventé le Serveur Vocal Poétique, dont il est le directeur artistique. Relier, aider, soigner, est la mission qu'il confie aux mots, à la poésie, et celle à laquelle il consacre son énergie, à travers ses mises en oeuvre dont il a accepté de nous parler. 

Vous avez fondé la compagnie Home Théâtre, qui a pour devise « Poésie à tous les étages ». Pourquoi la poésie et le théâtre ? Pouvez-vous nous dire pourquoi le théâtre est essentiel à la poésie et/ou vice versa ?
Je ne sais pas si le théâtre est essentiel à la poésie mais j'ai la conviction que le théâtre est un formidable « recours » pour (re)vitaliser la poésie. Une poésie que je souhaite défendre à l'endroit du vivant plutôt que de la survivance. Au mot théâtre, je préfère celui de théâtralité, avec ce suffixe qui le rend dynamique. Un suffixe « formateur de très nombreux substantifs féminins de l'inanimé » (CNRTL). L'oral-ité, la corporal-ité, la performativ-ité... revitalisent l'inanimé. Voilà l'immense intérêt du théâtre à l'endroit de la poésie : réinsuffler du souffle et du mouvement au cœur même d'un médium qui peut avoir tendance à se rigidifier voire à se momifier (dans une forme imprimée, dans des contraintes stylistiques...).
La poésie part du corps (de celui ou celle qui écrit) pour aller au corps (de celui ou celle qui lit). Et le théâtre est un art de médiation, qui relie les corps. Médiatisée par le théâtre, la poésie prend forme. Elle se matérialise. Elle se projette, s’adresse. En s'initiant au jeu théâtral, on aborde très vite la question de l'adresse. Toute l'énergie de l'acteur ou de l'actrice est « portée vers ». On monte sur scène car il y a une urgence à transmettre (un message, un aveu, un élan, un désir...). Cette urgence, cette nécessité du dire, est un train d'union entre l'écriture poétique et le jeu théâtral.
Entre autres mise en œuvre de ce croisement entre la mise en scène et le poème, vous avez mis au point le Serveur Vocal Poétique (SVP) et des lectures téléphonées. Pouvez-vous dire de quoi il s’agit ?
Il y a d'abord eu les lectures téléphonées, à travers le dispositif Biblio-fil que j'ai coordonné pendant le premier confinement de 2020. C'était un projet solidaire où des professionnels du spectacle (principalement) offraient des lectures de poèmes au téléphone. Et c'était, à nouveau, le souhait de créer un lien par les mots, malgré nos isolements forcés. En deux mois, on a offert 1800 lectures à des personnes de tous âges. C'était très fort d'appeler des anonymes pour leur adresser de façon aussi intime des poèmes. On ne se voyait pas, on ne savait rien de la personne qu'on appelait. Pour autant, à chaque fois, une rencontre avait lieu. Elle se cristallisait autour des quelques mots d'un poème. Quand nous avons été reconfinés en octobre 2020, la question s'est posée de relancer ou non Biblio-fil. Je n'ai pas souhaité réactiver le dispositif sans avoir trouvé au préalable une économie afin de pouvoir rémunérer l’équipe. C'est à ce moment qu’est apparu le Serveur Vocal Poétique (SVP) : un numéro de téléphone gratuit qui permet d'écouter jour et nuit de la poésie. L'interface est très simple. On interagit avec le clavier de son téléphone : un poème surgit. Les lectures sont « adressées » tout en étant peu projetées en termes d’intensité vocale. Le poème se dépose de façon feutrée, avec une certaine précaution, dans le creux de l’oreille. Le SVP propose, littéralement, une forme de bouche-à-oreille.
En quoi ces dispositifs amplifient-ils la portée du poème ?
La force du SVP c’est son immédiateté (accès jour et nuit) et son accessibilité. Quand on compose le numéro, on entend dès l’accueil : « Jour et nuit, à toute heure, un poème vous écoute ». Avec l’idée d’une réflexivité de l’auditeur ou de l’auditrice qui peut se lire et « s’écouter » à travers les poèmes. Le SVP est diffusé sur de multiples canaux. Il déploie un écosystème composé de plusieurs lignes téléphoniques, d’anthologies publiées par La Chouette imprévue, d’affiches-poèmes téléchargeables, de performances… En 5 ans, le SVP s'est fortement développé, tout en restant aligné avec son intention de départ : mettre en relation des langues poétiques actuelles et un très vaste public, de tous horizons, connaisseur ou non.
Vous offrez aussi aux nombreux publics auxquels vous vous adressez des performances. Comment pourriez-vous définir cet art ? Et comment la poésie s’y met-elle en œuvre ?
Il y a une différence notable entre la représentation théâtrale, qui est une reproduction d’une création fixée (dans le temps et l’espace) et la performance, qui s’inscrit dans un temps précis, unique, de fait rarement reproductible. La performance ne s’interdit aucune association avec des médiums comme l’improvisation, la danse, la peinture, la vidéo, le dessin, la musique… La performance est une forme artistique dotée d’une grande plasticité. Elle offre davantage de libertés formelles que la représentation théâtrale, extrêmement codifiée. Il y a par ailleurs une relation au public souvent plus impliquante, plus engagée. Sa dimension éphémère, sa rareté, amplifiant la portée du moment.
Vous proposez également des entresorts poétiques. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
J’aime beaucoup arpenté les festivals de théâtre de rue. Il s’y invente des formes étonnantes, souvent innovantes. C’est le théâtre de rue qui a réhabilité l’entresort, une forme associée au théâtre forain et aux spectacles de curiosité, très populaires au XIXe siècle. Le mot entresort, déjà, est magnifique. Il dit littéralement ce qu’il est : on entre puis on sort. Un rabatteur vous approche. Il vous garantit un spectacle époustouflant : à l’intérieur, vous pourrez frémir devant la femme à barbe ou l’homme sans tronc... Mais pour le moment, vous ne pouvez rien voir. Alors vous entrez dans une baraque de foire. Quelque chose est montré. Une chose sensationnelle. Pas le temps d’épiloguer, il faut déjà sortir ! En s’inspirant de cette idée d’attraction basée sur l’intensité, j’ai mis en scène L’institut de beautés littéraires, qui est un salon de beauté rétro où le public est accueilli dans des cabines de soins individuelles pour recevoir un « soin poétique » à base d’extraits de poèmes. Le comédien ou la comédienne lit le poème en très grande proximité, ce qui permet même de le chuchoter. Les poèmes que je sélectionne sont brefs mais très puissants, extrêmement expressifs. Le public est souvent « cueilli », ému. L’institut de beautés littéraires est une espèce de manège à sensations poétiques. On retrouve, dans une certaine mesure, l’aspect sensationnel (lié aux sensations) de l’entresort originel.
Qu’est-ce que la mise en voix, ou le théâtre, apporte au poème ?
Poser une voix sur un poème (en le lisant à voix haute ou en le déclamant), amplifie sa musicalité et son rythme. On pose un pied dans le son et un pied dans le sens. Et ça balance continûment. La mise en voix du poème est presque une évidence. Et mise à part une certaine poésie de type lettriste ou visuelle, la poésie est façonnée par et pour la bouche. C’est de cette manière que la majorité des poètes et poétesses écrivent : dans l’atelier de la  bouche, en faisant des crash test à voix haute. Ça passe, ça file... ou ça repart en atelier. La bouche opère un polissage très fin de l’écriture. C’est avec la bouche et la voix qu’on écrit. Il est donc naturel de faire revenir la poésie à son lieu de départ, au foyer de la bouche. La poésie est écrite en ce sens, pour être portée à voix haute. Je suis en revanche très circonspect sur l’exercice imposé de la récitation poétique. Il serait tellement plus profitable d’inviter les enfants à lire à voix haute de la poésie, la lire tout simplement, sans nécessairement l’apprendre par cœur (et les en dégoûter).
Pensez-vous que la poésie soit plutôt lue, ou plutôt écoutée, par les jeunes publics ? Le théâtre et la prestation scénique sont-ils des moyens de les rencontrer ?
Quand l’enfant est lecteur de façon autonome, il peut lire lui-même la poésie, intérieurement ou à voix haute. Mais avant cela, l’enfant a besoin d’une voix tierce pour rencontrer les mots écrits et qu’ils résonnent en lui. Comme toute forme littéraire, la poésie a besoin de voix passeuses d’écrit. Ce sont des médiations essentielles, qui vont conditionner le parcours futur du jeune lecteur et de la jeune lectrice, et leur envie de poursuivre ou pas ce parcours, en toute autonomie. Le spectacle vivant, à nouveau, est un des médiums possibles pour stimuler la découverte poétique mais ce n’est pas le seul. Quand j’interviens dans des classes, on me demande souvent : « Combien de temps faut-il pour écrire un livre ? ». Je réponds systématiquement qu’un auteur ou une autrice n’écrit pas « des livres » mais qu’il ou elle écrit des mots, des phrases… Et il arrive, parfois, que certains textes prennent la forme de livres. Ce qui est publié est une toute petite portion de ce qu’on écrit. Pour autant, tout ce qu’on écrit peut être partagé, de multiples façons : par la lecture à haute, la performance, l’enregistrement audio, l’affichage, la vidéo, l’installation… Ce qui me semble important, c’est de multiplier les voies d’accès à la poésie, en privilégiant la surprise, le jeu et l’exploration. C’est l’intention première de mon recueil « Poèmes joue ! Joue », qui est un cahier de jeux poétiques publié par La Boucherie littéraire. Un recueil qu’on peut colorier, plier, raturer, écouter… et, accessoirement, lire ! Tout, dans ce livre, invite au jeu et à l’appropriation de l’objet. Tout cherche à dire à l’enfant : « prend le chemin que tu veux, explore, essaie, joue ! ».

Présentation de l’auteur

Julien Bucci

Julien Bucci est art-thérapeute, auteur et comédien. Il se présente comme un artiste de la relation. Après douze ans d’hybridations culturelles à Marseille où il expérimente des créations questionnant intimement le rapport au public, Julien Bucci s’installe à Lille en 2007. Il y fonde la Cie Home Théâtre, maison de mots dont le projet fondateur, consacré à l’oralité, se destine à créer des médiations et des entresorts poétiques à destination d’une multitude de publics en tous lieux, notamment des publics en situation de handicap, d’isolement ou en précarité linguistique. Acteur de la lecture, animateur de l’écrit, Julien Bucci partage régulièrement sa passion de la langue en animant des ateliers d’écriture créative ou de lecture à voix haute. Formateur pour le Centre National de la Fonction Publique Territoriale, il anime régulièrement des formations pour des professionnels de la lecture publique (animer l’écriture, sensibilisation à la bibliothérapie…). Il s’intéresse de façon croissante à la bibliothérapie, convaincu que les mots peuvent prendre soin, réunir et relier. Auteur de plusieurs recueils parus aux éditions La Boucherie littéraire, La Chouette imprévue et Bel et Bien, il œuvre activement à extraire la poésie contemporaine de sa clandestinité. Pendant le premier confinement, il a coordonné le projet Biblio-fil où un collectif de lecteurs et lectrices a offert 1800 lectures au téléphone. Il est le créateur et coordinateur du Serveur Vocal Poétique, numéro de téléphone gratuit qui permet d’écouter à toute heure de la poésie au téléphone. À ses heures, il dessine : des écritures asémiques.

© Crédits photos Dorothée Sarah.

Bibliographie

➝ Poèmes joue ! Joue !, éd. La Boucherie littéraire, collection Les petits farcis, 2024 (13€)
➝ Corps-texte, éd. maelstrÖm reEvolution, collection Rootleg, 2024 (9€)
➝ Fil de Line, éd. Bel et Bien, collection Écritures Théâtrales d’Enfance, 2023 (19,90€)
➝ J’ai besoin d’être, éd. la Chouette Imprévue, 2023 (6€)
➝ Au vert, au vent, dans l’instant, éd. la Chouette Imprévue, 2022 (14€)
➝ Prends ces mots pour tenir, éd. la Boucherie littéraire, 2022 (9€)

Prose aux dits, Julien Bucci, Editions Nuit Myrtide, 2013, 12€

Publications de poèmes dans la revue VER(R)UE, le podcast Mange tes mots, la revue 21 minutes, la revue ouverte des Éditions Ardemment, la revue Zeugme, le site officiel de Jean-Philippe Toussaint… et dans des recueils collectifs publiés par les Éditions La Chouette imprévue, les Éditions Encre fraîche, l’application Bibliomobi, les Éditions Corps Puce, le Tiers Livre, Recours au poème…

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La Caryatide du Pausilippe : Paloma Hermina Hidalgo, les soupirs de la sainte et les cris de la fée

*

Cristina, le Réalgar (2020, réédité en juin 2023)1
Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale (mai 2023)2
Matériau Maman, Éditions de Corlevour (décembre 2023)3
de Paloma Hermina Hidalgo

*

Gît sur le sol d’Agrigente une gigantesque caryatide déboulonnée ; la nôtre est, à son corps défendant, encore debout. Situons-la au-dessus du Pausilippe, au-delà de la mer nervalienne. Elle porte son monde en un entablement d’un ornement inouï dont la symbolique troue tout palimpseste référentiel jusqu’à laisser paraître la nuit.

Comme dans un temple, entre en littérature celui ou celle capable de créer un monde et sa fable en ce qu’ils donnent à lire aussi la naissance d’une langue.

Au commencement fut une déchirure de l’être. Pire : un charnier. L’art commence lorsque tout se décompose. La pourriture lui est nécessaire, comme elle l’est à la vie. La scène fondatrice : le massacre de l’innocence, cœur écartelé, ventre déchiré d’une enfant à la délicatesse de porcelaine, livrée à l’abattoir : « Ils mitraillent chevaux, lapins, lièvres, volailles, ils fendent le crâne des chiens. Le métal laboure, cisèle les esquilles, la pulpe des gencives, les restes de l’émail. Hectares sans voix ; seul le cri du corbeau sur la glèbe moelleuse, à peine moissonnée. […] guerrière troyenne, elle se cache dans une jument, au creux du magma tiède. » (p. 19. C). Au cœur du chaos, il y a toujours à la fois un cheval de Troie et un cheval crevé, signe de vocation.

Qui règne sur ce fracas de Premier Monde ? « Maman, tapisserie ou vitrail, enluminée de rouge, dans l’ombre des pommiers » (ibid.). Retourner dans le giron sacré des amours monstrueuses, retourner dans le jardin du péché originel, épuiser le corps de Maman dans tous les genres, l’entourer de bandelettes, endiguer son suintement délétère : « Je te magnifierai, putain, si tu me donnes la main » (p. 13. RC). 

Paloma Hermina Hidalgo, Cristina, le Réalgar, 12 €.

C’est la lèpre qui ensemence le récit, doublement cause et origine de la parole, et son plus secret objet. Pour naître à l’écriture, il a fallu à l’auteur une résurrection à la Lazare, l’enfant Jésus ayant été crucifié une seconde fois dans la crèche : « Nativité. Voile-moi de festons, langes, cédrats confits, pistaches, pour ton désir à pâle dentelure. L’alcôve : notre crèche. Dans le ciel, derrière l’astre à queue, trompettent les anges – musettes, hautbois, tambours de Basques s’étoilent en messe païenne. Tu danserais presque, madone, comme au sein danserait ton enfant » (p. 26. RC).

La lèpre, comme une démangeaison de la mémoire, est le berceau de la parole et l’atelier de la création. La lèpre n’est pas l’objet du récit, elle en est la poétique : la putréfiée, « glaise à pleine gueule » (p. 28. C), remonte à la surface des textes comme ces excédents de peau, ces étranges convulsions de la chair que forme le tissu cicatriciel d’une plaie recousue et que la langue rouvre à vif d’un livre à l’autre. Paloma Hermina Hidalgo tourne jusqu’au vertige autour de cet autre enchanteur pourrissant : le corps magnifié de la mère, tombeau idolâtre où fermente la légende dans laquelle la parole a pris.

Paloma Hermina Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale, 2023, 100 pages, 15 €.

Dans les morsures du baiser maternel s’est instillé le venin d’une altérité fondamentale : « Tes lèvres, au-devant des miennes, me croquent. Et ma bouche renaît, te renouvelle ses soins. » (p. 18. RC). L’infans est l’enfant qui ne parle pas encore. La naissance à la parole a eu lieu dans un gauchissement de la jouissance. De la fellation à la phonation, la bouche de l’enfant profanée s’est disjointe dans la confusion de la chair et du mot. La langue de Paloma Hermina Hidalgo suce, tète, lèche, soigne les mots ; c’est une langue qui fouaille le langage pour retourner son objet – la mère - comme une peau, et le dépecer : « Tu tètes, lascive, un couteau. Tes lèvres s’empoissent de gris – l’eau glauque, ta bouche l’assombrirait encore » (p. 17. RC). La bouche de l’enfant-poète a bu au sein marbré, aux lèvres vénéneuses d’une sphinge. Dans un violent écart de la conscience, la parole dès l’origine a œuvré pour intégrer l’indicible et le monstrueux de l’énigme : «  quel crime t’enseigne à m’offrir ces lèvres, à darder en alliance ta bouche de tribade ? » (p. 71. RC).

Corps à deux têtes – mère et enfant – les deux bouches se sont entre-dévorées dans un archaïsme de titans et de châtiment biblique : « … j’inciserai la voûte de ton pied – tu iras sur le sel » (p. 14. RC). Paloma a hérité d’une bouche de goulue pétrissant nos langues et d’une « âme de langage », comme le disait Jean Grosjean à propos de Claudel dans la préface aux Cinq grandes odes (Poésie Gallimard, 1966). Il faut la mort de l’autre, en particulier de la mère, pour que l’écriture devienne possible. Quand l’objet du désir a disparu, l’écriture peut s’identifier au vécu en devenant matériau. Il n’y a qu’aux morts que nous ne cachons rien. Le mal est intégré dans le vivant et la parole peut alors tout embrasser dans l’acte salutaire de la sublimation : « Je dirai, redirai, pour que ton dieu l’entende, le nom de nos étreintes ; te flattant de la lèvre, encore ! » (p. 35. RC). Une seconde parturition peut advenir, celle, triomphale, de l’auteur qui met à distance la fillette embaumée dans une idéale falsification du souvenir : « Grande poupée » et « petite poupée » y peuvent rejouer les scènes hallucinées de leur amour « baratté », « nourri de pêches vertes et de coliques » (p. 33. RC), en des dérives textuelles dont les signifiants se dédoublent jusqu’au vertige, dont le pouvoir spéculaire et la reproduction multiple les exhaussent jusqu’au merveilleux de la fable. Les livres se lisent – et même Matériau Mamanétiqueté roman – comme les bris de tesselles d’une mosaïque de Pompéi ou la subversion de la Première Station du Christ au Jardin des oliviers, quand « Dieu s’appelle Maman » (p. 143. MM) et qu’il reste sourd à l’agonie de son enfant : « "Reste, Maman, reste encore." Personne ne répondra à ma prière. » (p. 130. MM).

Paloma Hermina Hidalgo, Matériau Maman, Éditions de Corlevour, 2023, 160 pages, 18 €.

 

Don de marraine à la naissance, Paloma Hermina Hidalgo – Neige, Nieve - a reçu celui du démon de l’écriture : elle parvient à « penser la discordance de cette mère de tendresse et de sexe » (p. 122. MM) ; elle accueille la division en elle de la vertu et du vice, de la natte et de la ronce, de la sainte et de la fée, du réel et du conte, de l’adorée et de l’ogresse en une logique de miroitements intimes et d’images neuves, proches de l’illumination : « Noces. Ta couronne est de tiges – qu’elle traîne sur ta nuque en mauvais équilibre, touffe de véronique mâle, sueur, mousses, où s’abreuve ta peau. Sous l’auréole, hallier d’épines ; lichens, russules, mésanges, tout ça qui buissonne à ton front ; carillons, oiseaux de feu, fleurs de nuits sur le mont chauve. » (p. 31. RC). L’écriture qui ne guérit pas est la plus admirable. Paloma Hermina Hidalgo orchestre la dérive des identités en des épiphanies de la supercherie et de la disjonction. La stylisation du réel n’est pas chez elle une simple opération intellectuelle et langagière. C’est la vie qui devient style dans ses livres : éloigner la vie du récit, voilà sa plus belle prouesse. La vie ou l’écriture comme la poule ou l’œuf. L’écriture est une conquête et une construction, une manière de dédoublement pour se réinscrire au monde, y retrouver sa place : « "Il faut, Nieve, que ton enfance soit tendresse. Il faut brûler en toi les autres contes. " Vite : jeter, pêle-mêle, les images sur le papier ; trouver grâce dans leur épuisement ; vivre de cette mémoire, comme on vit d’un amour. » (p. 108. MM). Paloma Hermina Hidalgo porte son texte-monde au lieu de le détruire. Les motifs récurrents de ce texte-monde sont les fleurs du jardin maternel, la chair des fruits, les étals de poissons entre Marennes et Rochefort, et les robes de princesses, cousues à même le corps-sage de la fillette par une marâtre. Entablement richement ornementé, la voilà, notre caryatide, au-dessus du tombeau de Virgile !

Dans la cosmogonie intime de Paloma Hermina Hidalgo, la jeune enfant qui en savait déjà trop se révèle savante en toutes choses. Contrainte de proférer des réalités qu’un enfant est censé ignorer, elle modèle l’obscène et le tabou sur la sensualité des choses, parce qu’une enfant ne peut s’abstraire de la beauté, aussi abîmée soit-elle : « Cursives pâles sur deux lignes. Mots en boutons : "Ma-man". La parole me vient sous la voûte des fleurs. » (p. 23. C). Elle est un petit Dieu qui sait tout nommer de la Création des animaux et des plantes. Elle a la séduction de l’élève modèle dans son grand inventaire du vivant et de la grâce. Dans une féerie de la parole, elle prend en charge le pervers, le nauséeux et le trouble en des transpositions romanesques et poétiques qui sont comme autant de petites mandragores poussées au pied du tombeau de la mère. « J’ai tué Maman », pourrait-elle dire, « et la pare de fleurs de laurier rose, de myrte et de thym ».

Première anamorphose littéraire : la phanérogamie des fleurs à l’œuvre dans les textes de l’auteur qui fut une toute jeune fille en fleurs : « Un peu, beaucoup : candeur de t’effeuiller à la manière des hommes. » (p. 48. RC). Paloma Hermina Hidalgo se révèle redoutable botaniste dans ses textes d’une extrême technicité qui intègre à bout portant les perversions adultes. Relisons Proust au passage : dans le règne végétal, la sexualité se fait à ciel ouvert, s’exhibe. Les boutons de fleurs sont les organes féminins et la virginité. Paloma sait la fondamentale impudeur des fleurs quand, côté jardin, elle tremble de rencontrer un insecte – ces « il(s) » anonymes qui gravitent autour de la mère, joyau du jardin. Elle sait  que la langue même inverse la sexualité des fleurs : les étamines aux consonances douces et vocaliques sont l’organe mâle, tandis que le pistil à fortes consonances, désigne l’organe femelle. Enfant-fleur, enfant-fruit défendu, elle absout la perversité de la mère dans l’extravagance du comportement floral : « Les petites filles, d’où gicle l’androcée, comme d’une rose les carpelles, dansent à la barre. Cache-cœur, tarlatane renversée, jambes en pistil que dévoilent les pointes, le grand jeté. » (p. 20. C). Ses textes font très XIXème, siècle porté, on le sait, à une intense sexualisation des fleurs. Relisons Proust, dans À propos de Baudelaire : Lettre à Jacques Rivière : « Lesbos m’a appris le mystère des vierges en fleurs. » Mais la fleur n’est pas seulement la beauté, elle est aussi le malaise, le maladif, le pathologique, l’horrible. Pour grandir envers et contre le malheur, l’enjeu pour l’auteur semble de devoir naturaliser l’inceste et le viol en l’accueillant au sein du règne végétal. La fleur serait ainsi une version angélique de ce qui est sous terre, le gluant des racines et le mou des tubercules : « La porte s’ouvre sur un potager […]. Odeur de terre retournée, de dattes pourries. Au milieu du jardinet, les branches épanouies d’un prunier ; la lune cisèle l’ombre des fruits sur les murettes […]. Un ogre de conte de fées pousse la porte de métal. […] À sa taille, un ceinturon clouté, des taches de sang frais comme une gerbe de tulipes. Ses prunelles s’allument […]. J’implore, joins les mains. Un filet d’urine court le long de ma cuisse. » (p. 75. C). Floraliser la jeune enfant, c’est déjà la mortifier, annoncer son dépérissement. La mère par ailleurs expose son enfant comme un bouquet dans un salon, son ornement. La mère elle-même devient motif floral esthétisé, enluminé, comme sur une portion de vitrail ou de lampe de Lalique ou Gallé : « Rosier cent-feuilles : fleuraison d’un sein. » (p. 48. RC). Il s’agit bien, d’un livre à l’autre, de « fui[r] toute brutalité par un luxe de raffinement » (p. 99. MM). Le langage des fleurs permet la transsubstantiation du matériau opaque de la réalité en une substance idéale qui atteint la transparence des idées. Le style de Paloma Hermina Hidalgo a la transparence cristalline de l’air solidifié, du verre, dans une miniaturisation orfèvre que l’œil, coupé du corps, opère en refoulement de la douleur. Il en va des fruits comme des fleurs, fruits dont on sait qu’ils désignent souvent le sexe féminin : « pêches d’une peau neigeuse, cerises d’une robe brune. Vénus, les suçant : "Je quitterais mon corps, flétrirais mes pétales, pour licher en salope ces fruits doubles et veinés". Faut-il que je jalouse ! Voile-lui, ma garce, ton verger, d’où sourd le suc dès que ma lèvre le presse ! » (p. 40. RC). Quant au violeur d’un jour, il a « les paumes molles comme des pêches au sirop » (p. 26. C).

 Seconde anamorphose remarquable de la transgression : les étals de poissons, les grèves marines et ces autres fruits, qui sont de mer, aux formes et aux odeurs de sexes moites. Ils sont cette fois accordés à la brutalité vulgaire des marins de passage, amants de la mère aux queues d’écrevisses : « Et que s’y gave ma langue en tortil de luxure. » (p. 45. RC). L’enfant ravie sur le bord de mer, dans son effroi de statue de sel, écrit sa blessure à l’encre de seiche, à la corne de narval. Les détails sont grossis, l’action échappe, la symbolique est brouillée, un soupçon de crevé en tout, pas seulement dans les manches de velours des robes de princesse-Peau d’âne. Tout sent l’algue pourrie, le coquillage altéré sur l’Île de Cythère : « Il dépiaute praires, palourdes, clams entre les miroirs d’eau. […] Il rue de colère. J’étincelle, humiliée, foule la menthe perlée de clovisses. Les cris de la mer nous transpercent, mes pieds pourrissent dans l’algue. J’essuie mon genou écorché, lèche sur mes doigts sang, sperme, eau marine. » (p. 24. C). La côte océane française prend vite des allures de grottes marines antiques, de « criques de pampre noir » (p. 34. RC), pour le festin de murènes, tel que le rapporte le personnage de Domenico dans le « Naples » du Bourlinguer de Blaise Cendrars. Il s’agit d’un mythe d’origine relatif à la ville de Taormina : « Chez nous sous chaque maison s’étend une grotte sous-marine pleine du va-et-vient et du frissoulis ou du mugissement des vagues. Ces grottes sont profondes. Depuis toujours on y jette les petits enfants qui viennent au monde. Ceux qui ne savent pas nager sont mangés par les murènes. Les autres se sauvent au large et reviennent adultes sur les côtes ; […] Les filles qui sont malignes se laissent couler à pic et remontent à la surface quand elles sont nubiles […]. On les appelle les sirènes, et elles passent pour être princesses. » Ce que dit le mythe est multiple : d’abord que pêcheurs et poissons sont de même race, que par ailleurs la perte des limites est à la fois la pire et la meilleure des choses, perte par dévoration ou par métamorphose. Face à la menace de l’informe réalité et de la perte de raison, l’écriture et le style préservent encore l’espoir de ressaisir une identité ferme dans l’acte même de métamorphose. Paloma Hermina Hidalgo œuvre contre la dissolution et parvient en définitive à trouver dans la conque d’un eros mortifère un fonds de pureté baptismale.

Les trois livres de Paloma Hermina Hidalgo n’en sont qu’un, répété, replié sur sa propre densité, comme un symbole médiéval d’une vitalité vertigineuse : noir de la terre, noir des bois, brume plombagine, motifs floraux jusqu’au hors-cadre, Nieve (Matériau maman) se vêt d’une robe pourpre pour des noces recommencées avec la grande baigneuse phocomèle de Taormina. On ne pourra nier l’évidente autorité de l’auteur sur son texte – presque théocratique. Le dernier en date – Matériau maman – se lit comme la chambre de récupérage clinique des saintes écritures poétiques des deux livres précédents. Tous trois se nourrissent au triple régime de l’enfance : « Gadoue, purin, rosée » (p. 27. C) et à un syncrétisme où sacré et païen exhaussent, dans un manteau d’hermine, « Maman, fée ou vierge des trèfles […], mains jointes. » (p. 27. C). Écrire toujours le meilleur et le pire, quand on a su inventer sa langue.

L'écrivaine et poète Paloma Hermina Hidalgo à la Maison de la poésie, Paris, février 2024. Lecture d'un extrait de "Souillon", texte inédit de Paloma Hermina Hidalgo, paru dans l'édition 2024 de l'anthologie du Printemps des poètes, Éd. Le Castor astral. Musiciens : Lola Malique et Pierre Demange.

Notes

  1. C pour Cristina

     2.  RC pour Rien, le ciel peut-être

     3. MM pour Matériau Maman

 

Présentation de l’auteur

Paloma Hermina Hidalgo

Paloma Hermina Hidalgo est tenue pour l'une des autrices les plus douées et radicales de sa génération. Formée à l’Ecole normale supérieure d’Ulm-Paris, à HEC Paris et à l’École du Louvre, elle a durant ses études signé des centaines de chroniques sur l’art, la littérature, la philosophie, le théâtre, la musique et la danse pour Le Monde, Le Monde diplomatique, France Culture, Esprit, Europe, The Times Literary Supplement... À sa sortie de l'ENS, elle conduit des missions de recherche pour l’UNESCO tout en enseignant à Sciences Po Paris. Elle est depuis chercheuse indépendante.

© Crédits photos Bona Ung.

Bibliographie 

Poésie

  • Cristina, Le Réalgar, 2020, sous l'hétéronyme de Caloniz Herminia, réédition en 2023, sous le nom de Paloma Hermine Hidalgo, préface d'Alain Borer.
  • Rien, le ciel peut-être, Sans escale, 2023, préface de Dominique Sampiero — lauréate de la Bourse Gina Chenouard de la Société des Gens de Lettres ; lauréate du Prix Méditerranée Poésie (refusé par l’autrice pour des raisons politiques, car le prix était doté par la Mairie de Perpignan, aux couleurs du RN) ; lauréate du Prix « On n’est pas sérieux ».

Roman

  • Matériau Maman, Éditions de Corlevour, 2024.

Sélection de nouvelles et contes

  • "Jardin des oliviers", Europe, 2017.
  • "Magnificat", Po&sie, 2017.
  • "La Neige tatouée", Frictions, 2021.
  • "Aphrodite, ma mère", Possibles, 2024.
  • "Lace, vanille, lace", Poesibao, 2024.
  • "Cabale", Zone Critique, 2024.
  • "Ap sou mànsel", Zone Critique, 2024.
  • "Pupa", Edwarda, 2024.

Théâtre

  • La Reine cousue, Frictions, 2023.

Ouvrages collectifs

  • Art Paris, éditions Le Grand Palais/Issuu, 2020.
  • Symbiosium. Cosmogonies spéculatives, éditions du Centre Wallonie-Bruxelles, 2023.
  • Petit Encomium de mots (plus ou moins) rares, éditions Malo Quirvane, 2024.

Anthologies

  • Ces instants de Grâce dans l'éternité, éditions Le Castor Astral, 2024.
  • Esprit de résistance - L'Année poétique, éditions Seghers, 2025.

Livres d'artiste

  • De cette ombre indigo qu'on voit aux baies d'açaï, peintures de Jacky Essirard, Atelier de Villemorge, 2023.
  • Vision nocturne de ton ombre sépia, texte de Jacky Essirard, dessins de Paloma Hermina Hidalgo, Atelier de Villemorge, 2024.
  • Lazzi, peintures de Bernard Alligand, éditions d'art FMA, 2024.

Poèmes choisis

Autres lectures




NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte ci-devant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit du néerlandais par Danielle Losman, postface de H.M. van den Brink, éditions Gallimard, Paris, 2005.

Le flâneur de l’Oosterpark à Amsterdam ne pourra manquer la sculpture grandeur nature de trois garçons traînant sur un banc. Il s’agit d’une figuration de Bavink, Hoyer et Koekebakker, trois « garçons gentils » des récits de Nescio.

C’est là qu’on les voyait « des nuits entières appuyés contre la grille à discuter à cœur perdu », comme le précise l’auteur dans « Titans en herbe ». Bien peu de personnages littéraires ont eu l’honneur d’une sculpture publique, or ces trois représentants de la bohème d’Amsterdam font partie du patrimoine culturel des Néerlandais. Il faut croire que certains lecteurs leurs vouent même un culte, puisque la sculpture, réalisée par l’artiste Hans Bayens en 1971, a été volée en 1985. À moins que ce soit plutôt la valeur marchande du bronze qui ait inspiré quelques illettrés ? Toutefois, depuis 1988, ledit flâneur retrouve au même endroit un nouveau moulage du trio statuaire.

En créant ces représentants de la bohème amstellodamoise, Jan Hendrik Frederik (dit Frits) Grönloh, né le 22 juin 1882 à Amsterdam, savait de quoi il retournait. Son père, ferblantier et chaudronnier à Amsterdam, l’avait envoyé à l’École de Commerce. À partir de 1899, diplôme en poche, le jeune homme est petit employé dans une enfilade de bureaux de commerce, ce qui ne lui inspire que peu d’enthousiasme. En revanche, il est séduit par l’idéalisme communioniste de Frederik van Eeden, un écrivain et psychiatre néerlandais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui avait fondé en 1898 la colonie horticole « Walden », basée, entre autres, sur la propriété commune des terres. La rencontre se révèle décevante, comme on peut le lire dans « Titans en herbe » :

On aurait peut-être pu rejoindre la colonie de Van Eeden, mais lorsqu’un dimanche, on y était allés – quatre heures de marche –, on est tombés sur un monsieur portant une blouse de paysan et des chaussures jaunes qui avaient dû coûter une fortune ; en communion intime avec la nature, comme on disait à l’époque, il mangeait des madeleines sorties d’un sac en papier, nu-tête et la barbe pleine de miettes. Alors nous n’avons pas osé aller plus loin et nous sommes tout bonnement retournés à Amsterdam.

Qu’à cela ne tienne. En 1901, Grönloh achète avec un cercle de jeunes gens « un morceau de terre », où ils fondent la colonie « Tames ». Tous ont en commun l’horreur de la vie petite-bourgeoise et « sur un point nous étions d’accord, fallait qu’on ‘se tire’ ». Or il fallait bien gagner sa vie :

 Mais nous étions pauvres. Bekker et moi devions passer le plus clair de notre temps au bureau à faire ce qu’ordonnaient ces messieurs et écouter leurs opinions stupides, lorsqu’ils discutaient entre eux, et supporter qu’ils s’estiment beaucoup plus forts et astucieux que nous. [...] Nous n’avions rien à raconter.

En fait, la colonie se limitait à une grange construite sur leur terrain, dans laquelle ils passaient ensemble leurs week-ends. La recherche d’une vie alternative tourne court ; l’été 1903, la colonie « Tames » est considérée comme ratée et elle est abandonnée. Cette vie nourrie d’idéaux étant inaccessible, Grönloh capitule, comme son alter ego fictionnel Koekebakker qui « est devenu un homme sage et tranquille ».

Grönloh entre dès 1904 en tant que simple clerc dans la Holland-Bombay Trading Company, une entreprise consacrée à l’exportation de marchandises vers l’Inde, « il touche son misérable salaire et n’ennuie personne ». Mais

au bureau, il devenait plus zélé avec les années, il se mit à prendre son travail au sérieux et il lui arrivait même d’y retourner le soir, alors que son patron ne l’avait jamais exigé de personne.

Pas étonnant qu’il finisse co-directeur de la compagnie de 1926 jusqu’à l’arrêt forcé des activités sous l’occupation allemande en automne 1940.

Entretemps il s’était marié en 1906, devenant père de trois filles en autant d’années – 1907, 1908, 1909 – et d’une quatrième en 1912. Les joies de la paternité ne sont pas sans quelques revers, comme on peut lire dans « P’tit poète » :

Coupez donc le pain et beurrez les tartines pour quatre gosses – ce que le pauvre auteur de cette histoire a dû faire à l’occasion –, si vous n’y êtes pas habitué, c’est à devenir complètement dingue.

Nostalgique de ces années avant de devenir à son tour un « petit-bourgeois comme il faut, inoffensif », il se met à écrire des récits doux-amers sur les « garçons gentils » dont les rêves se sont brisés sur la dure réalité. C’est son grand désir

d’expliquer aux gens ce que j’en pense. Je trouve que c’est aussi important que le commerce d’exportation. Somme toute, n’importe qui peut travailler dans un bureau. Mais j’ai quelque chose à dire qu’on n’entend pas de n’importe qui et qui mérite d’être dit encore une fois. Encore une fois, parce que je ne m’imagine pas qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit tant de fois – y compris ceci. Mais nous sommes loin d’avoir atteint le point où il n’est plus nécessaire de le répéter.

Ce sont les écrits de la décennie 1909-1917, où il a « expliqué ce qu’il en pense », qui ont fait la renommée de Grönloh, devenu Nescio : « Le pique-assiette » (écrit en 1909-1910), « Titans en herbe » (terminé en 1914) et « P’tit poète » (juin/juillet 1917), complétés en 1956 par quelques écrits rassemblés dix ans plus tôt sous le titre « Mene tekel ».

Dès les années de lycée, Grönloh s’exerçait à la littérature « d’après Heine, des poèmes hollandais et allemands, et d’après Hélène Swarth, Kloos et Van Eeden ». Ces trois auteurs – Hélène Swarth (1859-1941), Willem Kloos (1859-1938) et Frederik van Eeden (1860-1932) –, nommés explicitement dans « P’tit poète », faisaient partie du Beweging van Tachtig/ Le mouvement de 1880. En 1885, Kloos avait créé la revue De Nieuwe Gids/ Le nouveau Guide, qui a joué un rôle important dans la promotion du mouvement mentionné. – Or trente ans plus tard, comme nous assure Nescio en 1917, le Dieu de la Hollande n’a rien compris à ces poètes de 1880 : « Que fallait-il penser d’eux ? Convenables, pas convenables, on ne savait plus à quel saint se vouer. » – Les quelques vers que Nescio cite de ses années d’apprentissage prouvent que ces exercices étaient loin d’être une réussite. Or, dans la première décennie du XXe siècle, il s’éloigne de plus en plus de ses modèles et forge son propre style, dépouillé des « marques » de littérarité de l’époque. Son premier récit, « Le pique-assiette », est écrit dans la langue des quartiers populaires d’Amsterdam, avec une orthographe déviante mimant les inflexions de la langue parlée, sans embellissement. Un procédé de style bien à lui est l’enchaînement par le moyen de conjonctions – « et, et, et, et » – ce qu’un auteur plus soucieux d’esthétisme éviterait.

En 1910, il avait du mal à trouver une revue prête à accueillir son premier récit. Quand enfin il l’avait trouvée, la rédaction du De Gids/ Le Guide n’était pas d’accord avec le pseudonyme qu’il s’était choisi : Koekebakker, un nom qui signifie en néerlandais « pâtissier » mais aussi « gâcheur de besogne » au sens figuré. J’imagine que l’écrivain en herbe a demandé alors : « Vous voulez que je m’appelle comment alors ? » Et que le directeur de la publication a répondu : « Je ne sais pas. » Et c’est exactement cette réponse qui est devenu son nom d’écrivain dans sa traduction latine : Nescio. En fait, ce pseudonyme rappelle le « nomen nescio », expression utilisée en littérature lorsque l’auteur d’une œuvre citée n’est pas connu. C’est donc sous cette appellation que l’auteur fit en janvier 1911 ses débuts dans la revue créée en 1837 par Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), poète et critique néerlandais qui revient dans le récit « P’tit poète » en tant que conseiller décontenancé de Dieu, car incapable de comprendre les poètes du début du XXe siècle.

Le nom d’auteur n’était pas la seule réserve du De Gids. La rédaction voulait publier « Le pique-assiette » seulement après que Nescio eut supprimé quelques jurons et une allusion érotique, considérés trop offensants pour les lecteurs de la revue. Trois ans plus tard, proposant « Titans en herbe » à la même revue, les rédacteurs voulaient apporter tellement de changements fondamentaux que Nescio ne pouvait les accepter. Le récit sera publié dans le numéro de juin 1915 de Groot-Nederland/ La grande Hollande. Mais proposant « P’tit poète », c’est au tour de Groot-Nederland de rejeter ce troisième récit, parce que l’auteur parle de Dieu d’une manière trop désinvolte. Pour le P’tit poète, le Dieu de la Hollande est le garant de la morale petite-bourgeoise:

Le Dieu de ton patron et de ton beau-père, et du comptable de ton patron et du gérant du Nouveau Cerisier. Le Dieu de ta tante, qui te disait de saluer lorsque tu passais devant la maison de ton patron…

… Et on peut y ajouter : le Dieu des rédacteurs de Groot-Nederland, tous des « messieurs importants » qui se sentaient offensés par cette diatribe. Impatient de voir la nouvelle publiée, il rassemble les trois récits dans un seul recueil, publié en 1918 à un tirage de 500 exemplaires, qui connaît un succès d’estime dans un milieu restreint.

Les récits de Nescio contiennent de nombreuses références à des personnes et à des événements qui devaient être suffisamment familiers pour le lecteur néerlandais de son époque, mais qui ont disparu de la mémoire collective aujourd’hui. Prenons la première phrase de la première histoire :

Mis à part l’homme qui trouvait la rue Sarphati le plus bel endroit d’Europe, je n’ai jamais rencontré de type plus singulier que le pique-assiette.

Cet homme n’est autre que Frederik van Eeden qui, en 1888, qualifiait la Sarphatistraat d’exemple de mauvais goût du XIXe siècle, alors qu’il se souvenait qu’il s’agissait de la plus belle rue d’Amsterdam. Dans un discours qu’il adressa aux ouvriers d’Amsterdam en 1899, Van Eeden se présenta en disant : « Peut-être qu’on vous a dit que je suis un type singulier... » – et Japi, le personnage principal du « Pique-assiette », est un type encore plus singulier. Remarquons en passant que Nescio aussi lance quelques invectives contre l’avilissement de sa ville natale « où ils avaient été fort occupés à démolir de belles maisons et à mettre de laides à la place ».

Même si Nescio puise abondamment dans sa biographie, la fiction ne couvre pas totalement son vécu. Comme il l’affirme dans « P’tit poète », il faut « faire la distinction entre l’auteur et monsieur Nescio ». Un pique-assiette, par exemple, a bel et bien existé, mais l’ami d’enfance, Jacob Roelofs dit Japi, n’est pas « descendu » du pont Waalbrug pour disparaître dans la rivière, au contraire, il est monté dans l’échelle sociale en tant que lithographe, photographe et typographe. Hélas, il ne manquait pas parmi la bohème des cocos las de vivre, dont un s’est en effet jeté du Waalbrug. Les académiciens ont proposé plusieurs candidats comme modèle du pique-assiette, mais Nescio a soutenu mordicus que Japi était une figure complètement issue de son imagination. Disons que le personnage est un composite de plusieurs personnes réelles, dont l’auteur lui-même. Les titans en herbe, en revanche, trouvent leur origine dans les cinq idéalistes de la colonie « Tames ». Et Koekebakker est de toute évidence l’alter ego de l’auteur, à tel point qu’il voulait initialement en faire son pseudonyme.

Pendant de longues années, l’homme d’affaires nommé J.H.F. Grönloh, un paterfamilias responsable des soins et de l’entretien d’une femme et de quatre filles, gardait secrètes ses activités littéraires. En dehors du cercle de sa famille et de ses amis intimes, personne ne savait que celui qui avait mis ses jours et ses années au service du commerce avait écrit ces rêves de bohème contestant les conditions exécrables de ce même commerce. Ce n’est qu’en février 1929 que son éditeur révèle, en accord avec l’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Nescio, la raison en étant qu’un critique venait d’attribuer son œuvre à un autre écrivain (dont il ne reste aujourd’hui plus la moindre trace, sinon cette attribution abusive, justement).

Après 1918, Nescio n’a jamais vraiment repris la plume littéraire. Il s’y est essayé, quand au début de la Seconde Guerre mondiale, la Holland-Bombay Trading Company avait cessé toute activité. Or, le 11 juin 1943, il soupirait, en reprenant le refrain d’une chansonnette de Lilian Harvey : « ‘Le pique-assiette’, ‘Titans en herbe’, ‘P’tit poète’, das gibt’s nur einmal, das kommt nicht wieder » – cela n’arrive qu’une seule fois, cela ne revient pas. Cependant, de la masse de manuscrits des années 1900-1920, restés inédits et le plus souvent inachevés, il compila en 1942-1943 le petit volume Mene tekel – augmenté de deux textes très courts dans lesquels il revient sur ses années d’enfance. Un autre petit volume tiré de ses tiroirs, Boven het dal/ Au-dessus de la vallée, verra le jour en mai 1961, peu de temps avant sa mort, le 25 juillet 1961 à Hilversum – dans un tirage de 4.000 exemplaires cette fois-ci, suivi d’un deuxième tirage de 6.000 exemplaires, car depuis 1918, Nescio était devenu une valeur sûre pour son éditeur. – Et il l’est resté ; aux Pays-Bas, Le pique-assiette et autres récits en était en 2021 à son 46e tirage !

Nescio n’a jamais terminé le grand roman qu’il avait entrepris en 1898 et qui devait s’appeler De voetganger/ Le randonneur. Encore en 1919, il s’était mis à l’écriture d’un roman, car « on dit que je ne percerai jamais si je n’écris pas un roman. Pas des esquisses, mais un roman. Bon, allons-y. » Le roman projeté ne sera jamais réalisé, il n’en restera que… quelques esquisses, dont deux fragments sous le titre « Une longue journée ». En revanche, pendant toute sa vie – et cela depuis que son père l’avait emmené sur un « train de plaisance » – il a tenu un journal de ses randonnées à pied ou à bicyclette à travers les Pays-Bas. Ce journal sera publié seulement 35 ans après sa mort sous le titre Natuurdagboek/ Journal de la nature. On y découvre un Grönloh alias Nescio qui savait regarder avec une mémoire d’acier comme son alter ego Japi :

Il avait une mémoire des paysages qui touchait au prodige. De la ligne de chemin de fer entre Middelburg et Amsterdam, il connaissait tout, chaque champ, chaque fossé, chaque maison, chaque allée, chaque bosquet, chaque petite frange de bruyère brabançonne, chaque aiguillage. Lorsque après avoir roulé des heures dans l’obscurité on éveillait Japi, qui avait dormi d’un trait allongé sur la banquette, pour lui demander : « Japi, où sommes-nous ? », il fallait d’abord attendre qu’il fût parfaitement réveillé, ensuite il écoutait un moment la course du train avant de dire : « Je crois que nous sommes près d’Etten-Leur ». Et il en était bel et bien ainsi !

Bien que athée, refusant toute religion révélée, Nescio touche à la mystique de la nature, courant spirituel à la mode parmi les artistes autour de 1900 : ce qu’on pourrait appeler « Dieu » coïncide avec et se révèle dans la nature. Pas mal de passages de ce journal ont trouvé une place dans les récits, où les personnages nous emmènent vers « Zierikzee, Middelburg, Arnemuiden et tous ces lieux où ils avaient l’un comme l’autre roulé leur bosse », vers des villes connues telles Amsterdam, Rotterdam et Nimègue, ou des lieux plus surprenants tels Kortenhoef, Kuilenburg, Spekholzerheide, Surhuisterveen, Zaltbommel… Grâce au randonneur Nescio, le lecteur qui a le réflexe de consulter Internet découvrira les coins les plus inattendus et les plus jolis à travers les Pays-Bas.

Dans les années cinquante, Nescio était devenu un auteur célébré, dont une nouvelle génération d’écrivains sollicitait une suite au Pique-assiette et autres récits. Un Nescio bien diminué physiquement leur répondait dans un Waarschuwing/ Avertissement du 25 octobre 1956 :

Ils m’incitent de temps à autre à écrire encore quelque chose. Mais je n’ai jamais eu de « talent ». J’écrivais comme cela me venait, sans réfléchir. Je n’ai jamais su « inventer » quoi que ce soit. Et maintenant, je peux à peine faire trois pas. Tel est le destin des conquérants du monde. Et d’autres.

Je n’aimerais pas que les conquérants du monde d’aujourd’hui lisent ceci. Ils n’en tireraient que de l’orgueil. Quand on a 18 ou 20 ans, on croit que cela ne se passera pas avec soi. Les conquérants du monde ! À notre place est venu Hitler. Est-ce que quelqu’un croit encore à notre espèce de conquérants du monde, celle qui s’appuyait contre la clôture de l’Oosterpark ?

Notons au passage que l’assertion selon laquelle il n’a jamais su « inventer quoi que ce soit » est en flagrante contradiction avec sa revendication faisant de Japi un pur produit de son imagination.

En 1919, à trente-sept ans, Nescio se disait « vieux et vraiment très modeste ». Or vingt-trois ans plus tard, à soixante ans, il était bien plus vieux, mais pas du tout si modeste que ça, puisqu’il espère survivre dans ses récits :

J’aimerais [...] que tout ce qui est fragile, que moi-même vive aussi longtemps que l’on sache lire en Hollande, un petit homme aussi simple que moi, voilà ce que j’aimerais. Ou peut-être me traduira-t-on dans une langue qui sera lue plus longtemps.

Avec des traductions en allemand, danois, espagnol, français, hongrois, italien, polonais, roumain, slovaque, suédois et turc le vœu de Nescio fut exaucé. J’ignore si ces langues survivront au néerlandais, mais il est certain qu’il est devenu plus qu’un écrivain hollandais : un écrivain européen, voire mondial depuis que ses nouvelles ont été publiées en 2012, sous le titre Amsterdam Stories, dans la collection prestigieuse des éditions New York Review of Books Classics.

Présentation de l’auteur

Nescio

Nescio - « je ne sais pas » en latin -, pseudonyme de J.H.F. Grönloh (1882-1961), est la figure tutélaire de toute la littérature néerlandaise du vingtième siècle en dépit d'une œuvre comptant peu de textes achevés.

Après avoir fait des etudes de commerce il devient directeur de la Holland-Bombay Trading Company, tout en étant membre du Parti social-démocrate des ouvriers (Sociaal Democratische Arbeiders Partij, SDAP). Idéaliste, il croit en une société moderne meilleure.

La ville d'Amsterdam est très présente dans ses oeuvres.

Sources : Gallimard, Wikipedia

Bibliographie 

Le pique-assiette et autres récits (trad. du néerlandais de Belgique), Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », , 204 p. (ISBN 2-07-073476-5) (traduction française de Danielle Losman ; postface de Hans Maarten van den Brink)

Poèmes choisis

Autres lectures

NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte ci-devant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit [...]




Entre la poétique et le poétique, le cinéma de poésie

Nikol Dziub, Université de Bâle

Introduction

On essaiera ici de répondre à une question très simple : le cinéma dit « poétique » est-il ainsi qualifié parce qu’il exhibe une poétique, ou parce qu’il est imprégné de poésie1 ? Ou si l’on préfère : dans quel sens le terme « poétique » est-il utilisé dans le discours sur le cinéma ? On ne pourra pas se pencher ici sur tous les réalisateurs et théoriciens qui ont fait le cinéma poétique (Vertov, Pudovkin, Eisenstein, Pasolini, Antonioni, Bertolucci, Godard, Paradjanov, Illienko, Shamshiev, Griffith, Tarkovski, Dovzhenko2, mais aussi Chklovski, Deleuze3, etc.) On se contentera d’analyser brièvement ce qu’en disent Chklovksi et Vertov d’une part, Pier Paolo Pasolini d’autre part.

Notre hypothèse est la suivante : le cinéma poétique est régi par une volonté de faire du cinéma un système ou un ensemble structuré par des caractéristiques qui lui sont propres (nous disons « caractéristiques » pour éviter les mots « règles » ou « lois », qui supposent une contrainte trop forte). Il constituerait par conséquent une objectivation du geste cinématographique, qui consiste à décomposer la « réalité » pour la recomposer, ou plutôt pour composer une « autre réalité » par le biais du montage. En d’autres termes, il se caractériserait par un geste de mise en exergue de sa propre poétique – ce qui ne veut pas dire, cependant, que la poétique exclut totalement le poétique, tant s’en faut.

Poetichnoe kino, ou le cinéma de poésie vu par les formalistes

Commençons par les formalistes russes : fond/forme, narration/démonstration, prose/poésie – telles sont les distinctions dialectiques qu’ils prônent. Pour Chklovski en particulier, la distinction cinéma de prose/cinéma de poésie se superpose à la distinction fable/composition. Dans l’ouvrage intitulé La Poétique du cinéma (1927), dirigé par Boris Eikhenbaum, le groupe des formalistes tente de poser les fondements théoriques du cinéma (en tant qu’art ou médium de communication, avec sa stylistique et ses procédés propres, mais aussi dans ses rapports à l’art pictural, au théâtre et à la littérature). Le terme « poétique » est bien employé dans le sens que lui donne Aristote – dont la Poétique traite de la production et de l’agencement des œuvres, et plus particulièrement d’une mimésis conçue non comme l’imitation d’une réalité statique, mais comme la réappropriation du geste créateur qui constitue le moteur des actes dont la succession construit une réalité dynamique –, mais les formalistes opèrent une sorte de syncrétisme entre poétique et poésie. Dans le « cinéma de poésie », il y a plus d’éléments formels que d’éléments de sens : « Le cinéma sans sujet est le cinéma de poésie4 ». Il existe une « fonction poétique du cinéma » comme il existe une « fonction poétique du langage » : si, dans le cas du langage, c’est – selon Jakobson du moins – l’absence relative de verbes5 qui manifeste la « poéticité » d’un discours, dans le cas du cinéma, c’est le refus de la fable et de son illusoire fluidité.

Pour illustrer sa pensée, Chklovski donnera des exemples de films où les réalisateurs utilisent les « bases » du cinéma de poésie (les formes géométriques, les parallélismes – notamment sonores : assonances, allitérations –, la surexposition, les images « dialectiques ») : Shestaja chast’ mira (La Sixième Partie du monde, 1926) de Dziga Vertov et Mat’ (Mère, 1926) de Pudovkin notamment. En fait, pour Chklovski, ces moyens « géométriques » de mettre en parallèle des images constituent un principe poétique, puisqu’ils permettent de créer des rythmes visuels, et de la sorte de donner un sens non narratif au film. Dès lors, ce qui était caché se montre, ce qui incite le spectateur à prendre conscience de l’existence de l’œuvre cinématographique comme production : l’un des grands apports de Chklovksi dans l’art cinématographique est l’utilisation du principe proto-déconstructeur d’ostranenié (d’étrangéisation), que l’on retrouvera à l’œuvre dans les films de Paradjanov ou de Godard – le poétique étant alors le support et la manifestation d’une prise de distance critique6.

            La pensée de Chklovski ouvre des pistes non seulement aux théoriciens, mais aussi aux cinéastes, et notamment à Dziga Vertov. Ce dernier insiste cependant encore davantage sur la nécessité pour le cinéma de se libérer de l’emprise de la littérature. Dans son manifeste intitulé Ciné-Œil, publié en 1923 dans le troisième numéro de la revue ЛЕФ : Левыйфронт искусств7, éditée par Maïakovski, Vertov prétend ainsi faire du cinéma un instrument de résistance au passé, notamment littéraire. Le générique du film L’Homme à la caméra (1929), par ailleurs, expose la poétique cinématographique de Vertov. D’abord, le cinéma sera indépendant des mots et du langage, l’image n’aura plus besoin du soutien des inscriptions écrites. Ensuite, le cinéma sera indépendant de la littérature, les images seront convaincantes sans l’aide du scénario. Enfin, le cinéma sera indépendant du théâtre, et renoncera aux décors. À la fin de ce générique-préface, Vertov écrit : « Ce travail expérimental est destiné à créer le véritable langage international absolu du cinéma, qui sera tout à fait distinct du langage du théâtre et de la littérature8. » Un art devient donc « poétique » quand il commence à ne plus travailler qu’avec ses propres « caractéristiques9 » – à telle enseigne que le cinéma ne peut être poétique qu’à condition de s’émanciper de la littérature et de la poésie qui lui est propre.

Au-delà du formalisme : le cinema di poesia selon Pasolini

Voyons à présent comment Pasolini considère le cinéma poétique. Dans sa conférence intitulée « Le Cinéma de poésie », donnée au premier Festival du nouveau cinéma de Pesaro en juin 1965, et dont la traduction fut publiée dans les Cahiers du cinéma en octobre de la même année (no 17110), il propose une réflexion sémiologique sur le cinéma. Pour lui, le cinéma, comme tout art, est avant tout poétique (même si le cinéma est a priori un art « réaliste »). Cette « poéticité », dit-il, s’impose presque automatiquement au cinéma, parce que le cinéma est composé d’images « évocatrices ». Voici comment se développe sa pensée, fondée sur ce postulat, que le cinéma est constitué d’images-symboles qui ont la même évolution que les racines des mots. Si « le cinéma est […] un langage artistique et non philosophique11 », c’est du fait de sa « force expressive12 », de « son pouvoir de donner corps au rêve », de « son caractère essentiellement métaphorique13 ». C’est ainsi qu’il aboutit à cette conclusion, que « la langue du cinéma est fondamentalement une “langue de poésie” ». Mais le cinéma industriel (c’est-à-dire le cinéma réduit à une entreprise économique) a tout fait pour développer le caractère narratif du médium, et a formé de la sorte la tradition d’une « langue de prose narrative14 ».

Pasolini ajoute encore ceci, qui montre qu’il tente de réaliser une synthèse intéressante entre l’idée formaliste de la poésie (ou de la poéticité) et cette autre idée qui en fait le lieu du jaillissement de la vision ou du rêve : le cinéma de poésie se développe « en fonction des caractéristiques psychologiques irrégulières des personnages choisis comme prétextes, ou mieux : en fonction d’une vision du monde avant tout formaliste de l’auteur (informelle chez Antonioni, élégiaque chez Bertolucci, technique chez Godard15) ». Pour exprimer cette vision intérieure, Pasolini pense qu’il faut utiliser des formules stylistiques et techniques particulières, tout en « servant simultanément l’inspiration, qui, comme elle est justement formaliste, trouve en elles à la fois son instrument et son objet16 ».

Chez Pasolini, le terme « poétique » est donc employé dans le sens « formaliste » tout en étant synonyme d’ « onirique ». Si le caractère « prosaïque17 » traditionnel du cinéma a empêché sa « poéticité » de se développer, c’est parce que « tout ce qu’il y avait en lui d’irrationnel, d’onirique, d’élémentaire et de barbare18 » a été négligé. Le langage des im-signes (images de la mémoire et du rêve) est libérateur19, et ce à deux niveaux, celui du personnage et de la mimésis, celui de l’auteur et de l’expression :

Le « cinéma de poésie » – tel qu’il se présente à quelques années de sa naissance – a pour caractéristique de produire des films d’une nature double. Le film que l’on voit et que l’on reçoit normalement est une « subjectivité libre indirecte » parfois irrégulière et approximative – bref très libre. Elle vient du fait que l’auteur se sert de « l’état d’âme dominant dans le film », qui est celui d’un personnage malade, pour en faire une continuelle mimésis, qui lui permet une grande liberté stylistique, insolite et provocante. Derrière un tel film, se déroule l’autre film – celui que l’auteur aurait fait même sans le prétexte de la mimésis visuelle avec le protagoniste ; un film totalement et librement expressif, même expressionniste20.

De la sorte, c’est le langage (cinématographique, s’entend) de l’auteur, son style si l’on veut, qui a toute licence de se déployer. Mieux, le style devient alors le seul véritable « protagoniste » d’un cinéma de poésie fondé sur l’ « exercice de style comme inspiration, qui est, dans la majeure partie des cas, sincèrement poétique21 ». Pasolini fait ainsi un double détour par la mimésis et l’expression pour rejoindre la poétique, et pour l’identifier, à sa façon, au poétique.

Pour conclure et poursuivre : la poésie des cinémas

Resterait à déterminer ce qui assure la transitivité de cette part de poésie du cinéma. Si la poétique du cinéma poétique semble (l’italique s’impose, on le verra dans un instant) un objet délimité et analysable, comment, ou dans quelles conditions, le « je-ne-sais-quoi de poétique22 » qu’il contient et comporte se transmet-il au spectateur ? On ne pourra pas, ici, s’attaquer vraiment à cette redoutable question. Mais on aimerait tout de même, en guise de conclusion ouverte, émettre cette hypothèse, que le lieu nommé « cinéma » est pour beaucoup dans la transitivité de la poéticité propre à l’art éponyme.

Pour Jean Epstein, « l’obscurité des salles » de cinéma est la « condition de toute rêverie23 ». Et Edgar Morin, de son côté, parle de ces « grandes cavernes extérieures que sont les salles de cinéma », qui « communiquent avec nos cavernes intérieures ; notre âme y erre comme nos ancêtres erraient dans les jungles ou les forêts vierges24 ». Si le cinéma permet à l’homme d’échapper à la réalité, il donne également accès à une certaine sur- ou hyper-réalité, qu’elle soit archaïque ou future, étiologique ou eschatologique. Le cinéma permet à l’homme de faire l’expérience d’un certain « état poétique » qui survient lorsque le spectateur imagine vivre une relation mi-imaginaire mi-esthétique avec l’homme cinématographique (l’homme de l’écran), qui est autrui tout en restant proche (qui est, si l’on veut, un alter ego, mais où l’alter a autant de poids que l’ego) : de fait, à « l’écran, l’hypnose se trouve donnée en même temps que la poésie25 » ; et de la sorte, « la substance vive du film apparaît […] comme un tissu onirique et poétique, dont la cohésion intime n’est pas tellement d’ordre raisonnable26 ». Ou, pour le dire autrement : il n’est pas si sûr que la poétique propre aux films dits « poétiques » soit un objet clairement délimité et analysable – car, dans le cinéma, le poétique ne rejoint peut-être pas tant la poétique, qu’il ne la saisit, la pliant à ses lois et voies propres, qui demeurent pour partie impénétrables même à ceux qui en font l’expérience.

 

Notes

1. Cet article reprend en grande partie une publication antérieure : Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1882

 2. Voir Karla Oerler, « Poetic Cinema », in Edward Branigan et Warren Buckland (dir.), The Routledge Encyclopedia ofFilm Theory, New York, Routledge, 2013, p. 365-371.

3. Voir Gilles Deleuze, Cinéma I. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983.

4. Victor Chklovski, « Poésie et prose dans l’art cinématographique », in Les Formalistes russes et le cinéma. Poétiquedu film, introduit et commenté par François Albéra, traduit du russe par Valérie Posener, Régis Gayraud et Jean-Christophe Peuch, Paris, Nathan, 1996, p. 141.

5. Voir Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 19 : « l’absence de verbes est une tendance caractéristique du langage poétique. »

6. Voir Victor Chklovski, « L’Art comme procédé », in Théorie de la littérature, textes de formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, Paris, Seuil, 1965, p. 83 notamment.

7.  LEF, Levyi Front Iskusstv (Front gauche des Arts).

 8. Nous traduisons.

 9. Les revendications du cinéma poétique sont à certains égards similaires à celles du cinéma « pur » des années 1920. Sur le sujet, voir Nadja Cohen, « “Littérature pure” et “cinéma pur” dans les années 1920 : la réponse du berger à la bergère ? », Arcadia, vol. 50, no 2, novembre 2015, p. 271-285.

10.  Traduction française de Marianne Di Vettimo et Jacques Bontemps. Repris in Marc Gervais (éd.), Pier Paolo Pasolini, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1973.

11.  Ibid., p. 135.

12.  Ibid.

13.  Ibid.

14.  Ibid.

15.  Ibid., p. 139.

16. Ibid.

17. Dans le cas de Pasolini, il ne faut pas confondre le « cinéma de prose » avec un cinéma prosaïque, de même qu’il faut comprendre la différence entre le cinéma traditionnel et le cinéma classique. Pasolini éprouve bien une certaine nostalgie pour le cinéma de son/l’enfance. Le cinéma classique était doté d’une poésie intérieure, c’est-à-dire cachée et non visible : « Le cinéma classique a été et est narratif, sa langue est celle de la prose. La poésie y est une poésie intérieure, comme, par exemple, dans les récits de Tchékhov ou de Melville » (ibid., p. 140).

18.  Ibid., p. 135.

19.  Ibid., p. 136.

 20. Ibid., p. 138.

21.  Ibid., p. 139.

22. Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” : questions d’usages », dans Fabula-LhT, no 18 : Nadja Cohen et Anne Reverseau (dir.), « Un je-ne-sais-quoi de « poétique », 2017, DOI : https://doi.org/10.58282/lht.1916

23. Jean Epstein, Esprit de cinéma, Genève/Paris, Jeheber, 1955, p. 71.

24. Edgar Morin, « Les Cavernes intérieures », in La Méthode 5. L’Humanité de l’humanité : l’identité humaine, Paris, Seuil, 2001, p. 103.

25. Jean Epstein, Esprit de cinéma, op. cit., p. 72.

26.  Ibid., p. 133.




La poésie au-devant de la pratique. Nouvelles approches du « poétique » au cinéma.

Un cinéma en quête de poésie renoue avec l’approche par la réception de la définition du fait poétique essayée depuis 2013 par Nadja Cohen avec Anne Reverseau1, et au programme alors défini : mettre en avant les discours – examens critiques, écrits de cinéastes, jusqu’aux usages triviaux du terme « poétique » rejetés par la plupart des études – pour ouvrir (enfin) le champ du poétique à de nouvelles œuvres et pratiques cinématographiques. Ce pas de côté que l’on pourrait qualifier d’approche pragmatique signale la volonté de discuter d’abord d’une pratique discursive et non d’une qualité essentielle des films, d’une stratégie critique plutôt que d’une catégorie esthétique : en un mot, d’une rhétorique qui fait du « poétique » non plus un attribut des œuvres mais un état particulier tissé par la relation du public à une certaine qualité et matérialité d’images et de sons.

Outre la confirmation de l’importance de cet axe pragmatique, ce recueil d’articles porté par N. Cohen possède l’indéniable qualité de renouveler le vivier de cinéastes proposé·e·s à l’étude historique et à l’analyse esthétique du « cinéma de poésie ». Nombre d’artistes font ainsi leur entrée à côté des canons du genre rappelés dans l’introduction et encore discutés dans l’ouvrage. Voisin·e·s de Bela Tarr, Sergei Paradjanov, Agnès Varda ou Jean-Luc Godard, d’autres bénéficient d’une salutaire mise en lumière comme la cinéaste avant-gardiste américaine d’origine lithuanienne Marie Menken, mais aussi de jeunes auteurs et autrices comme l’Italienne Marina Spada ou le Français Damien Manivel.

Le livre se présente en quatre parties qui ouvrent chacune un programme de recherches distinct : la première questionne l’étiquette critique du « poétique » (chez les « réalistes poétiques » français comme chez Godard) ; la seconde – via la discussion obstinée de la possibilité ou non d’identifier comme métaphores certaines pratiques filmiques commentées tout au long de l’histoire du cinéma – se penche sur les procédés à l’œuvre dans les films dits « poétiques ». Une troisième partie veut reconstruire « l’effet poétique » dans la tension entre le monde et le regard du ou de la cinéaste (notamment chez Varda ou les néoréalistes italiens), tandis qu’une quatrième interroge les possibles transferts de la qualité poétique de la vie d’un poète vers son biopic (qu’il s’agisse de figures historiques, le Rimbaud de Richard Dindo ou l’Antonia Pozzi de Marina Spada, ou de personnages fictifs comme chez Jim Jarmusch ou Damien Manivel).

Un cinéma en quête de poésie, sous la direction de Nadja Cohen, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, coll. « Caméras subjectives », 2021, 416 p.

Au côté d’une approche esthétique de la question du « cinéma de poésie » dont le sillon (inventorié en introduction) se poursuit dans le recueil, deux lignes nouvelles se dessinent. D’une part un approfondissement de l’approche pragmatique ouverte par N. Cohen et A. Reverseau, interrogeant les stratégies critiques du recours à la notion de « poésie » pour déterminer son efficace lexicale aussi bien que son rôle stratégique dans la sociologie du champ. D’autre part, de manière plus souterraine, une approche matérialiste se dessine au gré de la référence insistante des contributeurs et contributrices du recueil à une « poétique du matériau », à la réalité concrète ou à l’objectivisme, et qui cherche enfin à penser de manière frontalement politique le recours au poétique.

Pour une pragmatique du poétique

Après un tour d’horizon qui rappelle les scansions historiques des relations intermédiales entre cinéma et poésie, tradition majoritairement écrite par des cinéastes (Dulac, Cocteau, Epstein, Deren, Pasolini, Tarkovski, Ruiz...), l’introduction copieuse de N. Cohen fait retour sur l’idée – canonique depuis les formalistes russes (Chklovski, Tynianov) – d’un « cinéma de poésie » caractérisé par sa faible narrativité, par la ténuité du dramatique au profit d’une maximalisation de l’effet (et donc de la prise en compte de son public). Le parcours du livre sera ainsi tendu par ce chemin parcouru, d’une critique intéressée à la définition de l’essence des œuvres jusqu’à la caractérisation du poétique comme effet de réception, porté par le bel idéal d’Éluard qui, dans « L’évidence poétique » (1936), nommait poète « celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré ». Une même « naissance du spectateur et de la spectatrice » du cinéma de poésie est proclamée, remarque N. Cohen, dans les écrits du cinéaste Andreï Tarkovski, pour qui le public et le cinéaste partagent « la joie et la souffrance de la naissance de l’image ». L’auteur de Stalker, qui donne sa couverture à l’ouvrage, ne concluait-il pas, comme une invite, à la définition du poétique comme d’une liaison : « Nos émotions, nos pensées, ne sont-elles pas toujours comme des allusions inachevées2 ? ».

L’ouvrage ne cantonne cependant pas cette approche à une étude de la réception individuelle des films, et le programme qu’il suit vise plutôt à nouer cette démarche à celle, cette fois collective, de l’interprétation critique du signifiant « poésie/poétique ». Ainsi, après une enquête lexicographique (allant de Man Ray à Pierre Alféri), Jérôme Dutel propose ainsi d’étudier les « ciné-poèmes » du festival de Bezons, réunis en DVD et publiés sous cette appellation par le réseau scolaire Canopé, comme l’exemple d’un rapprochement « spontané » du fait poétique et du champ cinématographique. Certes, plusieurs critères esthétiques se dessinent à la faveur d’une étude surplombante de ce corpus de vingt-et-un court-métrages : la brièveté de la forme (pour des raisons économiques, auctoriales, mais aussi d’intensité esthétique) ; le choix de l’animation ou de l’expérimental (surtout la vidéo) ; le travail sur la langue… Mais, clarifiant bien l’approche préférée par l’ouvrage, « plutôt qu’à chercher dans chacune des œuvres présentées ce qui ferait d’une œuvre cinématographique une œuvre poétique », l’auteur souhaite « avant tout pointer la polyphonie et la polysémie pises à l’épreuve par la volonté de réunir ciné et poème dans une perspective didactique » (p. 47). Mentionnons encore trois autres articles qui démontrent la portée heuristique manifeste d’une telle approche.

En questionnant une œuvre de cinéma établie, et non plus un ensemble réuni ad hoc, Célia Jerjini propose une passionnante enquête sur les relations que Jean-Luc Godard entretient avec le signifiant poésie au cours de sa longue carrière artistique etcritique. En étudiant la relation avec l’équipe originelle des Cahiers du cinéma (Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, André Bazin, et surtout Jean Cocteau) et le corpus critique du futur « jeune Turc », l’autrice démontre les rapports que le jeune Godard entretient avec le poète du cinéma Cocteau, parrain de l’entreprise critique par le biais du ciné-club qu’il anime alors, Objectif 49, ou du Festival du Film Maudit de Biarritz qu’il préside la même année. À partir de remarques judicieuses sur le montage par Godard de son propre passé de critique dans le recueil de ses écrits (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard), C. Jerjini note la discrète mais bien réelle constitution de « JLG » (acronyme choisi par le cinéaste pour signifier la filiation de son œuvre de cinéaste et de critique, selon l’autrice) en poète du cinéma. Elle prend ainsi pour exemple la mise en vis-à-vis de la critique de l’Orphée (1950) de Cocteau et de celle, si décisive pour Godard et notamment pour la réalisation du Mépris (1963), du Méditerrannée de Jean-Daniel Pollet :

Ériger Pollet, cinéaste moderne associé à la Nouvelle Vague, en poète orphique sous l’égide de Cocteau, est, pour Godard, autant un moyen d’assimiler leur approche et de l’inscrire dans la veine d’un cinéma de poésie, que de défendre leurs films respectifs. (p. 65-66)

Cette étude de la « posture d’auteur » du cinéaste que JLG met en œuvre (C. Jerjini parle d’une « attitude de poète ») est encore parachevée par la récente exposition Le Studio d’Orphée, adaptation-installation du JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995) mise en œuvre à la Fondation Prada de Milan à l’hiver 2019-20203, et dans laquelle le cinéaste vieillissant se coule dans les pas de son prédécesseur « exemplaire ». Godard n’est d’ailleurs pas le seul à construire une carrière cinématographique majeure à l’école de Cocteau, et un travail similaire pourrait être effectué à partir de Chris Marker, critique d’Orphée dans la revue Esprit dès 19504. C. Jerjini propose par la suite une étude des mentions du terme dans les discours du cinéaste : on pourrait encore souhaiter que cette étude soit mise en regard de la présence du terme « poésie » dans les films de Godard eux-mêmes, notamment dans ceux où la voix de commentaire est si proche de l’écriture critique du cinéaste (Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, déjà rapproché avec profit de la poésie de Francis Ponge5, ou bien de la présence de la poésie d’Éluard dans Alphaville en 1965).

Nathalie Mauffrey présente dans une même direction son enquête approfondie de la relation parfois conflictuelle d’Agnès Varda avec l’idée de poésie et de cinéma poétique (l’autrice relate une anecdote parlante à ce sujet, la cinéaste invitant tout artiste à « ouvrir la porte et partir en courant […] quand on entend dire “poétique” »). Malgré cette apparente conflictualité (ou peut-être ce rendez-vous manqué entre la critique et une cinéaste tentant de gagner sa place au sein d’une profession vue comme essentiellement masculine : « n’est pas Marker qui veut » se verra-t-elle asséner), l’autrice démontre la grande productivité de ce terme dans l’histoire critique consacrée à la cinéaste, de La Pointe courte (1954) aux Plages d’Agnès (2007). Certes, il s’agit d’abord d’une certaine férocité vis-à-vis de ses jeux de mots jugés faciles (N. Mauffrey rappelle l’« abri côtier » élu par la cinéaste dans Les Plages d’Agnès), ses « commentaires mièvres », et la forme « mineure » de littérarité que choisit Varda pour entrer en poésie ne satisfait pas les critiques.

C’est par l’image en revanche qu’elle acquiert ses galons de cinéaste « poétique » : La Pointe courte est pour Jean-Louis Bory un « poème en image », Lorenzo Codelli qualifie Mur murs de « poème visuel », Jacquot de Nantes estun « documentaire poétique » pour Pierre Murat et les Plages d’Agnès un « mélange de poésie et de quotidien » pour Stéphane Delorme (l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma étant d’ailleurs abondamment cité par les auteurs et autrices de l’ouvrage comme l’un des critiques les plus prolixes concernant la poéticité du cinéma…). Cette étude de cas de Varda permet à N. Mauffrey une conclusion utile à plusieurs contributions de l’ouvrage :

Le cinéma poétique n’est donc pas un cinéma littéraire, […] et lorsque qu’il [est poétique], il l’est cinématographiquement, parce que le regard porté sur le monde par la cinéaste […fait] ressentir la beauté des choses, et que subséquemment le regard du spectateur s’ouvre sur une autre réalité qui éveille son imaginaire. (p. 88)

Dès lors Varda elle-même tient à distance la comparaison avec la littérature, pour favoriser une « cinécriture » défendue dès 1981 (sous le terme de cinémature d’abord, mot-valise de cinéma et littérature) :

Quelque chose qui serait du cinéma et des mots : des images en tant que mots, avec leur signification propre, sans être liées par une syntaxe, un écrit ou une logique, de même qu’en poésie, on utilise des mots en tant que mots, plus que les phrases que forment ces mots.

La poésie compensatoire d’un quotidien prosaïque que pratique Varda est bien celle d’un « style » visuel et artistique, développé comme traduction d’une vision intérieure et volontiers proche d’une référence à l’onirisme du cinéma. Ainsi N. Mauffrey conclut-elle à un véritable « pacte poétique entre regard et style » (p. 99) à l’origine d’un sur-réalisme (« élever d’un ton la réalité ») du film poétique selon Varda : une pratique soigneusement développée « à l’abri » des regards de la littérature (et des critiques).

L’article d’Esther Hallé-Saito propose de décentrer la perspective du cadre français pour évaluer la place que prend le terme « poétique » dans les écrits des auteurs italiens du « groupe Cinema » des années 30-40 (regroupant, comme les « jeunes Turcs » des Cahiers deux décennies plus tard, de futurs cinéastes, tels Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Antonio Pietrangeli ou Giuseppe De Santis). L’attention portée à cette poétique critique préalable à une pratique formelle et filmique, que proposait déjà C. Jerjini dans son article sur Godard, permet de mettre au jour le « désir poétique » visible dans les manifestes critiques de ces proto-cinéastes.

Ce désir de poésie est lié d’emblée à la question du paysage. Son rôle matriciel est déjà évident dans le projet de film d’Antonioni sur le fleuve Pô (écrit en 1939 mais réalisé finalement, sous le titre Gente del Pô en 1943), qui cherche à opérer un « déplacement poétique », un « tremblement symbolique » (p. 232) à même de transmuer la réalité ethnographique en survivance mythique, proche des films postérieurs de Pasolini, qui louera d’ailleurs le Deserto rosso (1964) du cinéaste pour sa qualité poétique dans sa conférence sur le cinema di poesia de Pesaro en 1965. L’autrice rappelle également la référence, sensible chez De Santis ou chez Pietrangeli par exemple, au « réalisme poétique » français d’un Renoir (que Visconti assiste pour Les Bas-Fonds et Partie de campagne) : pour les critiques, c’est le paysage qui permet au Lantier (Jean Gabin) de La Bête humaine, de s’ « exprime[r] en poésie » Analysant « occurrences et significations », « motifs et enjeux » du poétique, dans le but de croiser ces qualifications à la visée documentaire et ethnographique de l’esthétique néoréaliste, E. Hallé-Saito ne manque cependant pas de signaler ce qui, dans l’usage de ce terme, tient de la « stratégie de légitimation relevant d’enjeux de distinction spécifiques » (p. 215), propices à structurer un champ cinématographique alors en pleine recomposition.

Dans un tel contexte, nous pouvons comprendre la référence à la poésie dans les textes du « groupe Cinema » comme une manière d’affirmer la spécificité d’un réalisme distinct de celui qu’avait déjà revendiqué la génération des hommes de lettres [des années 30 : les auteurs dits calligraphistes comme Mario Soldati]. (p. 226). Le terme, inutile à la reconnaissance du groupe après 1942, n’est plus autant employé – preuve que même le signifiant poésie n’est pas exclu du jeu social et que son emploi est diversement indexé sur l’échelle des valeurs selon les époques et les besoins de reconnaissance institutionnelle.

Du matériau au matérialisme : nouvelles approches

Mais le recueil n’est pas qu’une poursuite de la méthodologie pragmatique de son introduction, et une autre orientation critique se dessine, suggérée par les échos entre trois articles à cheval entre les dernières parties du recueil : le rappel insistant d’une tendance « objective » du cinéma de poésie. « Ceci n’est pas l’histoire d’un poète. Le cinéma utilise le langage des objets » ? ouvre Sayat-Nova (1968) de Paradjanov commenté par Nikol Dziub, tandis que la référence à la poésie américaine objectiviste de William Carlos Williams sature le Paterson (2016) de Jim Jarmusch étudié par Matthias De Jonghe. Enfin l’étude « matérialiste » de la poétique de la cinéaste expérimentale Marie Menken par Bárbara Janicas achève de présenter le matériau comme le souci principal du film « poétique ».

Bárbara Janicas cherche dans son texte à faire tenir ensemble la réhabilitation d’une figure longtemps oubliée par l’historiographie (et notamment l’œuvre maîtresse de l’histoire du New American Cinema, Un cinéma visionnaire de Paul Adams Sitney), sa poétique avant-gardiste reposant sur le travail matériologique du médium filmique « en lien avec l’expérience cinégraphique des années 20 » (Loïe Fuller, Germaine Dulac), et enfin « l’expérience somatique de l’improvisation en danse » explorant les trois « dimension[s] matérielle, expérientielle et corporelle » du cinéma. Participer à la redécouverte de Marie Menken constitue ainsi un acte fort, en cela que sa figure constitue une alternative à la fois au concept de « ciné-danse » de Maya Deren mais aussi à la malheureuse propension des critiques masculins à dessiner une histoire biaisée des mouvements artistiques : « comme si, dans les moments charnières de [l’histoire] du cinéma, il n’y avait eu de place que pour une femme à la fois », Germaine Dulac dans les années 1920 ou Deren dans les années 1940-1960. Sitney lui-même est revenu à deux reprises sur l’absence de Menken de sa première histoire publiée en 1974 (dans la préface à la troisième réédition du Cinéma visionnaire en 2002, mais également dans Eyes Upside Down, en 2008, où il consacre un article entier à la cinéaste6), au point d’en faire une figure matricielle. (Là aussi, comme avec Deren, la compensation de l’oubli ne se fera qu’au moyen d’une valorisation un brin sexiste – celle de la figure maternelle). Cet article constitue donc une louable tentative d’identification de la figure plutôt que de la flouter dans le continuum vague du New American Cinema ou du « cinéma lyrique » de Sitney.

En guise de prolégomènes, B. Janicas identifie deux voies propices à l’affirmation du potentiel poétique du cinéma. D’une part celle, littéraire, de voie d’accès à l’inconscient, à la spiritualité ou à l’onirique (via l’association d’idées et d’émotions) que l’on pourrait qualifier de symbolisme, de subjectivisme et de lyrisme. D’autre part, celle, plus formaliste, qui recourt à des analogies de procédés et de principes de construction (rythme, vitesse, répétition) et qui en vient à « considérer la poésie comme l’âpreté du graphisme visuel de leurs films abstraits » (p. 258). Ce partage, identifié dès les années 1920, reste pertinent dans la seconde partie du siècle. Lorsque Sitney reconstruit l’histoire du cinéma américain (à partir de l’influence post-romantique et de la tradition picturale de l’expressionniste abstrait) en le qualifiant de cinéma « visionnaire » ou mythopoétique, il lui oppose ainsi, quelques années plus tard, une seconde tendance : un cinéma « structurel », propice à l’abstraction, héritier du direct film et du cinéma d’animation graphique. L’éloignement de la tradition lyrique semble alors consommé pour Sitney, mais pour d’autres historiens comme Alain-Alcide Sudre, le cinéma structurel n’a pas coupé les ponts avec la dimension rythmique de la poésie, en ce qu’il tend « vers une formalisation des démarches artistiques qui, contrôlées, à l’instar de la poésie, repose sur un jeu de contraintes décidées a priori7 ». Or, selon B. Janicas, Menken se situerait ainsi très exactement entre ces deux traditions lyrique et structurelle, ce dont témoignaient déjà les seules lignes que Sitney consacrait en 1974 à Menken, où il loue sa « structure rythmique » singulière, et comparait ses films aux Jeux des reflets et de la vitesse (1923-1925) d’Henri Chometteet à l’Étude cinégraphique sur une arabesque (1929) de Dulac. Menken pourrait ainsi être considérée comme une synthèse originale – et peut-être unique – entre l’approche lyrique et l’approche matériologique (« structural/material » dans les termes de Sitney), que l’historiographie avait jusqu’alors considérées comme irréconciliables.

Nicole Dziub poursuit son travail entamé dans le numéro de LhT consacré au « cinéma de poésie » dirigé par N. Cohen et A. Reverseau, et cherche cette fois chez Sergueï Paradjanov une nouvelle manière de reposer la question de l’intrication du poétique et du politique8. Elle trouve chez le cinéaste arménien, et notamment dans son célèbre Sayat-Nova. La Couleur de la grenade (1968) un autre cas d’affirmation par le cinéma d’une « langue mineure » de poésie, comparable au duel entre langue de prose et langue de poésie que Pier Paolo Pasolini dessinait pour son compte dans La Rabbia (1963), puis sous des formes renouvelées dans sa célèbre conférence de Pesaro sur le cinema di poesia de 1965. Mais le projet du cinéaste arménien prend rapidement une direction toute différente, alors que le refuge monacal choisi par le grand poète Sayat-Nova diverge de la poésie enragée du « poète civil » Pasolini, comme le définissait son ami Alberto Moravia.

N. Dziub dresse d’abord une analyse détaillée de la référence au fait poétique chez Paradjanov, qu’elle identifie à une ligne de fuite lui permettant d’échapper au monopole culturel-linguistique russe pour devenir « ambassadeur des cultures “marginales” au sein de l’URSS », « tentant d’échapper à l’emprise de l’homo sovieticus et de résister à l’effacement des passés “nationaux” », ce qui le rapproche d’autres cinéastes soviétiques, comme l’Ukrainien Alexandre Dovjenko et son pastoral La Terre (1930), mais aussi de la défense des socio-cultures ouvrières et paysannes chez Pasolini. Comme chez l’Italien, vanter les valeurs poétiques du cinéma permet au cinéaste de développer un discours « localiste » : « importance de la terre natale, célébration des traditions (notamment païennes), respect des coutumes et des mœurs locales, recours au folklore musical et poétique » (p. 279). Un tel discours est en rupture avec l’impérialisme stalinien et l’écrasement des petites nations qu’entreprend le régime communiste. C’est sur ce duel linguistique, héritier de l’objectif politique souvent laissée dans l’ombre des linguistes du formalisme russe, que N. Dziub propose de fonder politiquement le poétique cinématographique, fermement ancré dans un contexte socio-historique et un discours social déterminés Si le poétique possède alors une vertu politique, c’est peut-être celle proche de la « créolisation » proposée par le poète antillais Edouard Glissant, culturellement plus inclusive que le rouleau compresseur national :

Si Paradjanov s’intéresse à [la poésie de Sayat-Nova], c’est parce qu’elle est celle de l’universelle singularité :si elle tisse des liens entre les peuples, c’est sans pour autant gommer leurs différences. (p. 281)

Cependant, N. Dziub note rapidement qu’une telle poétique devient fatalement « antirévolutionnaire, puisqu’[elle] privilégie la continuité et la répétition au détriment de la rupture et de la nouveauté » (p. 283) « Le poète est celui qui est chargé de sauver la mémoire, d’assurer la continuité, en écrivant, mais aussi en prenant soin des livres… ». La « sacralité du livre » que N. Dziub remarque en notant la superposition difficile d’une logique aristocratique (le poète prophète) et démocratique (l’éducation des masses) offre là encore prise à une confrontation avec La Rabbia et les invocations poétiques d’un Pasolini proclamant que « seule la Révolution peut sauver le Passé ».

La dernière partie du film et du commentaire de l’autrice démontre ainsi la sacralisation à outrance du phénomène poétique, devenu une tentative de respiritualisation de l’art par la parole sacrée. La retraite dans un couvent du poète arménien correspondrait à un désir de « rejoindre le monde des enluminures » identifié à la posture du cinéaste lui-même : « de la même façon, Paradjanov semble vouloir se réfugier dans le monde immatériel mais sacré que construit son film, comme pour se retirer de la Cité communiste. » N. Dziub s’appuie ici sur Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, pour qui « le poète refuse le langage », compris au sens des « mots de la tribu » vilipendés par Mallarmé, pour montrer que le retrait du monde public de l’utilité […] interdit au poète toute ambition politique, toute action sociale – bref tout engagement. En d’autres termes, recourir au poétique, ce serait s’exiler volontairement de la Cité. […] On est donc bien loin, ici, de la conception vertovienne du cinéma de poésie : si pour Vertov, il s’agissait de lutter contre la logique narrative “bourgeoise”, pour Paradjanov, pratiquer un cinéma poétique, c’est se soustraire au matérialisme pragmatique et à la toute-puissance du politique propre à la Cité soviétique. (p. 284-285)

C’est donc en un sens double sens que N. Dziub peut proposer en conclusion l’antagonisme : « Poésie contre matérialisme » (p. 288). D’une part, l’analyse conclut que la dimension politique du cinéma de poésie de Paradjanov peut être interprétée comme « négative » puisqu’elle « il invite au désengagement ». N. Dziub y perçoit tout de même in fine une vertu politique : « thématiser la poésie et mettre en scène des poètes » permettrait déjà de se libérer de l’omniprésence du politique que met en œuvre le monde soviétique. La poésie alors serait fondamentalement un refuge contre « le politique » dans son ensemble, entendu comme une bataille déjà perdue contre ce que N. Dziub dénomme le « matérialisme pragmatique » de l’État soviétique omniprésent (désignant ici un dévoiement de la philosophie politique issu du matérialisme scientifique). Mais pour parvenir à cette conclusion, l’autrice aura néanmoins dû mettre en place elle-même, et avec un profit substantiel, une grille d’analyse « matérialiste » à même de fonder sa propre interprétation du cinéma de poésie. Cet article permet ainsi de mettre au jour à fois le caractère rétif de la poésie à être envisagée sous l’angle d’une analyse matérielle et politique, mais en même temps, dévoile la grande pertinence d’une telle approche – y compris chez des auteurs non-révolutionnaires, où le poético-politique a souvent été cantonné (on pense à l’importance donnée par Didi-Huberman à Godard, Pasolini ou même à Brecht).

Une approche matérielle et/ou matérialiste serait ainsi possible malgré les refus du film poétique lui-même, comme le démontre à son tour l’article de Matthias De Jonghe consacré au film de Jim Jarmusch Paterson (2016). Celui-ci questionne en effet frontalement le potentiel démocratique de l’écriture en amateur que pratique le protagoniste éponyme du film et dessine la carte des influences du film jusqu’à la poésie objectiviste américaine. Certes, à première vue, les potentialités politiques ouvertes par le film ressemblent à la « résignation » et au refus du monde social dont Sayat-Nova faisait le constat à la fin du film de Paradjanov. L’écriture de poésie y est en effet décrite comme un « secret » bien gardé dans l’intimité d’une vie, permettant de préserver la sérénité de celui qui pourrait autrement apercevoir que sa situation existentielle ressemble bien à l’aliénation « minutieusement programmée par les innombrables ramifications, notamment idéologiques, de l’hypercapitalisme globalisé » (p. 339). À cet égard, Paterson relègue « soigneusement » hors du cadre la situation sociale de l’espace urbain qu’il prend pour chronotope. M. De Jonghe note cependant, à partir d’une esquisse convaincante (malgré les dénégations répétées de l’auteur persuadé de manquer son objet !) de la biographie artistique de Jim Jarmusch, les fondements idéologiques de l’acte de création selon le cinéaste. Sa passion du bricolage et de l’horizontalité de la pratique créative désamorce l’idéal romantique du génie, et s’approche de la « poésie du dimanche » (Jan Baetens) de son personnage. Cette conception est très proche du poème de William Carlos Williams dont le film reprend le titre et l’ambition : tracer la ressemblance entre l’esprit d’un homme moderne et la ville (« the resemblance between the mind of modern man and a city »). Son programme esthétique aussi : pas d’idées, sinon dans les choses (« No idea but in things »). « Tout peut servir comme matériaux, tout… même une liste d’épicerie fine », comme l’écrit Williams dans son poème Paterson. Jarmusch, du reste, ne dissimule pas ses emprunts à la New York School de la poésie américaine (outre Williams, citons les poètes « objectivistes » Frank O’Hara, ou Ron Padgett), dont il déclare même souhaiter être considéré comme un « équivalent cinématographique » (p. 351). 

Le trait principal de cette poésie, rappelle M. De Jonghe, serait de sauvegarder ce qui constitue la valeur princeps du poétique (elle en est peut-être son adaptation à l’heure de l’aliénation des travailleurs et travailleuses dans les sociétés post-capitalistes) : la liberté – d’écrire ou de ne pas écrire, du moment de l’écriture, de la publication, du thème et du sujet. Paterson serait alors la mise en scène de ce « poétariat » théorisé par Jean-Claude Pinson, classe socio-littéraire issue de la « dominicalisation » de la pratique artistique, et qui correspondrait à un moment important de démocratisation de l’écriture littéraire : désacraliser et rendre commun sont les enjeux principaux du poème moderne selon les objectivistes, opérant une profanation de la sacralité artistique héritière du xixe siècle. Cette « multitude créatrice, avatar contemporain du prolétariat et du précariat, qui concilie d’après lui son impouvoir dans le domaine social et sa détresse économique avec une inventivité débrouillarde de tous les instants » (p. 362) serait le nom de la « résistance passive » qui s’organise dans la pratique amatrice, dont le but politique – certes modeste – serait la « déprise de la grandeur » (Pinson). Son efficace poétique, que M. De Jonghe déduit enfin des théories des formalistes russes et de la célèbre définition de la poésie désautomatisante de Viktor Chklovski, aurait pour visée une rénovation de la capacité attentionnelle : « abaisser les seuils de perception pour se rendre sensible à ce qui, d’ordinaire […] échappe à l’appréhension » (p. 355), « déjouer et dépasser l’aliénation associée au sentiment d’un retour abrutissant du même » afin de « rénover la sensibilité » et même de « cultiver une forme de conscience » pour « répondre à la crise de l’attention » du monde occidental.

Ici, plus que jamais, l’enjeu du poétique prend une dimension socio-politique, anthropologique presque : il est le nom du développement d’une technique de « résistance », un déploiement de stratégies individuelles en réaction à une mutation socio-politique généralisée. On reconnait ici les thèses défendues par Yves Citton (Pour une écologie de l’attention) que M. De Jonghe cite de concert avec l’historien de l’art et théoricien des media américain Jonathan Crary (7/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil). Ces références sont le signe d’une tentative de dépassement du littéraire au profit d’un questionnement d’un « poétique » haussé (ou dégradé ?) au niveau matériel du politique. Au terme de l’analyse du film cependant, l’impression est là encore ambivalente tant le gain politique ne semble pas dépasser l’ordre du micro-politique. La matière poétique de l’œuvre sert à accréditer l’idée d’une résistance individuelle du poète, loin des passions politiques collectives que d’autres cinéastes, eussent-ils été à l’étude dans ce recueil, auraient permis de figurer.

***

Les deux termes, pragmatique et matérialiste, qui s’imposent à l’évaluation des nouvelles directions critiques esquissées par ce livre, signifient bien le renouvellement des enjeux qu’il opère. Tournée vers l’action et vers le monde, la critique contemporaine se déprend peu à peu de l’approche formaliste et essentialiste qui lui avait longtemps servie de programme de recherche (via la référence répétée à Jakobson notamment) pour chercher hors du livre ou du film les enjeux et les effets du poétique. Via l’intérêt constant pour l’enquête spectatorielle ou pour la signification socio-politique de l’acte poétique et de son usage critique, les essais rassemblés ici dessinent un stimulant dé-cloisonnement du poétique de la chose littéraire, et « branchent » – selon le mot deleuzien – délibérément la poésie de cinéma sur son dehors.

 

Notes

1  Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Qu’est-ce qui est poétique ? Excursion dans les discours contemporains sur le cinéma », Fixxion, n°7, 2013, p. 173-186 ; « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017.

2  Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes Editions Philippe Rey, 2014 [1984], p. 28-30.

3  Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage, « Portrait de l’artiste en Toutankhamon. À propos du Studio d’Orphée de Jean-Luc Godard », Débordements.

4  Dans le numéro d’Esprit de novembre 1950, on peut notamment lire cette définition du poète en « appareil enregistreur » : « On sait l’importance que Cocteau attache aux ondes, aux signaux, à tous les moyens de révélation mécanique. Le poète apparaît souvent chez lui comme une sorte d’appareil enregistreur. Et sans doute considère-t-il la caméra comme une machine à multiplier, à aiguiser les sens, une lampe à rayon X qui révèle davantage ce qu’on lui livre, un outil pour surprendre les secrets. “Les surprises de la photographie” était un sous-titre du Sang d’un poète, où Cocteau, “pris au piège par son propre film” mettait sur le compte du discernement de l’appareil la révélation de son visage à la place de son héros. » (p. 694-701).

5  Sam Di Iorio voit par exemple dans le film de Godard « un des premiers essais pour s’approprier certains aspects de la pensée pongienne au cinéma. » Voir « Ponge et Godard : deux ou trois choses », dans Jean-Marie Gleize (dir.), Ponge résolument, ENS Editions, 2004, p. 193-203.

6  Paul Adams Sitney, « Marie Menken and the Somatic Camera », Eyes Upside Down: Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford University Press, 2008, p. 21-47.

7  Alain-Alcide Sudre, « Structurel (film) », dans Alain Virmaux (dir.), Dictionnaire du cinéma mondial, Éditions du Rocher, 1994, p. 338.

8  Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” » », avril 2017.

 

Première publication de cet article :  Acta fabula, https://www.fabula.org/revue/document13534.php




Déserts et jardins originels dans l’œuvre de Nohad Salameh, un voyage vers l’enfance d’une création

Le recueil Jardin sans terre de Nohad Salameh – grande poète libanaise, de culture chrétienne et d’expression française, –, paru en mars 2024, avec des dessins de Jean-Marc Brunet aux éditions Al Manar, reste marqué par l’exil et la déchirure, malgré sa beauté architecturale et s’ouvre par une épigraphe de Nietzsche : « Le Désert grandit : malheur à celui qui recèle un désert ». La première partie « Sandales de sable » (p. 9) évoque ainsi un désert oraculaire, augural et mythique :

   Doublés d’oracles
   Nous pressentons le désert (p. 25)

Désert peuplé de « fables et royaumes », paysage né du chant (p. 25), désert comme une stance, un cantique. Ainsi ce désert qui gagne en nous est habité par l’imaginaire et le rêve.

Désert se dit en grec Eremia. Le terme désigne, au sens premier, un endroit non habité, par exemple ces rochers abrupts, ce lieu sans humains où Zeus et Héphaïstos vont enchaîner Prométhée. Il est cette immense étendue où l'on se perd et qui connote une absence d'hospitalité, un terrible sentiment d'abandon, un lieu sans vie et sans hommes, au bout du monde, affecté d’un climat extrême, trop chaud ou trop froid. Il désigne un désert de sable, une terre aride ou une région glacée. Il est tel ce vide qui se creuse, désert cosmique au cœur de toute chose, désert de pierre et de terre pétrifiées par le sel, espace de sécheresse entre terre et ciel. C’est pourquoi Eremia signifie aussi solitude, isolement puis désolation, dévastation et enfin vide, absence ou privation :

Rien que ce non-ciel
sur toutes les pistes de l’âme
dans la stupeur des nuits
en marche vers l’égarement
l’excès ou l’exiguïté d’espace
au point de ne plus savoir où poser le pied (p. 11)

Nohad Salameh, Jardin sans terre, dessins de Jean-Marc Brunet, Al Manar, 108 pages, mars 2024, 20 euros.

Le mot « désert » suggère donc des correspondances à l'infini, non seulement déserts physiques, du sable, de la mer, des montagnes et de la neige, non seulement ces aspects dépouillés de la nature, qui évoquent la stérilité, l'éloignement, l'existence hors du temps mais aussi ce lointain espace intérieur et paradoxalement fertile qu'aucun télescope ne peut atteindre où l'homme est seul dans un monde de mystère, de solitude essentielle et de création. Le désert des désolations terrestres est ainsi le maître qui conduit à soi, désert qui rend à l'intimité, à l’origine, désert d'action de grâce dont l'ermite connaît le secret :

Désert dans une mémoire poreuse et frêle !
lorsque s’ouvrent tes volets de sable
et devient lisible ta soif de clarté
nous allumerons nos yeux
chandelles sauvages
horizons fous de couleurs

 Il se peut que ton silence
nous renvoie aux origines
de toute douleur
ou de princières résurrections. (p. 12)

Physique et métaphysique apparaissent, en effet, ici de même source, inséparables :

désert : espace d’un sanglot endeuillé,
d’une transe
d’un bonheur éloquent.
Comment nommer tes jardins de feu
sujets à tant de dévotions ? (p.13)

Le désert est cette présence infiniment nue dans un visible que presque rien ne sépare de l'invisible. La tentation du désert devient l'infini lui-même et dans cet espace infini ou indéfini s'entrevoit une quête de dimension mystique, le désert se révélant comme, un lieu imaginaire.

 

La poète chemine sur les pistes du désert intérieur, désert de l'être, et porte l'intuition d'une même vérité, vécue dans l'apprentissage que propose le désert, apprentissage qui peut revêtir la forme du vertige mais aussi parfois se muer en extase :

 

avec cette lenteur extatique de voyant (p. 11)

 

Dimitri T. Analis déclare ainsi :

 

Les seuls lieux qui m’exaltent sont les déserts […]. Grands silences et profonds bruits les habitent. Monotones et sans limites, leur apparence, parfois sublime, est transcendée par leur simplicité. 1

 

Mais cette extase n’est atteignable que par l’épreuve. Promesse d'une ouverture à jamais incontrôlable, le désert, correspondant au désert recherché, amène d’abord la désolation, la dénudation, l'absence d'abri, la corrosion, puis à une autre quête spirituelle : 

 

Désert, seraient-ce l’érosion en l’humain,
la matière corrodant le sacré ? (p. 14)

 

« Desertum », lieu de l'abandon, de ce qui ne fait plus ni chaîne, ni tresse, car le latin « sero » veut dire « je tresse, j'enchaîne, j'enlace », « desero », je sépare, j'abandonne. Le supin « desertum » signifie : « abandonné, deserté, sans plus aucun lien », désert du « déchaînement »2. Le verbe « délier », « desero » signifie d'abord dégager de ce qui lie, dans une sorte de liberté qui dénoue, absout d'une dépendance mais cette liberté est aussi une épreuve. Le verbe délier étant très proche sur le plan homophonique du verbe « déliter », se désagréger, se décomposer, disparaître. Quelque chose comme l’apparence est brûlé, consumé ici de manière implacable et renvoie à la nudité absolue d'être, à la déchirure constitutive. Le désert se fait volonté de perte, départ, séparation, ruine, règne de l'aboli. Faisant de la ruine, retour sur soi, la poète ne peut que constater qu'elle est elle-même creusée d'absence, qu'à la recherche de soi, elle ne trouve ainsi que traces effacées, dépossession, nudité de désastre. Elle se révèle divisée.  En elle est une faille, un effacement universel, un glissement dans le vide de l'être.

Désert est bien ce lieu de l'origine et de l'abandon, de la désolation, ce lieu de la perte. Cette perte de soi-même constitue pourtant l’épreuve fondamentale pour mieux se retrouver ensuite dans l’étape ultérieure car le désert s’avère finalement le lieu de la vraie vision, il rend « voyant » :

 

L’émerveillement –neige de printemps
durait le temps d’une lune dans la main du voyant. 

 

Il permet de voir ce qui n'apparaît aux yeux de personne. La présence visuelle est liée à la problématique du désert comme le note Marie-José Mondzain : « dans les cris au désert se fait entendre une crise du regard, regard sur les dieux sans doute, mais finalement regard sur soi. »3 

En effet « la tentation du désert est celle de l'œil passionnément captif de son propre regard »4, amenant avec lui la problématique du « miroir » comme le montre la quatrième séquence du livre : « Ce pays-miroir où tremble mon image » (p. 67).

Dans le monde ordinaire, on ne sait plus bien contempler tandis que le désert est l'espace le plus suggestif et le plus accessible au regard, paradoxalement même au regard de l'aveugle car ce qui importe ici c'est le regard intérieur, « regard incantatoire » :

 

le jardinier de ses rêves
qui conservera les feuilles vertes
de son désert intérieur. (p. 55)

 

Ainsi à mesure que l'on s'enfonce dans le désert, l'on est détourné du monde visible, du monde des apparences : « Tout ce qui est proche s'éloigne. [...] le désert n'est-il pas le révélateur d'un espace intérieur, son immensité, l'image de la profondeur intérieure et de l'immensité intime ?  Dans l'espace désertique, pareil à l'espace de la cécité ou à celui de nos rêves, le poète est à même de réaliser le passage du monde extérieur au monde intérieur, du visible à l'invisible »5, vers « la cité neuve de l’Enfance » (p. 24)

 

Ta présence en bordure de nos Orients
s’emploie à repousser le mal-être
et à lisser l’abrupt
afin que circule la sève du possible
lorsque la nuit s’engouffre dans la Nuit (p. 15)

 

Car le désert, lieu du silence, est aussi le lieu de la confrontation à l'absence. L'absence n'est pourtant pas une inexistence, l’invisible n'est présent à l'homme que dans son cachement. Ce mode de rapport à la présence découle de la grâce car il impose le face à face avec un être qui se dérobe. Il repose sur l'hypothèse d'un commencement qui ne serait pas manifesté, c'est-à-dire de quelque chose qui serait donnée et qu'on ne verrait pas. On ne trouve personne au lieu même où l'on attend quelqu'un. Endurer l'expérience du désert et de la solitude est une façon de renouer l’alliance mais aussi de rappeler la nature de l'alliance. Forger une alliance se dit en hébreu couper/casser une alliance. L'alliance est elle-même cassure et séparation. L’anneau de l’alliance est aussi l’anneau du symbole comme sumbolon, relation entre deux éléments dans lesquels nous avons une double relation, inverse : l’unité et la faille6. Le paradoxe mystique rejoint alors l'oxymore comme l'idéal du poétique. Ce qui vaut dans l’oxymore, c'est Sophocle qui nous l'a, l'un des premiers, appris, c'est cet angle absolu, impossible qui ouvre sur l'abîme. L'oxymore, au grand écart, déchire la poésie, et dans cette déchirure se donne l'éclat de la chose. L'oxymore est rencontre de deux lignes de virtualités, événement qui consiste à se séparer, à vivre l'exil, tout en étant lié en un point, dans une quête de l'Unité. La poésie échange perpétuellement la vie et la mort, elle est l'ambiguïté mère de toutes nos autres ambiguïtés. Elle tend un arc qui est ciel et souffrance entre ces deux pôles insaisissables. Le poème dit, par l’oxymore, le moment de la fracture et la recherche frénétique de l'union :

Car à même le Désert originel
[…] Il reste à travers nous ce peu de ciel
qui s’emplume de colombes
et se déploie :
présence et point de départ
plénitude et dépouillement. (p. 20-21)

La poète hôte de l’impouvoir, de la détresse et de l’errance ne perçoit du monde que des paquets d’intensité. Elle est la chercheuse d’or de ces brisures, elle est cette intonation. Réel à bout touchant, ce qui apparaît dans la pauvreté, le désert, la nudité. Et pour prendre, la poète se déprend, elle ne saisit au vif que dans le dessaisissement. Le poème est bifurcation tourbillonnante, sur fond de désert et de retrait.

Reste une poésie de ce qui se montre et se cache en même temps. Le poème manifeste une présence-là énigmatique, écliptique comme un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. C’est être littéralement dans le retrait de l’être qui est la condition de son apparition. C’est ainsi que l'amour traverse l'expérience du désert, de la séparation, de la cassure, de la rupture. Aimer un être suppose l'expérience d'un abîme infranchissable, l'expérience du désert :

Désert, ô poussière d’or !
Soleil en fusion avant de rejoindre
l’envers du temps » (p. 22) 

 

Ainsi le questionnement grave, métaphysique, ontologique sur le rien habite-t-il l’expérience du désert. Marquant ce passage extrême et vital, tout et rien, chez Nohad Salameh, sont mis sur le même plan, comme s'ils s'équivalaient ou pouvaient basculer de l'un à l'autre à tout moment, du Nada au Todo. Le Rien et le Tout semblent constituer les deux pôles du neutre, de ce qui est annulé, les allées ensablées, désertifiées du nul, du nu. Ces allées ensablées sont marquées d’empreintes et de vestiges archéologiques, lettres qui résistent au désert de l'histoire. Le désert se révèle comme métaphore de l'écriture dans les marges et sous les plis du texte, à travers le paradigme de la trace par quoi la poète cherche à construire un sens. Le désert est comme une feuille d'un livre entamée par le processus de l'effacement, document écrit en cours d'oblitération et le poème tente d’exploiter les possibilités qu'offre le désert pour dire les destinées de l'écriture entre inscription et effacement. Comme l'explique José Angel Valente le désert est un état d'écriture, un état d'attente, un état d'écoute et Jabès va encore plus loin qui écrit : « Le désert est bien plus qu'une pratique du silence et de l'écoute. Il est ouverture éternelle. L'ouverture de toute écriture. »7

L'effacement est ici consubstantiel à l'écriture. Le sable, en effet, n'est pas seulement le sédiment infini du désert : il est la matière du livre, de la mémoire du livre et touche à la dimension du temps et à ces « jeux avec le temps et l'infini » qu'évoque Borges8. Mettre en rapport le désert et la parole constitue une relation qui d'après Meschonnic a sa raison d'être : « Selon une certaine lecture de l'Hébreu, mettre en rapport le désert et la parole, ce qu'on a tant de raisons de faire, trouve sa preuve dans les mots qui les désignent »9. Comme le déclare Jabès : « Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c'est sur ce rien que j'ai édifié mes livres. Du sable, du sable, du sable à l'infini »10. On entre dans le désert comme dans un livre.11 Il n'est pas de mot qui ne soit désert, pas de désert qui ne soit mot :

 

Et elle, la Dormeuse en position d’arc-en-ciel
rédige d’une main spacieuse
le livre de la durée circulaire. 

 

Mais le désert reste aussi impénétrable, aussi indéchiffrable qu'un livre. Et tous les livres sont, comme le dit Borges, une bibliothèque du désert. Dans ce désert, aussi concret qu’imaginaire, Nohad Salameh a recours à la mémoire, de cette mémoire qui est celle des lichens et de la terre, qui est celle de la pierre solaire, mémoire rêveuse des huit dormants d’Éphèse comme cette « Dormeuse de plein jour » dans « Mémoires du demi-sommeil » qui constitue la deuxième séquence du livre :

 

Elle parlait seule sur les marches du sommeil
lorsque les réminiscences
tel un vertige foudroyant
la saisissait par la nuque  (p. 35)

 

Multiplication du temps donnant de vivre une éternité, une extension de l’espace permettant d’habiter au large :

 

Garderait-elle en mémoire ces nuits plus longues
que les années
allumées de pierres noires
fumantes de mouettes immolées
ruisseaux de neige rouge. (p. 38)

 

 Car le présent, le maintenant, l’ici, sont aussi mémoire. La mémoire est une naissance perpétuelle qui traverse les strates du temps dans une transmutation. La mémoire est au présent, la mort et la vie coïncident, celle d’une présence à un maintenant, car la mémoire est l’instant. Il faut imaginer, pour tenter de comprendre cette poésie, un éternel devenir de l’instant, l’instant d’infini ne durant pas, mais portant à durer :

 

Combien de chemins n’a-t-elle parcourus
en ce désert de nulle part et de partout
à l’affût de l’imprenable (p. 53)

 

Et de l’instant d’infini, résulte le poids sans mesure de ce qui s’appelle vivre. Miroir du temps, la pierre est un être de mémoire, mais elle est aussi un être-là de l’écriture, faite de surgissement, de vigilance, de cette émergence d’une présence irréfutable dans le maintenant :

 

L’élue des terres lointaines
qui fait escale dans une forêt de vitraux (p. 68)

 

Ecrire chez Nohad Salameh, poursuit une solidité et en même temps semble voué au délitement de toute solidité : « Dans la robe de pierre qui confère vie à Isis » (p. 77). On ressent alors la fidélité à l’élan de vie. « Derrière un rideau de sommeil », une cinquième séquence, nous dévoile le monde des songes :

 

Songe plus loin que terre désertique
en marche dans les nervures nocturnes
ton rayonnement appartient à tout commencement. (p.90)

 

Ici finit un temps, ici commence une nouvelle ère. Cette cité où se redécouvre l’enfance. La poète est attachée au grand jeu des choses, dans la disponibilité, dans l’accueil au monde, un monde qui s’inverse et qui a réussi à retourner à l’envers, dans un mouvement d’involution comme les dunes d’un désert de sable, pour nous transporter vers une seconde enfance, une nouvelle naissance.

Pour reconnaître cette aspiration à la vie, il faut au poète se dilater dans le sens même de la vie, s’ouvrir indéfiniment, correspondre à ce constitutif élan, dans une coïncidence avec l’effort créateur que manifeste la vie. Nohad Salameh ressent ce lien du tout ensemble :

 

De transe en transe
sa chair soustraite à la matière
à toute pesanteur
confère vie et agilité à la nuit immobile
au cœur d’une île en partance (p. 98)

 

C’est pourquoi le désert, monde du songe, constitue, selon José Angel Valente12 un espace paradoxalement fertile, lieu originel de la parole, du rêve et d’un voyage en poésie.

Car c’est à un voyage initiatique vers l’enfance, l’adolescence et la création originelle de l’œuvre, que nous convie également Nohad Salameh dans Une adolescence levantine, texte autobiographique, nourri aux rives des deux cités millénaires de son enfance et de son adolescence : « Saïda/ Sidon et Baalbek/ Héliopolis » (Éditions du Cygne, coll. Mémoires du sud, Paris, 2024). De la première, sa mémoire d’adulte ne retient qu’un flash à la fois visuel et auditif : « la maison de Saïda/ Sidon qui jouxtait la mer et le port », d’où la famille déménage lorsque le père doit abandonner sa ville natale de Baalbek, cité où la jeune Myriam retourne régulièrement pour ses vacances chez sa grand-mère paternelle. L’influence de ces deux villes sur l’imaginaire et la naissance de l’écriture sera déterminante. Le passé immémorial des deux cités abritant, dans l’enfance de la jeune fille, les diverses cultures et religions du Moyen-Orient se côtoyant et s’interpénétrant sans aucun heurt ni confrontation, ouvre à Myriam les portes du rêve en la plongeant dans une réalité où le passé toujours puissant la ramène aux sources de toute civilisation. Sidon, la ville-royaume de l’antique Phénicie, la replonge dans la tradition homérique et biblique. Baalbek, cité aux monuments démesurés, abritant les sanctuaires les plus majestueux du monde antique, lui fait prendre conscience de la durée intemporelle des merveilles architecturales des mondes gréco-romains et stimule son imaginaire, l’aidant à pénétrer dans un espace mythique : « L’esprit de Myriam enclin à brouiller la distinction entre histoire et mythe » (p. 107). Parallèlement, les rêveries poétiques de la jeune adolescente, déambulant dans les labyrinthes des souks de Saïda/ Sidon, nourrissent les dédales de son inconscient en quête d’onirisme. Ces deux lieux identitaires, Saïda et Baalbek, symboliseront, dans toute sa création future, le cœur spatial de sa réflexion, le noyau tendre de ses errances nostalgiques, le point focal de deux cités historiques condensant les sortilèges du rêve et du demi-sommeil : « Baalbek, la ville du rêve infini » (p. 134). La découverte de la sexualité joue également un rôle important dans le développement personnel de l’adolescente. Sexualité liée, dans ses premières manifestations, à un sentiment de faute et de perversité, associée à l’idée de péché : « Sous le signe d’une telle insistante perversité s’inscrivit l’étape majeure de son adolescence ». Cette étape se révèle essentielle pour l’écriture qui prend alors son envol en tant que substitut de l’élan érotique. Peu à peu, l’adolescente saisit la dimension de la création littéraire. A ses yeux, celle qui joue avec les mots s’identifie à une sorte d’alchimiste, transformant le silence en langage. La maladie grave d’une mère chérie, le deuil d’un oncle aimé l’amène ensuite à réfléchir sur son statut précaire de mortelle et sur l’immortalité potentielle de l’écriture. Les rapports privilégiés de son pays, le Liban, avec la France et ses études dans des établissements français orientent enfin son choix vers la langue française, langue qui restera langue de prédilection pour son écriture. Nohad Salameh, prématurément, du fait de son éducation religieuse chrétienne, consciente de la faute, s’inscrit ainsi dans la lignée des grands poètes jouviens : « Soutenue par ses hautes lectures, elle avait prématurément la conscience de la chute ». A la débauche palpable, elle privilégie les orgies de l’imaginaire, autrement extatiques que la drogue et la fleur de pavot. L’adolescente, sans porter de jugement, cherche ainsi à se réaliser grâce à des moyens plus sublimes que les paradis érotiques ou artificiels et cela par la spiritualité et l’écriture. La rêverie sur le passé devient pour l’autrice moyen d’accéder à l’extase par une forme de voyage mentaux et de migrations. Semblable par bien des points au personnage de Paulina 1880, Myriam assiste aux offices religieux du dimanche « ces dimanches extatiques où elle se hâtait d’aller croquer l’hostie d’un Christ vêtu de sa somptueuse douleur : que d’un trait de regard, il donne l’absolution à ses péchés ! » De toute évidence, le sacré se vit comme une forme d’extase, se révélant par une aspiration sublime et une volonté d’accomplissement allant jusqu’au sacrifice (p. 114). Se rejoignent, en effet, rites païens et rites chrétiens, communions, sacrifices ou hiérarchies sacerdotales (p. 121).

L’écriture par sa force de transmutation alchimique, devient, alors, ce vrai et seul moyen d’atteindre l’extase : « Sa prise de contact avec les mots s’opérait avec la totalité de ses sens, interpelant un univers extatique » (p. 70) et l’extase de l’écriture nous ramène à l’enfance et à l’adolescence levantine où les rêves et la création prennent racine et naissance.

 

Notes

1. Dimitri T. Analis, « L’empire du vide », Dédale n° 7 et 8, printemps1998, éd. Maisonneuve et la rose, p.158.

2. Marie-José Mondzain, « Les voix qui crient dans le désert », Dédale, p. 357.

[3] Ibid, p. 357.

[4]Ibid, p. 362.

[5]Oumama Aouad Labrech, "Le vertige horizontal/ Borges", Dédale, p. 439.

[6] Shmuel Trigano, « Le désert de l’amour » Dédale, p.331.

[7]Jabès cité par José Angel Valente, « Trois fragments », Dédale, p. 169.

[8]J-L Borges, Obras Completas, T2, Barcelone, Emécé, 1989, p. 186.

[9]Henri Meschonnic, « Génie du lieu et génie de la langue », « midbar : désert et davar : parole en hébreu », Dédale, p. 313.

[10] Edmond Jabès, Le livre des ressemblances, L’imaginaire, Gallimard, 1976, p. 148.

[11]Anne Wade Minkowski, « Désert dans les langues », Dédale, p 443.

[12]Cité par Olivier Houbert, op cit.

 

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus marquants du Liban francophone.  Née à Baalbek. Après une carrière journalistique dans la presse francophone de Beyrouth, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fondateur du magazine littéraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des symboles. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voyait en elle «  une étoile prometteuse du surréalisme oriental », elle publie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Passagère de la durée (éditions Phi, 2010) et D’autres annonciations (Le Castor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écriture à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé parmi les odeurs sensuelles et mystiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écriture (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Lettres  en 2007. Elle est membre du jury Louise Labé.

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Jan H. Mysjkin, POÈMES POUR FÊTER L’INDÉPENDANCE — Un entretien avec Irina Nechit

Jan H. Mysjkin, poète, cinéaste, traducteur, vit entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Auteur d'une dizaine de recueils de poésie, en néerlandais et en français, il a  traduit un nombre considérable d'auteurs néerlandais et flamands en français et du français en néerlandais. Partout chez lui, ou nulle part, ce poète écrit d'un lieu qui lui appartient, de cet endroit qui grâce à sa générosité et à son humanité lui de tracer les frontières d'une œuvre universelle. 

Un entretien avec Irina Nechit publié dans Ziarul Naţional (République de Moldavie), le 27 mai 2024

Cher Jan H. Mysjkin, les éditions l’Arbre à paroles, basées à Amay en Belgique, ont publié une anthologie intitulée Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave. Qu’avez-vous connu dans votre adolescence, dans votre jeunesse, du territoire situé entre le Prut et le Dniestr ?
Dans mon enfance les noms de Moldavie ou de Montenegro, par exemple, apparaissaient dans des contes et des histoires comme des pays exotiques. Ces pays me paraissaient aussi fantaisistes que la Syldavie dans les bandes dessinées de Tintin, Le sceptre d’Ottokar en tête.
Un pays de filles gentilles, de paysans bonasses et d’autorités corrompues. Les années soixante, c’était encore l’époque de la guerre froide ; pour un enfant, le rideau de fer faisait écran, l’URSS était présentée comme un bloc sans faire dans le détail. En Belgique, la Moldavie n’avait aucune réalité historique, géographique ou culturelle. En 2015, Jan Willem Bos et moi-même avons publié une anthologie de la poésie moldave contemporaine en néerlandais. Tenez-vous bien : en Flandre et aux Pays-Bas c’était la toute première publication de la littérature moldave sous forme de livre ! Il n’y avait rien eu avant.

Jan H. Myshkin lit sa traduction du poème Klanken de Kandinsky à l'Antiquariaat De Slegte Antwerp le samedi 27 janvier 2018 lors du vernissage de l'exposition 'Jan H. Myshkin traducteur de l'avant-garde'.

Vous signez la traduction française avec la poétesse roumaine Doina Ioanid. Cette anthologie est le couronnement de vos efforts pour promouvoir la poésie roumaine de la République de Moldavie dans l’espace francophone. Quand avez-vous découvert la poésie
Les premiers poètes moldaves que j’ai connus, je les ai rencontrés en Roumanie, où je vivais dans la première décennie du nouveau millénaire. Des poètes que j’avais découverts au festival de Neptun, le club de lecture Max Blecher, un marathon de poésie à Braşov, et autres événements. Cinq poètes ont d’abord été traduits en néerlandais pour l’anthologie réalisée avec Jan Willem Bos, qui de son côté en avait également traduit cinq. Nous avons été invités au Primăvara Europeană a Poeţilor/ Printemps européen des Poètes à Chişinău pour présenter ce livre.
Par bonheur, Doina Ioanid était également invitée pour présenter une anthologie en roumain de la poésie flamande que nous avions faite ensemble. Les rencontres pendant ce festival ont amené à plusieurs projets dans les deux sens. Doina et moi, nous avons pu faire une seconde anthologie de la poésie flamande pour les éditions ARC à Chişinău, suivie d’une anthologie de la poésie néerlandaise et une autre de poètes belges francophones. Inversement, nous avons publié des dossiers de la poésie moldave dans plusieurs revues francophones : Poésie/Première et L’Intranquille en France, Le Journal des Poètes en Belgique et Les Écrits au Québec. Ce sont ces traductions, réalisées au cours des années, qui sont maintenant rassemblées et actualisées dans un seul volume qui compte 25 poètes d’après 1991. Pour autant que je sache, c’est une première dans l’espace francophone.
Vous écrivez dans la préface de l’anthologie : « À partir de 1991 la poésie de la Bessarabie prend un nouvel envol dans un effort pour rattraper son retard sur la poésie de la Roumanie, voire de l’Europe. » Et sur la quatrième de couverture : « Le présent volume propose une coupe transversale de ce renouveau poétique dans la République de Moldavie. » Qu’est-ce qui caractérise ce renouveau poétique ?
Il est caractérisé en premier lieu par la diversité. Notre anthologie n’est pas la présentation d’une seule génération ou la défense d’une école, au contraire, nous avons voulu montrer l’éventail des formes existantes en Moldavie. Elle va de Marcela Benea, née en 1948, jusqu’à Aura Maru, née en 1990. Cela fait quand même quatre décennies de poésie, impossible à cataloguer dans une case unique. On ne peut pas mettre sous un dénominateur commun la poésie métaphysique de Teo Chiriac et celle terre-a-terre de Victor Ţvetov, les miniatures intimistes de Călina Trifan et les grandes constructions érudites d’Emilian Galaicu-Păun, la poésie d’Arcadie Suceveanu qui se réfère à Héraclite, Beckett, Rimbaud, Kavafis et celle d’Ion Buzu qui semble avoir Google comme repère premier. Signalons que l’anthologie se clot sur un essay de Lucia Ţurcanu qui brosse un tableau de « la poésie de la République de Moldavie jusqu’à l’indépendance et après ». Elle aussi conclut qu’il est difficile « de trier, de cataloguer et d’homologuer » la poésie des dernières décennies.
En lisant et en traduisant des poètes de la République de Moldavie, avez-vous ressenti l’angoisse, l’inquiétude des auteurs qui mènent leur vie dans une zone géopolitiquement instable ?
La vie est en soi une « zone instable » ; s’il faut parler d’angoisse ou d’inquiétude en poésie, se sera avant tout une angoisse ou une inquétude existentielles. Bien entendu, ces sentiments s’appuient sur le vécu en Moldavie. Les poèmes de Diana Iepure ou d’Anatol Grosu se situent dans le village où ils ont passé leur enfance. Eugenia Bulat fait explicitement allusion à des événements politiques, sans tomber dans une poésie militante. Et Maria Pilchin thématise la double contrainte roumain-russe en posant la question « combien de notre chair / est valaque et combien ruskof ». Pour le Belge que je suis, c’est facile à transposer à la double contrainte néerlandais-français.

Lecture de Jan Mysjkin au Festival international des poètes à Satu Mare.

Vous attendiez-vous à ce qu’une guerre éclate en Europe de l’Est ?
Cela fait maintenant trente ans que l’Est se trouve en état de guerre. La République de Moldavie en est bien un exemple avec la Transnistrie sécessionniste, soi-disant « sécurisée » par des troupes russes. À la dissolution de l’URSS, la Russie a gangréné systématiquement toutes les républiques devenues des États indépendants en occupant des régions sécessionnistes : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans la Géorgie, le Haut-Karabagh dans l’Azerbaïdjan, le Donetsk et Lougansk en Ukraine. La Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie se font des illusions s’ils croient intégrer bientôt l’Union Européenne, car personne en Occident ne veut hériter de ces foyers de guerre. Poutine, en revanche, ne se privera pas de les rafler, dès que l’occasion se présente.
Il y a clairement une indépendance à défendre, d’ailleurs nous avions demandé à notre éditeur de publier au plus vite Poèmes pour fêter l’indépendance, avant que la Bessarabie soit à nouveau annexée. Le tzar Nicolas I l’a fait une première fois en 1812, le « Père des Peuples » Staline lui a emboîté le pas en 1940. Le « maître du Kremlin » Poutine prendra-t-il modèle sur ses deux prédécesseurs, du coup faisant barrage au remarquable élan novateur de la littérature bessarabienne ?
Espérons que la République de Moldavie résistera en ces temps difficiles et qu’on continuera d’écrire de la littérature roumaine de qualité dans la région entre le Prut et le Dniestr. Cher Jan, merci pour cet entretien !

Doina Ioanid & Jan H. Mysjkin, Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave, préface de Jan H. Mysjkin, choix, traductions et notices de Doina Ioanid et Jan H. Mysjkin, éditions L’Arbre à Paroles, Amay, 2023. ISBN 978-2-87406-733-4. 276 pages. Prix: 20 euros.

Poèmes de Marcela Benea, Leo Butnaru, Arcadie Suceveanu, Călina Trifan, Teo Chiriac, Eugenia Bulat, Vasile Gârneţ, Nicolae Popa, Grigore Chiper, Nicolae Spătaru, Irina Nechit, Emilian Galaicu-Păun, Dumitru Crudu, Diana Iepure, Liliana Armaşu, Moni Stănilă, Andrei Gamarţ, Maria Pilchin, Anatol Grosu, Alexandru Cosmescu, Ana Donţu, Veronica Ştefăneţ, Aura Maru, Victor Ţvetov, Ion Buzu; essai de Lucia Ţurcanu.

Présentation de l’auteur

Jan H. Mysjkin

Jan H. Mysjkin est né en 1955 à Bruxelles. Depuis 1991, l’année où il reçoit le Prix National de la Traduction littéraire en Belgique, il mène une vie de semi-nomade entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Il a signé une dizaine de recueils de poésie, tantôt en néerlandais, tantôt en français. Il traduit de la poésie et de la prose, aussi bien des classiques que des auteurs de l’avant-garde. Il a traduit une centaine d’auteurs néerlandais et flamands en français et réciproquement le même nombre d’auteurs français en néerlandais. En 2009, il a reçu aux Pays-Bas le Brockway Prize, qui couronne les meilleures traductions de poésie du néerlandais.

Source : https://www.marche-poesie.com/jan-h-mysjkin-2/

© Crédits photos Christophe Lucchese

Bibliographie 

Œuvres originales

  • Vormbeeldige gedichten, avec une postface par Ivo Michiels, 1985.
  • Een kwarteeuw poëzie in Vlaanderen 1960-1985, 1988.
  • Spel van spiegels/Sonnetten in beweging, avec une correspondance avec Pol Hoste, 1990.
  • Verlangen, eksplozie, 1994.
  • Hersenslag, avec des bois par Roger Raveel, 2000.
  • Jeu de miroirs/Sonnets en mouvements, traduction collective à te Royaumont, 2003.
  • Kosovo, gravures et réalisation artistique par Klasien Boulloud, 2006.
  • Пред мојим очима / Voor mijn ogen, édition bilingue serbe-néerlandais, choix et traduction en serbe par Radivoje Konstantinović, 2008.
  • kosovo. un poème de jan h. mysjkin, édition en trente-quatre langues, 2009.

Traductions vers le français

  • Poètes néerlandais aujourd’hui, fronton d’Action Poétique, n°. 156, 1999. Poèmes de Jan Baeke, Arjen Duinker, Elma van Haren, Esther Jansma, Peter van Lier, Erik Lindner, Erik Menkveld, K. Michel, Tonnus Oosterhoff, Margreet Schouwenaar, Henk van der Waal, Nachoem M. Wijnberg.
  • CobrAmsterdam, dossier de Java, n°-s. 23-24, 2002. Poèmes de Hans Andreus, Remco Campert, Jan G. Elburg, Jan Hanlo, Gerrit Kouwenaar, Hans Lodeizen, Lucebert, Sybren Polet, Paul Rodenko, Bert Schierbeek, Simon Vinkenoog.
  • Gerrit Kouwenaar, Une odeur de plumes brûlées, 2003.
  • Paul van Ostaijen, Le dada pour cochons, 2003.
  • Cees Nooteboom, De slapende goden / Sueños y otras mentiras, avec des lithographies par Jürgen Partenheimer, 2005.
  • La poésie néerlandaise depuis 1950 : une coupe, cahier de création d’Europe, n°-s. 909-910, 2005. Poèmes de Gerrit Kouwenaar, Cees Nooteboom, Judith Herzberg, H.C. ten Berge, Jacq Vogelaar, Rob Schouten, Hans van Pinxteren, K. Michel, Anna Enquist, Lidy van Marissing, Menno Wigman, Alfred Schaffer.
  • Nichita Stănescu, Les non-mots et autres poèmes, en collaboration avec Linda Maria Baros, Pierre Drogi et Anca Vasiliu, 2005.
  • Hans Faverey, Sur place, avec des gravures par Ronald Noorman, 2006.
  • Armando, La bataille, avec des lithographies par Armando, 2007.
  • Armando, Ciel et terre. La création, avec des lithographies par Armando, 2008.

Poèmes choisis

Autres lectures