Przemysław Czapliński, La carte déplacée. L’imaginaire géographique et culturel des lettres polonaises au tournant des XXe et XXI siècles

AVANT d’entrer dans le vif du sujet et de lancer le lecteur dans La carte déplacée, il faut quelques mots d’avertissement. Il s’agit ici non pas d’un déplacement des frontières de la Pologne, comme pourrait le faire penser la première partie du titre, mais d’une carte européenne « bouleversée », car le mot polonais poruszona indique un changement à la fois physique et émotionnel. Le thème principal de cet imposant ouvrage est de démontrer comment l’axe est-ouest de référence culturelle qui fonctionne pour la Pologne depuis plus de deux siècles a tourné en axe nord-sud en vingt-cinq ans, de la fin de la guerre froide en 1989 jusqu’en 2015, date de la rédaction du livre.

Le savoir accumulé par Przemysław Czapliński depuis de nombreuses années lui donne un regard nouveau sur sur la façon dont les Polonais parlent et imaginent leurs relations avec leurs voisins. L’imaginaire auquel se réfère le titre de l’ouvrage est toutefois mitigé par la définition très large du terme « lettres polonaises » qui comprend reportages, analyses politiques, textes historiques, et articles de presse, en plus des « belles-lettres » (pièces de théâtre, romans, films et poèmes). Ce vadémécum impressionnant est analysé principalement d’après les observations (témoignages) vécues et concrètes que fournissent des décodeurs « objectifs » (reporters, journalistes, essayistes, et Przemysław Czapliński lui-même) et « subjectifs » (romanciers, poètes, dramaturges). Le décodage de « l’imaginaire » indique une analyse littéraire tant chez les spécialistes de l’actualité que les littérateurs, chacun utilisant de façon interchangeable soit l’approche de l’inspecteur qui utilise le langage officiel, conventionnel, des rapports, soit celle du cueilleur qui pratique la parole spontanée du récit littéraire ou poétique.

LE THÈME principal de La carte déplacée, soit l’analyse du regard que les Polonais jettent sur leurs voisins aujourd’hui, implique une recherche de leur identité par référence à ces voisins. Il implique aussi une dépendance vis-à-vis de ces voisins, dont le choix se limite à l’Europe proprement dite : l’axe est-ouest est représenté par la Russie et l’Allemagne et l’axe sud-nord part du Caucase pour atteindre la Norvège. Le bilan n’est pas brillant : la Russie est toujours orientale, fascinante, un monstre impérial  entre chaos, boue et glace, colonisateur ou à coloniser, incontournable ;  l’Allemagne incarne la fluidité des frontières (accélérée par la formation de l’Union Européenne) et la tentative d’effacer le contentieux de la seconde guerre mondiale et surtout de l’après-guerre tout en profitant de l’abondance économique; les pays du Caucase et des Balkans sont toujours particuliers et non-solidaires, leur appartenance euro-chrétienne trop faible pour endiguer l’immigration ; seul le nord scandinave offrirait des perspectives nouvelles de modernité, encore qu’il ne soit pas l’idéal rêvé, selon Dorota Masłowska et Manuela Gretkowska. Le pouvoir de la Pologne est dilué par l’Union Européenne, une fédération d’Europe centrale n’est plus possible, et la porte de secours française n’offre que la possibilité de se réinventer. La « saleté » russe permet aux Polonais de se démarquer en tant que nation européenne et « propre, » mais le mot « saleté » saute aux yeux et choque.  Ces observations sont étayées par de très grands noms, tels Ryszard Kapuściński, Olga Tokarczuk, Dubravka Ugrešić, Leszek Szaruga, Tomas Transtrőmer, et Milan Kundera, pour ne citer qu’eux, ainsi qu’un grand nombre de penseurs, hommes politiques, et philosophes de toute l’Europe.

Przemysław Czapliński. La carte déplacée. L’imaginaire géographique et culturel des lettres polonaises au tournant des XXe et XXI siècles. Traduit du polonais par Dorota Walczak-Delanois et Cécile Bocianowski. Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2024.312 p. ISBN 9782757440919.

PEUT-ON aujourd’hui toujours parler de l’Europe en vase clos ? L’ouvrage se compose de quatre parties; la Russie (l’est) reçoit la part du lion, soit 120 pages. Le sud et le nord ensemble sont aussi longs que le chapitre sur la Russie, et l’Allemagne (l’ouest) reçoit la plus petite portion, soit 40 pages. Ce déséquilibre entre les quatre parties de l’ouvrage représente-t-il la réalité de demain ou les rivalités d’antan ? L’extérieur de l’Europe ainsi définie n’apparait que lors de la crise syrienne de 2014-2015 qui jeta des millions de personnes déplacées vers l’Europe. Comment Ryszard Kapuściński aurait-il analysé cette crise, lui qui, en tant que reporter mondial, représentait l’ouverture historique des Polonais à tous les continents ? N’aurait-il pas plutôt insisté sur les contributions mondiales de la culture polonaise ? Nombre d’auteurs se sont penchés sur l’ouverture de la Pologne sur le monde depuis la Renaissance, notamment sur l’ère des Lumières si bien analysées par Jan Zieliński dans Magiczne Oświecenie [La Magie des Lumières, 2022]. La Pologne a depuis toujours été ouverte sur le monde, notamment sur l’Asie et les territoires situés le long de la Route de l’ambre et de la Route de la soie. Elle l’est restée depuis, à travers sa littérature émigrée. L’identité polonaise est constituée de la somme de tous ces échanges. Et, depuis la fin de la guerre froide, les artistes et écrivains polonais multiplient les contacts et les participations culturelles qui non seulement disent comment ils voient le monde, mais ce qu’ils font pour créer de nouveaux contacts qui transcendent les frontières politiques. Et comment oublier le mouvement « de terroir » de la littérature et de la poésie polonaise, qui s’esquisse depuis la fin de la guerre froide, notamment dans les œuvres d’Urszula Koziół et de Marzanna Kielar pour la Silésie et la Mazurie, respectivement, rappelant que les régions (un concept revivifié par l’Union Européenne) sont plus importantes que les nations ? Tous/tes les écrivain/es et poètes travaillent à imaginer et à construire un avenir qui transcende les traumatisme subis par la Pologne depuis les partages de la fin du 18e siècle jusqu’en 1989.

LES ARGUMENTS sont infinis et les conclusions élusives. La Pologne émerge de l’introspection a laquelle la soumet Przemysław Czapliński fragilisée et sans gouvernail. Dans une Europe qui, annonce Marcin Król en fin de l’ouvrage, agonise par la triple blessure de la laïcité, du nationalisme, et de l’hédonisme, la Pologne pourra-t-elle s’émanciper de son contentieux historique entre Allemagne et Russie ? Pourra-t-elle se définir indépendamment de ses voisins ? Pourra-t-elle échapper, au XXI siècle, à un avenir colonisateur ou colonisé ? Le plus grand mérite de La Carte déplacée est de nous donner sérieusement à réfléchir. Initialement publié à Varsovie en 2017, le livre a presque neuf ans et le lecteur n’y trouvera pas les toutes dernières œuvres littéraires polonaises, mais qu’à cela ne tienne, car l’érudition de l’auteur est impressionnante. Il ouvre pour les lecteurs francophones une conversation essentielle pour l’avenir de la Pologne et éclairante pour toute nation en quête d’identité dans un ordre mondial en plein changement.

∗∗∗

L'auteur Przemysław Roman Czapliński

Przemysław Roman Czapliński (né le 6 novembre 1962 à Poznań – critique littéraire polonais, professeur de littérature contemporaine. Il travaille à l'Institut de philologie polonaise de l'Université Adam Mickiewicz. Membre correspondant de l'Académie polonaise des sciences.

Diplômé du lycée Karol Marcinkowski à Poznań. Il a obtenu son doctorat en 1992, son habilitation en 1998, et un an plus tard, il a obtenu un poste de professeur à l'université Adam Mickiewicz. Il a reçu le titre de professeur en 2002. De 2002 à 2008, il a occupé le poste de directeur du Laboratoire de critique littéraire (à la Faculté de philologie polonaise de l'Université Adam Mickiewicz), et depuis 2008, il est directeur de la spécialité critique littéraire (depuis 2015, nom de la spécialité : Critique et pratique littéraire). De 2001 à 2006, il a été rédacteur en chef de la revue Poznańskie Studia Polonistyczne ; depuis 2016, il fait partie de la rédaction de la revue Teksty Drugie. De 2002 à 2006, il a été membre du Comité des sciences de la littérature de l'Académie polonaise des sciences. De 1997 à 2001 et de 2010 à 2013, il a fait partie du jury du prix littéraire Nike et depuis 2008, il siège au jury du concours théâtral consacré à la dramaturgie contemporaine polonaise « Metafory rzeczywistości » (Métaphores de la réalité). Auteur de nombreuses publications critiques littéraires (notamment Ślady przełomu. O prozie polskiej 1976–1996 [Traces du tournant. À propos de la prose polonaise 1976-1996], Ruchome marginesy: szkice o literaturze lat 90. [Marges mobiles : essais sur la littérature des années 90]).




Over and Underground in Paris & Mumbai — Rengas ferroviaires

Rengas ferroviaires

Over and Underground in Paris & Mumbai [« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain »] est un projet collectif poético-ferroviaire porté par quatre femmes : deux poètes, Karthika Nair et Sampurna Chattarji, deux illustratrices, Roshni Vyam et Joëlle Jolivet.

Le résultat est un livre objet tête-bêche comme une rame automotrice réversible : la 4e de couverture est aussi une 1e de couverture et la 1e une 4e de sorte que, tel le conducteur qui change de cabine de commande au terminus pour repartir en sens inverse, le lecteur, pour tout lire, doit renverser le volume.

[K.N.] And now, to end, to end or to begin –
for the two can appear well-nigh the same
dizygotic twins doffing wilfully
mismatched hats or helmets, that’s all – here be
a canticle for those who transmute stray
rocks (or maybe satellites, inert and
aimless) into swirling constellations
of lines and stations that sparkle and spin
by moonless sunshine as by night : the near
three thousand engine drivers that magic
many millions of us…

Voici en fin fin ou début
les deux peuvent paraître quasi pareils
jumeaux dizygotes coiffés, têtus,
de chapeaux ou casques dépareillés, voilà tout – voici
un hymne à qui transmue des rochers
errants (ou qui sait des satellites flottants,
inertes) en constellations tournantes
de lignes et de stations chatoyantes pivotantes
sous un soleil sans lune comme la nuit : les près de
trois mille conducteurs qui magient
plusieurs millions d’entre nous…

Karthika Nair & Sampurna Chattarji, Roshni Vyam & Joëlle Jolivet, Over and Underground in Paris & Mumbai, Context Westland Books 2018.

L’idée était de rapprocher l’Inde et la France par le biais des réseaux ferrés locaux de Paris et Mumbai, et des banlieusards d’ici et de là-bas, tous pris dans le flux sanguin des transports quotidiens on every freighted day [S.C.], « tous les jours affrétés ».

D’une fructueuse originalité, l’objet collaboratif, inspiré du renga, se présente comme un échange épistolaire entre les deux poètes, dont l’un, face 1, est lancé par Karthika, l’autre, face 2, par Sampurna – ou vice versa. Sur la face 1, K., par exemple, avait pour tâche de commencer un poème en reprenant le dernier vers du poème précédent de S. Alors que, sur la face 2, S. devait terminer un poème en reprenant le premier vers du poème précédent de K.

Le Peletier, Cadet, Riquet… there’s a near-dozen stations more before Porte de la Villette. However will I reach before tonight’s premiere ! Panic and bile rise in lilac swirls till ‘No sweat, we’ll sneak you through stage door, stretch the first song or somethin’. Yes, here is where and why I belong.

Le Peletier, Cadet, Riquet… encore près d’une douzaine de stations avant Porte de la Villette. Comment pourrais-je arriver à temps à la première de ce soir ? Panique et maussaderie croissent en torsades lilas jusqu’à : « Pas de soucis, on te fera passer par l’entrée des artistes, on fera durer le premier air, on trouvera un moyen. » Oui, voici où je suis et pourquoi j’y suis.

[S.C.] Where and why I belong was never clear to me
Until
I found myself landing feet first in Mumbapuree

je suis et pourquoi j’y suis ne m’est jamais apparu Nettement jusqu’à ce que
J’atterrisse les pieds les premiers à Mumbapuree

 

Sampurna avoue qu’un vers lancé par Karthika l’« a aiguillée vers une voie parallèle où, arrêtant d’observer attentivement les passagers, j’ai fermé les yeux et me suis mise à m’observer moi-même et à confronter mes peurs inavouées », ce qui ne serait sans doute pas arrivé si elle n'avait « pas été contrainte de parvenir à un vers particulier à la fin de mon poème ».

 

Écrit par Karthika Nair et Sampurna Chattarji et illustré par Roshini Vyam et Joëlle Jolivet, « Over and Underground in Paris and Mumbai » est un récit de voyage sous forme de poésie, d'illustrations et de conversations à travers les continents entre Sampurna Chatterji, de Mumbai, et Karthika Nair, de Paris. Entretien avec Karthika Nair.

Ainsi les poèmes de S. et de K. se croisent comme des rames, invitant les lectrices à vadrouiller entre les mots, entre les lignes et entre les usagers tour à tour du métro parisien…

[K.N.] By Châtelet, the ripple swells into torrent.
Legions and legions of heels pound steel-tipped concrete
stairs to the platform, some sidestepping, some near tripping on, an islet of quiet […/…], middle-aged, unshaven […/…] plastic tumbler in hand for handouts.

Vers Châtelet, l’onde gonfle en torrent.
Des légions de talons pilonnent les escaliers en béton à nez de marches en acier, jusqu’au quai, certains évitant, d’autres manquant de trébucher sur un îlot de paix […/…] d’âge mur, pas rasé […/…] gobelet en plastique à la main destiné aux aumônes.

… et le réseau de chemin de fer (sub)urbain de Mumbai, avec ses propres vocables et pressions.

[S.C.] Meanwhile at six thirty, between Matunga Road-Mahim Junction you would never live to rue the day you caught the five-thirty-seven fast from Churgate to Vihar, if only you’d waited for the next one, you might even have got a seat…

En attendant, à six heures trente, entre Matunga Road et Mahim Junction, tu n’eus pas l’heur de survivre pour regretter le jour où tu as pris le direct de 17h37 Churchgate-Vihar, si seulement tu avais attendu le suivant, tu aurais même pu qui sait trouver une place assise…

« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain » rapproche des réseaux ferroviaires tentaculaires qui cimentent, agrègent, font un tout de chacune de deux métropoles qui vivent, bougent, pulsent grâce à eux et à leurs incessants mouvements. Le recueil noue – de « nouer », comme dans : « nœud ferroviaire » et comme dans : entrelacement des regards, des visions, des points de vue. Sans oublier « resserrage » comme dans : resserrage des boulons et resserrage des liens.

On board, the sari-clad
gazelle-eyed beauty stares
thoughtfully at me from an
ARE YOU BEING HARASSED
poster, winsomely winning me 
over to her gentle way of resisting
every molester with a simple
phone-call.


A bord, la beauté en sari
yeux de gazelle me fixant
l’air pensif depuis une affiche
VICTIME DE HARCELEMENT ?  
me rallie aguicheuse
à sa manière douce de résister
à tout agresseur par un simple
appel téléphonique.

L’échange épistolaire des poètes est redoublé par l’entrecroisement des illustrations de Roshni Vyam et Joëlle Jolivet. Elargissant l’échange de perspectives, les poètes ont proposé à cette dernière, la visiteuse française, de se concentrer sur les rames de Mumbai : elle nous livre des portraits au trait énergique, d’une rare justesse, tout en postures et expressions individualisées saisies au vol ; de son côté, Vyam, visiteuse (pardhan) gond à Paris, s’inspirant des motifs (dighna, chowka) géométriques, pigmentés, vibrants dont les Pardhan(e)s couvrent traditionnellement murs et sols, transfigure les trajets R.A.T.P. en imposant un contrepoint antique, végétal et animalier au propos contemporain, (sub)urbain de l’ouvrage.  

Le quatuor réunit en un ouvrage deux foules que tout sépare sauf leurs schémas de déplacements confiés aux transports en commun – et désormais ces deux textes illustrés qui s’entremêlent, « faits de millions d’individus …

They are the freight
Ils sont le fret

The human cargo
La cargaison humaine

… et de moments où, quand la foule s’écarte, sont révélées des bribes d’histoires qu’on ne peut que deviner, inventer. 

From Sampurna to Karthika
De Sampurna à Karthik
(extrait)

It cannot be
That endurance knows
No limit
Impossible
Que l’endurance ne connaisse

No limite
No limit

To the number of men who will
Attach themselves
No limite
Au nombre d’hommes qui
S’agrippent

To the outer edges of each
Compartment
No limit
A l’extérieur de chaque
Compartiment
No limite

To their disregard
For death
It cannot be
A leur mépris
De la mort
Impossible

That two faces
Emerge
From this
Que deux visages
Emergent
De ce

Daily
Carnage
Wreathed in smiles
Carnage
Quotidien
Enguirlandés de sourires

There are twenty three names I must list
Not the thousand and eight names of Durga
The thousand names for reindeer
The ninety-six names for love
The fifty names for snow
Just the twenty-three names I hadn’t foreseen
Je dois lister vingt-trois noms
Pas les mille et huit noms de Durga
Ou les mille noms du renne
Les quatre-vingt-seize de l’amour
Ou les cinquante de la neige
Non : les vingt-trois que je n’avais pas prévus

How could I
As I sat waiting for my train to Pune to arrive
On a platform besieged by locals
Where the long-distance train is just another
Interloper
Another rude
Interruption ?
Comme aurais-je pu
Attendant mon train pour Pune
Sur un quai bondé de banlieusards
Où l’express interurbain n’est qu’un
Intrus supplémentaire
Un énième et grossier
Hiatus ?

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle  Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia who died, not with the others in the stampede on the footbridge connecting Elphinstone Road and Parel stations, not on September twenty-ninth, two thousand seventeen, but a whole day later, in hospital, succombing to internal injuries, taking the death toll to twenty-three.

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia tous décédés non pas au moment de la cohue sur la passerelle reliant les stations de Elphinstone Road et de Parel, pas le vingt-neuf septembre deux mille dix-sept mais bien vingt-quatre heures plus tard, à l’hôpital, de leurs blessures internes, vingt-trois morts en tout.

3202 passengers died
and 3363 were injured
on the suburban rail
network in 2016
3202 voyageurs sont morts
et 3363 ont été blessés
sur le réseau
suburbain en 2016

                                              

                                                         While 8 people die
                                                     on the local train tracks
                                                                 every day. 31 %
                                                       per cent stay untraced
                                                             Tous les jours
  8 personnes meurent
                                                        écrasées sur les voies

                                                        
dont 31% non identifiées
…/…

                                                    As many as 1798 people
                                                                  (more than 50%
                                                                   of total fatalities)
                                                died while crossing the tracks
    1798 morts, pas moins
                                                                          (plus de 50%
                                                          de la totalité des décès)
                                                            en traversant les voies

Death from other reasons :
Falling from trains (657)
Hitting the pole (8)
Slipping through
Autres causes de décès :
Tombé du train (657)
Heurté un poteau (8)
En glissant

                                                    The platform gap (13)
                                                               Electric shock (34)
                                                           Suicides (33) Natural
                                                     Death (524) Others (133)
              entre le quai et le marchepied (13)
                                                                    Electrocuté (34)
                                                               Suicidé (33) Cause
                                                Naturelle (524) Autres (133)

                              I think about the Others.
                      What other reasons could there be,
                       too individual to be listed ?
               What were the causes of natural death ?
               Heart attacks ? Haemorrhages ? Strokes ?
Je pense aux Autres.
Quelles autres raisons pourrait-il bien y avoir,
trop individuelles pour être listées ? 
Quelles étaient ces causes de mort naturelle ?
Hémorragie ? Infarctus ? AVC ?
…/…
I am not surprised. How many of those I saw this morning
would have got home safe ?
Would not have lost their tenuous grip on doors or someone’s
 polyester shoulder, and fallen to their deaths ?
How many slipped right through the platform gaps ? 
Je ne suis pas surprise. Combien de ceux que j’ai vus ce matin
sont-ils rentrés chez eux ce soir sains et saufs ? Auront,
lâchant la portière ou l’épaule polyester de leur voisin, glissé e
t trouvé la mort en s’écrasant sur le ballast ?
Combien auront chuté en gare même, sautant du train
en marche, dans l’interstice entre la rame et le quai ?
*
What stays when you switch off the sound ?
                  Que reste-t-il quand on coupe le son ?

 

unforeseen grace
a pregnant woman
stomach wrapped safe
beneath her pallu
walking past
la grâce inattendue
d’une femme enceinte
passant là
ventre emmailloté protégé
par son pallu

                                                                              gleem
               of steel
                                                                              bench
                                                                                      riddled
            with light
               l’éclat
d’une banquette
   en aluminium
                                                                                     criblée
        de lumière     

dude in flip-flops
and distressed jeans
impatient to be off
peering engine-ward
as if to make it move
by sheer will alone
and yet when it does
he switches mood
and arches languid
at the door reluctant
to let his flippered foot
lose contact
with the ground
lifting in and off
at the very last moment
his arms wide yawns
his fingertips barely
brushing the silver ribbing
above the door
un type en tongs
et jeans délavé
à hâte que le convoi s’ébranle
regard rivé à la tête du train
comme pour stimuler la loco
par sa seule force de volonté
or quand elle avance
son humeur vire
languide il se cambre
bâille à la porte rechignant
à laisser son pied palmé
perdre le contact
avec le sol
il le soulève le rentre
au tout dernier moment
bras en croix
phalangettes touchant
à peine le rebord nervuré
au-dessus de la porte

the choreography
of bags
some men keep
their knapsacks
safe and snug
before them
pregnant men
with bulgy tums
in baby-pink shirts
others slipshod
with plastic bags
swing jewellers
and sweet-sellers
clothiers and tailors
bums and bats
into faces
as they board                                                                  
chorégraphie
de sacs
besaces gardées
bien à l’abri
serrées sur le ventre,
hommes enceints
bidon bombé sous la
chemisette rose tandis que
d’autres négligents brandissent
des poches en plastique
camelots de bijoux toc
marchands de bonbons
couturiers tailleurs
clodos et dingos –
contre les visages
en se ruant à bord

A Mumbai, le cycle métro - boulot - (bref) dodo n’est pas une activité exempte de risques mortels. A Paris, l’atmosphère est sinon apaisée, du moins, quoiqu’on en pense ou en dise, sensiblement plus confortable.

From Karthika to Sampurna
De Karthika à Sampurna
(extraits)

 [K.N.] Rambuteau
You stroll eastwards. I head north via Line 11, diving into a seat beside three blue-and-grey stripe-tied connoisseurs of game consoles, rapt notching the virtues of Wii U, Xbox One & PlayStation 4 on a window misted by earnest breaths.
Rambuteau
Tu pars à l’est au pas de promenade. Je vise le nord via la Ligne 11, plonge sur une place libre à côté de trois connaisseurs, cravatés bleu et gris, de consoles de jeu, encochant captivés les vertus de Wii U, Xbox One & PlayStation 4 sur la vitre embuée par leurs haleines appliquées.

 Arts & Métiers
A springy-haired young man in carmine circumaural headphones covers his eyes with a quiet hand and weeps.
Arts & Métiers
Un jeune homme à la tignasse élastique auréolée d’un casque audio stéréo carmin se couvre les yeux d’une main placide et pleure.

République : Change here for 3, 5, 8 & 9. Tangerine,
tangerine will sign the course of my lifeline.


       On knees abutting mine dance a woollen flat
cap and grey leather gloves ; the owner spells
aloud touch-typing dispatches on a new, silver
telephone, a single quivering letter at a time :
his eyes hold the sparkle his fingers have no more.


République : Changement pour les lignes 3, 5, 8 & 9.
La ligne orange, l’orange signera le tracé de ma corde de sécurité.

       Sur des genoux accolés aux miens dansent un béret en
laine et des gants en cuir gris ; leur propriétaire tapote des
messages sans regarder les touches d’un portable neuf chromé,
épelant chaque lettre tremblante cliquée une à la fois :
ses yeux conservent le pétillement que ses doigts n’ont plus.

Jacques Bonsergent

And just across the aisle, a barely teenage couple sample
kisses, discover the calligraphy of courtship : an inky index
finger drawing whorls in fuchsia from the well
of a neck, while unlearned, eager lips gild the down
stroke from cheekbone to cleft on chin, and his hand cursives
desire in two scripts along her stocking-clad shin.


Jacques Bonsergent

 Et juste de l’autre côté du couloir, un couple à peine nubile
s’essaie aux baisers, découvre la calligraphie de la drague :
un index noir d’encre tire des volutes fuchsia du puits du cou,
tandis que d’ardentes lèvres inexpertes dorent
  une caresse plongeante de la pommette à la fossette du
menton et que la main du garçon écrit le désir en attaché et
 en deux graphies sur le bas luisant du tibia de la fille.

Et ainsi de suite à la faveur de déplacements et de changements à telle ou telle station. « Paris/ Mumbai/Aérien/Souterrain » peut se lire comme un roman, en prenant le volume dans un sens puis dans l’autre comme on tente de comprendre un plan du Métro de Paris ou de la Central Line ou de la Western Line à Mumbai, d’un trait ou pas, en aller simple ou en aller-retour, en droite ligne ou en faisant des détours, en sautant d’une ligne à l’autre, de nuit comme de jour comme on entre dans un tunnel et en ressort.

Le thème est riche.

 

Karthika Naïr et Joëlle Jolivet sur les lieux du métro : au-dessus et sous terre à Mumbai et Paris. Karthika Naïr et Joëlle Jolivet évoquent leur nouvelle collaboration Over & Underground à Mumbai et Paris, un regard sur le fonctionnement artériel de deux villes - Paris et Mumbai - qui associe magnifiquement la poésie de Naïr et les illustrations de Jolivet à celles de leurs homologues à Mumbai.

Les trajets sont propices à la méditation, notamment hors des heures de pointe, quand l’atmosphère est plus sereine, moins alourdie par la foule. Il est tentant alors pour la poète de retourner à ses marottes personnelles. Ainsi, l’observation des noms des stations peut mener à un détour purement littéraire : Chattarji, qui avait déjà écrit sur Bombay/Mumbai, s’attarde alors sur un palimpseste linguistique.

Mais la cohabitation forcée par le projet collaboratif – avec les voyageurs mais aussi entre elles – les font sortir de leur introspection pour les entraîner sur un chemin plus collectif qu’un poète a tendance à l’être.

Sampurna Chattarji se laisse aller à des réflexions qui, parties de la question ferroviaire, la transcendent. Sa colère face au délabrement du réseau ou sa compassion face au sort des commuters, auxquels le recueil est dédié, deviennent des sentiments qui se répandent loin des rails.

La contemplation des paysages familiers mais changeants, l’observation des autres passagers entraîne l’une et l’autre vers le passé, voire l’avenir.

Les trajets sont propices à des souvenirs, qui à leur tour, les entraînent vers d’autres souvenirs. Ce « carnet de voyage » écrit sur une longue période trahit parfois le temps écoulé entre la composition du premier poème et l’écriture du dernier, tout comme le wagon d’aujourd’hui et ses usagers ne sont plus les mêmes qu’il y a ne serait-ce que trois ans. Un pan d’histoire chaotique et dramatique s’est écrit entretemps et les poèmes traduisent cela, de même que les deux poètes ont mené leur vie propre chacune de son côté durant le temps d’élaboration du recueil. Karthika Nair précède ou prolonge volontiers les trajets en métro par des excroissances qui rejoignent celles des motifs de son illustratrice, Roshni Vyam… des parcours à pied dans la capitale, dans des rues où l’on entend parfois les bruits montant des entrailles.

Ta-dam ta-dam ta-dam…

 

 

 

Présentation de l’auteur

Karthika Naïr

Karthika Naïr est poète, dramaturge, fabuliste et librettiste. Le cantique des lionnes (Until the Lions : Echoes from the Mahabharata),  réécriture à plusieurs voix du Mahabharata, épopée fondatrice en Asie du Sud, a été récompensé en 2015 par le « Tata Literature Live Award for Book of the Year » en fiction.  Le livre a été très remarqué lors des “Forward Prizes” en 2016. Il a été adapté à plusieurs reprises pour la danse, le théâtre et l’opéra. Les Oiseaux électriques de PothakudiElectric Birds of Pothakudi – illustré par Joëlle Jolivet – a remporté le Prix Felipe de littérature écologique pour enfants, et a figuré dans les dernières sélections du Jugendliteraturpreis 2023.

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

Parmi les performances dont Karthika  Naïr a écrit les scripts :   ROOH: Within Her (2024) de Urja Desai ThakorePETTEE: Storybox (2024) avec le romancier Deepak Unnikrishnan; la pièce Beneath the Music (2023) mise en scène par Jay Emmanuel au théâtre Encounter à Perth (Australie); Mariposa (2022) de Carlos Pons Guerra,  une réécriture queer de Madame Butterfly, opéra de Puccini; et plusieurs des productions de danse primées de Akram Khan, dont Le cantique des lionnes (2016), adaptation d’un chapitre de son livre éponyme.

Karthika Naïr est cofondatrice de la compagnie du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Eastman, et productrice exécutive de plusieurs des œuvres de Sidi Larbi Cherkaoui, ainsi que celles de Damien Jalet. Entre 2010 et 2015, elle été programmatrice associée du Festival Equilibrio à Rome avec Cherkaoui. En 2012, elle a créé les Prakriti Excellence in Contemporary Dance Awards (PECDA) pour la Fondation Prakriti (Inde), une initiative unique pour la danse dans le Sous-Continent indien, et elle en a été la directrice artistique pendant quatre éditions biannuelles. Elle est actuellement chargée de rechercher de nouveaux spectacles de danse en tant que membre du Rose International Dance Prize, une nouvelle initiative globale, organisée par le Sadler’s Wells Theatre, à Londres : elle est aussi membre du jury qui choisira les finalistes de l’édition inaugurale.

© Crédits photos Koen Broos

Bibliographie 

La poésie de Karthika Naïr a été publiée dans de nombreuses anthologies et revues, comme Granta, Los Angeles Review of Books, Poetry Magazine, Poetry International, Indian Literature, The Bloodaxe Book of Contemporary Indian Poets, the Forward Book of Poetry 2017, ainsi que Versus Versus: 100 Poems by Deaf, Disabled and Neurodivergent Poets (à paraître en 2025 chez Bloodaxe). Elle a été lauréate d’une résidence à Sangam House (Inde) en 2012, ainsi qu’à la Fondation Toji (Corée) en 2013, puis à la Villa Marguerite Yourcenar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Different Distance (Milkweed Editions, 2021), des renga écrits à quatre mains avec la poète américaine Marilyn Hacker, a figuré sur la liste de recommandations de Ms. Magazine en automne 2021 puis a été sélectionné dans Indie Next en décembre 2021.

Poèmes choisis

Autres lectures

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Over and Underground in Paris & Mumbai — Rengas ferroviaires

Rengas ferroviaires Over and Underground in Paris & Mumbai [« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain »] est un projet collectif poético-ferroviaire porté par quatre femmes : deux poètes, Karthika Nair et Sampurna Chattarji, deux illustratrices, Roshni Vyam et Joëlle Jolivet. [...]

Présentation de l’auteur

Sampurna Chattarji

Sampurna Chattarji est poète, romancière, traductrice et rédactrice en chef de la rubrique poésie du magazine Indian Quarterly. Parmi ses ouvrages récents, citons Over & Under Ground in Mumbai & Paris (Westland Publications, 2018), une collaboration avec la poète Karthika Naïr et les artistes Joëlle Jolivet et Roshni Vyam.

© Crédits photos Richard Hooton.

Poèmes choisis

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Quand on me pose la question : entretien avec Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard est poète. Elle tisse des trames de sens non seulement avec les mots, mais aussi grâce à son travail unique et puissant sur l'image, les images, la forme, les couleurs. Bribes de mots, et de dessins, ou photographies, de couleurs, de formes, qui laissent émerger des univers inédits et fertiles. Collages, paroles tracées au coeur de pages bien souvent uniques, je fais référence à ses productions magistrales de Livres pauvres, nous lui devons aussi un engagement au service de la littérature, vecteur de fraternité et témoin de nos histoires, de notre Histoire. Elle a accepté de répondre à nos questions. 

  1. Pourquoi le collage ? Comment es-tu venue à cette discipline artistique ? 
Quand on me pose la question de l’origine de mes collages, j’éprouve beaucoup de difficulté à répondre, car la genèse en reste mystérieuse ; mais elle a très certainement son origine dans l’enfance. Je garde un très net souvenir de mon intérêt pour le papier et les images que je collectionnais. Les mots et les couleurs dans les revues retenaient mon attention, j’aimais en découper les pages. Et puis, je suis de la génération qui recevait en récompense à l’école des bons points, ceux-ci étaient souvent des images… La rencontre avec l’œuvre du collagiste tchèque Jiri Kolar a été déterminante, en la découvrant, j’ai eu envie d’expérimenter et d’approfondir dans ce domaine.

Ghislaine Lejard, leporello réalisé en 15 exemplaires signés numérotés, avec Jacques Robinet, Béni sois-tu.

2. Qu'est-ce qui t'attire dans ce moyen d'expression ? Son côté fragmentaire, la liberté, le hasard ? 
Ce moyen d’expression permet une très grande liberté, Jiri Kolar disait : « La liberté est collage ». Le collage n’enferme pas, il ouvre sur des champs nouveaux, il n’est pas étonnant que Picasso et Braque en aient réalisés au tout début du XXème siècle. Le collage est l’art du lâcher-prise et est l’illustration parfaite de cette phrase de Stéphane Mallarmé : «  Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. »
3. Quels matériaux aimes-tu privilégier ? 
Mon matériau est le papier récupéré dans des revues, des livres anciens, des publicités, des affiches, avec parfois des textes ; il m’est arrivé aussi de récupérer des objets comme des bois flottés, du sable, des verres polis ou des canettes usées et écrasées. J’ai réalisé, il y a quelques années déjà, une série de collages avec des affiches déchirées et des canettes.
4. Tu parles souvent du collage comme d'un langage. Qu'exprime-t-il de plus que les mots ne peuvent dire ? 

Le collage est tout autant composition plastique qu’écriture visuelle ou poésie visuelle. Il est un langage au même titre que la musique ou la danse. Plus que la peinture, il est proche de l’écriture poétique, il en est une forme aboutie et c’est sans doute ce qu’a vécu Jiri Kolar qui a cessé d’écrire de la poésie pour ne s’exprimer poétiquement que par le collage, abandonnant définitivement l’écriture de poèmes.

Traits et couleurs Michel Bohbot- Ghislaine Lejard, livre pauvre réalisé pour Daniel Lewers en 4 exemplaires.

5. Le fragment, la coupe, le montage, sont-ils une manière de traduire la discontinuité du monde ou au contraire de réinventer une cohérence ?
Le collage est déconstruction et reconstruction ; déconstruire une image   en déchirant ou en découpant des éléments puis ensuite avec divers éléments collectés, recomposer, réinventer une image qui nait de la tension entre le chaos des fragments et l’harmonie de la composition.
6. Tu as collaboré avec de nombreux poètes. Comment se noue le dialogue entre leurs mots et tes images ? 
Le collage depuis l’origine est traversé par l’écriture, rappelons-nous certains collages de Braque avec des fragments de journaux…Certains de mes collages intègrent des références culturelles qui interrogent le rapport au passé et au langage, il ne s’agit pas de raconter mais de laisser advenir  une résonance, le collage n’impose pas de sens mais demande plutôt un temps de pause et de contemplation, un temps qui convoque l’imaginaire et le sensible.
7. Est-ce le texte qui appelle l'image, ou bien l'image qui motive le texte ? 
J’écris de la poésie et je réalise des collages, tout naturellement j’aime associer ces deux formes d’expression. Il y a eu dans l’histoire du collage, dès le début, des liens étroits entre ces modes d’expression ce que j’explique dans un article publié dans la revue Saisons de culture au titre emprunté à Jiri Kolar : « le collage est poésie ».
Dans des livres d’artiste, mes collages entrent en résonance avec les mots de poètes ami(e)s, ces livres en duo prolongent mon travail de collagiste.  Tantôt le texte appelle l’image, tantôt l’image appelle les mots. Chaque collaboration est unique et me touche, et si il faut en partager une, je pense au livre réalisé avec Jacques Robinet alors qu’il était en soin palliatif et me touche tout particulièrement le poème offert, un hommage lumineux à la vie comme un magnifique «  testament » poétique, je le relis toujours avec une grande émotion.
8. Tu as participé ou es à l'origine de nombreux Livres pauvres. Peux-tu expliquer ce qu'est ce concept et ce qu'il représente pour toi ? 
J’ai eu la grande chance de découvrir le livre pauvre, un concept artistique généreux, initié par Daniel Leuwers, cette découverte a été essentielle, j’ai pu rencontrer Daniel Leuwers et  créer avec lui et d’autres écrivains ou artistes pour ses collections. Daniel est un extraordinaire «  passeur », sans la rencontre avec le livre pauvre, je n’aurai sans doute pas réalisé des livres d’artiste.
9. Quelle est, selon toi, la force de ces objets, uniques et hors du marché, dans un monde saturé d'images, une société de consommation ? 
Les livres pauvres  sont des livres objets, fragiles qui témoignent d’un besoin absolument nécessaire d’échanges; Ils manifestent la force des rencontres et de la création, de son origine sacrée comme fondement incontournable de vie en société. Un sacré hors du religieux, mais offrande et expérience créative essentielle. L’artiste est le témoin, dans un monde désacralisé, d’une réalité qui le dépasse. Il est celui qui offre, partage, qui transforme, qui ouvre au sentiment du merveilleux.
10. Tu es très active dans le monde de la poésie et de l'art. Qu'est-ce qui nourrit et motive tes nombreux engagements ? 
L’artiste est un passeur, il ne cesse de s’interroger et donc il interroge.
Ce qui motive mes engagements c’est essentiellement le besoin d’échange, de partage. La création est toujours un vecteur de rencontres et certaines furent essentielles dans ma vie.
11. Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui voudrait se lancer dans le collage comme pratique artistique et poétique ? 
Je lui recommanderai de regarder toutes sortes d’images, de collecter celles qui le touchent, de se laisser porter par leurs formes, leurs couleurs, de les fragmenter puis, en se laissant guider par son intuition et dans un lâcher prise associer des fragments de façon aléatoire pour faire naître une nouvelle image.
 En pensant à Jacques Prévert qui fut poète et collagiste, à la façon de son poème Pour faire le portrait d’un oiseau, je pourrai dire :
Pour réaliser un collage
collecte des fragments de papier
des jolis des simples des beaux
colle- les  sur un papier un carton ou une toile
ne rien dire ne rien vouloir
attendre se laisser guider
ne pas se décourager
la vitesse et la lenteur
n’ayant aucun rapport avec la réussite du collage
observer attendre que le collage se décide à être
si il étonne et émerveille le collagiste
c’est bon signe
signe que tu peux signer
et écrire ton nom dans un coin du collage.

 

Course des étoiles, Ghislaine Lejard et Michel Bohbot, exemplaire unique.

Image de Une © Yvon Kervinio.

Présentation de l’auteur

Ghislaine Lejard

Ghislaine Lejard a publié plusieurs recueils de poésie, dernières parutions en 2015 : Si brève l’éclaircie (ed Henry), en 2016 : Un mille à pas lents (ed La Porte), 2018 a collaboré avec 25 textes au livre de Bruno Rotival Silence et Partage (ed Mediaspaul, 2019 Lambeaux d’humanité en collaboration avec Pierre Rosin ( ed Zinzoline). . Ses poèmes sont présents dans des anthologies, dans de nombreuses revues et sur des sites. Elle collabore régulièrement pour des notes de lecture ou des articles à des revues papier et des revues numériques. Des plasticiens ont illustré de ses poèmes, des comédiens les ont lus. Elle organise des rencontres poétiques.
Elle a été élue membre de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire, en 2011.
Elle est membre de l’association des écrivains bretons ( AEB).
Elle est aussi plasticienne, elle réalise des collages. Elle a participé à des expositions collectives en France et à l’étranger et a réalisé des expositions personnelles. Ses collages illustrent des recueils de poésie. Elle collabore avec des poètes à la réalisation de livres d’artiste
http://ghislainelejard.com/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ghislaine_Lejard
Elle anime des ateliers de collage.
Elle pratique l’art postal, a réalisé à Nantes et en région nantaise des expositions d’art postal ; elle a initié le concept de « riches enveloppes », associant collage et poésie, de nombreux poètes y ont déjà participé.

Ghislaine Lejard

Autres lectures




Le trésor des humbles

Un article paru dans Les Lettres Françaises de juin 2025

« Nous vivons à côté de notre véritable vie » écrit Maurice Maeterlinck dans Le trésor des humbles. A quoi fait ainsi écho Philippe Mac Leod dans Sagesses : « Nous n’aimons pas la vie. Nous aimons ce qu’elle nous donne mais nous ne l’aimons pas pour elle-même. Nous servons d’autres vies : des vies sans vie, de bois ou de ferraille. Nous ne savons pas nous tenir en elle ». Et à force de poursuivre des simulacres de vie, nous ne savons plus recevoir la vraie vie, qui pourtant se tient devant nous, dans la fragile ondulation d’un brin d’herbe ou le miracle d’un visage, et quémande notre regard et notre parole.

L’homme qui la découvre, cette vraie vie, frémissante et humble, offerte, peut la qualifier d’éternelle, parce qu’en elle affleure l’inattendu qu’il attendait, parce que dans sa douce effraction, qui force les verrous intérieurs, se révèle, se donne et se reçoit le plus grand amour – parce qu’il lui semble alors impossible qu’elle soit avalée par le passage du temps et ne dure pas toujours, quelque part. C’est bien à guetter ses manifestations que s’attache Dominique Sampiero dans La vie éternelle, par le moyen d’une extrême attention aux humbles (aïeux, voisins et villageois peuplant sa mémoire et son Avesnois) et d’une inhabitation de leur regard : le poète est en effet « expert en attention », selon le mot de Jean Cassou qu’aimait à citer Jean Follain.

La première des trois séquences du livre, intitulée Le silence des ignorés (ce qui peut s’entendre du silence qu’ils font comme du silence que l’on fait sur eux), nous fait rencontrer « Yves, un voisin, l’homme à tout faire du village, le guetteur, le dévoué », au moment où il regarde partir la jeune femme qu’il avait prise sous son aile, qu’il aurait volontiers adoptée, celle-ci, enceinte, fuyant « là où devenir mère lui tiendra compagnie sans le regard lourd des autres ».

Dominique Sampiero, La vie éternelle, frontispice de Godelieve Simons, Le Taillis Pré, 2025, 178 pages, 18 euros.

L’homme ne gardera d’elle que son nom inscrit en « lettres majuscules…au dos d’un ticket de caisse » qui ne quittera plus la poche de sa chemise, même s’il continuera de rêver que l’enfant portera « presque son nom à lui » et qu’il en deviendra le parrain. Le récit en prose se fait presque vie de saint, d’un saint d’à côté, délaissé par « la femme qu’il a aimée et qui lui doit de l’argent », consacrant sa vie à « son frère en fauteuil roulant qu’il a soigné jusqu’à sa mort comme son propre enfant ». Vivant la vie des pauvres gens, fils d’une « mère partie trop jeune à genoux dans ses lessives », souffrant tant de l’injustice des accusations le visant (un sanglier « qu’on lui reproche d’avoir tué en dehors de sa parcelle de chasse »), lui qui porte le nom du saint patron des juges et des avocats, qu’il « en a perdu l’estomac, en vrai, pas au sens figuré ». Et pourtant il a répondu à « l’injuste inculpation » par une plus grande bonté et une plus grande miséricorde, devenant « seul Christ dans le hameau » et passant désormais « son temps à pardonner ».

 

Dominique Sampiero, Poème lisible par moi seul, Encre sur toile, 29x29cm. 

Comme le « pauvre Martin » de la chanson de Brassens (« Sans laisser voir, sur son visage / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Il retournait le champ des autres / Toujours bêchant, toujours bêchant »), Yves bêche le jardin des autres, peut réciter par cœur « les adresses et les soucis des veuves abandonnées derrière leurs volets », accompagne la jeune fuyarde, sa protégée, d’une prière secrète pour elle et son enfant, éprouve gratitude pour « la douce lumière des fenêtres qui lui ferme les paupières chaque soir » et tendresse pour « le tremblement du merle sous la pluie ». A son ignorance (« Yves sait qu’il ne sait rien ou si peu mais avec minutie ») est révélé ce qui est caché aux sages et aux savants : que tout dans la nature vit, parle et quémande notre attention et notre amour, nous supplie d’aller à l’essentiel, de venir à l’éternel ; que le ciel n’est pas un lieu mais tout regard où passe la bonté (« Le ciel en parler ne sert à rien, il entre et sort dans chacun de ses regards »). Le poète n’a pas d’autre clé que son attention et sa conviction que la vie est partout, que tout est regard, que tout a une âme qui réclame de parler à la nôtre : « que penser de l’âme des flaques qui, en un seul regard, capturent les averses, les nuages, les merles ».

 

Dominique Sampiero, Le Poème passe à travers.

La deuxième séquence du livre, intitulée Le tao de la poussière, est consacrée aux « gens de la fenêtre », d’hier et d’aujourd’hui, à tous ceux, ancêtres ou inconnus, demeurant en station derrière la vitre, « corps plié en deux sur la chaise de [leur] méditation ». Frères et sœurs d’Occident, sans le savoir, des philosophes et poètes de l’Orient attachés à la méditation de l’impermanence des choses et à la contemplation des dix mille accidents du monde flottant. Il peut certes faire noir dans leur vie, « comme dans un puits qu’on aurait fermé », il y a certes en eux un parti pris de l’éloignement, de la réclusion et de l’obscurité. Ils sont pourtant au poète sa « famille sans visage », son trésor des humbles. Ils ne possèdent qu’une « pauvreté dépouillée d’arguments et de force », ne vivent que de leur regard, que suffit à occuper le va-et-vient d’un grand chien noir. Mystère que leur présence mutique interrogeant ceux qui passent devant leur fenêtre, devinant un instant leur profil derrière l’épaisseur de la vitre et imaginant un temps la substance de leur vie. Mystère que leur présence passant dans les passants, leur présence « restée en suspens dans [leur] corps flou ». Le poète apprend d’eux le renoncement à toute emprise, l’ouverture de son regard et de son « intérieur » à tout ce qui se présente à son heure : ainsi le balancement du hêtre « entre chien et loup ». Ces gens de la fenêtre sont finalement la présence réelle, signalée par le « lumignon d’un lampadaire ».

Le livre se clôt par Le bruit de la page blanche, l’auteur y confessant sa recherche d’un livre qui soit viatique et consolation, qui soit « notre père, notre mère, la fin de toutes nos peurs ». Un livre abolissant la séparation entre le monde et soi, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le paysage et le livre : « le livre s’est ouvert sur le paysage et chaque souffle de notre parole est un nuage retourné au ciel ». C’est qu’en effet, comme l’écrit P. Mac Leod dans L’infini en toute vie, « Si près de nous palpitent tant de paroles précieuses que nous ne savons plus déchiffrer. / Ainsi de ces roches nues qui se dressent çà et là ». Il n’y a au monde de stérilité et de sécheresse, d’avarice, que celles de notre cœur et de notre âme, que celles de notre regard et de notre parole. Recherche donc d’un livre qui sache nous retourner « comme un gant dans[n]otre propre histoire », qui puisse nous dire « qui nous sommes et où nous vivons / ce que nous allons devenir après le dernier souffle ». Ce qu’offre aussi la page blanche, c’est une virginité, une nouvelle naissance, la possibilité d’effacer les peines et les douleurs passées qui ne passent pas. Ce qu’offre enfin la page blanche, c’est ce qu’elle ouvre, c’est la fenêtre ouverte qu’elle est, le visage qu’elle promet, neuf et immaculé. Le visage qu’elle annonce et révèle : « Notre visage demain quand nous ouvrirons les yeux pour toujours ».

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démission de Marguerite Duras du Parti Communiste.

Instituteur et directeur en école maternelle à partir de 1970 et pendant une vingtaine d’années, militant des pédagogies Freinet, Montessori, Rudolph Steiner et de la pensée humaniste de Françoise Dolto, il démissionne de l’Education nationale en 2000 pour se consacrer entièrement à l’écriture.

Poète (Prix Ganzo 2014 pour La vie est chaude, éditions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romancier (Le rebutant, Gallimard, prix du roman Populiste 2003), auteur de livres jeunesses (P’tite mère, Prix sorcière 2004) mais aussi scénariste (Ça commence aujourd’hui, Prix international de la critique à Berlin, et Holy Lola, deux films réalisés par Bertrand Tavernier) auteur de théâtre (TchatLand / Le bleu est au fond) et réalisateur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste profondément attaché à sa région natale et une grande partie de son écriture parle de la lumière des paysages et des vies minuscules en lutte avec leur propre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sentiment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gallimard est une plongée dans l’enfance à travers laquelle il raconte une histoire d’amour qui laissera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a perdu sa langue (Gallimard jeunesse Giboulées. Illustrations Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en difficulté scolaire. Les éditions de la Rumeur Libre ont publié le premier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Photo de Jacques Van Roy.

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I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été assassiné par une police politique post-communiste sur le sol des États-Unis.

Les « aveux » dissimulés du président

Vu le cadre même du crime (perpétré le 21 mai 19911 dans les toilettes du 3e étage de la Divinity School, à l’Université de Chicago, institution où le professeur enseignait depuis quelques années), et la « technique » de la mise à mort (par balle tirée derrière la tête), l᾿« herméneutique » du meurtre – fournie deux semaines après, avec l’éclat de la plus pure abjection, par le président roumain de l’époque, Ion Iliescu, lors d’une conférence de presse télévisée et radiodiffusée, donnée le 7 juin 1991 – indique clairement un assassinat politique aux relents satanistes, visant surtout l’abaissement, l’avilissement de la victime2.

En effet, Ion Iliescu affirmait, avec les agrammatismes, les mensonges et la langue de bois de rigueur en pareilles circonstances, surtout chez un leader communiste et post-communiste :

 

Le jeu de l'émeraude par Ioan P. Couliano.

On fait de nombreuses spéculations au sujet des réserves manifestées par les États-Unis ainsi que par d᾿autres pays occidentaux à notre égard... Quelles que soient les difficultés auxquelles nous nous voyons confrontés durant certaines périodes de notre histoire, nous nous dirigeons, de façon irréversible, vers la démocratie, parce que telle est la volonté du peuple roumain, telle est son option et non pour faire plaisir à d’autres. Mais, à ce sujet, s’avèrent significatives les réflexions d’un haut dignitaire américain (sic!?), qui a été interrogé au sujet de ces choses (?), qui en se référant aux soi-disant “services” rendus à la Roumanie par certains de ses citoyens qui dénigrent le pays au-dehors [n.s.], disait que de tous les cas de paranoïa qu’il connaissait, la variante roumaine lui semblait la plus grave. Et, entre autres, il se référait aussi au cas de Culianu, le professeur tué à Chicago, ancien collaborateur de Mircea Eliade, au sujet duquel il a dit qu’il était un exemple d’un tel comportement de certains cercles roumains à l’étranger, inclusivement

les déclarations de l᾿ex-général Pacepa qu᾿il voyait la main de la Sécuritate dans sa mise à mort.3

On apprend donc que pour le président roumain post-communiste Ion Iliescu, il y a certains « dénigreurs » du pays dont les critiques « au-dehors » sont telles qu’ils sont même devenus un « exemple d’un tel comportement » – sans doute hautement blâmable – avec mention nominative à I. P. Couliano, au point que des rumeurs – justifiées, dirait-on ! – se font jour pour accuser la Securitate de leur assassinat – à juste titre donc, puisqu’ils sont coupables ! En ayant l’air de s’indigner, comme face à de fausses accusations, le président offusqué, en fait, les confirme. Et surtout, affiche clairement le mobile du crime : les critiques de Couliano à l’étranger, à l’adresse du pouvoir roumain auto-proclamé en décembre 1989. Il s’agit de la suite d’articles que le professeur de Chicago a publiés durant près de 18 mois, sous le titre de rubrique Scoptophilia, dans le journal new-yorkais Lumea Liberă românescă (Le Monde Libre roumain), dont un visait nominativement le président Ion Iliescu, vu comme héritier direct de Nicolae Ceauşescu4.

Les « hypothèses » insidieuses

Mais était-ce suffisant ? Il paraît que non, puisque le 13 juin de la même année, une semaine à peine après la conférence de presse présidentielle, on passait à la radio (sur la chaîne 1 de Radio Bucarest, au cours de l’émission “24 heures”) une correspondance de Mircea Podinǎ concernant l’enquête. Il est difficile d’imaginer un plus complet amalgame entre la contamination typologique des « textes » de l’assassinat (propositionnel, virtuel, réel) et la perversion des fonctions sémiotiques, caractéristique pour cette technique de multiplication des variantes qui, tout en déstructurant la lecture de surface par le brouillage des pistes, et en renforçant le message sous-jacent, sélectionne les lecteurs eux-mêmes (cibles virtuelles du texte réel du crime)5.

En effet, en mentionnant des soi-disant « sources de l’émigration roumaine » – car il ne peut être question d’une véritable référence, vu son caractère nébuleux et invérifiable – ou en faisant appel, tout simplement, à « l᾿on dit », Mircea Podină énumère trois causes de l’assassinat :

  1. Des recherches que le professeur Couliano aurait entreprises au sujet d’organisations secrètes des légionnaires aux États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu”, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ;
  2. Le rôle que le professeur Couliano aurait joué dans l’organisation de la visite du roi Michel I de Roumanie à l’Université de Chicago, l’idée étant que le rapprochement entre le professeur et l’ancien souverain et sa famille aurait pu déranger des milieux politiques, non précisés ; enfin,
  3. En invoquant « le dernier numéro» du « journal Lumea Liberǎ Româneascǎ édité à New York » (désormais abrégé LLR), numéro abandonné au même vague référentiel que ses autres « sources », le correspondant nous révèle, chose connue de tout le monde, « que le professeur Culianu était fiancé à Mlle Hillary Wiesner (…) qu’il devait épouser en août». On se demande quel rapport aurait pu entretenir ce mariage avec le crime particulièrement odieux, que le professeur Anthony Yu avait interprété dans le sens d’un crime rituel. Jalousie ? Que nenni ! Car : « À cause de ce mariage, le professeur a consenti à passer au judaïsme, ce qui, apprécie la publication précitée, aurait pu signifier pour l’assassin un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade » !

21 mai - Il était une fois Ioan Petru Culianu ! Istoria.

Une affaire de religion ?

On entre, avec cette troisième « hypothèse », dans la galaxie du plus pur antisémitisme, aggravé par cette formule ignoble et absurde entre toutes de « parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel Mircea Eliade ». Sinon, il va sans dire qu’on a affaire là à une « hypothèse » fondée sur une autre et réduite, de ce fait, quasiment à néant, vu le caractère invérifiable de la supposée conversion de Couliano au judaïsme. Vraisemblablement, il s’agit, plutôt, d’une opération d’intoxication mise en œuvre par les « sémioticiens du crime » qui semblent avoir misé sur le substrat antisémite et sur la désinformation probable de bon nombre des lecteurs éventuels du « texte » de l’assassinat. Ainsi, l’intoxication consiste ici non seulement dans le contenu de l’information, à la limite, calomnieuse, mais aussi dans son « cadre de crédibilité » ou, si l’on veut, dans sa source, puisque l’attribution par M. Podinǎ au journal LLR – périodique new-yorkais auquel avait collaboré Couliano6 de l’idée de sa conversion au judaïsme, ce qui « aurait pu signifier pour l’assassin (?) un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade », est, tout simplement, fausse7.

On retrouve, ainsi, une astuce constante chez les sémioticiens du crime, à savoir celle de s’abriter derrière des sources fictives (ou plus ou moins habilement falsifiées), choisies dans le « camp de crédibilité » de la victime (ainsi, « le haut dignitaire américain » fictif, le rapport falsifié de la police de Chicago, la fausse appréciation attribuée à LLR)8.

Détail supplémentaire, insidieux jusqu’aux confins de l’abject :

Après l’assassinat, elle [Hillary Wiesner] a pris de l’appartement de M. Culianu trois sacs dont on ignore le contenu. En même temps, elle est la bénéficiaire d’une police d’assurance-vie du professeur, évaluée à 150 000 $. Elle avait un compte commun avec lui en valeur de 90 000 $.

Il s’agit là d’une technique jouant sur la désinformation, voire carrément sur l’ignorance du public visé, combinant le vague insinuant, limite calomnieux, des références ‒ car toutes ces manœuvres serpentesques existent par le tonseulement, quand il ne s’agit carrément d’une téméraire falsification ‒ avec les préjugés supposés du lecteur, auxquels on fait appel d’un air entendu, air qui gomme, en quelque sorte, les éventuels doutes, parfaitement légitimes par ailleurs, concernant la fiabilité des sources. Résulte de tout cela un halo de bassesse partagée qui approfondit le « crime » religieux supposé par une implication crapuleuse, confortant encore plus le cliché antisémite. Veut-on même impliquer par-là que Hillary Wiesner, la fiancée de Couliano, aurait été personnellement impliquée dans l’assassinat ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître, il faut dire que l’idée a bien été véhiculée pendant un temps. En tout cas, au moment des faits Hillary Wiesner se trouvait en Angleterre, à Cambridge, si mon souvenir est bon !

« Les Fils d’Avram Iancu »…

Revenons à la première thèse avancée par le correspondant, celle concernant les recherches soi-disant entreprises par le professeur Couliano « au sujet d’une série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule Les Fils d’Avram Iancu, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ». Cela aurait, du moins en apparence, l’air un peu plus cohérent. Le problème est que « Les Fils... » en question, comme les autres, ne sont que des masques de la Securitate elle-même, créés par celle-ci précisément pour mieux camoufler ses opérations criminelles.

Quant aux prétendues recherches entreprises par Couliano au sujet de ces fameuses « organisations secrètes de légionnaires », les choses sont un peu plus compliquées et pour les éclaircir nous nous permettons de citer un passage de notre étude susmentionnée :

En Juin 1990, suite à un article publié dans l’hebdomadaire italien Panorama9, Culianu devint la cible de menaces et d’attaques aussi bien téléphoniques qu’écrites10. Le 13 Juin de la même année le président de la Roumanie, Ion Iliescu, déclenchait la 3e et certainement la plus sanglante “minériade” et dix jours plus tard, en réponse aux atrocités commises par les mineurs (sinon par les agents de la Securitate déguisés en “gueules noires” pour les besoins de la cause) Culianu initiait, à son tour, le “sérial journalistique” Scoptophilia. Ce fut le signal d’une remarquable intensification de la “sémiotique de la menace” à laquelle l’avaient déjà exposé ses prises de position antérieures. Les “correspondants”, d’ailleurs, n’étaient pas, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était arrivé dans le cas d’autres opposants visés par la Securitate, des “instituteurs” indignés ou des “bons citoyens” en colère, mais deux organisations politico-terroristes : Vatra Româneascǎ (l’Âtre Roumain) et Fiii lui Avram Iancu (les Fils d’Avram Iancu)11. Sans doute, même s’il s’avère, maintenant, presque impossible de connaître le contenu exact de ces lettres12, on peut reconstituer, du moins en partie, leur teneur d’après certaines déclarations, particulièrement agressives, des autorités roumaines de l’époque et en fonction de quelques articles de Scoptophilia – notamment “Patriote ?ˮ – qui semblent contenir les répliques à peine codées de Culianu 13.

La visite du roi Michel à Chicago

Cela peut paraître curieux que nous ayons choisi de placer en dernière position la deuxième « hypothèse » de Mircea Podină. À vrai dire, la raison en est fort simple puisque : à la différence des deux autres, simples insinuations et commérages à teneur antisémite, celle-ci renferme un noyau tragiquement véridique. En effet, il y a des éléments concrets prouvant que le rôle joué par le professeur Couliano dans l’organisation de la visite du roi Michel à l’Université de Chicago avait bien dérangé certains milieux politiques, même si le correspondant de Radio Bucarest se garde bien de dire qu’il s’agissait du gouvernement post-communiste roumain lui-même, présidé par nul autre que Ion Iliescu, le commanditaire plus que probable de l’assassinat ‒ surtout si l’on tient compte de sa fort agressive conférence de presse du 7 juin 1991 que nous avons citée au début. En effet, le président craignait comme la peste le renforcement du prestige politique de l’ancien roi, qu’il avait fait expulser sur son ordre exprès par deux fois déjà, lors de visites triomphales en Roumanie après 1989, alors qu’Iliescu lui-même tirait sa « légitimité » à la tête de l’État de falsifications électorales et d’un ensemble de techniques, limite génocidaires, combinant les « minériades » et les attaques terroristes14

Ioan Petru Culianu - expert en gnosticisme et magie de la Renaissance | L'UE choisit la Roumanie (2015). Radio Romania Regional.

De quoi s’agit-il ? Voyons de plus près quelques faits. Le 2 avril, au cours d’un déjeuner, Couliano avoua à Frances Gamwell, l’épouse de l’ancien doyen de la Divinity School, Chris Gamwell, qu’il était poursuivi. Onze jours plus tard, dans la nuit du samedi, 13 avril, alors qu’il participait à une collecte de fonds en faveur du roi Michel de Roumanie, en visite à l’Université de Chicago, Couliano se fit presque agresser par un inconnu. L’étrange événement se passa dans le hall du Drake Hotel de Chicago – comme il allait le raconter à son ami, le Professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem – un endroit plutôt bizarre, pullulant de figures suspectes. L’individu, dont le pardessus faisait une bosse, en recouvrant à peine quelque chose qui ressemblait fort à une arme, cachée, selon toute vraisemblance, dans la poche intérieure de son veston, le poussa contre le mur, tout en proférant des menaces de mort. « Il m’a dit que si j’allais soutenir le roi, ils me tueraient » (n.s.)15.

Le sens de la manœuvre se dévoile à l’occasion de deux points supplémentaires dans les « scénarios » avancés par Mircea Podină, appelons-les 4 et 5, bien qu’il s’agisse, en réalité, d’un passage plutôt homogène que nous allons donner ci-dessous :

 4. Ajoutons encore que les recherches sont, en vérité, considérablement gênées par des rumeurs et des accusations sans fondement, fait qui a déterminé le FBI à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain.

5. Enfin, la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas16.

À partir de cela tout devient parfaitement clair. Les « rumeurs et les accusations sans fondement » qui avaient « en vérité, considérablement gêné » l’enquête, déterminant le FBI « à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain », sont, bien entendu, les rumeurs et les accusations visant l’innocente Securitate, opprimée et persécutée comme toujours par un exil roumain friand d’absurdes ragots (même s’il faut considérer la conférence de presse du président Iliescu comme une regrettable boulette). Évidemment, « la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas ».

« D’où provient cette insistance obsessionnelle de disculper la Securitate ? » s’interroge, à juste titre, dans son article suscité, M. Dragomir Costineanu.

« Le crime de lèse-Eminescu »

Peut-être la meilleure réponse à cette question est fournie par un autre texte, plus précisément un article publié le 28 février 1992 dans ce qu’on pourrait appeler sans hésitation l’officieux de la Securitate, le journal d’extrême extrême-droite România Mare (La Grande Roumanie), journal dégénéré et dirigé ou plutôt führerisé par le cousin politique de Vladimir Jirinovski, double roumain aggravé de Jean Marie Le Pen : Corneliu Vadim Tudor, inspirateur probable de Nicolas Sarkozy (les deux avaient sympathisé à l’occasion d’une visite en Roumanie du président français, qui lui avait emprunté, en l’adaptant, la fameuse formule des Kärcher17).

L’article était paru sous le titre, déjà suggestif par son ineptie criminelle, de “Crima lez-Eminescuˮ (Le crime de lèse-Eminescu)18. Cette infamie, car c’en est précisément une, représente d’ailleurs la plus conséquente et, certainement, la plus désespérée tentative de la Securitate de salir – maintenant, plus de trente ans après, nous pouvons le dire, hagiographie oblige, de profaner ‒ la mémoire de Ioan Petru Couliano, et en même temps, de récupérer une sémiotique du crime que ses organisateurs sentaient trop bien leur glisser d’entre les mains.

Si auparavant nous avions eu affaire à des techniques de désinformation et d’intoxication, somme toute, plutôt communes, bien plus choquantes par l’implication, dans la défense de l’« honneur » d’une police politique depuis longtemps compromise, des plus hautes autorités de l’État, notamment du président de la Roumanie, M. Ion Iliescu ; et si par sa correspondance radiophonique, M. Podină parvenait bien plus à confirmer de forts légitimes soupçons que de laver l’image à jamais salie de la plus bête « intelligence » de la planète, pour reprendre le titre d’un des articles de Couliano19‒ dans l’article publié dans le journal de Corneliu Vadim Tudor nous découvrons une forme particulièrement abjecte de « revendication criminelle ».

En effet, la dégénérescence sémiotique, d’ailleurs inévitable, du « texte du crime », combinée à la perte progressive du contrôle médiatique de cette fort ténébreuse affaire, ont déterminé la Securitate à passer, d’un discours non dépourvu d’agressivité mais essayant de respecter, plus ou moins, les conventions d’un processus de communication construit d’affirmations fondées sur des sources fictives, il est vrai, et de déclarations calomnieuses inventées de toutes pièces, sans doute, mais s’efforçant encore de conserver le cadre vide d’une polémique politique même ignare, ridicule et grotesque, à une langue de bois aggravée par un délire nationaliste thanato-scatologique au sens littéral du terme.

On retrouve, avec cet article, la structure volontairement profanatrice du « texte de l’assassinat », déjà défini comme un possible « crime rituel », porteur d’une souillure à la fois symbolique et physique de la victime. Très simplement, il s’agit d’un transfert, celui de la scatologie ritualisée de l’acte à la scatologie pseudo-judiciaire de la parole, en fantasmant un code inexistant, grossièrement inspiré d’après l’ancien crimen laesae majestatis et représentant, en tant que tel, un inqualifiable acte de sycophantisme anti-culturel. En fin de compte, plus que d’une transcription langagière de l’acte, plus même que d’un décodage et d’une glose du crime, il s’agit, ici, d’un aveu et, d’une manière encore plus décisive, d’une apologie du crime : une sorte de « lynchage sacré » au nom de la nation.

Essayons de trancher dans cette charogne de syllabes quelques quartiers purulents d’infamie (nous précisons que les majuscules comme les minuscules ainsi que les éventuels soulignements sont dans le texte) :

…il est impossible de passer sous silence, si l’on est roumain, l’abominable crime commis par le pygmée de Chicago (…) CONTRE LA CULTURE ROUMAINE (…) Mais le crime le plus affreux du réfugié au mégalopolis des gangsters nous est divulgué, avec une paradoxale sérénité de complice, par Dorin Tudoran20 dans une apologie nauséabonde dédiée à cet excrément sur lequel on n’a pas tiré suffisamment d’eau dans le Water Closet létal que le destin semble lui avoir préparé : nous allons citer quelques phrases du panégyrique épreint rédigé par d.t. et qui sont autant d’injures de paranoïaque [on a l’impression d’avoir déjà rencontré ce terme quelque part, on dirait dans la conférence de presse du président Ion Iliescu, n.n.] à l’adresse de la Roumanie et de son génie national, l’inégalable Eminescu… Autrement dit, le salaud de Chicago nous reproche le fait qu’Eminescu nous a appris à aimer notre pays comme le don le plus précieux que nous ayons reçu avec la vie. Selon l’opinion fermentée dans le cerveau fécaloïde de Culianu (sic!!!), Eminescu et seulement Eminescu serait coupable du fait que les Roumains souffrent de patriotisme qui serait une “maladie psychique”. Par conséquent (…), Culianu rêvait, pour nous guérir du patriotisme, d’une thérapie de choc, tout comme (…) s’en sont guéris depuis longtemps certains transfuges, ainsi que d’autres, non exilés encore qui, par leur présence ici, souillent la terre sur laquelle ils marchent [on reconnaît ici aisément « les citoyens qui dénigrent le pays au-dehors » ainsi que « les cercles roumains à l’étranger », dénoncés par la conférence de presse iliescienne, cf. supra, n.n.]. Tous, ils s’estiment les subordonnés privilégiés de ceux qui visent à transformer la Roumanie en une sorte de colonie divisée [là le langage devient carrément poutinien, évidemment avant la lettre, n.n.], pour mieux asseoir la mainmise des magnats de la “super-métropole” à laquelle ils se sont vendus .

Cette utilisation d’une « axiologie » nationaliste et, bien entendu, religieuse passablement hystérique, constituant une sémiotique de la justification du crime, semble documenter le passage d’une idéologie totalitaire néo-communiste, à une espèce de fondamentalisme fascisant, expression d’une dictature particulièrement revancharde du ressentiment.

Corneliu Vadim Tudor (1949-2015), l’auteur plus que probable de ces inepties21, s’est vu par la suite suspendre son immunité parlementaire, ayant été inculpé dans 18 procès différents.

D’autres fables imaginées plus tard sur le compte de Couliano – dépouillées de cet acharnement psychopathe et de cette scatologie rituelle macabre, qui combinent calomnies et ragots aux injures les plus grotesques, le tout traversé par une indéniable pulsion coprophagique – ont dégringolé ensuite au sous-niveau d’un sensationnalisme idiot de roman de gare22.

La « sémiotique du crime »

En plus d’un brillant historien des religions, et d’un journaliste politique redoutable, comme il s’est avéré dans sa série Scoptophilia, Couliano était aussi un remarquable prosateur. Or cette irruption du totalitarisme par le crime dans une sphère qui aurait dû lui demeurer absolument inabordable, celle des écrivains en tant que pneumatophores, pour n’être pas tout à fait la première, s’avérait et la plus brutale et la plus choquante par son incroyable vilenie. Pourtant, il ne s’agissait pas de ma première expérience que je pourrais qualifier comme personnelle et malheureusement traumatisante avec l’assassinat d’un écrivain. Mais plutôt de la première qui, tant par ma maturité acquise que par le cadre circonstanciel sensiblement plus flexible ‒ je me trouvais, après tout, en France et non dans la Roumanie à peine post-communiste, bien que, le cas de Couliano le prouvait amplement, cela ne me mettait pas vraiment à l’abri de certains risques ‒ m’ouvrait une possibilité plausible de réagir, et de réagir analytiquement. En effet, l’indignation ne vaut pas grand-chose sans un réel mûrissement de la compréhension, de la capacité de transformer le simple cri en élucidation des raisons et des méthodes sous-jacentes, sans quoi les sophismes de la « sémiotique du crime » risquent de vous égarer.

Car, après tout, tout est bataille d’image dans la version actuelle de ce bas monde, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, peut-être de guerres plus encore. Tant les bombardements de la propagande et de l’info-propagande sont simultanés, même si pas tout à fait concomitants, de la propagande des bombes. Oh ! je n’en doute pas, on finira par contempler l’Apocalypse à la télé jusqu’à la dernière seconde !... Pour passer ensuite au grand show eschatologique, quelle qu’en soit la forme...

Notes

[1] Par une étrange coïncidence, le même jour où, en Inde, était assassiné Rajiv Gandhi.

[2] La date, déjà, était tout sauf indifférente. En effet, comme le professeur Anthony Yu l᾿avait bien compris, l’assassinat de Culianu se laissait lire comme un meurtre rituel, le 21 mai coïncidant avec le jour de la fête de sa mère: «The date of the crime was ritually significant: May 21 in the Orthodox Church is Saint Helen’s and Constantine’s Day, Culianu’s mother’s name day. The name day in Orthodoxy commemorates a person’s baptism into the sacred realm. During Ioan’s years of exile, his mail was routinely delayed and opened, but for nineteen years the card he had sent his mother on her name day always arrived promptly and unopened. (…) A murder site is a text, and Culianu᾿s colleague Anthony Yu analyzed the bathroom locale of his close friendʼs murder. “It was ritually significant. It conveys symbolic and physical humiliation, stain, impurity, a most profane site to end a life... In fact, I᾿ve often wondered if it was a cult killing”» (apud Ted Anton, Eros, magic and the murder of Professor Culianu, Northwestern University Press, Evanston, 1996, p. 250 : désormais abrégé EMMPC). À cela il faut ajouter la remarque du poète et essayiste Andrei Codrescu: « Such disinformation was a "trademark of Securitate", according to Andrei Codrescu. The humiliating manner of the murder, and the choice of a lesser known figure whose disapperance would confuse and demoralize opponents, was another trademark. Culianu᾿s harassement, combined with the disinformation after the crime, at the very least merited government response» (apud Ted Anton, ibid., p. 276).

[3] Voir notre étude “Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse”, dans Les cahiers «Psychanodia», N° 1, Mai 2011, n. 120 (désormais en ligne sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Les textes cités à partir de sources en roumain sont donnés dans notre traduction.

[4] Il s’agit de l’article Dialogul morţilor (Le dialogue des morts) qui met en scène les deux personnages complices.

[5] Pour cette typologie des « textes » de l’assassinat, voir encore notre étude citée à la note 3 ci-dessus.

[6] Il s’agit de la rubrique Scoptophilia à travers laquelle Culianu avait exercé, pendant plus de 11 mois (entre le 6 janvier et le 22 décembre 1990), un “voyeurisme” politico-culturel, fort dérangeant pour certains milieux politiques post-communistes roumains ainsi que, surtout, pour la plus bête des “intelligences”, la Securitate. Le lecteur roumanophone peut avoir accès à la prose politique de Culianu en lisant Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l’esprit), éditions Nemira, 1999.

[7] Cf. Dragomir Costineanu, “Les mystères de la mort de I.P. Culianu”, dans Lupta/Le Combat, n° 211/7 octobre, 1993 (en roumain).

[8] L’obsession des “sémioticiens du crime” de contrôler non seulement le signe émis mais surtout son code de lecture, voire sa trajectoire interprétative, ainsi que, plus communément dans un sens, la trajectoire de l’enquête, transparaît de l’impertinente offre de collaboration faite au FBI par Virgil Măgureanu, le directeur de l’époque du Service Roumain d’Information (SRI), offre qui cachait mal, sous l’ironie et même l’arrogance de surface, l’inquiétude de profondeur (v. notre article “Masca şi mesajul. Bilanţul unei morţi anunţate” / “Le masque et le message. Le bilan d’une mort annoncée”, dans Écrits critiques et politiques, 1980-2022, Les Cahiers «Psychanodia», n° 3, Mai-Juin, 2022, p. 86 – à lire sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[9] I.P. Culianu, “La realta? Sono dueˮ, Panorama, le 3 juin, 1990, p. 107.

[10] Cf. Ted Anton, EMMPC (op. cit. note 2), p. 194 ; v. aussi G. Casadio, “Ioan Petru Couliano et la contradictionˮ, dans Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, Phōs, 2006, pp. 33-34 (désormais en ligne sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[11] Pour Vatra Româneascǎ voir notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.2. Quant aux « Fils… », il s’agit d’une organisation terroriste d’avant la « révolution » roumaine, créée par la Securitate, dont le but était l’intimidation, voire parfois la suppression des opposants de l’Exil roumain. « Securitate often invented fascist groups to threaten exiles, and German journalist Richard Wagner traced “the Sons of Avram Iancu” directly to it » (Ted Anton, EMMPC, p. 206). D’ailleurs, « les Fils d’Avram Iancu » n’était ni la seule, ni même la plus ancienne organisation terroriste fascisante créée par la Securitate à l’encontre de l’émigration roumaine et, notamment, à l’encontre de Radio Free Europe : « Plusieurs lettres de menaces lui furent également envoyé (à Émile Georgescu, journaliste à RFE n.n.), l’avertissant qu’il serait tué et sa maison incendiée s’il poursuivait ses activités au service de ses “patrons juifs”. Ces lettres semblaient émaner d’une aile terroriste de l’organisation fasciste en exil, la Garde de Fer, et étaient signées “Groupe Vˮ. Bien entendu, le Groupe V avait été inventé de toutes pièces par le DIE (Département des Informations Externes n.n.). Pour le rendre plus crédible, des lettres similaires furent envoyées à d’autres roumains vivant à l’Ouest : Noël Bernard, ancien responsable du Département roumain de Radio Free Europe, très populaire en Roumanie grâce à sa critique acerbe du régime, Paul Goma et Virgil Tǎnase, deux dissidents très actifs installés en France, l’ancien roi Michel de Roumanie, exilé en Suisse, et le célèbre écrivain Eugène Ionesco, membre de l’Académie française. Une opération de chantage fut également tentée, visant à forcer Georgescu à démissionner “volontairement” de son poste en échange d’un visa de sortie pour sa vieille mère, qui vivait encore à Bucarest (…) Bucarest n’a jamais réussi à compromettre Emil Georgescu, qui a continué à diffuser ses féroces critiques de Ceauşescu. Le matin du 28 juillet 1981, Georgescu fut frappé de vingt-deux coups de couteau par deux trafiquants français alors qu’il quittait son domicile munichois. Le rapport annuel du ministère de l’Intérieur allemand présentant les actions les plus importantes du Bundesamt für Verfassungsschutz publié en 1983 précise : “La victime a pu être sauvée grâce à l’arrivée rapide des secours. Les malfaiteurs ont été arrêtés et condamnés à plusieurs années de prison. Ils ont obstinément refusé de révéler l’identité de ceux qui avaient commandité le meurtre. Après cette tentative malheureuse, il semble que d’autres agents de Roumanie aient été chargés de liquider l’émigré roumain une fois pour toutes”» (Ion Mihai Pacepa, Horizons rouges, 1988, p. 126).

Le parallélisme des deux cas – Émile Georgescu et Culianu – tant sur le plan “sémiotique” que méthodologique est tellement évident qu’il devient quasiment inutile qu’on s’y attarde. En effet, non seulement le scénario des lettres de menace envoyées par une organisation fascisante créée pour les besoins de la cause par la Securitate, suivies d’une tentative d’assassinat – manquée temporairement dans un cas, réussie d’emblée dans l’autre – concordent, mais l’on retrouve, en plus, le même halo d’excitation antisémite autour de la victime potentielle. À vrai dire, seule l’arme du crime diffère ! (cf. notre op.cit.., ibid. n. 86).

[12] La plupart détruites par Culianu lui-même qui, soit par mépris, surtout au début, soit par anxiété (progressivement), a constamment refusé de mettre au courant la police américaine des menaces dont il faisait l’objet, et cela malgré les conseils réitérés de ses amis. La meilleure définition de cette attitude, pour le moins ambivalente, appartient, d’ailleurs, à la fiancée de Culianu, Mlle Hillary Wiesner : « Il avait la logique du magicien. Il pensait : “Si je déchire et détruis rituellement ces papiers, les circonstances qui guettent derrière eux vont être neutralisées” » (Ted Anton, EMMPC, p. 206).

[13] Cf. notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.3. Dans son ouvrage susmentionné (note 2) Ted Anton précise : « When they [I.P. Culiano et Hillary Wiesner, n.n.] came back to Boston he found more letters forwarded by Lumea Liberă. He called his friend Dorin Tudoran. "The letters were similar to those I received," Tudoran said, "from a group claiming to be the Sons of Avram Iancu." Hatchets, large knives, and dripping blood decorated the page, which promised: "Our arms will hit those who accept wages to profane their nation, and we will put them to sleep in disgrace forever." » (EMMPC, p. 206). Donc des haches, des couteaux et des gouttes de sang associés à une rhétorique de la trahison de la patrie... Voilà pour les « recherches » de Ioan Petru Culianu concernant cette « série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu” ».

Quant à Avram Iancu lui-même, duquel se revendiquent ces bâtards criminels, il s᾿agit d᾿un fomidable révolutionnaire, avocat de formation, organisateur et chef de la révolution de 1848 en Transylvanie, de loin la plus énergique et la plus efficace des trois révolutions roumaines de l’époque, vu qu’elle a duré jusqu’en 1849, malgré le fait que Kossuth avait refusé l’alliance avec les révolutionnaires roumains. Finalement, ç᾿a été un « mensonge impérial », celui du très jeune François-Joseph ‒ mensonge qui faisait suite à un autre, du même genre, celui du « despote éclairé » Josèphe II (en 1784) contre un autre révolutionnaire roumain, Horea ‒ qui a permis l’étouffement de la révolution. Horea, lui, a été roué ; sans subir de supplice, Avram Iancu est devenu, tout simplement, fou. Visiblement, rouer les gens était passé de mode.

[14] Cette histoire des « terroristes », la plupart du temps des snipers qui frappaient et disparaissaient comme venus de nulle part, a longtemps obsédé les media roumains, jusqu’à ce qu’une émission sur la chaîne ARTE ait fini par apporter des lumières complètement inattendues sur le sujet, impliquant, curieusement, plusieurs services secrets étrangers, occidentaux ou (encore) soviétiques. Or, si la présence des derniers n’avait en soi rien de surprenant, les « aveux », parfois frappants de franchise froide, des premiers (faut-il dans ce cas aussi parler de « compensation aléthéique » ?) avaient de quoi étonner. Quant au rôle joué par la falsification informatique dans le processus électoral roumain, voir notre article “Qui-pro-quoˮ dans Les cahiers « Psychanodia » n° 3, à lire (en roumain) sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[15] Apud Ted Anton, EMMPC (cité n. 2), pp. 232-233 ; v. aussi notre étude (op. cit. note 3), n. 105.

[16] Apud D. Costineanu (art. cit. note 4).

[17] Avec cette petite différence que si M. Sarkozy envisageait utiliser les nettoyeurs en question exclusivement contre ce qu’il appelait fort délicatement la « racaille » dont il comptait débarrasser les Français, C.V.T., bien plus radical, menaçait de gouverner, en cas d’arrivée au pouvoir, « à la mitrailleuse ». Kärcher, mitrailleuse ‒ le contraste demeure, quand-même, saisissant (démocratie oblige...).

[18] Ineptie sans doute criminelle car, comme nous l’avons montré en détail, Mihai Eminescu, indubitablement le plus grand poète des Roumains, figure astrale de rebelle romantique, avait aussi, en son temps, été assassiné par la forme monarchique de ce qu’allait devenir le totalitarisme moderne roumain (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html, ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20). 

[19] “Cea mai proastă inteligenţă” (“La plus bête intelligence”), article en deux parties, publié successivement dans Lumea liberă românească, n° 94, 21 juillet 1990 et n° 96, 28 juillet 1990 (repris dans Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l᾿esprit), éditions Nemira, 1999, pp. 99-104). Pour mieux saisir l’esprit du texte, nous nous permettons de donner une petite citation, assez éclairante : « L’une des innombrables ‒ mais non des moins importantes ‒ raisons pour laquelle la Roumanie aspire à un lieu unique dans le monde est son service d’intelligence. Car on peut affirmer sans hésiter : la Roumanie se trouve à la première place en ce qui concerne la bêtise de son Intelligence » (art.cit. p. 99). Faut-il encore s’étonner qu’après s’être fait si durement insulter, l᾿« intelligence » en question ait voulu prendre, intellectuellement parlant, sa revanche par une balle ?!

[20] Poète et journaliste roumain, à l’époque opposant du régime communiste de Ceauşescu et post-communiste de Ion Iliescu.

[21] Bien que le signataire de l’article soit un certain Leonard Gavriliu, traducteur en roumain de Freud. Interrogé par M. Ted Anton au sujet de ce texte, Leonard Gavriliu a nié en être l’auteur, bien qu’il ait dû, dans des conditions mal éclaircies, prêter son nom à cette ignominie. Pour plus d’éléments voir notre étude citée note 3, n. 146.

[22] Voir notre étude citée note 3, n. 147.

Présentation de l’auteur

Ioan Petru Couliano

Ioan Petru Culianu ou Couliano (5 janvier 1950 - 21 mai 1991) était un historien roumain des religions, de la culture et des idées, un philosophe et un essayiste politique, ainsi qu'un auteur de nouvelles. Il a été professeur d'histoire des religions à l'université de Chicago de 1988 à sa mort, et avait auparavant enseigné l'histoire de la culture roumaine à l'université de Groningue.

Spécialiste du gnosticisme et de la magie de la Renaissance, il a été encouragé par Mircea Eliade et s'est lié d'amitié avec lui, même s'il s'est progressivement éloigné de son mentor. Culianu a publié des travaux fondamentaux sur les relations entre l'occultisme, l'éros, la magie, la physique et l'histoire.

Culianu a été assassiné en 1991. On a beaucoup spéculé sur le fait que son assassinat était la conséquence de sa vision critique de la politique nationale roumaine. Certaines factions de la droite politique roumaine ont ouvertement célébré son assassinat[1]. La Securitate roumaine, qu'il a un jour dénoncée comme une force « d'une stupidité d'époque », a également été soupçonnée d'être impliquée et d'utiliser des fronts fantoches de la droite comme couverture.

Bibliographie 

Essais

  • Mircea Eliade, Assisi, Cittadella Editrice, 1978; Roma, Settimo Sigillo, 2008; Mircea Eliade, București, Nemira, 1995, 1998 ; Iași, Polirom, 2004
  • Iter in Silvis: Saggi scelti sulla gnosi e altri studi, Gnosis, no. 2, Messina, EDAS, 1981
  • Religione e accrescimento del potere, in G. Romanato, M. Lombardo, I.P. Culianu, Religione e potere, Torino, Marietti, 1981
  • Psychanodia: A Survey of the Evidence Concerning the Ascension of the Soul and Its Relevance, Leiden, Brill, 1983
  • Éros et Magie à la Renaissance. 1484, Paris, Flammarion, 1984; Eros and Magic in the Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 1987; Eros e magia nel Rinascimento: La congiunzione astrologica del 1484, Milano, Il Saggiatore – A. Mondadori, 1987; Eros şi magie în Renaştere. 1484, București, Nemira, 1994, 1999 ; Iaşi, Polirom, 2003, 2011, 2015; Eros y magia en el Renacimiento. 1484, Madrid, Ediciones Siruela, 1999
  • Expériences de l'extase: Extase, ascension et récit visionnaire de l'hellénisme au Moyen Age, Paris, Payot, 1984; Experienze dell'estasi dall'Ellenismo al Medioevo, Bari, Laterza, 1986
  • Gnosticismo e pensiero moderno: Hans Jonas, Roma, L'Erma di Bretschneider, 1985
  • Recherches sur les dualismes d'Occident: Analyse de leurs principaux mythes, Lille, Lille-Thèses, 1986; I miti dei dualismi occidentali, Milano, Jaca Book, 1989
  • Les Gnoses dualistes d'Occident: Histoire et mythes, Paris, Plon, 1990; The Tree of Gnosis, New York, HarperCollins, 1992; Gnozele dualiste ale Occidentului. Istorie si mituri, București, Nemira, 1995; Iaşi, Polirom, 2002, 2013
  • Out of this World: Otherworldly Journeys from Gilgamesh to Albert Einstein, Boston, Shambhala, 1991; Mas alla de este mundo, Barcelona, Paidos Orientalia, 1993; Călătorii in lumea de dincolo, București, Nemira, 1994, 1999 ; Iași, Polirom, 2003(3), 2007, 2015; Jenseits dieser Welt, Munchen, Eugen Diederichs Verlag, 1995
  • I viaggi dell'anima, Milano, Arnoldo Mondadori Editore, 1991
  • The Tree of Gnosis : Gnostic Mythology from Early Christianity to Modern Nihilism, San Francisco, HarperCollins, 1992; Arborele gnozei. Mitologia gnostică de la creştinismul timpuriu la nihilismul modern, București, Nemira, 1999; Iasi, Polirom, 2005, 2015
  • Experiences del extasis, Barcelona, Paidos Orientalia, 1994 ; Experienţe ale extazului, București, Nemira, 1997; Iași, Polirom, 2004
  • Religie şi putere, București, Nemira, 1996; Iași, Polirom, 2005
  • Psihanodia, București, Nemira, 1997, Iași, Polirom, 2006
  • Păcatul împotriva spiritului. Scrieri politice, București, Nemira, 1999; Iași, Polirom, 2005, 2013
  • Studii româneşti I. Fantasmele nihilismului. Secretul Doctorului Eliade, București, Nemira, 2000; Iași, Polirom, 2006
  • "Studii românești II. Soarele și Luna. Otrăvurile admirației", Iași, Polirom, 2009
  • "Iter in silvis I. Eseuri despre gnoză și alte studii", Iași, Polirom, 2012
  • "Iter in silvis II. Gnoză și magie", Iași, Polirom, 2013
  • Jocurile minţii. Istoria ideilor, teoria culturii, epistemologie, Iaşi, Polirom, 2002
  • Iocari serio. Ştiinţa şi arta în gîndirea Renaşterii, Iaşi, Polirom, 2003
  • Cult, magie, erezii. Articole din enciclopedii ale religiilor, Iaşi, Polirom, 2003
  • ``Marsilio Ficino (1433–1499) si problemele platonismului in Renastere, Iasi, Polirom, 2015
  • ``Dialoguri intrerupte. Corespondenta Mircea Eliade-Ioan Petru Culianu, Iasi, Polirom, 2004, 2013 

Ouvrages collectifs

  • With Mircea Eliade and H.S. Wiesner: Dictionnaire des Religions, Avec la collaboration de H.S. Wiesner. Paris, Plon, 1990, 1992(2); The Eliade Guide to World Religions, Harper, San Francisco, 1991; Handbuch der Religionen, Zürich und München, Artemis-Winkler-Verlag, 1991; Suhrkamp-Taschenbuch, 1995; Diccionario de las religiones Barcelona, Paidos Orientalia, 1993; Dicţionarul religiilor, București, Humanitas, 1993, 1996(2); Iași, Polirom, 2007
  • The Encyclopedia of Religion, Collier Macmillan, New York, 1987
  • The HarperCollins Concise Guide to World Religions, Harper, San Francisco, 2000

Fiction

  • La collezione di smeraldi. Racconti, Milano, Jaca Book, 1989
  • Hesperus, București, Univers, 1992; București, Nemira, 1998 ; Iaşi, Polirom, 2003
  • Pergamentul diafan. Povestiri, București, Nemira, 1994
  • Pergamentul diafan. Ultimele povestiri, București, Nemira, 1996 ; Iaşi, Polirom, 2002
  • Arta fugii. Povestiri, Iași, Polirom, 2002
  • Jocul de smarald, Iași, Polirom, 2005, 2011
  • "Tozgrec, Iași, Polirom, 2010

Autre

  • Dialoguri întrerupte. Corespondența Mircea Eliade – Ioan Petru Culianu, Iași, Polirom, 2004

Poèmes choisis

Autres lectures

I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été [...]




Fleurs polonaises de Julian Tuwim, fulgurante symphonie poétique

Présentation et traduction Maja Brick

Julian Tuwim, génie poétique, a créé des fulgurances d’expression et des paysages nostalgiques qui ont façonné le cœur polonais, ce cœur qui bat depuis des origines littéraires de cette nation, si fière et tendre, parfois orgueilleuse et violente, marquée par des contradictions d’esprit et d’émotions réfléchies dans sa littérature. C’est une histoire haute en couleurs, rythmée par des tragédies, des soulèvements politiques enthousiastes et des assoupissements triviaux, contrastes que Tuwim saisissait par sa sensibilité aiguë, son sens musical, sa polonité, si spécifique. La Pologne reste toujours incomprise par le monde occidental comme un pays marginal et rebelle, quelque part à la frontière du monde asiatique. Et pourtant, cette position provinciale, porte des richesses artistiques et humaines universelles, grandeur et originalité.

Tuwim est né le 13 septembre 1894 à Łódź, un Manchester polonais. Apparemment, rien de poétique sous ce ciel pollué, strié par des cheminées d’usines, dans des quartiers pauvres d’ouvriers voisinant avec des palais de richissimes capitalistes locaux et étrangers. Il commence à publier ses premiers poèmes dans des revues culturelles, étudie le droit et la philosophie à l’Université de Varsovie, côtoie les milieux littéraires, fréquente des cabarets, mène une vie de bohème artistique de l’époque. Il noue une relation avec un groupe de jeunes poètes réunis autour de la revue Skamander qui deviendra emblématique d’une étape littéraire importante. Après Łódź, c’est Varsovie sera sa ville très chère où il passera la période de l’entre-les-deux-guerres.

Julian Tuwim, Fleurs polonaises, fragment 1.

Le public polonais prend connaissance de ses créations grâce à des revues littéraires nombreuses dans ce temps où la Pologne se reconstruit, reprend sa vitalité politique, économique, intellectuelle, artistique, après presque deux siècles de domination russe, allemande et autrichienne, auparavant rayée de la carte politique du monde. Mais un fort sentiment d’identité nationale persiste et l’esprit renaît vite. Tuwim est l’un des bardes, très sensible à ce pouls accéléré du pays. Il connaît ses registres mentaux, ses souffrances, ses erreurs, ses divisions et surtout sa langue si riche et colorée, si foisonnante comme le miroir du peuple tout entier composé de milieux sociaux différents. Jamais vraiment identifié à tel ou tel groupe, il tend l’oreille à ces multiples voix qui se croisent.

Ses origines juives l’exposent autant aux attaques antisémites et aux dangers pour sa vie pendant la deuxième guerre qu’elles provoquent un drame intérieur, car Tuwim est un patriote polonais qui souffre de tentatives de le bannir et ses sentiments religieux ne trouvent ni église ni chapelle, proches du christianisme et parfois de la vision panthéiste, dionysiaque, païenne. Attaché à sa modeste famille, il doit la quitter, sans pouvoir imaginer l’hécatombe qui va s’abattre sur l’Europe. Pendant la deuxième guerre, il vit à Rio de Janeiro et à New York. Il supporte mal cet exil, loin de son pays dévasté par les nazis, loin de ses proches. Bien qu’il noue des relations avec des intellectuels polonais émigrés, il se sent isolé. Il est déchiré lorsqu’il apprend que l’occupant a tué sa mère en la défenestrant dans un asile psychiatrique près de Varsovie en 1942.

Au Brésil, il commence à écrire un poème qui s’élargit en une épopée ressemblant à l’œuvre du poète romantique Adam Mickiewicz, Monsieur Thadée. Des analogies sont multiples aussi bien biographiques que poétiques. Les deux poètes vivent mal la contrainte d’émigrer à l’étranger, Mickiewicz à Paris, Tuwim en Amérique. Leur patrie sera toujours leur langue natale, leurs souvenirs d’enfance, l’engagement politique, la famille, les amis. D’ailleurs Tuwim est conscient de ces similitudes et conçoit son œuvre, Fleurs polonaises, comme un hommage à la poésie romantique. Sa nostalgie du pays est si forte que, leurré par la perspective de la libération par les Russes, il revient en Pologne en 1946 et rejoint le camp communiste. Cet aveuglement dû à son désir de rentrer en pays, de retrouver sa voix, sa position dans la vie culturelle de Pologne, devient son drame personnel, un de plus. Il meurt le 27 décembre 1953 à Zakopane.

Tuwim-poète incarne l’évolution esthétique importante dans la période de l’entre-les-deux-guerres. D’un côté, il représente un barde-prophète, s’appuyant sur l’héritage romantique, de l’autre, il aspire à décrire la vie quotidienne triviale, proche de chacun. Fleurs polonaises reflètent ces deux tendances opposées, ces deux tons : élevé, lyrique, spirituel, patriotique et l’humour, l’attachement au détail prosaïque, aux portraits pittoresques de la vie provinciale, du petit peuple. Il pratique tous les genres poétiques, poèmes pour enfants, chansons de cabaret et poèmes lyriques aux motifs religieux et patriotiques. Il excelle aussi dans des tableaux expressifs de la vie courante. Sa veine romantique élevée n’est jamais loin d’autres tons, plus ordinaires. Il sait rendre hommage aussi bien à la voix de Mickiewicz, Słowacki, Wyspiański, d’inspiration la plus haute dans la littérature polonaise, que s’incliner devant le langage argotique des gens de banlieues. Ces ruptures de style sont chez lui très frappantes et correspondent au bouleversement littéraire de son temps. La poésie devient alors souvent plus directe, familière, sans perdre sa mission de guider la nation. Ces motifs contrastés apparaissent déjà chez le post-romantique, Stanisław Wyspiański, notamment dans la pièce, Noces, parue en 1901, où des idéaux patriotiques exaltants se heurtent au somnambulisme quotidien, à la trivialité ; drame polonais saisi avec génie par ce poète méconnu du public occidental. Car il faut souligner que l’histoire polonaise, si particulière – quel pays au monde a réussi à préserver son identité nationale sous une si longue occupation étrangère ? – pèse sur la mentalité de ce peuple, s’exprime constamment dans sa littérature, au point de devenir hermétique pour les européens qui ont joui d’une continuité politique et culturelle sans des traumatismes si violents que connaissent les Polonais. Et pourtant ce dialogue national, pour ne pas dire local, est chargé d’un universalisme exemplaire, malheureusement ignoré par les pays civilisés libres, par le reste de l’Europe.

Pourquoi aujourd’hui revenir à Tuwim ? Est-il anachronique ou trop polonais ? Il est avant tout un personnage charismatique, très attachant, au cœur brûlant, à la parole vive, très expressive et riche. Cette beauté précisément m’inspire à reprendre ses vers en une langue étrangère qui est devenue la mienne après la moitié de ma vie passé en France. J’aimerais combler une criante lacune, car ce poème virtuose n’a pas été traduit depuis la mort du poète.

Julian Tuwim, photo © Kurier Codzienny / NAC

A Rio de Janeiro, Tuwim imagine sa lointaine patrie, Łódź de son enfance, Varsovie d’avant la guerre et sous les bombes allemandes, Londres… Il écrit en vers une histoire avec des personnages, ses souvenirs, son premier amour, ses premières lectures poétiques… Tout se développe comme une chaîne de digressions, en libres associations, avec une surprenante spontanéité et une vigueur.

Dans une lettre à sa sœur Irène, il écrit : « Figure-toi, qu’inopinément, le 29 novembre, je me suis mis à écrire et, jusqu’aujourd’hui, j’ai écrit quatre mille vers, et il y aura en tout, peut-être dix mille. Je ne sais pas encore si c’est une inspiration ou une habitude, mais j’écris comme un fou pendant des jours entiers. (…) Tout croît à vue d’œil. Leszek, Kazio et Choromański disent que c’est magnifique et ils appellent ça Monsieur Beniowski (Monsieur Thadée + Beniowski), mais ils ont raison seulement en ce qui concerne cette deuxième œuvre : mon histoire est un fantastique serpent romanesque. Elle se déroule à Łódź en 1880 et à Rio en 1940, à Varsovie entre 1935 et 1938, puis de nouveau à Rio et brièvement à Londres… C’est l’histoire fantasmagorique d’une fille polonaise et d’un officier russe qui a tué en 1906 à Łódź un militant qui a laissé un fils, etc. Le personnage central est un jardinier qui fait des bouquets et tout cela serpente et s’entrelace parmi ces fleurs en créant une atmosphère folle et enivrante de couleurs ; tu trouveras dans mon bouquet papa assis à la banque et jouant au billard, et toi à Dorset House, et un acteur noir qui, en 1880 (c’est vrai), jouait à Łódź Othello, et quelque valse folle que je dansais avec Stefa près de Łódź, et un apothicaire de province qui déraille, et moi, quand je commençais à écrire des poèmes, et moi en polémiquant (horriblement !) avec ceux d’Ozon et d’ONR, et une épicerie, et une tempête de neige magique dans une petite ville – et hier, Irusiu, j’ai décrit ce cheval (t’en souviens-tu ?) qu’on voyait depuis la petite chambre. Quelque part à Podleśna, sur un toit de quelque institut vétérinaire, cheval de fer… Donc, voilà mon histoire.

Je pense que ce sera la chose la plus importante que j’aie écrite – épopée lyrique, satire grotesque, le tout magiquement lié… Et ce qui est le plus important – avec un sens distinct. L’ensemble se compose de trois parties parmi lesquelles, la première (3500 vers à peu près) est déjà recopiée et prête pour la dactylographie. J’aimerais t’envoyer le manuscrit – mais arrivera-t-il ? Par ailleurs, l’envoi coûtera une fortune. Mais je vais essayer. Il y avait quelque chose, Irusiu, qu’en Pologne, surtout pendant cinq dernières années, je n’écrivais presque rien, et ici je me suis tant épanché. Je crois que 1) l’atmosphère au pays était insupportable et qu’elle a bloqué mon inconscient avec mon inspiration poétique, 2) ici, je dois reconstruire cette Pologne si chère et maintenant si pénible. »

Ce monde poétique haut en couleurs, brillant et éclaté, frappe par sa force éruptive, soit joyeuse, soit colérique, soit lyrique, exprimée dans une langue riche et rythmée, le tout magnifiquement orchestré comme une symphonie pleine d’énergie. Tuwim suit son intuition créatrice sans les rigueurs imposées, ce qui se reflète même au niveau de strophes où les ruptures d’images et de tons sont fréquentes. On a l’impression d’une course échevelée d’associations libres. On entend une voix, un souffle, un battement de cœur. On voit des paysages, on savoure des odeurs comme si Tuwim palpait des objets avec son imagination, sentait l’air, dialoguait avec ses personnages vivants. Ce trait de son talent est perceptible dans toute son œuvre ardente ; quelque force païenne, dionysiaque. Sa poésie est le saut d’un barbare qui a ressenti Dieu, sorte de danse où se mêlent des rites anciens et des violences, un climat que je comparerais à la beauté du Sacre du Printemps de Stravinski avec ses scansions mécaniques et modernes liées à une danse rituelle sauvage. Mais Tuwim doté du tempérament d’un jeune révolté est aussi parfois un sage attristé, un mélancolique. Jamais neutre, son émotion est toujours expressive et contagieuse, en cela il est un séduisant charmeur, une personnalité hautement attachante. Tel il était dans la vie, tel il reste dans sa poésie. Sa voix paraît parfois excessive, ce que j’associe au théâtre où l’histoire qui se déroule sur une scène nécessite la diction parfaite, le geste et la tenue d’un acteur expérimenté.

Malgré cette expressivité forte, une veine nostalgique traverse tout le poème Fleurs polonaises. C’est pourquoi reviennent systématiquement des paysages paradisiaques d’enfance, un jardin opulent avec un sournois serpent, la nature exotique que Tuwim voyait au Brésil tandis que les bombes allemandes écrasaient son pays. Il n’y a pas de Paradis sans péché, celui du plaisir érotique, celui de la mesquinerie, de l’esprit étriqué, de la misère. Tuwim dénonce ce drame comme intolérable, drame qui le déchire. Pour remédier à cette douleur, il ne cesse de rire. Son humour touche une vie prosaïque, pleine de charmes, de manies, de banalités, telle une petite scène de cabaret. Le poète est connu d’ailleurs pour ses chansons et ses satires politiques conçues pour le cabaret. Sa scène s’élargit souvent et montre des paysages urbains modernes, la ville industrielle Łódź, la capitale Varsovie, villes de contrastes sociaux criants. Il est autant impressionné par cette modernité qu’indigné contre le capitalisme. Toujours engagé, il observe l’actualité, critique, polémique, attaque. Il dénonce la propagande officielle, le pseudo-patriotisme, la phraséologie bourgeoise, il est toujours du côté du pauvre, de l’exploité – ouvrier ou paysan -, il déteste l’étroitesse d’esprit du petit bourgeois sans rêves.

Sa compassion enveloppe autant les humains que les objets et des villes entières, notamment sa ville natale Łódź et Varsovie. Il décrit Łódź comme un corps abîmé par l’industrie : ces images, proches de l’expressionnisme et du futurisme, font penser aux descriptions de Reymont que le réalisateur Andrzej Wajda a magnifiquement montré sur l’écran dans son adaptation de la Terre promise. La ville est chez lui un personnage par excellence, un organisme vivant et passionnant en pleines transformations. Elle a sa laideur et son charme, elle grouille de cabarets et de dancings. Elle a ses palais et ses banlieues, ses distractions diverses – fêtes foraines et bals d’élites -, elle pue la misère et la pollution. Elle a ses victimes – ouvriers grévistes et patriotes. Elle a ses vitrines colorées qui happent les enfants, font rêver les amoureux et les pauvres.

Tuwim prétend être non seulement un barde de métropoles, mais aussi de province, de petites villes très calmes et grises avec leur charmante petite gare et leur petit hôtel plein de fantasmes d’amoureux.

A Rio de Janeiro, il est hanté par des scènes terribles de destruction – Varsovie bombardée, Varsovie cimetière et ruine, lieu tragique à la grandeur antique.

La poésie de Tuwim n’est pas intellectuelle comme celle par exemple de Czesław Miłosz ou de Zbigniew Herbert, bien qu’elle présente une certaine vision philosophique du monde : le Paradis perdu, la nostalgie du dieu invisible, des forces païennes traversant un monde panthéiste. Elle se caractérise avant tout par son énergie et son émotivité. La parole de Tuwim est brûlante, ardente, passionnée. Ses images sont hautement sensuelles et évocatrices : odeurs, couleurs, formes sont perceptibles dans son bouquet de fleurs polonaises. Tous les sens du lecteur sont sollicités au point de se confondre. Le chant d’un coucou laisse des traces visuelles pointillées, s’associe au mouvement rythmé d’un serpent et à l’aspect marbré de sa peau. Des fruits confits dans un bocal de verre exposé au soleil font surgir un kaléidoscope de couleurs et des visions magiques dans un théâtre d’ombres. Mais ce qui frappe, c’est surtout une extraordinaire musicalité et un sens de rythme accentué par les rimes et le nombre de pieds variable. Non sans raison, Tuwim reste un chansonnier qui ne se démode pas. Il joue sur des registres émotifs avec adresse, jongle entre pathos, mélancolie, ironie et humour. Ce sont ces dissonances surprenantes qui attachent l’attention, entraînent le lecteur dans une danse incessante. Rappelons un exemple éblouissant de l’interprétation de sa virtuose Valse Brillante par la chanteuse Ewa Demarczyk qui a magnifié par sa voix dramatique l’intensité émotionnelle de ce morceau de bravoure. Un souffle vivant dans ses va-et-vient est par excellence musical, proche du rythme cardiaque. J’associe cette poésie à la musique de Chopin qui porte, elle aussi, une charge patriotique forte, qui peint des paysages de Mazvie, déploie les danses folkloriques – mazurkas -, où les danses de nobles – polonaises -, étonne par des variations brusques de rythmes et de climats. Ces deux artistes impressionnent par leur virtuosité liée à l’émotion forte. Tuwim obtient un effet de spontanéité par la connaissance intime de sa langue, grâce à sa véritable passion pour ses expressions très riches et plastiques, parfois archaïques ou argotiques modernes. Citons ici ses recherches de manuscrits anciens qu’il a réuni dans une anthologie de textes médiévaux sur la magie noire.

Sensible au mot et conscient de ses insuffisances, souvent il s’interroge sur le processus créateur. Il pose ces questions dans son recueil de poèmes, Mots et choses, où il dit l’impossibilité d’exprimer le monde. Il revient aux sources de la poésie polonaise, à Jan Kochanowski, le premier grand poète de la Renaissance, inspiré par Ronsard et l’Antiquité, mais qui crée, pour la première fois dans la littérature polonaise, quelque chose qui restera sa caractéristique : son rapport à la nature, à la terre natale avec toutes ses formes, odeurs et couleurs. Mais on se tromperait en imaginant que cette problématique du mot infirme par rapport à la réalité est chez Tuwim un sujet théorique. Le poète ressent un authentique déchirement dû à l’incapacité de dire le monde. Me vient à l’esprit un autre exemple magistral concernant ce dilemme qui provoque la souffrance, le texte en prose de Hugo von Hofmannsthal, Une lettre de Lord Chandos. Sur cette impossibilité inhérente d’accéder par le mot à l’essence des choses se superposent les déficiences de la mémoire qui n’arrive pas à reconstruire un moment vécu, à reconstruire donc le passé et le pays d’enfance. Voilà la douleur de cet émigré coupé de son passé, de sa terre, des êtres chers, ensorcelé par la poésie trompeuse, substitut imparfait d’un bonheur inexistant. Ce motif de la poésie-chimère est présent dans la tradition romantique polonaise chez Mickiewicz, Słowacki, Krasiński et aussi chez Krzysztof Baczyński, leur héritier, mort jeune tragiquement pendant l’insurrection de Varsovie en 1944.

Le poème de Julian Tuwim Strofy o późnym lecie interprété par Stefan Szramel.

Mon rapport à la poésie de Tuwim est très personnel et intime, car mon grand-père était son secrétaire et son ami. Mon père, comédien, et son fils, m’a transmis sa passion pour la littérature grâce à ses lectures à haute voix. J’ai grandi en écoutant quotidiennement ses exercices de diction sur un poème célèbre pour enfants, Locomotive, texte humoristique brillant qui a charmé des générations. Je n’oublierai jamais une soirée de poésie dans mon enfance, où mon père récitait des vers et des lettres du poète avec l’accompagnement de la musique de Chopin. Profondément émue, comme envoûtée, j’ai mordu alors mes lèvres jusqu’au sang en retenant mon souffle. Plus tard, dans mon adolescence, j’ai passé quelques jours d’été avec mon père au milieu d’une forêt. Le soir, nous assoyions parmi des arbres sous l’éclairage d’une petite lampe. Tout autour, le silence mystérieux et le noir. Mon père entamait alors sa lecture des Fleurs polonaises. Ces derniers jours, j’ai relu un passage sur les enfants misérables de Łódź, passage qui se rapporte au Bateau ivre de Rimbaud et, inopinément, j’ai entendu le timbre de la voix de mon père, mort il y a quinze ans, j’ai ressenti à la fois une sensation physique violente ; la gorge serrée, des larmes aux yeux… Ce n’est qu’aujourd’hui, après plus de trente ans passés en France, que je reviens à mon pays natal avec ma traduction de ce poème. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis enfin prête à me réconcilier avec mes origines, à savourer la beauté de ma langue, à explorer encore plus le français, à lier ces deux langues, à essayer de transmettre le souffle et l’art du poète, à les couler dans ma forme analogue mais différente.

Mais, hormis parfois un effort gratifiant et un plaisir incontestable, quelle horrible frustration m’habite à chaque pas ! La traduction paraît inférieure à l’original et inexacte. Tuwim, lui-même traducteur du russe, exprimait ainsi son attitude envers les langues étrangères : « Je suis la négation de l’esprit polyglotte (ou cosmopolite) dans la pratique courante ; je parle le français comme un cordonnier (évidemment de Varsovie et non pas de Paris), je déteste la langue de Goethe et tout ce qui est allemand (sauf Goethe et quelques autres), et même en russe – langue que je connais le mieux – je ne parle pas bien, faisant abstraction du fait qu’aussi en polonais, je préfère me taire et chaque essai de m’exprimer dans cette langue est pour moi une torture : je dois heurter, presser mes pensées et mes sentiments, les coincer violemment dans une fabrique phonétique, dans des cellules sémantiques, des tableaux de distribution, ainsi je deviens une machine bredouillante détraquée de translation. »

Devant cet aveu du maître, je me sens infiniment infirme et humble. Comment rendre sa spontanéité en cherchant laborieusement les rimes, en comptant les syllabes, en choisissant les synonymes et les expressions ? Bien évidemment, il ne s‘agit seulement pas de mots mais de l’histoire et de la culture de deux pays si différents.

Je tourne les pages de mon exemplaire jauni, usé, des Fleurs polonaises, qui date de ma jeunesse. En trébuchant sur chaque vers, je me rends compte des natures dissemblables de ces deux langues, ce qui m’avait frappée déjà à l’apprentissage du français au lycée à Varsovie. Aujourd’hui je sais que ces dissemblances viennent du passé très ancien de ces deux pays, malgré leurs origines culturelles européennes. Le polonais est comme une matière brute, plastique et rebelle par rapport au français qui adopte une structure symétrique de cristal, tend vers la clarté et le rationnel. Remarque aussi superficielle que justifiée. Il faut se tourner vers les origines de ces peuples pour comprendre ces deux mentalités opposées.

Le polonais s’est forgé au Moyen-Âge comme une langue nationale et autonome grâce à une élite de clercs recopiant des textes latins qui se hasardaient parfois dans leur propre expression littéraire. De ce charabia polono-latin, Rej, un propriétaire terrien autodidacte, a essayé de composer un récit en une langue originale qui décrivait les champs et les forêts, le travail rural, la beauté de la vie à la campagne, le quotidien. Ce n’est qu’avec Jan Kochanowski, un poète de la Renaissance, un gentilhomme cultivé, qu’est né le polonais littéraire, élevé, mais toujours inspiré des environs d’un manoir, imprégné d’odeurs de la terre, animé de vifs sentiments. Les sommets de la poésie de Kochanowski n’ont été atteints que par des poètes romantiques, eux aussi souvent intimément liés à la campagne. Des échos de ces origines rurales reviennent dans la musique de Chopin : les mêmes racines de nobles cultivés, installés dans leurs domaines, loin du bruit d’une grande ville. La culture polonaise se développait dans les manoirs et les châteaux, la bourgeoisie n’étant ni prospère ni influente pendant des siècles. Le polonais est une langue dansante, lyrique, intuitive où les suggestions et les sentiments incertains s’expriment au mieux. D’où une multitudes de particules grammaticales avec des articles indéfinis qui disent cette fluidité hésitante, cette impossibilité de définir le monde, d’accéder à la certitude. D’où le charme et la beauté de cette langue qui suggère plus qu’elle ne dit distinctement. D’où une syntaxe souple. Grâce à la déclinaison, la place des mots est assez variable dans une phrase, ce qui ne correspond pas au français avec ses prépositions qui lient les mots, identifiant leur rapport direct ou indirect, les serrent, les soudent. Le polonais danse par nature, le français raisonne plutôt. Le français s’appuie sur un modèle culturel élitiste forgé aux centres de pouvoir, dans les cercles intellectuels. C’est une langue courtoise de la cour, des poètes troubadours qui distrayaient les aristocrates, les rois, langue des philosophes et des théoriciens politiques, langue de la continuité culturelle, qui trouvait dans la clarté et la certitude la beauté comme valeur certaine. Les Encyclopédistes la magnifièrent en répertoriant le monde en un compendium, summum de savoir. Il fallait réunir tout ce qu’avaient accumulé les siècles. Il fallait décrire et conserver cette richesse dans une langue précise, structurée, correspondant aux institutions politiques modernes, à la loi, à l’ordre nouveau.

Tel n’était pas le lot des Polonais qu’on dépouillait systématiquement de leur identité, de leur existence politique. L’histoire de la Pologne témoigne de la discontinuité à cause des invasions étrangères constantes, de la longue domination des Russes, des Allemands, des Autrichiens jusqu’au début du XXème siècle. Il fallait sauver cette langue, la préserver comme un trésor, la cultiver en cachette, lutter pour qu’elle ne disparaisse pas. Mais sur quoi s’appuyer dans ces circonstances ? Sur la nébuleuse poésie, porteuse d’un espoir incertain… Le polonais se nourrissait de la révolte, de l’incertitude du lendemain, des tragédies nationales, d’où peut-être son émotivité, ses cris et ses larmes. Sans manuels de grammaire (puisque interdits par les occupants), elle se développait guidée par les voix ardentes des poètes romantiques qui incitaient à une insurrection nationale. C’est une langue de conspiration, langue individualiste, langue opposée au régime politique dominant, au formalisme officiel. C’est pourquoi probablement tant d’expressions originales et plastiques comme si chaque personne forgeait son langage attachant, singulier. Décidément, ce n’est pas une langue bien rangée, ce que prouve l’analyse de ses règles de grammaire où il y a de nombreuses exceptions, difficiles à maîtriser par des étrangers qui veulent apprendre le polonais. On peut dire tout court que, pour pratiquer cette langue, il faut se fier à l’oreille, à l’intuition. Quoi de plus déroutant pour le Français qui se tient à la règle, au dictionnaire, au code civil… Le polonais se voue à la fantaisie, incertitude, fluidité, fragilité, souvent illogique, suggestif et incomplet. Il est fréquent dans la langue parlée de couper une phrase sans risque de la rendre incompréhensible, ce qui s’oppose à la nature du français qui tend à être complet et explicite, préoccupation aussi logique qu’esthétique. D’où mon immense embarras dans mon travail de traduction, dû aux natures antagonistes incompatibles de ces deux langues. Moi-même, après plus de trente ans de vie en France, j’ai changé, j’ai coulé mon esprit dans le corset du français, dans sa rigueur qui me rassure. Parfois donc j’oublie que toute langue écoute l’inconscient, l’irrationnel, fidèle à ses origines poétiques. La poésie de Tuwim me fait revenir à ces territoires oubliés où rien n’est résolument limpide et rigide. Malgré tout, l’art poétique s’appuie sur un certain ordre : logique interne et maîtrise. Ce secret est propre à Tuwim et j’aimerais le posséder, le suivre, le rendre perceptible à un lecteur français. Le problème se pose à la tâche du traducteur : comment ouvrir les écluses de l’intuition et accéder à la spontanéité tout en préservant discipline et précision ? Ce problème concerne tout écrivain, mais il devient ô combien rude pour un traducteur de la poésie ! Ne rien casser, ne rien forcer, ne rien pervertir, être délicat et décidé à la fois, me fier à ma propre sensibilité esthétique, à ma compréhension… Ces capacités s’acquièrent sans doute au cours de l’apprentissage depuis l’enfance d’une façon partiellement intuitive. Comment donc me mesurer au talent du maître ? J’ose soulever ce défis. Il ne me reste qu’à avancer, danser avec le poète, me laisser guider par son charme.

Cioran a dit qu’apprendre une langue étrangère c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. Jamais cette aphoristique formule ne m’a paru aussi exacte qu’aujourd’hui. Je passe mon temps à fouiller dans les dictionnaires pour trouver un mot argotique oublié tout en essayant de dissimuler ces recherches par un phrasé naturel. Chaque artiste de haut niveau connaît ces obstacles, patineur artistique, danseur d’opéra ou violoniste. Le rôle d’interprète et de traducteur est très délicat et spécifique, car il nécessite la modestie, freine toute tentative de trop s’imposer, met un cadre encore plus strict que celui d’une création libre personnelle, appelle constamment à la rigueur, néanmoins indispensable dans toute création. Tuwim éveille mon rêve de virtuosité qui me hante depuis mon enfance, depuis mes lectures de Mickiewicz, Bruno Schulz, Witkacy… Je me suis proposé donc un jour de m’affronter à la beauté oubliée de ma langue, à la vitalité, la sensualité et l’humour de Tuwim, d’écouter de nouveau ses mélodies, de voir ses paysages, de me rappeler mon enfance, de convertir tout cela en une autre réalité, une autre sensibilité, en espérant que ce nouveau poème traduit séduirait, serait universel. Si ma version française donne envie de voyager ailleurs, d’entendre une autre voix, de comprendre une autre histoire, de s’émerveiller, mon pari sera gagné…

   

∗∗∗

Grande Valse Brillante

 

Te souviens-tu quand nous dansions la valse,

Toi, une madone, légende de ces années-là ?

Souviens-toi quand le monde est parti pour la danse,

Le monde qui t’est tombé dans les bras ?

Voyou apeuré,

Je serrais ces deux

Contre mon cœur qui si fort battait,

Emportés chaudement,

A l’unisson suffoquant,

Comme toi, en brumes, embarrassée.

Et ces deux sont au-delà de deux,

Qui existent sans jamais exister,

Car voilés par les cils et en bas,

Comme s’ils se trouvaient justement là,

Caressés par le bleu du ciel,

L’un, l’autre, deux moitiés à l’envers.

Le coup, et de cordes, et de trombes

Grandit.

Le cercle de corps, l’extase de mains

Élargis.

Il entraîne son bras comme un fou,

Il arrive, il rampe, ce voyou.

Sa main tremblante sur le bourgeon,

Trombes, soleils et voix de stentor.

Le cercle tournant grandit sans cesse.

Le vertige fou répand l’ivresse,

La griserie flottante

Sur l’ellipse ondoyante.

Quand je roule sur le plafond,

Où les étoiles tourbillonnent,

Je les décroche par mon nez.

Quand je pirouette sur la terre,

Je me prends pour un vainqueur ;

Ma faible poitrine est bombée.

En héros, en un homme fou,

Je deviendrai ton époux.

Je bredouille, tout étourdi ;

Tant de paroles saugrenues.

Ton mari sera un idiot.

Froide et lointaine, tu écoutes

Un garçon qui te déroute,

Moi, un miséreux pierrot,

Je te souhaite pour mari

Un homme mondain, un dandy.

Voilà, mon pied s’est coincé,

Quelque écharde m’a blessé :

Ton prétendant miséreux

A une semelle abîmée.

Mais je m’arrache, déjà libre,

Ce n’était rien, chose puérile,

Et je valse tout ardemment

Avec ma semelle frottant

Le sol, moi, un danseur fou,

Je dessine de larges roues,

Danse tzigane, figures du diable,

Ivre d’une passion insatiable.

Je trace des courbes inédites

Avec ma semelle maudite.

Je trémousse mes fesses trouées,

Mon pantalon rapiécé,

Ma gueule aussi ravaudée ;

Six kopecks : dot de marié.

Voilà les doigts de ma main droite,

Que véhément j’écarte,

S’entrelacent avec les tiens

Et trouvent une bague sur ta main.

Ils se renferment comme des tenailles.

Tu pousses un cri : Aïe, aïe, aïe !

Qu’elle te fasse mal, ma diablesse !

Souffre de cette bague qui te blesse !

Je t’en offrirai une autre.

Mon mal deviendra le vôtre.

Il va enserrer ton cou

Avant que lui soit ton époux.

Je fais ce nœud de vengeance,

Ton mariage sous une potence,

Je serre ton cou parfumé

De madone maudite, damnée.

La corde tourne, s’élève, t’encercle, te serre ;

Ton prétendant déclenche des tonnerres.

Des sauterelles entrent dans ce cercle dansant,

Possesseurs de carrosses, de diamants,

Tous gros, d’un gouffre infernal sortis,

Ils t’emportent, ces voyous enhardis,

Ils t’attrapent de leurs doigts boudinés.

Allez, resserrez vivement le nœud !

Toi aussi, avenue  berlinoise,

Plie-toi en corde, toi, meurtrière sournoise !

Aie pitié de moi, avec ton cœur

Aime-moi, aime-moi, serre-moi, ton danseur,

Emporte-moi dans quelque sombre bois,

Aime-moi là-bas, embrasse-moi encore,

Murmure ta passion ardente et folle,

Ton murmure secret, regret et deuil,

Mélodie fluide, ralentie, belle.

Je fais de toi une danse de forêt,

Ma madone pleine d’amour, de regrets,

Murmures secrets, notre deuil…

Te souviens-tu comme toi et moi…

Moi, dans la forêt sombre de ma vie ;

Cette valse endiablée à l’étourdi.

Toi, la plus proche, la plus éloignée,

Tu dansais avec l’autre, étranger,

Ton époux… l’autre garçon.

Et lentement,

Doucement,

A la pointe des pieds,

En valsant,

Dans la forêt…

Entre nous s’est glissé un serpent

Avec ses mouvements souples, en dansant,

Sifflant, invisible et éternel,

Il s’est glissé entre faunes et sylvains,

En roulant l’écume blanche dans sa gueule,

Ce reptile maudit, prince de l’Enfer.

Présentation de l’auteur

Julian Tuwim

Julian Tuwim, né à Łódź le mort à Zakopane le (à 59 ans), est un poète polonais.

Bibliographie

Poésie
  • Le Guetteur de Dieu, 1918
  • Socrate dansant, 1920
  • Le Septième Automne, 1922
  • Poèmes, volume 4, 1923
  • Les Mots dans le sang, 1926
  • La Foire aux rimes, 1934
Autres écrits
  • Le Bal à l'Opéra, 1936
  • Fleurs polonaises, 1949

Récompenses et distinctions

  • Décoré dans l'Ordre de la Bannière du Travail
  • Grand-croix dans l'Ordre Polonia Restituta
  • Palmes d'or académiques

Poèmes choisis

Autres lectures




Théâtre/poésie….Quel PENSER pour un jugement de goût ?!

Depuis le 20è siècle,  consécutivement à la rupture brechtienne opérée avec l'héritage aristotélicien, le théâtre,  s'interpelle lui-même dans son rôle, sur sa propre scène à propos du rapport de l'Homme à la parole, à la langue qu'il profère. Le théâtre confronte  ainsi l'idée d'Homme, avec la représentation qu'il s'en fait et l’offre à la communauté des témoins-spectateurs.

A l'heure de l'hybridation des genres, non moins que du mêle plus ou moins heureux des arts dans une postmodernité du théâtre, il peut être important de considérer les termes de la relation-violence (au sens étymologique) entre le théâtre de représentation et l'irreprésentable rébellion de la poésie.

Les questions que nous voudrions évoquer ici surgissent principalement de notre expérience de création poétique, en tant que poète-chercheur,  travaillant particulièrement sur l'oralité poétique. Nous envisageons la relation théâtre/poésie du point de vue de la théâtralité du poétique plus que de toute théâtralisation du poème.

ONE POEM / Philippe Tancelin : Ceux-là* de la lumière dans l’obscur des temps… Un clip de Reha Yünlüel.

Le « ET » en question

Lorsqu'on assemble les deux termes théâtre et poésie,  n'ouvre-t-on pas aussitôt la scène d'un drame, le drame du « ET » car n'est-ce pas dans cet intervalle des deux termes  et avant toute confrontation entre eux et leur lien, que se joue  la poésie comme scène de bouleversement, et ce qu'elle écrit du drame de l'Homme en sa parole de libération.

Qu'entend-on de qui parle?

Que voit-on  de qui se met en regard depuis sa parole?

Qu'est-ce qui est mis en question relativement au voir et à l'entendre? Nous pourrions commencer par citer cette anecdote qui frôle l'allégorie et qui nous fut rapportée  à la fin des années 1970 par le poète dramaturge Kateb Yacine1 lui-même.

Tandis qu’il se rendait avec ses comédiens dans un « bled » pour y représenter sa pièce « Mohamed prends ta valise », Kateb Yacine nous raconte comment la représentation à peine commencée sur la place du village,  le public se tourne dos aux acteurs. Ceux-ci désappointés,  n’osent s’interrompre et poursuivent le spectacle jusqu’à son terme. Quelques instants après la fin,  le public se retourne  face aux acteurs,  les applaudit chaleureusement.

Alors interrogé par Kateb sur un tel comportement,  le public répond : « Nous nous sommes retournés car avec la poésie de la pièce,  on ne pouvait pas voir et entendre à la fois ».

Cette saisissante anecdote, suscite une question: Quand on parle dans la langue du poème, qu'advient-il de la parole de la scène ?

Maeterlinck en son temps et dans son théâtre,  invitait déjà à la prise en considération de cet "ailleurs" qu'ouvre le poème dans l'ici-même de la représentation théâtrale ainsi que de ce que voile le visible (cf. pièce « les aveugles ».) Il insistait  sur la "présence" comme convocation urgente devant l'irreprésentable. Nous citerons à ce propos la poète Geneviève Clancy2 "Il y a ces alertes brusques qui suspendent le pas, détournent la tête comme si nous étions suivis par un sens informulé/ Est-ce la présence....Il y a cette surprise éclair de voir derrière les choses....quand le regard quitte les reflets et se lève pour calmement les traverser, il découvre cette terre allongée en nous où l'on cesse d'avancer pour s'avancer....la présence...passeur traversant les formes pour délivrer les profondeurs qu'elles retiennent"( Chemin du regard. )

Depuis ce drame du « ET » de théâtre et poésie, sont interpellés les concepts d'espace et de temps, leur rapport asservissant ou de libération de la scène « postmoderne ».

La poésie n'a d'espace que celui de l'intériorité qu'elle crée et elle n'a de  temps que  celui de sa parole. On  peut constater que cette parole interroge les lieux où elle se tient. La poésie fait ainsi entendre que toute assignation à un lieu est sans doute  l'enjeu de sa perte compte tenu du nomadisme qu’elle implique depuis l'échange des profondeurs de méditation de chacun avec lui-même et avec l'autre.

Un des foyers du drame entre  la scène de l'Ouvert  du  poème au sens de Rainer Maria Rilke et  la scène du théâtre,  ne tiendrait-il pas en ce qu’on s’attend à l’une tandis que l’autre est inattendue. Ne découvre-t-on pas alors, la puissance  de la parole poétique au lieu même où on ne l'attend pas ? Elle interroge la liberté de notre accueil de l'in-ouï autant que de l'in-vu (ce qui n'est pas entendu, n'est pas vu et ne relève pas de l’invisible ou de l’indicible)

CAPHARNAÜM - POÈME THÉÂTRAL, Valérian Guillaume - Cie DÉSIRADES, © Illus Franeck, TNg de Lyon, https://www.tng-lyon.fr/evenement/capharnaumpoeme-theatral/

La scène-poème

Si l'espace poétique comme nous venons de le suggérer est celui de l'intériorité,  il s'ouvre depuis une  écoute qui se tend et  devient une scène active que l'on pourrait appeler la scène-poème: quand l'écoute du verbe poétique déchire l'écran d'obscurité de la représentation et permet d'entrevoir, d'entre-entendre la voix nue des espoirs possibles, les espoirs qui ne souffrent aucune représentation mais sont autant d’incantes.

La scène-poème profère une pensée de résistance qui permet à chacun.e de se convoquer à la fidélité ou non  qu'il entretient avec lui-même dans l'espace de son intériorité profonde.

C'est selon nous la voix de la présence, celle du témoin lorsqu’il interroge la clarté de l'eau aveuglant ses fonds, ce même témoin appelant dans l'histoire,  au partage entre sens et silence.

On pense à la voix de Manouchian3 le résistant étranger,  expulsé de l'espace d'audibilité (le terroriste de l'affiche rouge) qui au moment d'être fusillé  crie à  l'amante, par la voix d'Aragon, "Ne pleure pas,  toi qui vas demeurer dans la beauté des choses" malgré les temps d'horreur, de détresse. On pourrait dire aujourd'hui, ces temps de misère obscure pour lesquels la lucidité du poète demeure « cette blessure la plus rapprochée du soleil » (R. Char).

Au long de ce drame du ET  entre théâtre et poésie.  Que convoque le théâtre?  Qu’invoque toujours le poème?

La scène du théâtre tente de réaliser l' "avec" : l’assemblée des Hommes dans leur « vie en commun », selon l’expression brechtienne.

La scène-poème invite l'"en" (intériorité) de chacun.e grâce à qui tous.tes peuvent se mettre en résonance?

La scène-poème  est  ainsi le  signe d’une alchimie entre la réalité prisonnière de la représentation et l’imaginaire de libération dans son  exigence urgente de beauté à laquelle l'Homme s’accueille aux frontières du réel.

La scène-poème deviendrait alors cette ouverture sur l’ « IMAGINAL »…. au sens où Henri Corbin4 l'entend c'est -à-dire ce lieu d'accueil d'une spiritualité sous forme d'intangibles mais de pure présence, là où sont déposés les paysages, les faces de ce que nous exigeons de beauté pour éprouver le monde dans sa robe stellaire.

La scène du théâtre-poème

La scène-poème peut-elle être contenue sur la scène de la représentation théâtrale?

Si elle est y est convoquée ou invitée, en tant que scène de l'Ouvert, que bouleverse-telle du continuum de l'existence, du cours des représentations ?

La scène -poème est  scène d'utopie, non pas au sens d'un « topos » inaccessible mais auquel on n'a pas encore accédé et qui offre à la voix,  la porte du souffle. Elle ouvre par  élans fondateurs  notre être sur ses profondeurs.  Ce sont des élans qui  chaque fois qu'on cherche à les représenter,  perdent leur nature de fondation.

Cette ouverture de la conscience aux autrement possibles, à tous les ailleurs d'un monde que le théâtre cherche, n’est-elle pas le fruit de la scène-poème ?

 …Comme un cri avant la chute,  quand est pressenti le sentier invisible de la source en son revenir…

La scène-poème émancipe le regard du témoin. Elle le libère de son arrestation par le représenté, et l'invite à aller regarder de l'autre côté,  "dans l'au-delà du contour des choses comme le fait le nouveau-né autant que le mourant, afin  de déceler ce qui monte de derrière les figures", (G. Clancy :"le chemin du regard")

Rappelons-nous la question de René Char dans « Au-dessus du vent », " La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? »

On a trop souvent coutume de penser que l’essentiel de la poésie se tient pareillement à la saxifrage, comme une force d'éclats, de mise en lézarde de son support qui se développerait en archipel et se projetterait dans l'avenir.

Mais de quel support s'agit-il sinon celui qu'on appelle communément l'image poétique ? Cette force d'éclat, de mise en dispersion dont parle Char, ne s'applique-t-elle pas à la dissolution même de toutes formes de représentation dont l'image théâtrale ferait encore partie?

Il faut envisager que la scène-poème vient là pour arracher l'imaginaire aux images.

Un tel arrachement, ne s'effectue pas sans difficulté bien au contraire, car il doit tenir compte de la résistance sans relâche contre la tentation de la picturalité, c'est à dire de l'image avec ce que celle-ci d'emblée représente, raconte, ne veut pas rompre de la quiétude narrative.

En ces jours d’invasion de l’IA,  des tempêtes d’images médiatiques toutes aussi homogénéisantes les unes que les autres, quelle fausse assurance veut-on entretenir contre la poésie, en l'instrumentalisant selon une syntaxe d'images qui dénaturent profondément son essence, la réduisent à une embellie.

Quelle scène du théâtre comme scène de penser poétiquement ce monde peut-être envisagée ?

Nous ne chercherons pas à répondre à cette question mais plus modestement nous référerons à  des expériences entreprises dans le siècle précédent (Artaud,  T. Kantor5,  C.Bene6) qui relèvent de « La déconstruction du théâtre »,  à savoir le rejet de la volonté de vérité, le refus de la représentation, la mise en exergue des intensités, des potentialités pour un théâtre des devenirs...

Révolte contre la poésie, une lecture d'Arnaud Carbonnier du texte d'Antonin Artaud illustré par Claire Malary . Livre d'artiste publié en janvier 2022 dans la Collection "Vu par" (édition Aux Cailloux des Chemins)

Déconstruire pour à nouveau créer.

Au départ,  pour Artaud,  Kantor et Bene, toute interprétation est une trahison et nécessite donc une variation avec tout ce qu’elle fait exploser de fidélité au texte et par voie de conséquence le texte lui-même.

La représentation est considérée comme un occupant,  un colon de l'imaginaire,  un territoire d'enfermement auquel est opposé un théâtre de la non représentation en tant que scène ouverte à l'Irreprésentable de ce qui est vécu, senti ; ce que d’aucuns ont pu nommer le dépassement du théâtre par un agir de sa destitution, de son identité même,  fondée sur l'affirmation de la représentation.

Contre une pensée de la scène close en sa forme même, ces recherches théâtrales suscitent une scène ouverte par une pensée en mouvement, c'est-à-dire traversée des multiples passages, métamorphoses, transformations, variations permanentes qui font éclater les concepts de temps et d'espace au profit d’ un hors temps de tous les temps,  un hors lieu de tous les lieux, espace-temps des intervalles, pensée intervallaire…

Ceci conduira à un bouleversement de la  notion même du théâtre comme faiseur d'images et leur substituer des effacements successifs jusqu'à la transparence comme on peut le relever autant chez C. Bene que chez T.Kantor,  lequel mettra en jeu les structures de la mémoire en tant que magasins d'accessoires et de fragments de clichés éparpillés, au profit d’une puissance de la fabulation propre à l'artiste qui opte pour sa vérité contre la vérité.

Cette fabulation permet de multiplier les masques et de devenir sans cesse un « Autre » sans quête d'une identité fixe ; d’où cette importance de la superposition pour une transparence,  vers une présence pure dans et par les mouvements incessants de changements au sein même de la répétition.

Ce qui est intéressant dans la poïétique des œuvres de ces artistes, c'est qu'elle invite simultanément à plusieurs créations selon le mouvement d’une scène nouvelle de pensée à laquelle les œuvres participent non plus séparément mais mêlées et superposées.

Eu égard à la recherche théâtrale de C. Bene, l'important n’est plus de donner une réflexion mais de donner à voir que quelque chose est réfléchi, ce qui interpelle non pas la réflexion mais son objet, et fait surgir toutes ses potentialités.

C.Bene, s'attaque au pouvoir de représentation des textes dans l'histoire de la littérature dramatique, textes qu'il ampute sans cesse pour se situer dans l'écart entre le fragment qu'il extirpe et la totalité. Ainsi il n’y a plus de lien entre le drame et l'histoire comme il n’y en a plus dans le drame entre les actions et l’histoire. Tout est empêché de se lier pour qu’existe  le seul lieu d'une scène qui elle-même se destitue comme temps et lieu de l'autorité.

Plus qu'une crise du théâtre de la représentation, c'est une destruction de la Trinité aristotélicienne et la multiplication à l'infini des points de vue qui deviendront des points de voir, des visions incessantes, ces in-vus, in-dits que nous évoquions  plus haut à propos de la poésie.

De cet irreprésentable surgi dans l'intervalle entre la scène à accomplir et une scène accomplie, de cette scène en devenir où tous les genres ont été pulvérisés,  qu'en est-il encore de l'usage  historique du concept  théâtre ?

On peut à fortiori se le demander quand C.Bene lui-même abandonne le terme d'acteur au profit de « machine actoriale » et d'amputation incessante d'elle-même ou de tout ce qui la rendrait majeure,  afin qu'émergent des mineurs virtuels comme différence contre l’invariant des pouvoirs quels qu'ils soient. Ces mineurs sont ceux du labyrinthe intérieur de l’être en son devenir.

Il n’est pas difficile de relever les grandes résonances entre certaines démarches de poésie contemporaine et ces précédents théâtraux qui comme en poésie,  mettent en place des méthodes d'empêchement, d'obstacles, d'obstruction, de handicaps à l'accomplissement du dire et de l'action en tant que forme aboutie de la pensée (G. Luca7,  parmi d’autres).

Un théâtre radical ?

C’est à  travers les créations d'un théâtre dit de la « non représentation », que la scène théâtrale  nous semble pouvoir être directement interpellée par le plan poétique depuis l’état poétique du langage.

Pourquoi?

Parce que la poésie ne dit pas ce que nous ne voyons pas, mais que quelque chose n'est pas vu, que quelque chose n'est pas entendu, n'est pas inventé dans ce que nous percevons du monde à travers les représentations y compris imaginaires que nous nous en faisons.

 La matière du  poème ne raconte aucune histoire. Elle ne représente que son propre mouvement, le mouvement de sa pensée. Elle rassemble des éléments radicalement étrangers en une seule intensité continue. En cela,  elle résiste farouchement contre toutes les mémoires pâles du souvenir,  de la commémoration qui tentent de piéger le devenir dans des valeurs normatives, celle du désastre, de la catastrophe...depuis des images qui s'enlisent dans le regard inhabité du miroir.

Or comme l’écrit René Char, " Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits".

L’art du théâtre tend à représenter la pensée au sein du réel. La pensée quant à elle,  ne représente pas le réel, elle s’y représente elle-même par crises successives où la notion même de crise de la représentation est régulièrement mise en avant tantôt pour annoncer une mort prochaine du théâtre, tantôt sa renaissance imminente.

Depuis ses origines antiques jusqu'à aujourd'hui, le théâtre occidental a fait l'objet d'une succession de provocations de pensée sur ce qu'il devrait être, pourrait être, fut et sera.

Une nouvelle pensée-théâtre émerge sans doute. Elle se rapproche de ce que nous évoquions plus haut d’un état poétique du langage. En effet elle propose dans nombreux cas sinon la désertion, du moins le retrait de la parole en invoquant la nécessité d'une expression autonome de la scène de la pensée, c'est-à-dire un langage scénique susceptible de faire émerger une pensée où le spectateur ne se positionne plus par rapport à un donné là  du sens, mais devient faiseur de sens par lequel l'œuvre est créatrice.

C'est ce faire sens propre à la poésie  qui semble permettre aujourd'hui d'aborder nouvellement la relation poésie-théâtre- selon cette  scène-poème qui est un faire signe d’un autrement voir.

La poésie-le théâtre d’un éclair.

Mais quel est donc cet  autrement ? Comment le trouver parmi ces images toutes faites qu'on nous livre du monde, comme s'il n’y avait quelles, comme si le monde n'avait pas d'autre visage que ces images chocs ou non chocs, oniriques ou technologiques, virtuelles ?

 La poésie nous dit qu'on ne peut qu’entrevoir les profondeurs du monde, voir entre... Mais pour voir entre, faut-il encore ouvrir,  faire écart entre les choses les unes les autres, investir leur intervalle.

C'est un éclair dans la nuit, tout s'illumine soudainement le temps d'entrevoir, puis la nuit se referme sur ce qu'on a entrevu. Mais on a entrevu, comme entre les lèvres d'une plaie, entre les bords d'une fissure.

Le poète Hölderlin écrit dans les hymnes : « La poésie fait signe d'un éclair des dieux,  un éclair qui se voile aussitôt dans les mots par lesquels il apparaît".

On entend mieux la complexité de la relation théâtre/poésie car  ce ne peut être que dans un agir radical du théâtre que la lumière entrevue ne serait plus voilée par ce qu’elle éclaire. On peut à ce sujet se remémorer  le travail théâtral singulier d’un metteur en scène comme Claude Régy8 qui sut en son temps proposer à des écritures relevant de la poésie,  des dispositifs scéniques prenant en compte les interrogations que nous avons ci-avant proposées.

Aucune conclusion ne saurait s’avancer plus avant dans la relation théâtre et poésie,  nous lui préférerons cette citation extraite des « cahiers de la nuit » de G. Clancy : L’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit au-delà de l’image sensible,  son double de lumière » (Cahiers de la nuit)

février 2025

 

Notes 

1) Kateb Yacine 1929-1989,  Poète Dramaturge Algérien
2) G.Clancy 1937-2005,  Poète Philosophe Française
3) Henri Corbin 1903-1978 Philosophe Français
4) M. Manouchian 1906-1944 Résistant antifasciste Fusillé
5) Tadeusz Kantor 1915-1990 P weintre metteur en scène Polonais
6) Carmelo Bene 1937-2002 Acteur,  réalisateur,  écrivain,  metteur en scène Italien
7) Gherasim Luca 1913-1994 poète Roumain
8) Claude Régy 1923-2019 Metteur en scène Français

 

Entendre des mots..*

ce qui de leur intériorité
résonne en nous
nous accueille
nous enveloppe d’une danse accomplie
pour dieux tourneurs

Ne sachons vivre qu’en la croisée
des désirs souterrains
sous les formes qu’elle improvise
jusqu’aux visages éclos sur un nuage

Soyons les enfants des labours de la langue
quand aspirent les printemps à grandir dans les failles
                                                      à lancer la pierre tombée en travers du rêve
                                                      à inscrire dans le ciel l’épigraphe de  la terre
pour une étoile

Accueillons sans trêve le voyageur
portant légende d’un miel antérieur à toutes plaies
lorsque la conscience inaugurale surgit
contre le visage remontrant de la fatalité
dresse cette partition soudaine
d’une main dans la main
pour qu’adelphité advienne

Ainsi peut-être l’homme serait à l’Homme
tel qu’en lui-même
délivré d’une existence où il n’est plus visible
qu’à travers le souvenir lointain
de son étoile éconduite

Nous sommes en la posture
de l’oiseau confondu
devant l’appel de sa couvée
au nid violé

Nous voulons entre les pierres sèches
dételer l’ombre qui les mure
déborder la mémoire qui les met au secret
ruiner les silences qui dorment le plus en elles

Des savoirs enchaînés à la peur de l’inconnu
nous briserons les lignes de partage
qui courent le long des in-penser la guerre

Le jeu cruel de plusieurs fois mentir
                                                               à ses fonds d’enfance
                     de toujours dessiner la porte étroite entre tous
tient visage de crime d’humanité

Nous serons ce cheval de traie
affectant son courage 
au labour de nos rêves

Nous voulons qu’il en soit de nos pas
comme une fidélité à ce qui les excède
plutôt qu’à leur  empreinte
au dernier clair de lune

*extrait de A contre-jour le jour recueil à paraître février 2025

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Le Corps-texte de Julien Bucci

Art-thérapeute, auteur et comédien, Julien Bucci a fondé à Lille la Cie Home Théâtre dont le projet se consacre à l’oralité et à l’écriture, dans une démarche de transmission auprès d’un large public. Il se définit comme un "acteur de la lecture, animateur de l’écrit", et intervient en tous lieux pour partager sa passion de la langue. Ainsi propose-t-il des interventions biblio-thérapeutique en milieu hospitalier, et a inventé le Serveur Vocal Poétique, dont il est le directeur artistique. Relier, aider, soigner, est la mission qu'il confie aux mots, à la poésie, et celle à laquelle il consacre son énergie, à travers ses mises en oeuvre dont il a accepté de nous parler. 

Vous avez fondé la compagnie Home Théâtre, qui a pour devise « Poésie à tous les étages ». Pourquoi la poésie et le théâtre ? Pouvez-vous nous dire pourquoi le théâtre est essentiel à la poésie et/ou vice versa ?
Je ne sais pas si le théâtre est essentiel à la poésie mais j'ai la conviction que le théâtre est un formidable « recours » pour (re)vitaliser la poésie. Une poésie que je souhaite défendre à l'endroit du vivant plutôt que de la survivance. Au mot théâtre, je préfère celui de théâtralité, avec ce suffixe qui le rend dynamique. Un suffixe « formateur de très nombreux substantifs féminins de l'inanimé » (CNRTL). L'oral-ité, la corporal-ité, la performativ-ité... revitalisent l'inanimé. Voilà l'immense intérêt du théâtre à l'endroit de la poésie : réinsuffler du souffle et du mouvement au cœur même d'un médium qui peut avoir tendance à se rigidifier voire à se momifier (dans une forme imprimée, dans des contraintes stylistiques...).
La poésie part du corps (de celui ou celle qui écrit) pour aller au corps (de celui ou celle qui lit). Et le théâtre est un art de médiation, qui relie les corps. Médiatisée par le théâtre, la poésie prend forme. Elle se matérialise. Elle se projette, s’adresse. En s'initiant au jeu théâtral, on aborde très vite la question de l'adresse. Toute l'énergie de l'acteur ou de l'actrice est « portée vers ». On monte sur scène car il y a une urgence à transmettre (un message, un aveu, un élan, un désir...). Cette urgence, cette nécessité du dire, est un train d'union entre l'écriture poétique et le jeu théâtral.
Entre autres mise en œuvre de ce croisement entre la mise en scène et le poème, vous avez mis au point le Serveur Vocal Poétique (SVP) et des lectures téléphonées. Pouvez-vous dire de quoi il s’agit ?
Il y a d'abord eu les lectures téléphonées, à travers le dispositif Biblio-fil que j'ai coordonné pendant le premier confinement de 2020. C'était un projet solidaire où des professionnels du spectacle (principalement) offraient des lectures de poèmes au téléphone. Et c'était, à nouveau, le souhait de créer un lien par les mots, malgré nos isolements forcés. En deux mois, on a offert 1800 lectures à des personnes de tous âges. C'était très fort d'appeler des anonymes pour leur adresser de façon aussi intime des poèmes. On ne se voyait pas, on ne savait rien de la personne qu'on appelait. Pour autant, à chaque fois, une rencontre avait lieu. Elle se cristallisait autour des quelques mots d'un poème. Quand nous avons été reconfinés en octobre 2020, la question s'est posée de relancer ou non Biblio-fil. Je n'ai pas souhaité réactiver le dispositif sans avoir trouvé au préalable une économie afin de pouvoir rémunérer l’équipe. C'est à ce moment qu’est apparu le Serveur Vocal Poétique (SVP) : un numéro de téléphone gratuit qui permet d'écouter jour et nuit de la poésie. L'interface est très simple. On interagit avec le clavier de son téléphone : un poème surgit. Les lectures sont « adressées » tout en étant peu projetées en termes d’intensité vocale. Le poème se dépose de façon feutrée, avec une certaine précaution, dans le creux de l’oreille. Le SVP propose, littéralement, une forme de bouche-à-oreille.
En quoi ces dispositifs amplifient-ils la portée du poème ?
La force du SVP c’est son immédiateté (accès jour et nuit) et son accessibilité. Quand on compose le numéro, on entend dès l’accueil : « Jour et nuit, à toute heure, un poème vous écoute ». Avec l’idée d’une réflexivité de l’auditeur ou de l’auditrice qui peut se lire et « s’écouter » à travers les poèmes. Le SVP est diffusé sur de multiples canaux. Il déploie un écosystème composé de plusieurs lignes téléphoniques, d’anthologies publiées par La Chouette imprévue, d’affiches-poèmes téléchargeables, de performances… En 5 ans, le SVP s'est fortement développé, tout en restant aligné avec son intention de départ : mettre en relation des langues poétiques actuelles et un très vaste public, de tous horizons, connaisseur ou non.
Vous offrez aussi aux nombreux publics auxquels vous vous adressez des performances. Comment pourriez-vous définir cet art ? Et comment la poésie s’y met-elle en œuvre ?
Il y a une différence notable entre la représentation théâtrale, qui est une reproduction d’une création fixée (dans le temps et l’espace) et la performance, qui s’inscrit dans un temps précis, unique, de fait rarement reproductible. La performance ne s’interdit aucune association avec des médiums comme l’improvisation, la danse, la peinture, la vidéo, le dessin, la musique… La performance est une forme artistique dotée d’une grande plasticité. Elle offre davantage de libertés formelles que la représentation théâtrale, extrêmement codifiée. Il y a par ailleurs une relation au public souvent plus impliquante, plus engagée. Sa dimension éphémère, sa rareté, amplifiant la portée du moment.
Vous proposez également des entresorts poétiques. Pourriez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
J’aime beaucoup arpenté les festivals de théâtre de rue. Il s’y invente des formes étonnantes, souvent innovantes. C’est le théâtre de rue qui a réhabilité l’entresort, une forme associée au théâtre forain et aux spectacles de curiosité, très populaires au XIXe siècle. Le mot entresort, déjà, est magnifique. Il dit littéralement ce qu’il est : on entre puis on sort. Un rabatteur vous approche. Il vous garantit un spectacle époustouflant : à l’intérieur, vous pourrez frémir devant la femme à barbe ou l’homme sans tronc... Mais pour le moment, vous ne pouvez rien voir. Alors vous entrez dans une baraque de foire. Quelque chose est montré. Une chose sensationnelle. Pas le temps d’épiloguer, il faut déjà sortir ! En s’inspirant de cette idée d’attraction basée sur l’intensité, j’ai mis en scène L’institut de beautés littéraires, qui est un salon de beauté rétro où le public est accueilli dans des cabines de soins individuelles pour recevoir un « soin poétique » à base d’extraits de poèmes. Le comédien ou la comédienne lit le poème en très grande proximité, ce qui permet même de le chuchoter. Les poèmes que je sélectionne sont brefs mais très puissants, extrêmement expressifs. Le public est souvent « cueilli », ému. L’institut de beautés littéraires est une espèce de manège à sensations poétiques. On retrouve, dans une certaine mesure, l’aspect sensationnel (lié aux sensations) de l’entresort originel.
Qu’est-ce que la mise en voix, ou le théâtre, apporte au poème ?
Poser une voix sur un poème (en le lisant à voix haute ou en le déclamant), amplifie sa musicalité et son rythme. On pose un pied dans le son et un pied dans le sens. Et ça balance continûment. La mise en voix du poème est presque une évidence. Et mise à part une certaine poésie de type lettriste ou visuelle, la poésie est façonnée par et pour la bouche. C’est de cette manière que la majorité des poètes et poétesses écrivent : dans l’atelier de la  bouche, en faisant des crash test à voix haute. Ça passe, ça file... ou ça repart en atelier. La bouche opère un polissage très fin de l’écriture. C’est avec la bouche et la voix qu’on écrit. Il est donc naturel de faire revenir la poésie à son lieu de départ, au foyer de la bouche. La poésie est écrite en ce sens, pour être portée à voix haute. Je suis en revanche très circonspect sur l’exercice imposé de la récitation poétique. Il serait tellement plus profitable d’inviter les enfants à lire à voix haute de la poésie, la lire tout simplement, sans nécessairement l’apprendre par cœur (et les en dégoûter).
Pensez-vous que la poésie soit plutôt lue, ou plutôt écoutée, par les jeunes publics ? Le théâtre et la prestation scénique sont-ils des moyens de les rencontrer ?
Quand l’enfant est lecteur de façon autonome, il peut lire lui-même la poésie, intérieurement ou à voix haute. Mais avant cela, l’enfant a besoin d’une voix tierce pour rencontrer les mots écrits et qu’ils résonnent en lui. Comme toute forme littéraire, la poésie a besoin de voix passeuses d’écrit. Ce sont des médiations essentielles, qui vont conditionner le parcours futur du jeune lecteur et de la jeune lectrice, et leur envie de poursuivre ou pas ce parcours, en toute autonomie. Le spectacle vivant, à nouveau, est un des médiums possibles pour stimuler la découverte poétique mais ce n’est pas le seul. Quand j’interviens dans des classes, on me demande souvent : « Combien de temps faut-il pour écrire un livre ? ». Je réponds systématiquement qu’un auteur ou une autrice n’écrit pas « des livres » mais qu’il ou elle écrit des mots, des phrases… Et il arrive, parfois, que certains textes prennent la forme de livres. Ce qui est publié est une toute petite portion de ce qu’on écrit. Pour autant, tout ce qu’on écrit peut être partagé, de multiples façons : par la lecture à haute, la performance, l’enregistrement audio, l’affichage, la vidéo, l’installation… Ce qui me semble important, c’est de multiplier les voies d’accès à la poésie, en privilégiant la surprise, le jeu et l’exploration. C’est l’intention première de mon recueil « Poèmes joue ! Joue », qui est un cahier de jeux poétiques publié par La Boucherie littéraire. Un recueil qu’on peut colorier, plier, raturer, écouter… et, accessoirement, lire ! Tout, dans ce livre, invite au jeu et à l’appropriation de l’objet. Tout cherche à dire à l’enfant : « prend le chemin que tu veux, explore, essaie, joue ! ».

Présentation de l’auteur

Julien Bucci

Julien Bucci est art-thérapeute, auteur et comédien. Il se présente comme un artiste de la relation. Après douze ans d’hybridations culturelles à Marseille où il expérimente des créations questionnant intimement le rapport au public, Julien Bucci s’installe à Lille en 2007. Il y fonde la Cie Home Théâtre, maison de mots dont le projet fondateur, consacré à l’oralité, se destine à créer des médiations et des entresorts poétiques à destination d’une multitude de publics en tous lieux, notamment des publics en situation de handicap, d’isolement ou en précarité linguistique. Acteur de la lecture, animateur de l’écrit, Julien Bucci partage régulièrement sa passion de la langue en animant des ateliers d’écriture créative ou de lecture à voix haute. Formateur pour le Centre National de la Fonction Publique Territoriale, il anime régulièrement des formations pour des professionnels de la lecture publique (animer l’écriture, sensibilisation à la bibliothérapie…). Il s’intéresse de façon croissante à la bibliothérapie, convaincu que les mots peuvent prendre soin, réunir et relier. Auteur de plusieurs recueils parus aux éditions La Boucherie littéraire, La Chouette imprévue et Bel et Bien, il œuvre activement à extraire la poésie contemporaine de sa clandestinité. Pendant le premier confinement, il a coordonné le projet Biblio-fil où un collectif de lecteurs et lectrices a offert 1800 lectures au téléphone. Il est le créateur et coordinateur du Serveur Vocal Poétique, numéro de téléphone gratuit qui permet d’écouter à toute heure de la poésie au téléphone. À ses heures, il dessine : des écritures asémiques.

© Crédits photos Dorothée Sarah.

Bibliographie

➝ Poèmes joue ! Joue !, éd. La Boucherie littéraire, collection Les petits farcis, 2024 (13€)
➝ Corps-texte, éd. maelstrÖm reEvolution, collection Rootleg, 2024 (9€)
➝ Fil de Line, éd. Bel et Bien, collection Écritures Théâtrales d’Enfance, 2023 (19,90€)
➝ J’ai besoin d’être, éd. la Chouette Imprévue, 2023 (6€)
➝ Au vert, au vent, dans l’instant, éd. la Chouette Imprévue, 2022 (14€)
➝ Prends ces mots pour tenir, éd. la Boucherie littéraire, 2022 (9€)

Prose aux dits, Julien Bucci, Editions Nuit Myrtide, 2013, 12€

Publications de poèmes dans la revue VER(R)UE, le podcast Mange tes mots, la revue 21 minutes, la revue ouverte des Éditions Ardemment, la revue Zeugme, le site officiel de Jean-Philippe Toussaint… et dans des recueils collectifs publiés par les Éditions La Chouette imprévue, les Éditions Encre fraîche, l’application Bibliomobi, les Éditions Corps Puce, le Tiers Livre, Recours au poème…

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La Caryatide du Pausilippe : Paloma Hermina Hidalgo, les soupirs de la sainte et les cris de la fée

*

Cristina, le Réalgar (2020, réédité en juin 2023)1
Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale (mai 2023)2
Matériau Maman, Éditions de Corlevour (décembre 2023)3
de Paloma Hermina Hidalgo

*

Gît sur le sol d’Agrigente une gigantesque caryatide déboulonnée ; la nôtre est, à son corps défendant, encore debout. Situons-la au-dessus du Pausilippe, au-delà de la mer nervalienne. Elle porte son monde en un entablement d’un ornement inouï dont la symbolique troue tout palimpseste référentiel jusqu’à laisser paraître la nuit.

Comme dans un temple, entre en littérature celui ou celle capable de créer un monde et sa fable en ce qu’ils donnent à lire aussi la naissance d’une langue.

Au commencement fut une déchirure de l’être. Pire : un charnier. L’art commence lorsque tout se décompose. La pourriture lui est nécessaire, comme elle l’est à la vie. La scène fondatrice : le massacre de l’innocence, cœur écartelé, ventre déchiré d’une enfant à la délicatesse de porcelaine, livrée à l’abattoir : « Ils mitraillent chevaux, lapins, lièvres, volailles, ils fendent le crâne des chiens. Le métal laboure, cisèle les esquilles, la pulpe des gencives, les restes de l’émail. Hectares sans voix ; seul le cri du corbeau sur la glèbe moelleuse, à peine moissonnée. […] guerrière troyenne, elle se cache dans une jument, au creux du magma tiède. » (p. 19. C). Au cœur du chaos, il y a toujours à la fois un cheval de Troie et un cheval crevé, signe de vocation.

Qui règne sur ce fracas de Premier Monde ? « Maman, tapisserie ou vitrail, enluminée de rouge, dans l’ombre des pommiers » (ibid.). Retourner dans le giron sacré des amours monstrueuses, retourner dans le jardin du péché originel, épuiser le corps de Maman dans tous les genres, l’entourer de bandelettes, endiguer son suintement délétère : « Je te magnifierai, putain, si tu me donnes la main » (p. 13. RC). 

Paloma Hermina Hidalgo, Cristina, le Réalgar, 12 €.

C’est la lèpre qui ensemence le récit, doublement cause et origine de la parole, et son plus secret objet. Pour naître à l’écriture, il a fallu à l’auteur une résurrection à la Lazare, l’enfant Jésus ayant été crucifié une seconde fois dans la crèche : « Nativité. Voile-moi de festons, langes, cédrats confits, pistaches, pour ton désir à pâle dentelure. L’alcôve : notre crèche. Dans le ciel, derrière l’astre à queue, trompettent les anges – musettes, hautbois, tambours de Basques s’étoilent en messe païenne. Tu danserais presque, madone, comme au sein danserait ton enfant » (p. 26. RC).

La lèpre, comme une démangeaison de la mémoire, est le berceau de la parole et l’atelier de la création. La lèpre n’est pas l’objet du récit, elle en est la poétique : la putréfiée, « glaise à pleine gueule » (p. 28. C), remonte à la surface des textes comme ces excédents de peau, ces étranges convulsions de la chair que forme le tissu cicatriciel d’une plaie recousue et que la langue rouvre à vif d’un livre à l’autre. Paloma Hermina Hidalgo tourne jusqu’au vertige autour de cet autre enchanteur pourrissant : le corps magnifié de la mère, tombeau idolâtre où fermente la légende dans laquelle la parole a pris.

Paloma Hermina Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, les Éditions Sans Escale, 2023, 100 pages, 15 €.

Dans les morsures du baiser maternel s’est instillé le venin d’une altérité fondamentale : « Tes lèvres, au-devant des miennes, me croquent. Et ma bouche renaît, te renouvelle ses soins. » (p. 18. RC). L’infans est l’enfant qui ne parle pas encore. La naissance à la parole a eu lieu dans un gauchissement de la jouissance. De la fellation à la phonation, la bouche de l’enfant profanée s’est disjointe dans la confusion de la chair et du mot. La langue de Paloma Hermina Hidalgo suce, tète, lèche, soigne les mots ; c’est une langue qui fouaille le langage pour retourner son objet – la mère - comme une peau, et le dépecer : « Tu tètes, lascive, un couteau. Tes lèvres s’empoissent de gris – l’eau glauque, ta bouche l’assombrirait encore » (p. 17. RC). La bouche de l’enfant-poète a bu au sein marbré, aux lèvres vénéneuses d’une sphinge. Dans un violent écart de la conscience, la parole dès l’origine a œuvré pour intégrer l’indicible et le monstrueux de l’énigme : «  quel crime t’enseigne à m’offrir ces lèvres, à darder en alliance ta bouche de tribade ? » (p. 71. RC).

Corps à deux têtes – mère et enfant – les deux bouches se sont entre-dévorées dans un archaïsme de titans et de châtiment biblique : « … j’inciserai la voûte de ton pied – tu iras sur le sel » (p. 14. RC). Paloma a hérité d’une bouche de goulue pétrissant nos langues et d’une « âme de langage », comme le disait Jean Grosjean à propos de Claudel dans la préface aux Cinq grandes odes (Poésie Gallimard, 1966). Il faut la mort de l’autre, en particulier de la mère, pour que l’écriture devienne possible. Quand l’objet du désir a disparu, l’écriture peut s’identifier au vécu en devenant matériau. Il n’y a qu’aux morts que nous ne cachons rien. Le mal est intégré dans le vivant et la parole peut alors tout embrasser dans l’acte salutaire de la sublimation : « Je dirai, redirai, pour que ton dieu l’entende, le nom de nos étreintes ; te flattant de la lèvre, encore ! » (p. 35. RC). Une seconde parturition peut advenir, celle, triomphale, de l’auteur qui met à distance la fillette embaumée dans une idéale falsification du souvenir : « Grande poupée » et « petite poupée » y peuvent rejouer les scènes hallucinées de leur amour « baratté », « nourri de pêches vertes et de coliques » (p. 33. RC), en des dérives textuelles dont les signifiants se dédoublent jusqu’au vertige, dont le pouvoir spéculaire et la reproduction multiple les exhaussent jusqu’au merveilleux de la fable. Les livres se lisent – et même Matériau Mamanétiqueté roman – comme les bris de tesselles d’une mosaïque de Pompéi ou la subversion de la Première Station du Christ au Jardin des oliviers, quand « Dieu s’appelle Maman » (p. 143. MM) et qu’il reste sourd à l’agonie de son enfant : « "Reste, Maman, reste encore." Personne ne répondra à ma prière. » (p. 130. MM).

Paloma Hermina Hidalgo, Matériau Maman, Éditions de Corlevour, 2023, 160 pages, 18 €.

 

Don de marraine à la naissance, Paloma Hermina Hidalgo – Neige, Nieve - a reçu celui du démon de l’écriture : elle parvient à « penser la discordance de cette mère de tendresse et de sexe » (p. 122. MM) ; elle accueille la division en elle de la vertu et du vice, de la natte et de la ronce, de la sainte et de la fée, du réel et du conte, de l’adorée et de l’ogresse en une logique de miroitements intimes et d’images neuves, proches de l’illumination : « Noces. Ta couronne est de tiges – qu’elle traîne sur ta nuque en mauvais équilibre, touffe de véronique mâle, sueur, mousses, où s’abreuve ta peau. Sous l’auréole, hallier d’épines ; lichens, russules, mésanges, tout ça qui buissonne à ton front ; carillons, oiseaux de feu, fleurs de nuits sur le mont chauve. » (p. 31. RC). L’écriture qui ne guérit pas est la plus admirable. Paloma Hermina Hidalgo orchestre la dérive des identités en des épiphanies de la supercherie et de la disjonction. La stylisation du réel n’est pas chez elle une simple opération intellectuelle et langagière. C’est la vie qui devient style dans ses livres : éloigner la vie du récit, voilà sa plus belle prouesse. La vie ou l’écriture comme la poule ou l’œuf. L’écriture est une conquête et une construction, une manière de dédoublement pour se réinscrire au monde, y retrouver sa place : « "Il faut, Nieve, que ton enfance soit tendresse. Il faut brûler en toi les autres contes. " Vite : jeter, pêle-mêle, les images sur le papier ; trouver grâce dans leur épuisement ; vivre de cette mémoire, comme on vit d’un amour. » (p. 108. MM). Paloma Hermina Hidalgo porte son texte-monde au lieu de le détruire. Les motifs récurrents de ce texte-monde sont les fleurs du jardin maternel, la chair des fruits, les étals de poissons entre Marennes et Rochefort, et les robes de princesses, cousues à même le corps-sage de la fillette par une marâtre. Entablement richement ornementé, la voilà, notre caryatide, au-dessus du tombeau de Virgile !

Dans la cosmogonie intime de Paloma Hermina Hidalgo, la jeune enfant qui en savait déjà trop se révèle savante en toutes choses. Contrainte de proférer des réalités qu’un enfant est censé ignorer, elle modèle l’obscène et le tabou sur la sensualité des choses, parce qu’une enfant ne peut s’abstraire de la beauté, aussi abîmée soit-elle : « Cursives pâles sur deux lignes. Mots en boutons : "Ma-man". La parole me vient sous la voûte des fleurs. » (p. 23. C). Elle est un petit Dieu qui sait tout nommer de la Création des animaux et des plantes. Elle a la séduction de l’élève modèle dans son grand inventaire du vivant et de la grâce. Dans une féerie de la parole, elle prend en charge le pervers, le nauséeux et le trouble en des transpositions romanesques et poétiques qui sont comme autant de petites mandragores poussées au pied du tombeau de la mère. « J’ai tué Maman », pourrait-elle dire, « et la pare de fleurs de laurier rose, de myrte et de thym ».

Première anamorphose littéraire : la phanérogamie des fleurs à l’œuvre dans les textes de l’auteur qui fut une toute jeune fille en fleurs : « Un peu, beaucoup : candeur de t’effeuiller à la manière des hommes. » (p. 48. RC). Paloma Hermina Hidalgo se révèle redoutable botaniste dans ses textes d’une extrême technicité qui intègre à bout portant les perversions adultes. Relisons Proust au passage : dans le règne végétal, la sexualité se fait à ciel ouvert, s’exhibe. Les boutons de fleurs sont les organes féminins et la virginité. Paloma sait la fondamentale impudeur des fleurs quand, côté jardin, elle tremble de rencontrer un insecte – ces « il(s) » anonymes qui gravitent autour de la mère, joyau du jardin. Elle sait  que la langue même inverse la sexualité des fleurs : les étamines aux consonances douces et vocaliques sont l’organe mâle, tandis que le pistil à fortes consonances, désigne l’organe femelle. Enfant-fleur, enfant-fruit défendu, elle absout la perversité de la mère dans l’extravagance du comportement floral : « Les petites filles, d’où gicle l’androcée, comme d’une rose les carpelles, dansent à la barre. Cache-cœur, tarlatane renversée, jambes en pistil que dévoilent les pointes, le grand jeté. » (p. 20. C). Ses textes font très XIXème, siècle porté, on le sait, à une intense sexualisation des fleurs. Relisons Proust, dans À propos de Baudelaire : Lettre à Jacques Rivière : « Lesbos m’a appris le mystère des vierges en fleurs. » Mais la fleur n’est pas seulement la beauté, elle est aussi le malaise, le maladif, le pathologique, l’horrible. Pour grandir envers et contre le malheur, l’enjeu pour l’auteur semble de devoir naturaliser l’inceste et le viol en l’accueillant au sein du règne végétal. La fleur serait ainsi une version angélique de ce qui est sous terre, le gluant des racines et le mou des tubercules : « La porte s’ouvre sur un potager […]. Odeur de terre retournée, de dattes pourries. Au milieu du jardinet, les branches épanouies d’un prunier ; la lune cisèle l’ombre des fruits sur les murettes […]. Un ogre de conte de fées pousse la porte de métal. […] À sa taille, un ceinturon clouté, des taches de sang frais comme une gerbe de tulipes. Ses prunelles s’allument […]. J’implore, joins les mains. Un filet d’urine court le long de ma cuisse. » (p. 75. C). Floraliser la jeune enfant, c’est déjà la mortifier, annoncer son dépérissement. La mère par ailleurs expose son enfant comme un bouquet dans un salon, son ornement. La mère elle-même devient motif floral esthétisé, enluminé, comme sur une portion de vitrail ou de lampe de Lalique ou Gallé : « Rosier cent-feuilles : fleuraison d’un sein. » (p. 48. RC). Il s’agit bien, d’un livre à l’autre, de « fui[r] toute brutalité par un luxe de raffinement » (p. 99. MM). Le langage des fleurs permet la transsubstantiation du matériau opaque de la réalité en une substance idéale qui atteint la transparence des idées. Le style de Paloma Hermina Hidalgo a la transparence cristalline de l’air solidifié, du verre, dans une miniaturisation orfèvre que l’œil, coupé du corps, opère en refoulement de la douleur. Il en va des fruits comme des fleurs, fruits dont on sait qu’ils désignent souvent le sexe féminin : « pêches d’une peau neigeuse, cerises d’une robe brune. Vénus, les suçant : "Je quitterais mon corps, flétrirais mes pétales, pour licher en salope ces fruits doubles et veinés". Faut-il que je jalouse ! Voile-lui, ma garce, ton verger, d’où sourd le suc dès que ma lèvre le presse ! » (p. 40. RC). Quant au violeur d’un jour, il a « les paumes molles comme des pêches au sirop » (p. 26. C).

 Seconde anamorphose remarquable de la transgression : les étals de poissons, les grèves marines et ces autres fruits, qui sont de mer, aux formes et aux odeurs de sexes moites. Ils sont cette fois accordés à la brutalité vulgaire des marins de passage, amants de la mère aux queues d’écrevisses : « Et que s’y gave ma langue en tortil de luxure. » (p. 45. RC). L’enfant ravie sur le bord de mer, dans son effroi de statue de sel, écrit sa blessure à l’encre de seiche, à la corne de narval. Les détails sont grossis, l’action échappe, la symbolique est brouillée, un soupçon de crevé en tout, pas seulement dans les manches de velours des robes de princesse-Peau d’âne. Tout sent l’algue pourrie, le coquillage altéré sur l’Île de Cythère : « Il dépiaute praires, palourdes, clams entre les miroirs d’eau. […] Il rue de colère. J’étincelle, humiliée, foule la menthe perlée de clovisses. Les cris de la mer nous transpercent, mes pieds pourrissent dans l’algue. J’essuie mon genou écorché, lèche sur mes doigts sang, sperme, eau marine. » (p. 24. C). La côte océane française prend vite des allures de grottes marines antiques, de « criques de pampre noir » (p. 34. RC), pour le festin de murènes, tel que le rapporte le personnage de Domenico dans le « Naples » du Bourlinguer de Blaise Cendrars. Il s’agit d’un mythe d’origine relatif à la ville de Taormina : « Chez nous sous chaque maison s’étend une grotte sous-marine pleine du va-et-vient et du frissoulis ou du mugissement des vagues. Ces grottes sont profondes. Depuis toujours on y jette les petits enfants qui viennent au monde. Ceux qui ne savent pas nager sont mangés par les murènes. Les autres se sauvent au large et reviennent adultes sur les côtes ; […] Les filles qui sont malignes se laissent couler à pic et remontent à la surface quand elles sont nubiles […]. On les appelle les sirènes, et elles passent pour être princesses. » Ce que dit le mythe est multiple : d’abord que pêcheurs et poissons sont de même race, que par ailleurs la perte des limites est à la fois la pire et la meilleure des choses, perte par dévoration ou par métamorphose. Face à la menace de l’informe réalité et de la perte de raison, l’écriture et le style préservent encore l’espoir de ressaisir une identité ferme dans l’acte même de métamorphose. Paloma Hermina Hidalgo œuvre contre la dissolution et parvient en définitive à trouver dans la conque d’un eros mortifère un fonds de pureté baptismale.

Les trois livres de Paloma Hermina Hidalgo n’en sont qu’un, répété, replié sur sa propre densité, comme un symbole médiéval d’une vitalité vertigineuse : noir de la terre, noir des bois, brume plombagine, motifs floraux jusqu’au hors-cadre, Nieve (Matériau maman) se vêt d’une robe pourpre pour des noces recommencées avec la grande baigneuse phocomèle de Taormina. On ne pourra nier l’évidente autorité de l’auteur sur son texte – presque théocratique. Le dernier en date – Matériau maman – se lit comme la chambre de récupérage clinique des saintes écritures poétiques des deux livres précédents. Tous trois se nourrissent au triple régime de l’enfance : « Gadoue, purin, rosée » (p. 27. C) et à un syncrétisme où sacré et païen exhaussent, dans un manteau d’hermine, « Maman, fée ou vierge des trèfles […], mains jointes. » (p. 27. C). Écrire toujours le meilleur et le pire, quand on a su inventer sa langue.

L'écrivaine et poète Paloma Hermina Hidalgo à la Maison de la poésie, Paris, février 2024. Lecture d'un extrait de "Souillon", texte inédit de Paloma Hermina Hidalgo, paru dans l'édition 2024 de l'anthologie du Printemps des poètes, Éd. Le Castor astral. Musiciens : Lola Malique et Pierre Demange.

Notes

  1. C pour Cristina

     2.  RC pour Rien, le ciel peut-être

     3. MM pour Matériau Maman

 

Présentation de l’auteur

Paloma Hermina Hidalgo

Paloma Hermina Hidalgo est tenue pour l'une des autrices les plus douées et radicales de sa génération. Formée à l’Ecole normale supérieure d’Ulm-Paris, à HEC Paris et à l’École du Louvre, elle a durant ses études signé des centaines de chroniques sur l’art, la littérature, la philosophie, le théâtre, la musique et la danse pour Le Monde, Le Monde diplomatique, France Culture, Esprit, Europe, The Times Literary Supplement... À sa sortie de l'ENS, elle conduit des missions de recherche pour l’UNESCO tout en enseignant à Sciences Po Paris. Elle est depuis chercheuse indépendante.

© Crédits photos Bona Ung.

Bibliographie 

Poésie

  • Cristina, Le Réalgar, 2020, sous l'hétéronyme de Caloniz Herminia, réédition en 2023, sous le nom de Paloma Hermine Hidalgo, préface d'Alain Borer.
  • Rien, le ciel peut-être, Sans escale, 2023, préface de Dominique Sampiero — lauréate de la Bourse Gina Chenouard de la Société des Gens de Lettres ; lauréate du Prix Méditerranée Poésie (refusé par l’autrice pour des raisons politiques, car le prix était doté par la Mairie de Perpignan, aux couleurs du RN) ; lauréate du Prix « On n’est pas sérieux ».

Roman

  • Matériau Maman, Éditions de Corlevour, 2024.

Sélection de nouvelles et contes

  • "Jardin des oliviers", Europe, 2017.
  • "Magnificat", Po&sie, 2017.
  • "La Neige tatouée", Frictions, 2021.
  • "Aphrodite, ma mère", Possibles, 2024.
  • "Lace, vanille, lace", Poesibao, 2024.
  • "Cabale", Zone Critique, 2024.
  • "Ap sou mànsel", Zone Critique, 2024.
  • "Pupa", Edwarda, 2024.

Théâtre

  • La Reine cousue, Frictions, 2023.

Ouvrages collectifs

  • Art Paris, éditions Le Grand Palais/Issuu, 2020.
  • Symbiosium. Cosmogonies spéculatives, éditions du Centre Wallonie-Bruxelles, 2023.
  • Petit Encomium de mots (plus ou moins) rares, éditions Malo Quirvane, 2024.

Anthologies

  • Ces instants de Grâce dans l'éternité, éditions Le Castor Astral, 2024.
  • Esprit de résistance - L'Année poétique, éditions Seghers, 2025.

Livres d'artiste

  • De cette ombre indigo qu'on voit aux baies d'açaï, peintures de Jacky Essirard, Atelier de Villemorge, 2023.
  • Vision nocturne de ton ombre sépia, texte de Jacky Essirard, dessins de Paloma Hermina Hidalgo, Atelier de Villemorge, 2024.
  • Lazzi, peintures de Bernard Alligand, éditions d'art FMA, 2024.

Poèmes choisis

Autres lectures




NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte ci-devant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit du néerlandais par Danielle Losman, postface de H.M. van den Brink, éditions Gallimard, Paris, 2005.

Le flâneur de l’Oosterpark à Amsterdam ne pourra manquer la sculpture grandeur nature de trois garçons traînant sur un banc. Il s’agit d’une figuration de Bavink, Hoyer et Koekebakker, trois « garçons gentils » des récits de Nescio.

C’est là qu’on les voyait « des nuits entières appuyés contre la grille à discuter à cœur perdu », comme le précise l’auteur dans « Titans en herbe ». Bien peu de personnages littéraires ont eu l’honneur d’une sculpture publique, or ces trois représentants de la bohème d’Amsterdam font partie du patrimoine culturel des Néerlandais. Il faut croire que certains lecteurs leurs vouent même un culte, puisque la sculpture, réalisée par l’artiste Hans Bayens en 1971, a été volée en 1985. À moins que ce soit plutôt la valeur marchande du bronze qui ait inspiré quelques illettrés ? Toutefois, depuis 1988, ledit flâneur retrouve au même endroit un nouveau moulage du trio statuaire.

En créant ces représentants de la bohème amstellodamoise, Jan Hendrik Frederik (dit Frits) Grönloh, né le 22 juin 1882 à Amsterdam, savait de quoi il retournait. Son père, ferblantier et chaudronnier à Amsterdam, l’avait envoyé à l’École de Commerce. À partir de 1899, diplôme en poche, le jeune homme est petit employé dans une enfilade de bureaux de commerce, ce qui ne lui inspire que peu d’enthousiasme. En revanche, il est séduit par l’idéalisme communioniste de Frederik van Eeden, un écrivain et psychiatre néerlandais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui avait fondé en 1898 la colonie horticole « Walden », basée, entre autres, sur la propriété commune des terres. La rencontre se révèle décevante, comme on peut le lire dans « Titans en herbe » :

On aurait peut-être pu rejoindre la colonie de Van Eeden, mais lorsqu’un dimanche, on y était allés – quatre heures de marche –, on est tombés sur un monsieur portant une blouse de paysan et des chaussures jaunes qui avaient dû coûter une fortune ; en communion intime avec la nature, comme on disait à l’époque, il mangeait des madeleines sorties d’un sac en papier, nu-tête et la barbe pleine de miettes. Alors nous n’avons pas osé aller plus loin et nous sommes tout bonnement retournés à Amsterdam.

Qu’à cela ne tienne. En 1901, Grönloh achète avec un cercle de jeunes gens « un morceau de terre », où ils fondent la colonie « Tames ». Tous ont en commun l’horreur de la vie petite-bourgeoise et « sur un point nous étions d’accord, fallait qu’on ‘se tire’ ». Or il fallait bien gagner sa vie :

 Mais nous étions pauvres. Bekker et moi devions passer le plus clair de notre temps au bureau à faire ce qu’ordonnaient ces messieurs et écouter leurs opinions stupides, lorsqu’ils discutaient entre eux, et supporter qu’ils s’estiment beaucoup plus forts et astucieux que nous. [...] Nous n’avions rien à raconter.

En fait, la colonie se limitait à une grange construite sur leur terrain, dans laquelle ils passaient ensemble leurs week-ends. La recherche d’une vie alternative tourne court ; l’été 1903, la colonie « Tames » est considérée comme ratée et elle est abandonnée. Cette vie nourrie d’idéaux étant inaccessible, Grönloh capitule, comme son alter ego fictionnel Koekebakker qui « est devenu un homme sage et tranquille ».

Grönloh entre dès 1904 en tant que simple clerc dans la Holland-Bombay Trading Company, une entreprise consacrée à l’exportation de marchandises vers l’Inde, « il touche son misérable salaire et n’ennuie personne ». Mais

au bureau, il devenait plus zélé avec les années, il se mit à prendre son travail au sérieux et il lui arrivait même d’y retourner le soir, alors que son patron ne l’avait jamais exigé de personne.

Pas étonnant qu’il finisse co-directeur de la compagnie de 1926 jusqu’à l’arrêt forcé des activités sous l’occupation allemande en automne 1940.

Entretemps il s’était marié en 1906, devenant père de trois filles en autant d’années – 1907, 1908, 1909 – et d’une quatrième en 1912. Les joies de la paternité ne sont pas sans quelques revers, comme on peut lire dans « P’tit poète » :

Coupez donc le pain et beurrez les tartines pour quatre gosses – ce que le pauvre auteur de cette histoire a dû faire à l’occasion –, si vous n’y êtes pas habitué, c’est à devenir complètement dingue.

Nostalgique de ces années avant de devenir à son tour un « petit-bourgeois comme il faut, inoffensif », il se met à écrire des récits doux-amers sur les « garçons gentils » dont les rêves se sont brisés sur la dure réalité. C’est son grand désir

d’expliquer aux gens ce que j’en pense. Je trouve que c’est aussi important que le commerce d’exportation. Somme toute, n’importe qui peut travailler dans un bureau. Mais j’ai quelque chose à dire qu’on n’entend pas de n’importe qui et qui mérite d’être dit encore une fois. Encore une fois, parce que je ne m’imagine pas qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit tant de fois – y compris ceci. Mais nous sommes loin d’avoir atteint le point où il n’est plus nécessaire de le répéter.

Ce sont les écrits de la décennie 1909-1917, où il a « expliqué ce qu’il en pense », qui ont fait la renommée de Grönloh, devenu Nescio : « Le pique-assiette » (écrit en 1909-1910), « Titans en herbe » (terminé en 1914) et « P’tit poète » (juin/juillet 1917), complétés en 1956 par quelques écrits rassemblés dix ans plus tôt sous le titre « Mene tekel ».

Dès les années de lycée, Grönloh s’exerçait à la littérature « d’après Heine, des poèmes hollandais et allemands, et d’après Hélène Swarth, Kloos et Van Eeden ». Ces trois auteurs – Hélène Swarth (1859-1941), Willem Kloos (1859-1938) et Frederik van Eeden (1860-1932) –, nommés explicitement dans « P’tit poète », faisaient partie du Beweging van Tachtig/ Le mouvement de 1880. En 1885, Kloos avait créé la revue De Nieuwe Gids/ Le nouveau Guide, qui a joué un rôle important dans la promotion du mouvement mentionné. – Or trente ans plus tard, comme nous assure Nescio en 1917, le Dieu de la Hollande n’a rien compris à ces poètes de 1880 : « Que fallait-il penser d’eux ? Convenables, pas convenables, on ne savait plus à quel saint se vouer. » – Les quelques vers que Nescio cite de ses années d’apprentissage prouvent que ces exercices étaient loin d’être une réussite. Or, dans la première décennie du XXe siècle, il s’éloigne de plus en plus de ses modèles et forge son propre style, dépouillé des « marques » de littérarité de l’époque. Son premier récit, « Le pique-assiette », est écrit dans la langue des quartiers populaires d’Amsterdam, avec une orthographe déviante mimant les inflexions de la langue parlée, sans embellissement. Un procédé de style bien à lui est l’enchaînement par le moyen de conjonctions – « et, et, et, et » – ce qu’un auteur plus soucieux d’esthétisme éviterait.

En 1910, il avait du mal à trouver une revue prête à accueillir son premier récit. Quand enfin il l’avait trouvée, la rédaction du De Gids/ Le Guide n’était pas d’accord avec le pseudonyme qu’il s’était choisi : Koekebakker, un nom qui signifie en néerlandais « pâtissier » mais aussi « gâcheur de besogne » au sens figuré. J’imagine que l’écrivain en herbe a demandé alors : « Vous voulez que je m’appelle comment alors ? » Et que le directeur de la publication a répondu : « Je ne sais pas. » Et c’est exactement cette réponse qui est devenu son nom d’écrivain dans sa traduction latine : Nescio. En fait, ce pseudonyme rappelle le « nomen nescio », expression utilisée en littérature lorsque l’auteur d’une œuvre citée n’est pas connu. C’est donc sous cette appellation que l’auteur fit en janvier 1911 ses débuts dans la revue créée en 1837 par Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), poète et critique néerlandais qui revient dans le récit « P’tit poète » en tant que conseiller décontenancé de Dieu, car incapable de comprendre les poètes du début du XXe siècle.

Le nom d’auteur n’était pas la seule réserve du De Gids. La rédaction voulait publier « Le pique-assiette » seulement après que Nescio eut supprimé quelques jurons et une allusion érotique, considérés trop offensants pour les lecteurs de la revue. Trois ans plus tard, proposant « Titans en herbe » à la même revue, les rédacteurs voulaient apporter tellement de changements fondamentaux que Nescio ne pouvait les accepter. Le récit sera publié dans le numéro de juin 1915 de Groot-Nederland/ La grande Hollande. Mais proposant « P’tit poète », c’est au tour de Groot-Nederland de rejeter ce troisième récit, parce que l’auteur parle de Dieu d’une manière trop désinvolte. Pour le P’tit poète, le Dieu de la Hollande est le garant de la morale petite-bourgeoise:

Le Dieu de ton patron et de ton beau-père, et du comptable de ton patron et du gérant du Nouveau Cerisier. Le Dieu de ta tante, qui te disait de saluer lorsque tu passais devant la maison de ton patron…

… Et on peut y ajouter : le Dieu des rédacteurs de Groot-Nederland, tous des « messieurs importants » qui se sentaient offensés par cette diatribe. Impatient de voir la nouvelle publiée, il rassemble les trois récits dans un seul recueil, publié en 1918 à un tirage de 500 exemplaires, qui connaît un succès d’estime dans un milieu restreint.

Les récits de Nescio contiennent de nombreuses références à des personnes et à des événements qui devaient être suffisamment familiers pour le lecteur néerlandais de son époque, mais qui ont disparu de la mémoire collective aujourd’hui. Prenons la première phrase de la première histoire :

Mis à part l’homme qui trouvait la rue Sarphati le plus bel endroit d’Europe, je n’ai jamais rencontré de type plus singulier que le pique-assiette.

Cet homme n’est autre que Frederik van Eeden qui, en 1888, qualifiait la Sarphatistraat d’exemple de mauvais goût du XIXe siècle, alors qu’il se souvenait qu’il s’agissait de la plus belle rue d’Amsterdam. Dans un discours qu’il adressa aux ouvriers d’Amsterdam en 1899, Van Eeden se présenta en disant : « Peut-être qu’on vous a dit que je suis un type singulier... » – et Japi, le personnage principal du « Pique-assiette », est un type encore plus singulier. Remarquons en passant que Nescio aussi lance quelques invectives contre l’avilissement de sa ville natale « où ils avaient été fort occupés à démolir de belles maisons et à mettre de laides à la place ».

Même si Nescio puise abondamment dans sa biographie, la fiction ne couvre pas totalement son vécu. Comme il l’affirme dans « P’tit poète », il faut « faire la distinction entre l’auteur et monsieur Nescio ». Un pique-assiette, par exemple, a bel et bien existé, mais l’ami d’enfance, Jacob Roelofs dit Japi, n’est pas « descendu » du pont Waalbrug pour disparaître dans la rivière, au contraire, il est monté dans l’échelle sociale en tant que lithographe, photographe et typographe. Hélas, il ne manquait pas parmi la bohème des cocos las de vivre, dont un s’est en effet jeté du Waalbrug. Les académiciens ont proposé plusieurs candidats comme modèle du pique-assiette, mais Nescio a soutenu mordicus que Japi était une figure complètement issue de son imagination. Disons que le personnage est un composite de plusieurs personnes réelles, dont l’auteur lui-même. Les titans en herbe, en revanche, trouvent leur origine dans les cinq idéalistes de la colonie « Tames ». Et Koekebakker est de toute évidence l’alter ego de l’auteur, à tel point qu’il voulait initialement en faire son pseudonyme.

Pendant de longues années, l’homme d’affaires nommé J.H.F. Grönloh, un paterfamilias responsable des soins et de l’entretien d’une femme et de quatre filles, gardait secrètes ses activités littéraires. En dehors du cercle de sa famille et de ses amis intimes, personne ne savait que celui qui avait mis ses jours et ses années au service du commerce avait écrit ces rêves de bohème contestant les conditions exécrables de ce même commerce. Ce n’est qu’en février 1929 que son éditeur révèle, en accord avec l’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Nescio, la raison en étant qu’un critique venait d’attribuer son œuvre à un autre écrivain (dont il ne reste aujourd’hui plus la moindre trace, sinon cette attribution abusive, justement).

Après 1918, Nescio n’a jamais vraiment repris la plume littéraire. Il s’y est essayé, quand au début de la Seconde Guerre mondiale, la Holland-Bombay Trading Company avait cessé toute activité. Or, le 11 juin 1943, il soupirait, en reprenant le refrain d’une chansonnette de Lilian Harvey : « ‘Le pique-assiette’, ‘Titans en herbe’, ‘P’tit poète’, das gibt’s nur einmal, das kommt nicht wieder » – cela n’arrive qu’une seule fois, cela ne revient pas. Cependant, de la masse de manuscrits des années 1900-1920, restés inédits et le plus souvent inachevés, il compila en 1942-1943 le petit volume Mene tekel – augmenté de deux textes très courts dans lesquels il revient sur ses années d’enfance. Un autre petit volume tiré de ses tiroirs, Boven het dal/ Au-dessus de la vallée, verra le jour en mai 1961, peu de temps avant sa mort, le 25 juillet 1961 à Hilversum – dans un tirage de 4.000 exemplaires cette fois-ci, suivi d’un deuxième tirage de 6.000 exemplaires, car depuis 1918, Nescio était devenu une valeur sûre pour son éditeur. – Et il l’est resté ; aux Pays-Bas, Le pique-assiette et autres récits en était en 2021 à son 46e tirage !

Nescio n’a jamais terminé le grand roman qu’il avait entrepris en 1898 et qui devait s’appeler De voetganger/ Le randonneur. Encore en 1919, il s’était mis à l’écriture d’un roman, car « on dit que je ne percerai jamais si je n’écris pas un roman. Pas des esquisses, mais un roman. Bon, allons-y. » Le roman projeté ne sera jamais réalisé, il n’en restera que… quelques esquisses, dont deux fragments sous le titre « Une longue journée ». En revanche, pendant toute sa vie – et cela depuis que son père l’avait emmené sur un « train de plaisance » – il a tenu un journal de ses randonnées à pied ou à bicyclette à travers les Pays-Bas. Ce journal sera publié seulement 35 ans après sa mort sous le titre Natuurdagboek/ Journal de la nature. On y découvre un Grönloh alias Nescio qui savait regarder avec une mémoire d’acier comme son alter ego Japi :

Il avait une mémoire des paysages qui touchait au prodige. De la ligne de chemin de fer entre Middelburg et Amsterdam, il connaissait tout, chaque champ, chaque fossé, chaque maison, chaque allée, chaque bosquet, chaque petite frange de bruyère brabançonne, chaque aiguillage. Lorsque après avoir roulé des heures dans l’obscurité on éveillait Japi, qui avait dormi d’un trait allongé sur la banquette, pour lui demander : « Japi, où sommes-nous ? », il fallait d’abord attendre qu’il fût parfaitement réveillé, ensuite il écoutait un moment la course du train avant de dire : « Je crois que nous sommes près d’Etten-Leur ». Et il en était bel et bien ainsi !

Bien que athée, refusant toute religion révélée, Nescio touche à la mystique de la nature, courant spirituel à la mode parmi les artistes autour de 1900 : ce qu’on pourrait appeler « Dieu » coïncide avec et se révèle dans la nature. Pas mal de passages de ce journal ont trouvé une place dans les récits, où les personnages nous emmènent vers « Zierikzee, Middelburg, Arnemuiden et tous ces lieux où ils avaient l’un comme l’autre roulé leur bosse », vers des villes connues telles Amsterdam, Rotterdam et Nimègue, ou des lieux plus surprenants tels Kortenhoef, Kuilenburg, Spekholzerheide, Surhuisterveen, Zaltbommel… Grâce au randonneur Nescio, le lecteur qui a le réflexe de consulter Internet découvrira les coins les plus inattendus et les plus jolis à travers les Pays-Bas.

Dans les années cinquante, Nescio était devenu un auteur célébré, dont une nouvelle génération d’écrivains sollicitait une suite au Pique-assiette et autres récits. Un Nescio bien diminué physiquement leur répondait dans un Waarschuwing/ Avertissement du 25 octobre 1956 :

Ils m’incitent de temps à autre à écrire encore quelque chose. Mais je n’ai jamais eu de « talent ». J’écrivais comme cela me venait, sans réfléchir. Je n’ai jamais su « inventer » quoi que ce soit. Et maintenant, je peux à peine faire trois pas. Tel est le destin des conquérants du monde. Et d’autres.

Je n’aimerais pas que les conquérants du monde d’aujourd’hui lisent ceci. Ils n’en tireraient que de l’orgueil. Quand on a 18 ou 20 ans, on croit que cela ne se passera pas avec soi. Les conquérants du monde ! À notre place est venu Hitler. Est-ce que quelqu’un croit encore à notre espèce de conquérants du monde, celle qui s’appuyait contre la clôture de l’Oosterpark ?

Notons au passage que l’assertion selon laquelle il n’a jamais su « inventer quoi que ce soit » est en flagrante contradiction avec sa revendication faisant de Japi un pur produit de son imagination.

En 1919, à trente-sept ans, Nescio se disait « vieux et vraiment très modeste ». Or vingt-trois ans plus tard, à soixante ans, il était bien plus vieux, mais pas du tout si modeste que ça, puisqu’il espère survivre dans ses récits :

J’aimerais [...] que tout ce qui est fragile, que moi-même vive aussi longtemps que l’on sache lire en Hollande, un petit homme aussi simple que moi, voilà ce que j’aimerais. Ou peut-être me traduira-t-on dans une langue qui sera lue plus longtemps.

Avec des traductions en allemand, danois, espagnol, français, hongrois, italien, polonais, roumain, slovaque, suédois et turc le vœu de Nescio fut exaucé. J’ignore si ces langues survivront au néerlandais, mais il est certain qu’il est devenu plus qu’un écrivain hollandais : un écrivain européen, voire mondial depuis que ses nouvelles ont été publiées en 2012, sous le titre Amsterdam Stories, dans la collection prestigieuse des éditions New York Review of Books Classics.

Présentation de l’auteur

Nescio

Nescio - « je ne sais pas » en latin -, pseudonyme de J.H.F. Grönloh (1882-1961), est la figure tutélaire de toute la littérature néerlandaise du vingtième siècle en dépit d'une œuvre comptant peu de textes achevés.

Après avoir fait des etudes de commerce il devient directeur de la Holland-Bombay Trading Company, tout en étant membre du Parti social-démocrate des ouvriers (Sociaal Democratische Arbeiders Partij, SDAP). Idéaliste, il croit en une société moderne meilleure.

La ville d'Amsterdam est très présente dans ses oeuvres.

Sources : Gallimard, Wikipedia

Bibliographie 

Le pique-assiette et autres récits (trad. du néerlandais de Belgique), Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », , 204 p. (ISBN 2-07-073476-5) (traduction française de Danielle Losman ; postface de Hans Maarten van den Brink)

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