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Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1)

Cette chronique a été proposée durant des années par notre collaborateur  Jean-Charles Vegliante. Cette première édition date d'octobre 2016.

∗∗∗

 

Pour cette anthologie, nous proposons quelques exemples – parfois singuliers mais d’après nous bien caractéristiques – de la poésie italienne majeure et parfois “mineure” ou minorée mais non moins importante, venue après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri : aussi bien en ce qu’elle a pu constituer une source pour d’autres littératures européennes et au delà (on pense surtout à Pétrarque), que par son irréductible particularité, souvent occultée ou ignorée de ce côté des Alpes.

Le presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre, de formes innovatrices ou institutionnalisées à d’autres (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable entre les deux académies – italienne et française –, ont souvent agi à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, éloignant les prétendues “sœurs latines” au lieu de les rapprocher pour de féconds échanges. Non que ceux-ci n’aient pas eu lieu, au moins depuis l’époque des troubadours descendant vers la Péninsule, puis avec la Pléiade pétrarquisante en sens inverse, enfin à nouveau de Paris en direction de l’Italie (et du reste du monde), mais trop souvent de façon asymétrique ou – en France surtout –  intermittente, sans échapper à la tendance assimilatrice, à cette acculturation sûre de son bon droit dont notre pays a donné bien d’autres exemples ; et au centralisme, duquel l’infinie variété des dialectes, parlers, langues locales italiennes (parfois riches déjà d’une vaste littérature) ne pouvait qu’avoir à pâtir. Comme quoi, la poésie elle-même n’échappe pas à l’idéologie et, plus simplement, à l’histoire dans laquelle s’ancre son expression.

La transduction, suivant l’acception néologique que j’en avais proposée dès les années 80 du siècle dernier (voir D’écrire la traduction, 19962) voudrait éviter cet écueil, aussi bien que celui des récritures, certes intéressantes – j’en connais d’ailleurs quelque chose – voire géniales (Bonnefoy) mais par trop éloignées de l’ébranlement que doit continuer de transmettre dans le texte d’arrivée, à mon avis, l’œuvre originale en sa différence. L’opération créatrice d’un texte nouveau, par définition autonome dans la langue-culture de destination, ne devrait jamais négliger cette posture première, filiale si l’on peut dire, relativement au texte de départ : Amont dévers, résurgence et source qui seraient à la fois nôtres et communes à l’autre versant, étranges doubles adret ou ubac selon la perspective adoptée – et vraisemblablement tantôt alternés, partagés en fonction du type de texte original à transduire. À amener donc, sans détournement, vers l’autre pente, en acceptant d’y être nous-mêmes transportés… facile à dire ! Il n’y a pas d’ancillarité, pas même de modestie : dans certaines limites qui sont celles de leur temps, nous croyons bien qu’il y a des versions “définitives” (avec guillemets). Et provisoires donc. C’est souvent alors d’une petite conversion qu’il s’agit, au moins momentanée – nouvel oxymore –, par exemple devant tel poème dialectal moderne, pour lequel n’existe littéralement aucun type d’équivalence possible dans une langue aussi centrale et normée que la française. Et que dire du rythme… Alors, plus que jamais, traduire sera aussi transformer, en une métamorphose qui ne devrait pas devenir annexion – voire au mieux récriture – mais demeurer au plus près de l’étranger perturbant, fût-il dans le cas des deux proches voisines qui nous occupent une sorte de familier étrange.

Faut-il préciser que ce choix, terriblement limité sans doute, n’est au demeurant que celui d’un lecteur parmi d’autres, avec les préférences et aussi les capacités de critique et d’écriture qui se manifesteront d’emblée, en bonne pratique-théorie : autant dire subjectif, encore qu’un certain nombre de limites et de règles moins discutables y aient été respectées. Nous pensons en effet que la langue – d’origine et de destination en l’occurrence –, les langues donc, restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire, sans laquelle risque de s’étioler toute transmission. Relativement extensibles, si l’on peut dire, elles ne sont pas celles de la doxa, en principe… La langue vers laquelle se dirige le flux verbal et musical (et son rythme) doit être “inventée” en quelque façon : mais qu’est-ce à dire ? Certes poussée jusqu’à ses extrêmes, ouverte à la rencontre avec l’étranger, bousculée et renouvelée peut-être, mais non « subvertie » comme on s’est plu à le prétendre un peu gratuitement, sous peine encore une fois de clôture et d’entre-soi stérilisants. La révolution est ailleurs, si elle existe. La fidélité aussi – qui a dit, par exemple, qu’il faudrait rendre la rime par la rime ? – à condition de ne pas oublier de « traduire la forme », primordiale en tous les cas. Alors, oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. Dans le vaste océan des possibilités, l’écrivant quel qu’il soit, et le traducteur plus que tout autre, se meut aussi librement qu’il le désire, sans risquer une asphyxie hors de l’eau. Son milieu naturel, d’échange et d’accueil entre les langues, est en fin de compte varié mais unique, monde sémantisé de l’humain au sein duquel toute rencontre – et la survie dans la transduction même – demeure praticable. Dante, rendant grâce à son maître Brunet Latin, par exemple : « comment [au monde] l’homme peut gagner l’éternité » (Enfer, XV). Sublime illusion, leurre du littéraire, bien sûr.  

Pour ce qui est de la poésie italienne, une autre donnée objective serait qu’elle représente au bas mot la moitié de toute la Littérature de l’aire italophone, canonique ou non : de quoi nous rassurer, quelles que soient les limites de notre sélection présente. Et de la réussite (autonome) dans la langue de destination, le français écrit – parfois à l’occasion parlé-écrit, gageure encore plus ardue –, la langue en bref des poètes d’aujourd’hui. Les textes suivent, dans l’ordre qui sera celui d’une Anthologie possible : un livre parmi beaucoup d’autres, au fil et au gré d’affinités, de regroupements à la fois formels, sensibles et thématiques. Reste donc à lire, à simplement s’avancer jusqu’à « toucher les vêtements » de l’autre (Hölderlin, Die Wanderung), dans l’autre texte ici amené au plus près de notre attente.

Première livraison :

-      Pétrarque, évidemment…

(Le sonnet d’abord,

 tel qu’en lui-même enfin…)

                   “Désir fou qui espère…”

Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,

du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.

Or je vois enfin comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;

et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.

F. Petrarca, R.V.F., i

L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un nuage amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.

Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.

Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.

Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?

F. Petrarca, R.V.F., cxxiii

Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.

Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.

Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.

Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.

F. Petrarca, R.V.F., ccxxvi

Francesco Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (Canzoniere)

-      Un écho lointain, par-dessus Leopardi :

(non plus sonnet,

mais Ballata minima)

       Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Giovanni Pascoli, Myricae 1896

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante-1

_______________________

-       Tout autre chose bien sûr, Michel-Ange :

                      (Madrigal)

Quel est celui qui de force à toi m’amène,
hélas, hélas, hélas,
lié serré, où libre suis d’entraves ?
Si tu peux enchaîner autrui sans chaînes,
et si sans mains ni bras tu m’as mis en cage,
qui me défendra contre ton beau visage ?

 Rime (M. 1)  

                       (Sonnet)

Tout vide clos, tout espace couvert,
quoi que ce soit qu’une matière enserre
conserve la nuit, tant que vit le jour,
contre ses lumineux solaires jeux.

Et si elle est vaincue par flamme ou feu,
le soleil chasse (ou lumière plus vile)
et la prive de ses divins atours,
au point que l’entame un simple petit ver.

Ce qui s’offre au soleil et se travaille
en mille graines et plantes diverses,
le rude laboureur du soc l’assaille ;

mais seule l’ombre sert à planter l’homme.
Donc les nuits sont plus saintes que les jours :
l’homme vaut plus que toutes les semailles.

Michelangelo, Rime (Son. 42)

-       Et Della Casa, vers un maniérisme ? 

Ô Sommeil, ô de la calme, humide, ombreuse
Nuit pacifique fils ; ô des pleins de maux
mortels réconfort, doux oubli des malheurs
si lourds dont la vie est âpre et douloureuse ;

secours ce cœur qui souffre et n’a de repos
désormais, et ces membres las et fragiles
soulage-les : vole vers moi ô Sommeil,
étends tes ailes brunes sur moi et pose.

Où est, loin du jour lumineux, le silence ?
et les rêves légers qui sans traces sûres
ont pour habitude de suivre tes pas ?

Hélas, en vain je t’appelle et ces obscures
froides ombres, je les flatte en vain. Ô draps
pleins d’âpreté, ô nuits poignantes et dures !

G. Della Casa, Rime

-       Des salons…     

           Femme qui coud

Oui c’est un dard, non l’aiguille
dont use en son ouvrage
celle, neuve Arachné d’amour, que j’adore :
pendant qu’elle pique et brode son beau lin,
de mille pointes perce mon cœur, et point.
Malheureux, ce trop charmant
fil de sang qu’elle tire,
coupe, noue, et affine, tourne et retord,
sa belle main chérie,
c’est le fil de ma vie.

                                                   G. B. Marino, Madrigale LXXIV

                Sifflet XXXIII

Voici un démenti en plein sa gueule
à quiconque oserait nous affirmer
que Murtola ne sait pas bien poeter
et qu’il devrait retourner à l’école.
   Je sens que monte en moi une ire folle
quand j’entends que quelqu’un veut le blâmer ;
car nul ne saurait faire s’étonner
comme lui fait, en sa moindre parole.
   Est du poete la fin l’étonnement
(je parle du suprême, non du bouffe) :
qui ne sait stupéfier, qu’il aille au ban.
   Moi je ne lis jamais ses choux, ses touffes,
sans soulever de stupeur mes sourcils :
comment être à ce point un imbécile !

                                                                             G.B. Marino, Murtoleide

-       et des prisons :

                     Au cachot

Comme va vers le centre tout corps pesant
depuis la circonférence, et comme encore
dans la bouche du monstre qui la dévore
la belette court craintive et minaudant,

ainsi quiconque de science grand amant,
qui plein d’audace depuis le marais mort
passe à la mer du vrai, dont il s’énamoure,
dans notre hôpital vient finir à la fin.

Que les uns l’appellent ‘l’antre à Polyphème’,
d’autres ‘palais d’Atlante’, certains ‘de Crète
le labyrinthe’, et certains ‘le fond d’Enfer’

(car là ne vaut faveur, savoir, ni rosaire),
je peux te le dire ; au demeurant je tremble :
c’est bastion voué à tyrannie secrète.

T. Campanella, Opere

_________

Qui pénètre en cette horrible sépulture
où règne une pérenne cruauté
trouvera écrit sur ces murs du Tartare :
“Quittez l’espérance vous qui entrez !”
Il fait jour ici autant qu’en nuit obscure,
toujours à souffrir, supporter, peiner,
car on ne sait jamais ni le jour ni l’heure
d’un retour à la chère liberté.

G. Di Michele, Opere “Cui trasi…”

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/essais/un-p%C3%A9trarquiste-sicilien-m%C3%A9connu/j-c-vegliante

-       ou prisons intérieures :

            Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,    
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…

pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?

dans l’inconscience il souffle

sur ses genoux une autre
fervente vie

           Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…

comme une langue vive
sur la peau brûlée !… 
la géographie du sang
viendrait à la surface…

(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)

         Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…

s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…

s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé

Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo (2011) 

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/09/anthologie-permanente-eugenio-de-signoribus.html




Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en page très agréable du site, il m’a semblé néanmoins utile de proposer (aux lecteurs et lectrices qui l’auraient autant appréciée que moi), une présentation critique générale.

Car, si (à première vue) lorsque l’on clique, l’un après l’autre, sur chacun des 13 épisodes, on constate qu’il s’agit de traductions en français de poésies italiennes, l’on pourrait croire qu’il s’agit simplement d’une anthologie traditionnelle, comme toutes les autres. Une de plus. Pourquoi pas. Mais, après mon expérience de lecture, je peux dire que ce n’est pas du tout le cas, bien au contraire. Il suffit aux lecteurs attentifs de regrouper, comme je l’ai fait, les 13 épisodes (par exemple dans un fichier de traitement de texte), pour s’apercevoir que le regroupement des textes ne suit pas un traditionnel ordre chronologique (on ne va pas y trouver, par exemple dans le premier épisode, telle période, disons, pour faire simple, le Moyen-âge, dans le deuxième, telle autre, disons la Renaissance, etc.). Non. Cette anthologie a un caractère original puisqu’elle est qualifiée de POÉTIQUE. Du reste, au sein même des livraisons, il y a souvent des regroupements par tranches temporelles diverses. 

Ici, chaque épisode propose un texte introductif qui va être ensuite illustré par plusieurs « exemples […] bien caractéristiques de la poésie italienne majeure et parfois "mineure" mais non moins importante ». En somme, le projet est pensé dans une dimension plurielle : Vegliante propose des concepts fondamentaux sur la poésie en laissant s’exprimer d’autres poètes à travers leurs compositions dont « les capacités de critique et d’écriture […] se manifesteront d’emblée ».

Domenico di Michelin (1417– - 1491) représentant Dante en équilibre entre la montagne du purgatoire et la ville de Florence. Illustration d'Amont dévers, dixième livraison.

 

À moins que le projet ait été pensé dans le sens inverse : les poésies sélectionnées par le poète expriment des concepts fondamentaux, mis en évidence dans chaque texte introductif de chaque épisode 2.

Ce mouvement bilatéral du projet est au cœur du titre AMONT DÉVERS. Titre qui peut d’abord surprendre les lecteurs par son opacité référentielle. Mais si l’on sait que Vegliante est un poète qui adore jouer avec les mots et leur forme, on arrive à comprendre que le titre de son anthologie est LUDIQUE : c’est un jeu de mots à décomposer et recomposer. On peut y entendre une homophonie avec « à mont, des vers » (en italien, « a monte », signifie "en amont", c’est-à-dire "avant"), donc, « ce qui provient de la poésie », et  « dévers » conduit à un mouvement « en avant » sur l’autre versant, donc, « ce qui s’en suit, s’en déverse ». Le jeu de mots du titre n’est donc pas innocent. Il sensibilise les lecteurs du XXIème siècle sur la pérennité des concepts fondamentaux, d’hier jusqu’à nos jours, avec des nuances, bien entendu 3. Ces concepts fondamentaux, on peut les connaître d’emblée et les illustrer en choisissant telle ou telle composition de tel ou tel poète « académique » ; et on peut les approfondir (pour y trouver des constances ou des nuances) en les regroupant avec des compositions non « académiques » (voire dialectales). La circulation des concepts fondamentaux entre poètes de différentes époques va de pair avec la circulation des poésies, notamment ici, entre la France et l’Italie, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de traductions de poésies italiennes en français.

Dans le premier épisode, Jean-Charles Vegliante fait le constat d’un échange « asymétrique » (culturel, linguistique, idéologique et historique) « après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri », entre la France et l’Italie, malgré le « presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre […] (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable ». Cet échange passe, évidemment, par les mots. Mais pas seulement. Dans son ouvrage intitulé D’écrire la traduction (P.S.N. 1996), Vegliante a forgé le mot « transduction » (qui apparaît ici au début du deuxième paragraphe, pour une mise en relief) afin de sensibiliser ceux qui voudraient traduire des poésies sur l’importance de prendre en compte non seulement les mots – évidemment – mais aussi, voire surtout, la FORME (trop souvent négligée car considérée comme un simple ornement poétique, pour « faire joli »). En effet, la poésie italienne a conservé des ponts avec la tradition métrique, tout en innovant, bien entendu (voir le neuvième épisode). Elle n’a pas brutalement coupé les ponts avec son passé comme l’a fait à un moment donné la littérature française (il suffit de penser à l’invention du vers libre). Cette asymétrie poétique entre les deux cultures serait à la source de nombreux malentendus sur l’importance de prendre en compte la FORME, aussi bien dans l’analyse du texte que dans l’activité de traduction de la poésie italienne en français. Ici, Vegliante le dit de façon très claire : « les langues […] restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire […] à condition de ne pas oublier de "traduire la forme", primordiale en tous les cas. Alors oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. ». Le dernier épisode de l’anthologie aborde justement l’importance de la FORME en poésie : le chant, la musique, « un pont exquis d’harmonie », un « jeu, bien loin d’être innocent, avec le langage » 4.

Aussi, Vegliante va approfondir sa réflexion au huitième épisode, réservé à ce que l’on nomme généralement l’intertextualité, c’est-à-dire « les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique ». Un architexte diffus, en effet. Vegliante donne un exemple très éclairant de ces « échos lointains de transmissions inconscientes » dans un essai dédié à un poète en particulier : Salvatore Quasimodo 5. Pour faire vite, Vegliante démontre que les vers de ce poète peuvent suivre parfois un rythme (ou un tempo) arabo-andalou bien reconnaissable. Par conséquent, ce n’est pas parce que Quasimodo écrit en italien que ses vers ont un rythme italien. On aurait alors affaire à une autre sorte d’asymétrie, créative cette fois-ci, qui consiste à écrire dans une langue mais avec un rythme venant d’une autre langue. C’est ce que fait d’ailleurs Jean-Charles Vegliante : ses poésies écrites en français ont souvent un rythme italien 6..

Reste maintenant aux lecteurs et lectrices, à qui cette remarquable anthologie poétique a plu, la tâche d’aller lire les poésies de chaque épisode afin d’y trouver les nuances, ou autres variations autour du concept central chaque fois proposé.

 

∗∗∗∗∗∗

Notes

 

[1] https://www.recoursaupoeme.fr/?s=Amont+d%C3%A9vers .

[2] Le deuxième épisode est centré sur la mort, « un lieu commun », en tant que « bonne illusion de "sortir de soi en y restant" ». Le troisième épisode, sur « le je– l’anthropos – » qui espère « atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice ». Le quatrième épisode, sur ce que « "fait" (réalise) dans tous les sens » et ce que "dit" (énonce) la poésie, « pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage ». Le cinquième épisode aborde la poésie sous l’angle des « processus multiples du "penser" », et « fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant […] des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. » Le sixième épisode s’intéresse à la qualité expressive de la poésie qui s’éloigne « assez spontanément de la doxa », c’est-à-dire à l’expression sarcastique, comico-réaliste, avant-gardiste. L’expression de l’éros occupe quant à elle le septième épisode, où l’amour courtois « pose […] les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui » dans ce domaine. Le dixième épisode est consacré à la figure du poète qui « prête sa voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout ». L’émotion du « réel » ou l’« effet de réel » concerne le onzième épisode. La réflexion sur la disparition corporelle du poète et ce qui reste de ses écrits est centrale au douzième épisode.

[3] La liste des noms des poètes serait trop importante pour la transcrire ici. Prenons l’exemple du septième épisode, centré sur l’expression de l’éros, pour constater une grande variété de noms de poètes « académiques » et « non académiques » : Gaspara Stampa, Guido Cavalcanti, G. B. Marino, Umberto Saba, Piero Jahier, Giacomo Noventa, Attilio Bertolucci, Eugenio Montale, Camillo Sbarbaro, Giorgio Caproni, Patrizia Valduga, Nella Nobili, Cecco d’Ascoli, G. Leopardi, Guido Gozzano, Corrado Govoni, C. Betocchi, Albino Pierro, Tommaso Gaudiosi, et, le poète néo-avant-gardiste Edoardo Sanguineti.

[4] Pour éclairer notre lanterne à ce sujet, je renvoie à l’entretien qu’il avait accordé à Gwen Garnier-Duguy sur “Recours au Poème” le 24 novembre 2012, à l’occasion de la sortie en édition de poche de sa Comédie - Poème sacré chez Gallimard… plus récemment, la déplorable réception de Giovanni Pascoli en France pâtit également de cette carence. Depuis la traduction universitaire de 1925 (jointe à sa thèse en Sorbonne par A. Valentin), c’est bien à cause de la forme que les rares tentatives partielles de mise en français n’ont pas trouvé leur lectorat. C’est à travers la forme (du contenu et de l’expression) que “l’impensé” exceptionnellement riche de ce poète a une chance de passer dans l’autre langue (tel est le pari en tout cas de l’essai/anthologie L’impensé la poésie que Vegliante a fait paraître chez Mimésis en 2018), et plus largement dans le vaste architexte où se meuvent les vrais poèmes de tous les temps.    

[5] Quasimodo (et Cielo d’Alcamo), hypothèse andalouse, publié dans la prestigieuse revue S.M.I. XVI, 2016, p. 297-323 (une première version en ligne sur : http://circe.univ-paris3.fr/Quasimodo_hypothese.pdf ).     

[6] Voir ma propre expérience de lecture de 3 de ses sonnets, récemment republiés dans son ouvrage intitulé Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques, aux éditions du Grand Tétras, 2019 :

 https://poezibao.typepad.com/poezibao/2019/08/note-de-lecture-jean-charles-vegliante-trois-sonnets-extraits-de-sonnets-du-petit-pays-entra%C3%AEn%C3%A9-vers.html .

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

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Amont Dévers, treizième livraison

 Amont dévers

Treizième livraison 

(Voir« Recours au Poème » 194, avril 2019)

 

 

Et puis, au bout du bout, il reste le chant. Ténu, léger comme cet air insaisissable que Leopardi disait envier dans la poésie d’Anacréon, tel « un souffle passager de brise fraîche en été, odorant et délassant », mais hélas vite dissipé, échappant à l’analyse voire décevant sa relecture (Zibaldone).

C’est la musique sans notes de certaines ivresses de mots presque gratuites des Baroques, tournant sur eux-mêmes tels des horloges (encore alors épatantes). C’est, à un point exquis d’harmonie rarement atteint, en dépit parfois de son manque d’insouciance devenu trop habituel, le résultat du tout dernier Pascoli (une fois acquises ses traductions des strophes sapphiques d’Horace), éloigné du nidoù il avait trouvé un semblant de paix avec sa sœur Maria, désorienté par la grande ville (Bologne), frustré dans ses autres amours, au bord du silence. C’est le jeu, bien loin d’être innocent, avec le langage – et son idéologie – chez tel Novissimo… heureusement plus ironique que chez nos avant-gardes françaises ou parisiennes.

Mais déjà Le Tasse prisonnier, demandant à ce qu’on le contienne, à ce qu’on le protège, à ce qu’au besoin on le punisse, s’abandonnait terriblement seul à la musique intérieure de son obsession dominante, purement poétique – ou à ses démons familiers. C’est parce qu’elle est fictio, et musica à la fois (Dante), surtout harmonie qui n’en finit “jamais”, comme dans la sublime invention de sphères supérieures bienveillantes, que la poésie nous soutient et semble nous protéger jusqu’à la fin. En deçà (ou au delà) des terreurs et des espérances de quelque au-delà rêvé comme ultime horizon. Et ce sera aussi, pour nous, une façon de saluer une dernière fois (La Treizième revient… – on l’a déjà dit) le versant caché, dans l’ombre éblouissante, vers lequel dévale paradoxalement l’un de nos amonts.  

 

             −    Les oreilles et la vue

                  (Ballade du regard)

 

Quitter le voile par soleil ou par ombre,
   Dame, je ne vous vis,
   après qu’en moi avez su le grand désir
   qui chasse tout autre vouloir de mon cœur.
Portant en moi mes belles pensées celées
   qui ont rendu mort mon esprit désirant,
   j’ai vu de pitié s’orner votre visage ;
   mais, quand Amour vous fit attentive à moi,
   vos blonds cheveux aussitôt furent voilés,
   et le regard charmeur en soi recueilli.
Ce que je désirais le plus, m’est ravi ;
   le voile ainsi me traite,
   qu’à causer ma mort et au chaud et au froid
   de vos beaux yeux il ombrage la lueur.

                                                                              F. Petrarca, R. V. F.xi

 

 

(Madrigal à Dame Laure)

 

Sur la verte toison
        de ce laurier nouveau, oyez comment
        des oiselets chanteurs
        certains vont plaisantant de branche en branche,
        disant - Je t’aime, t’aime - ;
        et il semble répondre
        par le murmure doux
        de ses feuilles tremblantes -
        Oui, je vous aime aussi - ;
        et d’autres, plus coquets,
        chantent, - Ici, ici -,
        comme s’ils voulaient dire - En ces rivages
        autour de ces feuillages
        les nymphes te désirent. 

                                              T. Tasso, Rime amorose, 1581

 

 

                (Petite ballade pour boire)

 

    Brises sereines, claires,
respirent doucement,
et l’aube à l’Orient
riche de lys et violettes s’affaire ;
    sur la rive discrète
le long du ruisseau aux bords luxuriants,
    Phyllis, à boire invite
la pourpre vive de fraise odorante ;
    de mes tasses très chères
donne la préférée,
celle où l’on voir flécher
Amour sur un dauphin les Dieux des mers.

                                                                                     G. Chiabrera, Poesie, 1606

 

                      (Une île de sons)

 

Que cithare et crotale avec l’orgue
sur les bords des pâtures odorantes,
que cymbales et flûtes s’unissent
aux pipeaux, au tambourin et au fifre ;
et qu’ils apportent fête et joie à celle
qu’on nomme Vesper ou Lucifer,
emplissant de musique crépitante
cette île en ses transes résonnante.

                                                           G.B. Marino, AdoneVII (1623) 
                                           - déjà paru dans “Recherches romanes et comparées”, 4, mars 1999

 

 

(Théorbe à sabot)

                                          Felippo Sgruttendio de Scafato, La tiorba a taccone(1646)

 

[…] Et j’arrivai à une source qui, seule,
geignait sous un grand chêne, en une sonore
conque de ponce rugueuse, qui le pleur
déjà pleuré pressait de grappes de gouttes
neuves, dans leur chute, et en tirait un chant
doux, infini. Je m’assis dans l’ombre fraîche.
Là, je ne sais comment, un dieu me vainquit :
je pris ma cithare d’ivoire et, rival
du flot sacré, longtemps en pinçai les cordes.

   Ainsi éclata, dans le midi tremblant,
le son modulé d’une joute aérienne :
et grand était l’étonnement des yeuses,
car grand et clair était, entre la cithare
aiguë, le concours, et les eaux mélodieuses.
Toute voix de la source, tout tintement,
la creuse cithare en répétait l’écho ;
et pouvait croire en son cœur à deux fontaines
le berger qui non loin de là faisait paître.
Mais lent, à la fin, je fixai sur le joug
d’or mes yeux charmés, et sur les cordes mues
comme par un souffle court ; et les fermai,
vaincu ; et j’entendis comme un bruissement
de mille cithares qui pleuvait dans l’ombre ;
et j’entendis, comme s’éloignant en lui,
la merveille d’histoires dédaléennes,
telles de blanches longues routes en fuite
à l’ombre d’ormes et de peupliers frêles.

                                                                           G. Pascoli, Il ciecodi Chio[1897] (Poemi Conviviali,1904)  

 

 

 

Piano, la nuit

 

Un piano, la nuit,
joue dans le lointain ;
sa mélodie vient
au vent soupirer.

Une heure : tout dort
sur cette berceuse,
qu’on connaît encore
après tant d’années.

Au ciel, que d’étoiles !
La lune… Et l’air tendre !
Qu’on voudrait entendre
joliment chanter !

Mais seul, peu à peu
meurt le refrain su ;
plus sombre est la rue
dans l’obscurité.

Plus rien que mon âme
reste à la fenêtre.
Elle attend… peut-être
en rêve, à penser.

                                      S. Di Giacomo, Ariette e sunette (1898)

 

                  Historiette

 

Le chien,
blanc sur la blanche grève,
poursuit sans trêve
une ombre,

la noire
ombre d’un papillon,
qui sur lui, blond
virevolte.

Inconscient
du danger, il le nargue
en volant autour de lui
dirait-on.

Inconscient
il vient (ou rusé) sur son dos.
Lui de là aussitôt
le secoue,

et se retourne
vorace vers l’ombre vaine,
qui s’éloigne
de la grève,

et dessus
une fleur, à son habitude,
referme la lumière
de ses ailes.

Sachez,
amis très chers,
que dans mes jours
de bonheur,

ces jours
où mon cœur (aride à présent)
était rené
à l’amour,

moi aussi
avec une proie plus extraordinaire
j’eus une histoire
similaire.

Et elle était
belle ! La dernière chose
qui en moi de rose
se teignit.

Et moi,
moi je lui laissai sa vie ;
je n’en ai saisi
qu’une ombre.

Je savais
– douceur sans liesse –
que c’était sagesse
humaine.

                            U. Saba, Cuor morituro, 1926

 

 

 

 

 

          Naître au chant

 

Croire à l’innocence du monde.
Ainsi la voile pour le haut chanter.
Où elle ne peut pas être
l’inventer.
                 J’essuie sur ma joue
comme un sillon de pleur. 

                                                    L. Calogero,Poco suono(1933-35)

 

* * *

 

 

Je voudrais nager dans le bouillon de poule,
je voudrais avoir un chapeau à fleurs
et un châle, un masque blanc.
Je voudrais avoir le pas léger,
danser moi aussi avec les mecs du faubourg.
Je voudrais inviter les vieilles à la fenêtre,
chanter et rire parmi les visages ridés
et rougis que je vois dans les vitres
peints par la veine violente,
par la main de l'artiste qui chante,
opaque et puissant, la terre.
Je voudrais porter un bonnet
à grelots… 

                              Maurizio Cucchi, Malaspina,2013       

 

                    Bagatelles

 

Trois mouches avec deux moustiques
Sur un arbre chargé de poires
Parlent sans se lancer de piques,
Ce qui est chose plutôt rare.

Le tournesol n’est pas content
Quand il pense à son infortune
Surtout si désespérément
Il rêve à un rayon de lune.

L'écrevisse mélancolique
Cependant que tombe le soir
Écoute la philharmonique
Jouer là-bas près du lavoir…

Une raie manta plus rapide
De conserve avec un dauphin
Dit à mi-voix mais intrépide
« Profil absolument divin ! »

Riccardo Held, Bagatelle,RIEF,2017

 

−    Et l’harmonie ultime des sphères

 

                    (Le chant des justes)

 

. . .

Ô doux amour, que ton sourire enveloppe,
   combien tu semblais ardent en ces flûtiaux
   qui n’avaient souffle que de saints pensers !
Après que les chères brillantes gemmes
   dont je voyais serti le sixième feu
   eurent suspendu leurs aigus angéliques,
ouïr me parut le murmure d’un fleuve
   dont l’eau limpide descend de pierre en pierre,
   par l’abondance de ses hautes veines.
Et comme un son au col de la cithare
   reçoit sa forme, et comme un vent au pertuis
   du chalumeau dans lequel pénètre l’air,
ainsi – sans laisser de retard à l’attente –
   sembla monter ce murmure par le col
   de l’aigle, comme s’il eût été creux.
Là se forma une voix, qui sortit
   par le rostre ensuite en forme de paroles
qu’attendait mon cœur, où le les écrivis.

                                                  Dante Alighieri, La Comédie (Paradis)XX,13-30.    
                                                                          [au ciel de Jupiter, le sixième “feu”]         

 

 

                       (Un adieu)

 

Vante-toi, tu le peux. Raconte que seule
tu es de ton sexe à qui j’ai dû plier
ma tête fière, à qui j’offris simplement
mon cœur indompté. Raconte que tu vis
la première, et j’espère unique, mes yeux
qui suppliaient, moi si timide devant
toi, plein de crainte (je brûle si j’y pense
et m’indigne, et rougis) : moi privé de moi,
à guetter humblement chaque envie, chaque acte,
chaque mot tiens, à pâlir aux impatiences
superbes, m’illuminer au moindre signe
courtois, changer à chaque regard de mine
et de couleur. L’enchantement est rompu,
et avec lui brisé, à terre gisant,
ce joug ; je m’en félicite. Et, bien que pleines
d’ennui, après le servage enfin, après
une longue errance, j’embrasse content
sagesse et liberté. Car si de passions
est veuve ma vie, et de nobles erreurs,
comme une nuit sans étoile en plein hiver,
me sont suffisants réconfort et revanche
du sort des mortels dès lors qu’ici sur l’herbe
immobile étendu, oisif, je regarde
la mer, la terre et le ciel, et je souris.

                                                                Leopardi, explicit deAspasia(Chants)

 

 

* * *

 

Que font là, près de la terrasse veuve,
les chrysanthèmes, nos fleurs, que font-ils ?

Oh ! ils sont là, avec leur beauté vaine,
tenant la tête baissée, pleurent-ils ?

Ils pensent que cette année tu es loin,
pleurant car tu n'y es pas, pour de bon.

La cloche murmure : Ne revient point !
Mais les mésanges : Si, ils reviendront !

                                                                    G. Pascoli, Diario autunnale,1907       

 

 

Petit chant sans paroles

 
À un ramier le soleil
Céda sa lumière…
En roucoulant viendra,
Si tu dors, dans ton rêve…

Un soleil viendra,
En secret brûlera…

Il sera seigneur
D’une vaste mer
À ton premier soupir…

Fluctue seul chant
Sur la mer fluente
Ouverte à ton rêve…

 

*

 

À un ramier le soleil
Céda sa lumière…

En roucoulant viendra,
Si tu dors, en songe…

Étendit le grand flot,
Défia la mesure…

Tu hésitas, le vol
Perdit en toi,
Par écho se chercha…

L’ire dans cet appel
Abîma ton cœur,
La lumière au soleil retourne…

                                                              G. Ungaretti, “Officina” 11 (1957)

 

 

* * *

 

 

Le temps nous emmène, et le ciel est seul
même de ces hirondelles qui volent,
dangereusement croisant des trajectoires
comme qui cherche longtemps dans sa mémoire

quelque nom perdu… et le retrouver
n’a plus d’importance, car c’est le soir.
Bien sûr, on vieillit, et nous revient plus vraie
la vie déjà vécue, rongée par un ver…

un ver qui la nettoie. Et vient le soir.
Et les pensées se croisent, et les vols.
Et nous ne sommes plus nous, mais les profonds
ciels de l’existence – ah, combien entière, elle

et très profonde, sombre, en son bleu-noir.

                                                 Carlo Betocchi, L’estate di S. Martino,1961     

 

 

                     Dans le chant

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent,
qu’ils entendent le gargouillis que je ne retiens pas,
comment se forme le chant
comment il se calme dans la poitrine
comment il peut sectionner la gorge,
comment la langue s’est esquivée.

                                                        28.12.1987
                                         Antonio Porta, Yellow(posthume ; publié sur :
                                         http://circe.univ-paris3.fr/A.Porta_Yellow.pdf

 

 

                    Sonnet astral

 

pulsent les pulsars en de fortes pulsions :
c'est à vous quasars, astres quasi-vivants :
s'écroulent assez denses, par des pressions
qui pour toujours s'abîment, en noirs rivages :

peut-être est-ce ainsi : torches en évection,
essaims de vos nébuleuses fugitives,
super-géantes, traînes en libration,
céphéides variables qui récidivent :

protubérances, et jets, et radiations
corpusculaires, éclipses inclusives
de pleines planètines et planètons,
aurores surcompressées en hautes cages :

oh, lumineuses nuits gravitationnelles,
mes fragiles zodiacales étincelles !

                                                                E. Sanguineti, Varie ed eventuali,2010    

 

 

                Cedrus atlantica

 

Devis pour abattage
avec échelle chenillée
heureusement tu n’assisteras pas
il était comme tien depuis le milieu du XXèmesiècle
cet arbre, ses bras en forme d’aiguilles
entraient par ton balcon presque
chez toi, sans parler du funeste
jour où ils t’ont retenue,
ont empêché le saut désespéré.
Mais désormais fantôme le saut, fantôme
le motif du saut et son origine,
fantôme la nouvelle, fantôme qui avait dû
te la donner, fantôme qui te consola,
fantôme qui t’appela le premier
veuve, fantôme lui le très jeune
conjoint parmi les plus blonds et beaux
en promenade dans le règne des cieux, fantômes
les cieux, fantôme tout, chaque incident,
chaque souvenir de souvenir d’incident,
chaque poème d’incident ? 

                                            Vivian Lamarque, Madre d'inverno,2016         

 

 

 

    −    “… l’amour qui meut le soleil et les étoiles

             (À Gennarino)

 

Écoute… si tu vois
Gennaroce bourrin,
dis-lui : bel assassin !
Non, ne le lui dis pas !

Dis-lui… Oui, dis-lui donc
Qu’il est moche ! Et taré !
Qu’il l’a toujours été !…
Non, attends… Lui dis rien…

Et si tu disais : “Rose
voudrait vider sa haine,
bien qu’au fond elle-même
ne sait si ell’ pourra…”?

Non… Dis-lui que je pleure !
Dis-lui : elle est brûlante !
Dis-lui : elle est mourante !
Et ramène-le-moi…

                                                   S. Di Giacomo, Ariette nove, 1916 

 

 

                      Deux jeunes

 

Dans une auto déglinguée
aux limites d’un champ,
– une auto en démolition –
dans cette auto abandonnée
deux jeunes, assis
discutent sans interruption

La fille est mignonne
les cheveux courts et noirs,
le garçon a un visage de fouine
maligne et drôle ;
ils s’abritent des gens ;
lui la serre fort
et ils parlent vite vite à voix basse

C’est bon d’écouter
comme ça la vie qui glisse,
la vie glisser doucement comme un serpent qui s’ennuie ;
se donner dix baisers par minute sans crainte ;
parler d’aujourd’hui, parler d’amour, parler de demain,
se toucher avec les mains

La vie est tellement proche
tout est encore à faire
le futur est vert, il est froid, il est profond comme la mer
ils essaient de le toucher avec les pieds
avant de se décider à plonger

« Tu es une petite souris blanche
moi, moi, moi
moi je t’ai transformée en ange
avec des ailes formidables
Tu lavais repassais les chemises
et moi assis dans un coin je fumais
Regarde-moi encore avec amour,
je sais que je suis vieux,
je sais que j’ai déjà vingt ans »  
« Mais – elle répond – je t’épouserais quand même
moi, moi, moi
même si je t’ai toujours dit :
je veux aller au lit avec un homme
mais je ne sais comment faire
Tu me disais : pourquoi tu ne me prends pas moi ?
C’était un jeu
moi, moi, moi
je le sais que c’était un jeu
et je ne sais quoi faire
parce que là je ne veux plus
que rester ici à te regarder et écouter »

D’en haut pleut une neige verte
portée par les ombres du soir ;
tout à coup trois étoiles explosent
énormes comme un grand réflecteur
au-dessus de l’auto déglinguée
aux limites d’un champ
dans une auto en démolition
où deux jeunes hors du temps
font l’amour

                                                 R. Roversi, Il futuro dell’automobile. Dodici
                                                 testi per Lucio Dalla,1976

 

 

 

 

 




Amont dévers, douzième livraison

(Voir Recours au Poème 192, fév.2019)

 

 

Quiconque a ressenti un jour le pouvoir des mots, jusqu’à peut-être penser que sa survie pourrait en dépendre – vrais lecteurs, écoliers bouleversés par la parole d’un maître, écrivains, grands malades, prisonniers… – celui-là peine à se satisfaire de ce que l’on voit, entend, touche et ressent dans la vie dite “ordinaire”.

D’où un certain réalisme, on l’a vu, pouvant ouvrir déjà sur un ailleurs. Rien à voir, ou si peu et obliquement, avec l’épouvantail du retour du religieux en notre XXIèmesiècle, sinon que la religion est bien encore là « pour donner un sens à la peur panique, à la faute, à l’espérance » (Pasolini, La rabbia,1962). Une fois de plus, faut-il justifier ce point de vue d’en bas, matériel, ou commun ? Il s’agit de la lecture vivante d’un grand nombre de nos semblables. Donc, pour beaucoup, l’écrit est d’abord moyen de transmission, et sans doute espoir de demeurer pour quelque « au moins un(e) », dans ce passage de relais même, un temps après la disparition corporelle inévitable. 

Isola dei Morti, sur le fleuve Piave (Vénétie)

Et si cela se traduit chez des croyants par la merveilleuse folie du « désir des corps morts » ressuscitant au dernier jour « peut-être non pour eux, mais pour leurs mères,/pour un père, et d’autres qui furent chéris/avant de devenir éternelles flammes » (Paradis,XIV), cela ne gênerait que des fanatiques de conviction différente.La poésie ne s’arrête pas, pensons-nous, à ces querelles – pardon pour le jeu de mots – de clocher ; les conflits, s’ils persistent, y sont d’une autre nature. Mais l’horreur du cadavre, que l’on voit et reconnaît quand même pour un temps, demeure. Et le profond sentiment d’une injustice. Au souvenir des survivants, sans doute, est confiée alors la pérennité et la consistance de cette “petite éternité”, elle aussi provisoire… de simples mots, au fond.

 

  • Là où tout recommencerait

    

            (Le premier sonnet)

En mon cœur j’ai désir de servir Dieu,
comme si j’étais mis au paradis,
car j’ai entendu dire, en ce saint lieu,
jamais ne cessent plaisir, jeu et ris ;
sans ma dame ne voudrais y aller
celle à tête blonde et clair coloris,
et je ne saurais m’éjouir sans elle
si j’étais de ma dame séparé.

Mais je ne le dis pas par intention
d’un qui voudrait y commettre péché,
sinon de voir son beau comportement,
le beau visage et le tendre regard,
ce qui serait grande consolation,
en voyant ma dame être dans la gloire.

                           Giacomo da Lentini, Poesie(première moitié XIIIèmesiècle)

 

 

 

[lombard-milanais ancien]

 

                      

     (Épitaphe)

Mon destin veut qu’ici je dorme avant l’heure,
mais je ne suis mort ; ayant changé d’asile,
je reste en toi vivant, qui me vois et pleures,
si l’un en l’autre les amants s’assimilent.

                                                         Michelangelo, Rime 194        

 

 

                     (Consolation)

 

Courte d'hiver et nuageuse journée
est cette vie mortelle ; dès que l'on naît
commence la mort, et les langes premiers
et le berceau au fatal retour sont prêts.

Une longue vie ne fut jamais plus longue
honte, depuis la naissance. Ah, oui, renaît
toujours le monde le pire, et se repaît
de ce qu'il détruit, s'en faisant belle montre.

Et de larmes la douleur injuste outrage
sont à qui fuit à temps, dont on pourrait dire
à juste titre : il vint, il vit, il vainquit.

C'est ce que je pense du très-jeune et sage
Enfant qui fut vôtre : partant sous l'empire
des armes, à jamais dans l'empyrée mis.

                                                         Angelo Grillo, Rime, 1599

 

* * *

 

À tout petits pas, tu es revenu
sur une raie de soleil : je sens ton souffle
et ta peau, un satin,
j’attends tes paroles.
Et je me trouve à frotter mon nez
contre une raie de soleil.

                                Mario Dell’Arco, Una striscia de sole, 1951      

 

 

Xenia, 4

 

Nous avions convenu, pour l’au-delà,
d’un sifflet, un signe de reconnaissance.
Je m’essaie à le moduler, dans l’espoir
que nous soyons déjà tous morts sans le savoir.

                  S. Montale, Satura, 1971      

 

 

Clusone Danse des morts, Bergamo

* * *

 

Parfois le long encor
du bord de lac allant
encore analogique être
m'aiguillonne : je vois un vieux
raffiot jadis glorieux
à sa petite ancre de chantier
fixé pour désarmement
et de mon cours je vois
la fin. Tout vraiment tout
est consommé là
là je sens déjà mordre et quelque
chose soupire que pas très bien
entends. Je deviens perspicace
je scande : plus léger qu'un bouchon
sur les flots j'ai dansé!

             S. Sinigaglia, Versi dispersi, 1990    

 

 

  [langue minorée de la région de Naples]

 

                                      

  Mère

 

Qu'est-ce que je dois regarder pour sentir que c'est pas si vrai
et réussir à te déplacer dans les tâches ménagères,
à te pousser de nouveau le long des rues. Et entre les lignes
rapprochées des cheveux je regarde les sentes du sous-bois
jauni. Et j'arrive à voir les venelles de Naples,
les années Trente, les chats, les jupes longues d'une jeune fille.
Et tu me dis : tu sais que c'est vrai, toi reste fort et serein,
combien de jours tu as devant toi ! Moi je suis morte le lundi,
tu es arrivé pour me regarder, j'étais une chose vêtue
de l'habit bleu que tu m'avais offert et toute la broderie
du foulard. Si tant élégant, si tant beau.

                                                                 Mario Benedetti, Tersa morte, 2013,

– Version déjà parue sur Poezibao https://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/12/mario-benedetti-n%C3%A9-en-1955-anthologie-permanente.html, que nous remercions

 

 

    Nous sommes formés d’eau ma chère amie

 

Nous sommes formés d’eau, ma chère amie ;
il paraît que, séchés et puis filtrés,
mon corps et le tien ne soient, tout compris,
qu’une calme poignée de carbonés.

Encore, chère : on dit que les atomes
sont essentiellement espace creux :
que, si on le soustrait, toi et ma pomme
nous tiendrions sur une pointe à deux.

J’accueille cette nouvelle attendri,
et j’espère que, l’eau étant jetée,
éliminé tout l’espace atomique,

ce qui reste de nous demeure uni,
de manière à toujours pouvoir s’aimer,
bien qu’ainsi à l’étroit ce soit comique.

                           Roberto Piumini, I silenziosi strumenti d’amore, 2014      

 

 

              Ce matin

 

Ce matin, il était six heures,
je me suis réveillée heureuse en pensant
que tu étais au village, à ma place.

C’'était comme de ne plus y être
mais en sachant que tu y vivais, et aimais,
les mêmes choses que j’avais aimées.

Comme il peut être léger de mourir
si toi, petite figure, tu seras moi…

                          Alba Donati, in “Paragone Letteratura”, août-déc. 2014

 

La mort et une vieille, XVème siècle , BNF

 Tout devient vieux si vite

 

Ici vivait un ami, on l'attend toujours
dans la lointaine noirceur des divinités ;
étranglé d'anémie au fin fond du sommeil
une strophe renferme le destin ;
dans une lettre, dans une correspondance
tout devient vieux si vite
et perce les chambres de bitume,
et je ne sais pas encore mon origine.

                                      Claudia Azzola, Il mondo vivibile, 2016

 

 

La porte du fond grince sur ses gonds
depuis des années hors d'usage.

J'ai suivi, les yeux mi-clos,
l'ancien boyau de liaison
en rasant la paroi de pierre
comme si c'était le front moite
des siècles.
Te voilà, à dix ans,
qui traverse avec précaution la montagne
de caisses empilées dans le vieil entrepôt
mal éclairé.
Quelqu'un, à contre-jour, ce pourrait être
le gardien, la joue pressée
contre le chambranle en fer de la porte :
- Allons, sors. Tu ne veux pas voir le futur ? - bredouille-t-il.

Un raccourci que même alors
je trouvai aussitôt inapproprié.

  1. T. Broggiato, Novilunio, 2018

 

 

Comme nous nous sommes habités : tu écris et tu sais
que la vitre ne reflète pas la personne
qui bouge la main et pense dans le sien

à un autre profil. Le mot il écrit
n’a plus d’action, c’est un reflet,
£il se défait en filigrane, avale

des traverses, des grillages, des buissons. L’autre est
dans une silhouette, une solitude
car tous dans cette silhouette

sont vides. L’autre voit des corps vides,
des profils sans chair et aussi des actions
vides et des verbes comme si ce n’étaient pas

des mots, mais poussières qui se heurtent :
la fin des mots. Voilà à quoi ressemble
un reflet, une trace de vide pour dire

seulement dans le passé ils s’étaient habités.
Si on l’appuie à la vitre c’est froid
si le reflet s’appuie aux cheveux

une traîne de lumière et de traverses dans l’iris
devient ongles, buissons, grillages
tout absorbe cette chose réelle

qu’étaient les yeux d’une personne
qui faisait place, une personne
en une autre entrait – l’air

qui nous fait vivre, ne nous laisse pas de pause
– une personne qui tenait dedans
l’autre comme la vitre avant d’être

sable et feu en fusion. Que peut valoir
cette image ? À quel mot semblable
parmi tant d’autres, entre corps et fenêtre ?

Reflet c’est dire nous – comme de se vider.
Peut-être le mot parfait quand, des autres
nous voulons des propagations de nous-mêmes, les faire exister

purs, vitres dans quoi refléter nous-mêmes. Le wagon
tangue, les faces de tous ouvertes, les buissons
et les grillages fondent les visages ou une empreinte.

Une poussière descend dans l’image de cette
personne sans l’habiter, sans se faire habiter
– à présent c’est la silhouette de tous, légère.

Dans la poussière l’autre personne se propage
elle dit âme qui est le vide, pour faire d’eux
une chose unique – le corps et le reflet

peuvent s’habiter, mais pour être rien
de la première personne, juste un autre espace
de la deuxième qui s’allonge, respire

laissant du vide – et le vide est son
pouvoir, la solitude des autres.

Elle s’est brisée dans la vitre, mince,
pour demander un temps vrai…

Ils s’étaient habités.

 

                                                        Maria Borio, Trasparenze, 2018  

 

.

.

.

Tomas Mondragon, Allégorie de la Mort, 1859

  • Les mots la mort 

           Poème pour Adèle

 

   C’est l’hiver.
                            Il neige.

Les doigts sont blancs.

L’esprit est blanc.

   Mon obscure lanterne…

   Des ramiers, dans le frimas,
passent. Plombé-transparents.

   Adeline, tu m’entends ?

   Je suis près du Fort.

   Suis déjà dans la mort.

                                 Giorgio Caproni, Il franco cacciatore, 1982       

 

 

* * *

Les choses mortes
vont alentour ;
comme de croix abandonnées,
pend
ses rayons le soleil.

Oh quand se réveillera
la terre pourtant sèche
de mémoires, l’aride
vent bleuté qu’il la secoue
et quand reverra là son
silence Celui qui de là-haut
a vu tout ?

                               Gino Scartaghiande, Bambù (questioni di provincia), 1988   

 

 

                 Et la mort est en place


J’appelle et l’après-midi fait irruption
Rouge la mort est une blague
Sur ton front je regarde la veine
Délicieusement absurde
Mais un fou rire nous écarte
L’expression se fait exacte
Je ne te reconnais plus
Loin étincellent les dents
Du néant crochus exemples
De nouveau et la mort est en place

                                       Edoardo Cacciatore, Tutte le poesie[2003]

 

 

                      (Requiem)

  1.  

     Âme, perdue déjà, âme chère,
je ne sais comment te demander pardon,
car l’esprit est muet, et si clair,
et il voit si clairement mon être à fond,
qu’il ne sait plus les mots, âme chère,
cet esprit qui ne mérite pas pardon,
et je reste muette au bord de la vie
pour te la donner, pour te tenir en vie.

                                                   Patrizia Valduga, Requiem, 1992
(une version légèrement différente lue au Festival d’Ascona, 2016)

 

 

 

 

Prières pour les morts – elle est toute ici,
ma foi ? Je sais seulement que chaque soir,
c’est ce que je réponds, j’aiguise ma pauvre
vue dans l’obscurité pour découvrir qui

m’attend encore, me fait signe depuis
l’au-delà d’un sec et limpide printemps
de 40, 41, à l’austère
ombre des platanes, et si moi aussi

je pourrai là avec mon corps renaître, ombre
protectrice et tremblante parmi les chères
trois ombres si occupées à converser

que ni les herbes qui le jardin encombrent
ni la lumière tout près de décliner
fait sembler pour elles les dahlias moins clairs.

                                      Giovanni Raboni, Ogni terzo pensiero, 1993    

 

 

              Que ces mots soient écrits

 

Que ces mots soient écrits est nécessaire
Que l’heure de minuit venant du clocher
Batte dans la brume jusqu’à la page jusque
Dans le cerveau de l’homme assis est nécessaire
Il est nécessaire qu’aucun ne s’endorme.

Rien ne sera perdu mais même si cela était
Même s’il n’existait aucun salut[…]

                                                Franco Fortini, Poesie inedite, 1995 

 

 

                               Larmes   

 

En relisant le sixième livre de l’Énéide  
devant ce lac artificiel où les restes d’une église
ne peuvent être rejoints désormais qu’en bateau
je pense à comment résiste dans les siècles
l’image de la maison des morts,
à quel désir pousse les vivants dans la gorge des enfers
seulement pour simuler une impossible étreinte,
à comment les mains que je crois toucher sont des branches
d’yeuses, chênes, sapins – arbres de noël,
espèce inhabituelle sur ces terres.
Dans l’ancien paysage il y avait le fleuve
où les femmes allaient laver le linge.
En étendant les draps sur les pierres
elles racontaient comment les ombres des mères
descendaient tour à tour de la falaise juste pour essuyer
les larmes qui continuaient à couler.

                                                Antonella Anedda, Historiae, 2018.     

 

 

Jacek Malczewski 'La Mort' (Thanatos),“Bulletin du Musée National de Varsovie”, 1985




Amont dévers, onzième livraison

(Voir Recours au Poème” 190, déc. 2018)                                                                                               

Amont dévers

Onzième livraison

 

                                           

Et le réel… sans les mots, qu’est-ce ? – Au risque de choquer, je dirai d’abord, pour laisser quelques portes ouvertes, qu’au delà du trop ressassé « effet de réel » (Riffaterre, Barthes) auquel bien sûr seuls succomberaient les esprits ingénus ou ignares, c’est, à travers un texte, l’émotion qui vous prend lorsque vous croyez reconnaître, dans une ombre entrevue, la figure d’un être aimé – ou que vous eussiez aimé ! – autrefois encore, ou hier à peine, ou naguère. Ou totalement ailleurs. 

Vous vous dites oui, c’est exactement cela (ou lui, ou elle), par une espèce de miracle…Et d’adhérer à ce vrai, cette pieuse illusion, ainsi que l’ont montré quelques sociologues de la littérature, est aussi un marqueur culturel bas”, d’appartenance sociale « subalterne », que l’on nous pardonnera ici de revendiquer, symboliquement en tout cas (encore que… ).

Pensers fallacieux de poètes, sans doute. Séductions du rêve. Histoire mise en mots (GiòFerri). D’où la possibilité, en soi paradoxale, vu l’arbitraire presque absolu du signe linguistique, de diverses formes de réalisme, en particulier celles du réalisme que j’ai essayé de dire habité, c’est-à-dire dépassé, malgré qu’on en ait – ou troué, si l’on veut – par l’arrière-fond énigmatique, le double fond du mystère des lettres, sous-texte et avant-texte y compris, à savoir par les mots de la Littérature même. Et, au plus haut point, de la poésie, dont il est question ici, sans exclusive. Légitime simple illusion, donc. Ce qui fait signe au delà, et veut être de ce fait reconnu alors que rien ne “ressemble” plus. Parce que tout reste à faire (on pense au beau nom, en France, de l’Action poétique), tout est à venir (Fortini) ou “en avant”. La preuve, Rimbaud : sous l’étoile duquel nous plaçons (aussi avec l’italien Campana, qui a été réellement fou) cette traversée nocturne. Dans le miroir, toute réalité est habitée, oui, par une autre elle-même, « et c’est toujours la seule », etc.

 

∗∗∗∗∗∗

 

  • « La réalité rugueuse à étreindre… »

 

                     De la plèbe

 

Le peuple est une bête variable et grosse,
qui ignore ses forces ; aussi reste-t-il
sous le poids et les coups de bois et de pierres,
mené par un enfant de faible puissance
qu’il pourrait mettre à terre d’un soubresaut ;
mais il le craint et le sert en ses outrances.
Et ne sait que lui, est craint, car les féroces
ont jeté un sort qui ses sens obnubile.

Chose étonnante ! il se pend et s’emprisonne
de ses propres mains, s’occit, se fait la guerre,
pour un carlin, de tous ceux qu’il donne au roi.
Tout est à lui, entre le ciel et la terre,
mais il n’en sait rien, et si quelque personne
vient l’en aviser, il la tue et fossoie. 

                    Campanella, OperedallaCantica(1622)           

 

 

   L'auteur, torturé par le mal de pierre

 

Et donc dedans mes reins se sont formés
les durs cailloux hostiles à ma vie,
qui chaque jour sont plus fiers ennemis,
car ils ont de mes jours la fin fixée.

Certains de pierres blanches vont marquer
leurs bonheurs, moi j'en marque les ennuis ;
les cailloux servent à bâtir, ceux-ci
pour détruire leur fabrique sont nés.

Ah, je peux bien appeler mon sort dur,
s'il est de pierre ! Va me lapider
depuis la part interne la nature.

Je sais que sur la pierre aiguise l'arme
la mort, et pour former ma sépulture
dans mes viscères s'érigent des marbres.

                                      Ciro di Pers, Poesie[1666-1689]

 

∗∗∗∗∗∗

 

Un paysan du territoire de Recanati, ayant amené un de ses bœufs, déjà vendu, au boucher qui l’avait acheté pour qu’il fût tué, au moment de l’opération, demeura d’abord incertain, tiraillé entre l’envie de partir ou de rester, de regarder ou de tourner la tête ; la curiosité finit par l’emporter et, voyant le bœuf s’écrouler, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Je l’ai entendu d’un témoin direct. 

                    Leopardi, Zibaldone29 [c. 1819]

 

 

                     Le taurillon

I.

Sur la rive du Serchio, à Salvapiane,
en deçà du Pont où fait halte pour boire
le charretier venu de la Garfagnane,

depuis Castelvecchio conduisent, les soirs
des jours de fête, leur tout petit troupeau
nombre de jeunes filles aux tresses noires.

Elles s’assoient là sur la berge, menton
dans une main, regardant les peupliers
blancs du fleuve ; et elles parlent. Mais le vent

apporte un brouhaha de voix, des échos
de feux d’artifice, un écho bref de pas
et un confus tremblement de cloches doubles.

Il est doux d’écouter alors, mais la tête
attirée ailleurs, ces quelques simples mots…
un peu recouverts par les cloches en fête !

ailleurs… au Serchio qui brille, ou au soleil
qui prend le mont… ô Nelly ; et aux ourlets
de ton tablier, et même aux vaches seules

qui broutent les flouves sous les châtaigniers.

 

II.

Tiens…ce veau – à son gros œil tu apparais
immense, avec un arbre souple à la main,
quand avec une tige tu le conduis –

il regarde, surpris, le mont neuf, la plaine :
toute une sylve, le mont ; et la descente
semblable à un tendre velours de froment.

Lui qui jamais n’avait connu de printemps
agite sa dure queue raide, et salue
le monde beau. Avant, cela n’était pas :

il s’y retrouve ; il flaire la brise, il flaire
la terre ; dans l’air d’une secousse il jette
les cornes brèves de son front animal

et de ses pattes impatientes retourne
la terre. Le ciel est en entier plein d’or,
Nelly, et le sol est tout empli de menthe.

Il voudrait remplir de sa joie le sonore
espace, le veau, tirant de sa profonde
gorge un mugissement rauque de taureau.

Une génisse lointaine lui répond.

 

III.

Donc, Nelly, tu ramènes un taurillon ;
mais calme, car il te voit toujours devant
avec à la main le grand arbre flexible.

Te voilà à Castelvecchio, à sa source
nouvelle, pérenne, où s’avancent en file
les vaches lourdes qui reviennent du mont.

Elles, d’un côté, au réservoir de marbre
aspirent l’eau ; quand elles soulèvent leur
cou, l’eau retombe de leurs noires narines.

De l’autre résonne, s’emplissant au jet
vif, la seille : une jeune femme surveille,
tenant son bourrelet sur ses boucles brunes.

À cette source, ô Nelly, vois que se presse
ton taurillon, pour y boire ; et de la pleine
cuvette l’eau s’écoule dans le chéneau,

si bien qu’on croirait voir pulser une veine.
Il regarde avec ses gros yeux, et ne boit :
car au-dedans de l’eau, qui se meut à peine,

il voit un couteau bleu onduler léger…

 

IV.

Il meugle et s’échappe. Et en meuglant il erre
deux jours, de sylve en sylve, par la colline,
arrachant parfois des fils d’herbe à la terre.

Il souffre et il cherche ses trous d’eau secrets
verts de cheveux-de-Vénus ; il y regarde
et au fond le couteau coupe l’ombre humide.

Il attend au puits, si quelqu’une y remonte
le seau : en déborde presque une eau, tressaute :
au-dedans le couteau tourne, tourne, tourne.

Alors, au torrent : de la côte aérienne
il descend : le couteau est sur le gravier ;
mais le courant le heurte un peu, le soulève

peut-être, et l’emporte. Il attend. Il se couche
sur les lisses joncs, et de ses grands yeux guette,
les fixant vers l’eau à travers la jonchaie,

si jamais cette ombre de la mort au loin
emmènent les flots. Au-dessus de sa tête
le temps par sa route muette s’enfuit.

Il attend : et l’eau passe, et cette ombre reste.

 

V.

Le troisième jour… « Qu’as-tu à pleurer, sotte ?
Sait rien. C’est des bêtes sans cervelle : écoute,
même nous, on ne sait ce que nous aurons ! »

dit ton père, ô Nelly. Tu cours, du côté
de la Route Neuve, tu regardes, là,
pour le voir passer même une seule fois.

Il passe : un homme devant, un par derrière :
il est entravé, fréquemment il trébuche…
Il passe...Oh ! pentes claires ! gîtes ombreux !

Et toutes ces luzernes ! tout ce sainfoin !

                                                           Giovanni Pascoli, Poemetti, 1900 
       Déjà publié sur : http://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/05/carte-blanche-%C3%A0-jean-charles-vegliante-une-traduction-de-giovanni-pascoli.html que nous remercions.           

 

 

Le vitrage

 

Le soir d’été fumeux
Du haut du vitrage verse ses éclats dans l’ombre
Et me laisse au cœur un sceau ardent.
Mais qui a (sur le terre-plein sur le fleuve s’allume une lampe) qui a
À la petite Madone du Pont qui est-ce qui est-ce qu’a allumé la lampe? – c’est
Dans la pièce une odeur de pourri : c’est
Dans la pièce une rouge plaie qui s’étiole.
Les étoiles sont boutons de nacre et le soir s’habille de velours
Et enfle le soir tremblant : est tremblant le soir et il enfle mais c’est
Au cœur du soir, c’est :
Toujours une rouge plaie qui s’étiole.

                    Campana, Canti Orfici, 1914

 

 

                 Souvenir

 

Souvenir d’une vieille église,
solitaire,
à l’heure où l’air devient ocre
que la voix devient rauque
sous l’arc tendu du ciel.
Tu étais lasse,
on s’est assis sur une marche
comme deux mendiants.
Mais le sang frissonnait
de merveille, à voir
chaque oiseau se muer en étoile
dans le ciel. 

                    Caproni, Come un’allegoria, 1936

 

 

        Le paradis au-dessus des toits

Ce sera un jour tranquille, de lumière froide
comme le soleil qui naît ou qui meurt, et la vitre
laissera dehors l'air sale du ciel.

On s'éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la tiédeur du dernier sommeil : l'ombre
sera comme la tiédeur. Emplira la pièce
par la grande fenêtre un ciel plus grand.
De l'escalier gravi un jour pour toujours
ne viendront plus des voix, ni visages morts.

Il ne sera pas nécessaire de quitter le lit.
Seule l'aube entrera dans la pièce vide.
La fenêtre suffira à habiller toute chose
d'une clarté tranquille, presque lumineuse.
Elle mettra une ombre maigre sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des caillots d'ombre
rencoignés comme une ancienne braise
dans l'âtre. Le souvenir sera la flambée
qui hier encore mordait dans les yeux éteints.

                    Pavese, Lavorare stanca, 1943      

 

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

 

Sa mère a appris à Virginia
l’importance du corps
chaque soir durant de nombreux beaux étés
son père recevait
                     une fois Virginia éloignée
sa compensation
                     nous étions heureux si j’y pense
le métier maudit des sous
                       le petit commerce
un chat au milieu des chiens
                       faisait son papa
c’est étrange
                       grand et joyeux
comme il est doux de garder un corps humain
                      Virginia se souvient
la viande sur la table le vin barbera
la lumière au dessus du pain
puis plus tard
la lumière rationnée pas de viande
Virginia
                       le père à la maison
s’embaucha comme employée
                       le père avait désormais quarante-et-un ans
dactylographe bien considérée
et non pour sa robe fendue
                       Téléphones à la stipel Panettoni
                       de motta Magasins standa/upìm
que de pluie est tombée sur les toits
qu’elle est dure la voix de Virginia
                       cela pourrait finir ici mais il y a autre chose
il y a le père comme un chat sur sa chaise
qui attend la dame avec son manger[…]

                                          Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959  

 

 

                  Tellement jeune…

 

« Tellement jeune et tellement putain » :
t’as ce renom et ce n’est peut-être pas
ta faute – c’est le pull en laine
noir serré qui parle mal pour toi.

Et la bouche rit aigre :
mais comment ça te mord le cœur
il le sait, celui qui t’a vue maigre
refaire tes tresses pour faire l’amour.

                            Giovanni Giudici, La vita in versi, 1965     

 

 

À mi-côte


Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

                      Sereni, Stella variabile, 1981

 

 

                  Voix en rêve

 

C’est ce que dirent les derniers arrivés
le front bas, privés de vue,
d’une auto sans chauffeur descendus

– la honte la plus dure m’a écrasé –  
– par la rage j’ai été déchiqueté –
– les flots par pitié m’ont noyé… –

Le feu d’été gonflait l’asphalte
en bosselant les traces vagues
– ainsi nous sommes passés dans l’histoire –

                    De Signoribus, Nessun luogo è elementare,2010

 

 

                      Siglo de oro

 

La poussière m’intéresse, si elle tournoie
dans un puits de lumière, attendant
juste ce qu’il faut de gravité
pour rejoindre la terre. Le minuscule
silence avec lequel si nous marchons elle fuit
dans les coins pour s’y faire galaxie ou minons.
Quand nous secouons les vêtements, passons
le doigt sur les meubles pour la surprendre
dans son sommeil et troublons le rêve gris
de se ré-agréger en strate et corps.
Sa nostalgie de toute forme,
l’incompréhension pour l’eau
et cette façon de se poser en marge, sur les côtés
comme un témoin de la noce.
Sa ressemblance avec le sable,
géant qui au moins s’exprime en dunes,
mime des collines et engrène la tempête.
Sa tranquille décadence,
futur saigné à blanc qui campe,
douce armure, ombre que nous sommes,
mère du temps, notre obsolescence.

                                    Paolo Febbraro, in : Kamen’ 51 (juin 2017)  

 

∗∗∗∗∗∗ 

 

  • De nouvelles références ?

 

                   Pour tenter de vivre

 

 [Giacomo Leopardi, après sa déconvenue avec Fanny T. T. ]

[…] Vante-toi, tu le peux. Raconte que seule
tu es de ton sexe à qui j’ai dû plier
ma tête fière, à qui j’offris simplement
mon cœur indompté. Raconte que tu vis
la première, et j’espère unique, mes yeux
qui suppliaient, moi si timide devant
toi, plein de crainte (je brûle si j’y pense
et m’indigne, et rougis) : moi privé de moi,
à guetter humblement chaque envie, chaque acte,
chaque mot tiens, à pâlir aux impatiences
superbes, m’illuminer au moindre signe
courtois, changer à chaque regard de mine
et de couleur. L’enchantement est rompu,
et avec lui brisé, à terre gisant,
ce joug ; je m’en félicite. Et, bien que pleines
d’ennui, après le servage enfin, après
une longue errance, j’embrasse content
sagesse et liberté. Car si de passions
est veuve ma vie, et de nobles erreurs,
comme une nuit sans étoile en plein hiver,
me sont suffisants réconfort et revanche
du sort des mortels, dès lors qu’ici sur l’herbe
immobile étendu, oisif, je regarde
la mer, la terre et le ciel, et je souris.

                                                  G.L. Aspasie, fin (ChantsXXIX) 

 

 

              (Chœurs de Didon, IV)  

 

Je n’ai dans l’âme qu’arrachements sourds,
Équateurs sylvestres, sur des marais
Brumeux amas de vapeurs où
Délire le désir,
Dans le sommeil, de n’être jamais né.

                    Ungaretti,Cori descrittivi di stati d’animo di Dido, 1947

 

 

                   Pauvres

 

Les pauvres ont la froidure de la terre.
Dans la ville qui penche, aux toits, aux fumées
tranquilles des maisons, le jour émigre
dans la couleur d’orient : si calme,
le soir se fait lueur aux yeux dolents.
Je m’en souviens contre un ciel aéré,
les pauvres étonnés, comme l’acerbe
vert des prés effleure dans la pluie
une éternité voilée de soleil.

                    Gatto,Poesie1929-41, 1961

 

 

                      (Internat)  

 

[…]      
Il y aura peut-être, ensuite,
une journée comme tant d’autres, dépensée
en studieuse application, jeux enflammés,
parfaite préfiguration
de la vie future. Non pour toi
qui, inquiet, retournes
ton esprit dans une hantise incessante
en quête de la joie impossible, amour
qui se satisfait de soi
jouissant d’une joie autre
en autre chose…
Plus tard, attends, elle viendra, au bord
du désespoir, ce sera,
une fois largement épuisé le temps
imparti et pourtant
tendu encore sur la terre le coton
du ciel, pour un peu,
pour autant que ta faim soit apaisée et ce sera
le jeu tranquille
d’un camarade sur les rives ensommeillées
d’une eau qui s’en va.

                            Attilio Bertolucci, La camera da lettoXII, 1984   

 

 

    Encore sur le Golfe

 

Que, d'immondes armées,
la ferraille en décharge
de rouilles et goudrons
dessèche les vallées.
Qui a tué, or pleure,
mais juste en rêve ; puis
puisse oublier. Ses larmes
ne servent plus à rien.

Où courut le liquide
qui baigne les méninges,
de crânes innombrables
pointe, ah, un maigre épi,
un chaume ! Et cet aride
piquant broute une chèvre.
Que ce seul espoir s'ouvre
aux vivants d'ici-bas

jusqu'à ce que tordus
crient les gonds de la terre
et, chantant, bleus s'embrasent
les mondes dans la guerre
de l'espace et des clairs
astres d'outre le temps
et vacant rie le temple
de l'Être qui là, fut…

                    Fortini, Light verses e imitazioni, 1994

                    (une première version sur http://www.nuoviargomenti.net/poesie/un-omaggio-a-fortini/)  

 

 

[ … ] déchaînée elle se déroule dans la cavité et se déglingue
et ne trouvant pas le bon appui ne consonne point
jusqu’à s’affaisser sur le plancher
et elle a du mal avec le effe chuintant
tant qu’elle devient en tremblant muette sous la voûte écroulée

mise à l’écart dans sa Thèbes
elle ne retrouve pas sa demeure de coins et parois
la langue tortionnée

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas,
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

                                           Jolanda Insana,La stortura, 2002

 

 

            Tu n’auras que la vie

 

Les chaussures ne furent pas retrouvées.
Mais la lumière tombait coïtalement sur le corps de la jeune femme
cristallisé dans le témoignage.
Entre les yeux et le ventre
des traces de lavoir – un parcours inversé pour établir les alibis.
La porte d’entrée avait été fermée à quadruple tour.
 
Elle brûlait comme une hostie dans la matière
lacrymale de fin d’après midi – la tête prise dans les arbustes
et l’opiniâtre répétition des trajets. Pour des raisons inconnues
elle n’a pas pu atteindre ses années
quelle que fût leur fonction singulière, mais un immobile
adieu à la beauté du monde
réchauffait la fibre qui résiste,
cri de joie du corps sans douleur.

                                     Maria Grazia Calandrone, Gli scomparsi –Storie da “Chi l’ha visto?”, 2016

 

 

 

 

 

 

 




Amont Devers : dixième livraison

                                                                                                                                                                          (Voir “Recours au Poème” 187, septembre 2018) 

 

Les poètes n’ont pas toujours voulu ignorer la masse des gens ordinaires qui, autour d’eux, quand ce n’était dans leur propre famille, devaient trimer durement pour assurer leur subsistance. Rarement soumis eux-mêmes aux travaux les plus lourds, prêts à tout pour y échapper, ils font leur propre métier en prêtant une voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout (Villon serait, du côté français, un bon exemple). Vies de clercs, d’étudiants, de jongleurs... La longue prédominance du lyrisme a fait que les auteurs italiens ont longtemps paru se tenir à distance de ces motifs, sauf pour ce qui concerne des formes assez convenues de poésie didactique, géorgique ou autre.

 Sous l’effacement apparent de la métalepse, la “monstration” de ces inavouables ou irregardables peut n’en acquérir que davantage de force, pour qui sait lire : ainsi, du paysan pauvre qui va piocher sur les pentes des alpes apouanes (Dante), fouissant pour récupérer ce marbre qui leur donne une blancheur étonnante... ou les silhouettes entrevues de Pavese, intellectuel citadin comme sidéré par le spectacle du travail manuel et sa rudesse. Ce qu’il reste de textes populaires (en général chantés) n’est guère plus explicite, mis à part les chants de travail proprement dits, censés mettre de l’entrain sur les chantiers ou dans les champs – il y a là, par exemple, encore quelques traces de ramasseurs de tomates italiens dans le Sud, comme celle-ci : « Monsieur le chef, fais-moi une faveur : / laisse-moi les ramasser, tes tomates ! » etc. (Signure cape, éditions musicales Bella Ciao). Des intellectuels, enfin, ont accompagné le projet culturel d’Adriano Olivetti et de ses revues dans les années 50 et60 du siècle dernier (Sinisgalli, Fortini, Bigiaretti...). Il s’agira donc, sans complaisance, d’aller chercher un peu entre les lignes, ce qui passe et dure jusqu’à nous quand même, en laissant beaucoup deviner du quotidien laborieux d’une majorité pauvre, qui ne parlait pas en général – et lisait encore moins – l’italien, au moins jusqu’au retour des soldats survivants de la première Guerre Mondiale.

Les travaux et les jours

(et en effet ils sont des hommes... – La Bruyère)

(Dante aussi)

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Vois Tirésias, qui changea d’apparence
    quand, de mâle qu’il était il devint femme,
    en se métamorphosant dans tous ses membres ;
et il fallut d’abord frapper derechef
    les deux serpents enlacés, de sa verge,
    pour recouvrer le masculin plumage.
Aruns le suit, qui s’adosse à son ventre :
    dans les monts de Luni, où le Carrarais
    habitant de la plaine monte piocher,
il eut parmi les marbres blancs pour demeure
    une grotte ; d’où il pouvait sans obstacle
    observer les étoiles et la mer.
Et celle qui recouvre ses mamelles
    qu’on ne voit pas, de ses tresses dénouées,
    et porte par là tous les poils de sa peau,
fut Manto, qui parcourut beaucoup de terres
    et puis s’installa en celle où je naquis.

[...] 

                                        (La Comédie, Enfer XX, 40-56)

 

(Au sortir de l'hiver...)

 

Qu'il porte l'idée, et son labeur ensuite,
vers les prés qui durant le dernier hiver,
ouverts, à l'abandon, furent négligés,
aux troupeaux, aux rôdeurs nourriture et proie.
Qu'il les entoure de fossés, qu'il les ceigne
de piquets et haies, et, s'il le croit propice,
puisse en pierre élever murets et barrages,
tels que le fruste berger, ses goulues bêtes,
mordant et piétinant, ne coupent, n'extraient
la vigueur nouvelle qu'insufflent dans l'herbe
en suave sève et la terre et le ciel.
Puis, de ci, de là, où l'on verrait que manque
la nourrissante humeur, il n'ait de dégoût
avec ses propres mains par le fumier sale
à l'engraisser si bien qu'elle prenne force.

                                          L. Alamanni, Della coltivazione, 1546

 

(Dédicace au duc de Ferrare)

 

Brisé le pont de Trajan, l'Isthme enterré,
    D'Éphèse le temple, à Rhodes le Soleil
    Détruits, Memphis voit la fin de ses merveilles,
    Et le temps annule toute autre beauté.
Thèbes aux portes, Ilion aux murs a guerre, 
    Pleure Athènes son Lycée et les écoles, 
    Du Cirque à Rome les ruines se désolent, 
    Et du palais de Cyrus, couvrent la terre.
Ces œuvres ayant péri par fer et vers
    Je consacre, Garzon, au grand fils d’Alcide 
    Ce vestige et cette ombre d’antiquité :
Où en un seul lieu je peins et veux montrer 
    Arts, études, lettres, armes et valeur,
    Au désir desquels l’éternité sourie.

 

                                T. Garzoni, La Piazza universale di tutte le professioni del mondo,
                                Venise, 1588  (voir : http://circe.univ-paris3.fr/Garzoni_r.pdf , p. 12)

 

           Chansons du peuple

 

Variante :

Le berger pleure bien sûr quand il neige,
Ne pleure pas quand il mange sa jonchée.

Le berger pleure c’est sûr quand il gèle,
Ne pleure pas quand il dort avec sa belle.

 

Biancamaria Frabotta

          Soir d'octobre

Tu vois le long de la route sur la haie
en grappes rire les vermeilles baies ;
depuis les labours reviennent vers leurs granges
les vaches lentes.

Sur la route s'en vient un pauvre qui, las
fait crisser les feuilles à chaque pas ;
dans les champs une jeune entonne un refrain :
Fleur d'aubépin !...

                                        G. Pascoli, Myricae, 1891

 

          Ces gens y étaient...

Lune tendre et givre sur les champs avant l'aube
assassinent le blé.
                                        Sur le plain désert,
çà et là pourriture (il faut du temps
pour que le soleil et la pluie enterrent les morts),
c'était encore un plaisir de se réveiller et de voir
si le givre les recouvrait aussi. La lune
inondait tout, et quelqu'un pensait au matin,
lorsque l'herbe allait poindre plus verte.

Les paysans qui regardent ont les yeux qui pleurent.
Pour cette année, au retour du soleil, s'il revient,
de petites feuilles brûlées et c'est tout comme blé.
Triste lune – elle ne sait qu’avaler les brouillards,
et par temps clair les givres mordent tel un serpent
qui du vert fait un fumier. Ils en ont donné du fumier
à la terre ; et voilà virer en fumier même le blé,
et regarder ne sert à rien, et tout sera grillé,
pourri. C'est un matin qui ôte toute force
rien qu'à se réveiller et vaquer vivants
le long des champs.
                                         Plus tard ils verront poindre
quelques brins timides de vert sur le plain désert,
sur la tombe du blé, et ils devront lutter
pour en faire aussi du fumier, en y mettant le feu.
Car le soleil et la pluie ne protègent que les mauvaises herbes
et le givre, une fois qu'il a touché le blé, ne revient plus.

                                        C. Pavese, Lavorare stanca [1933], 1943

 

          Nous ne nous baignerons pas...

Nous ne nous baignerons pas sur les plages
c'est faucher que nous irons
et le soleil nous cuira comme la croûte du pain.
Nous avons la nuque dure, la face
de terre nous avons et les bras
de bois sec couleur de briques.
Nous avons des quignons à manger
enfilés dans les manches
des vestes en bandoulière.
Nous dormons sur les aires
attachés aux licous des mulets.
Notre chair ne sent pas
le moustique qui agace
et suce notre sang.
Chacun a les os tordus
et ne rêve pas de monter sur les femmes
qui dorment fraîches dans leurs robes courtes.

                                  R. Scotellaro, Margherite e rosolacci, 1948 (1978) [posthume]
                                  - Cf. http://www.prodel.it/rabatana/wp-content/uploads/2016/01/MARGHERITE- E-ROSOLACCI-.-pdf.pdf

 

***

Dans l'usine il y a un saint
avec une barbe blanche ;
il a lui aussi un bleu de travail
et il aide toute la journée
les gens qui sont fatigués.
C'est un saint impeccable
pour ceux qui travaillent aux pièces,
plein de patience et de courage
pour ceux de la chaîne de montage,
la main prompte à se plier
pour ceux de l'atelier,
l'œil toujours vigilant
pour ceux de l'équipement,
aidant vaille que vaille
dans son bleu de travail
ceux de la coulée
à retirer leur pied,
amenant de l'air pur
à ceux de la peinture
supprimant bruit et heurts
à l'atelier moteurs.
Ce bon saint
tant et tant
aide tout le monde
sous les établissements
derrière les grandes portes
où l'on souffre grandement
derrière toutes les vitres
où l'on tient en un mètre
et pas de marche arrière
toujours debout
tous ces horaires
au froid et au brûlant
de l'été.
Travaillez, travaillez
tant et tant
n'arrêtez pas
la chaîne
et le saint semble souffler
travaillez tous et tant
travaillez ;
fatigués ? vous êtes saints !
Sans autels
juste vos postes
tous en rang
tous pareils,
les saints mortels.
Dans l'usine
on prêche :
la prière
le soir
est de sortir
pour bénir
un autre jour ;
après ce four
avec une
bouchée d'air
et une
œillade à la lune.

                                        P. Volponi, Memoriale, 1962

 

          La vie en vers

Mets en vers la vie, transcris
fidèlement, sans taire
aucun détail, l’évidence des vivants.

Mais n’oublie pas que voir n’est pas
savoir, ni pouvoir, plutôt ridicule
vouloir être un autre que toi.

Dans le sous- et le surmonde se nouent
des complicités de viscères, filent des
œillades d’accords. Et les présents se penchent

sur le limbe des rampes intermédiaires :
ils applaudissent, compatissent aux deux sentiments
du sublime – l’infâme, l’illustre.

En outre mets en vers que mourir
est possible à tous plus que naître
et qu’en tout cas l’être est plus que le dire.

                                         G. Giudici, La vita in versi, 1965

 

          Les soins à distance

Qui a des oreilles entende
qui a des oreilles en stand
Dit et répète Jean l'obscur
en égrenant au port ses visions
parmi les cris des frituriers
et les pastèques égorgées.
Moi j'ai des oreilles dans ce stand
j'y suis depuis des années.
Mais quelqu'un y viendra-t-il jamais ?
Une main qui lance un cri ?
Y a-t-il eu dès l'origine
une faute d'impression ?

                                        G. Ceronetti, Le rose del Cantico (1975)

 

          L'autre jour je l'ai surpris

Romano Mezzacasa est un camarade
mécanicien
extraordinaire.
Il vient des montagnes.
Il travaille le fer et l'acier
avec une ardeur
qui n'a pas d'égale.
Il est dur dur
comme les rochers
de ses Dolomites.
Quand il parle de la première neige
des chevreuils
qui paissent
aux aguets
des printemps
il faut l'entendre
c'est l'amour et le cœur
de l'homme tout entier.
L'autre jour je l'ai surpris
qui construisait
un piège
à rats
il leva la tête
et ne me dit que quelques mots
fermes
il y a tant de rats qui rôdent
Ferruccio
des rats dégoûtants
mais nous les aurons tous
tu verras tu verras
nous les aurons
tous
tous.

                                        Ferruccio Brugnaro, Le stelle chiare di queste notti, 1992

 

Aux camarades avec lesquels j’ai travaillé
                presque toute ma vie

Cette nuit j’ai rêvé de vous tous 
splendidement vivants
nous retournions voir
toutes les horreurs de cet atelier en riant
ils n’ont pas réussi à nous tuer
nous sommes encore bien vivants
neufs comme si nous avions ressuscité
non contaminés de la sale mort

                                        Luigi Di Ruscio, in : Poesie operaie (anthologie), 2007

 

XVII

Quand la nuit est à zéro
et que les cigales explosent parmi les cailloux
Italie maudite c'est l'heure où tu retournes perdue
dans la caverne de ta malédiction numéro un
et sept. Tu n'es en rien antique
et tu as Dante dans ta gibecière.
"Donnez-moi de l'eau !"
"Bâtard, nous ne sommes pas tes domestiques".
Quand l'homme est un rat pour le rat en duels furibonds
la vie se perd dans le fumier.
Je te trahirai par sept baisers
et la peur des étoiles qui ne filent jamais
œil du diable dans l'espace sans limites
en cette nuit d'un été sans neige.
Silence au malheur et pleure
sur tes mains mangées par les vipères
et alors ?
Les anges trop maigres n'ont pas d'yeux pour voir.
Aucune jeunesse me persécute encore. 

                                        Roversi, Trenta miserie d'Italia, 2011

 

***

Il y eut une fois le temps passé.
Partout vaguant dans les éternels
ultramondes le penser, l'idiot
comme le juste, raidi
dans l'obsédant écheveau du visage.
Chaque chose vécue était ténèbres.
Chaque geste accompli vapeur.

Il y eut une fois le temps futur.
Invoqué à durer latent au sein
d'attendus accomplissements et autres mortels
compliments, plus ou moins incomplet
de vérités relatives, d'erreurs rémanentes.
Nulle importance si chaque chose aimée
était ainsi arbitrairement espérée.

                                        Biancamaria Frabotta, La materia prima, 2017

 

 

-et autres quotidiens

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Dans les champs

Nous un par un
comptons les jours
du blé d’azur
qui se tient droit :

dans l’enfantin
champ le murmure
sans un épi
craint : et s’en va

par le ciel vague
ment tintillant
pleine alouette
de son amour :

nous un par un
comptons les jours,
peines, et dur
espoir qui sait.

                                        C. Betocchi, Poesie (Prime), 1955

 

***

Et c’est tout
pour l’heure
en ce moment
c’est comme si
nous étions déjà
alors que nous sommes
à peine
et ce qui est
plus étrange c’est
qu’on ne se
l’imagine pas bien
où pourrait être
arrivée
la longue traversée

                                        N. Balestrini, Ipocalisse, 1983

 

                                                                                                                                              (Dialecte vicentin)

 

                                        (Et le travail du mot)

 

La parole vide
ne dit pas le vide, ne nomme pas le néant -
                                                                        elle résonne
creuse et vaine comme l'enveloppe
des cigales aux souffles
de l'automne, tremble
comme la neige sur le bronze
des cloches immobiles, pleure sans bruit
comme le marbre des cimetières dont le temps
a fait un seul blanc désert

Que du vide ma
parole ait la plénitude
qu'elle brûle au feu noir
du non sens ---—
                               qu'elle ait l'aveugle 
force inépuisable de la faiblesse

                                       (Matteo Veronesi,Tempus tacendi, 2017)

 




Amont dévers, neuvième livraison

Amont dévers (Voir “Recours au Poème” 185, juin 2018)

 

Longtemps, l’Italie a semblé être au centre du monde occidental, tout en jetant un pont vers le sud arabe, d’abord par sa géographie, et vers l’est (ou levant) plus ou moins lointain par l’entreprise de ses grands voyageurs. La figure de Marco Polo faisait écho ici à celle d’Ibn Battûta (de peu postérieure), avant l’aventure toute différente de Colomb et du bouleversement complet qui s’en suivit, en particulier pour l’espace méditerranéen.

Alors, comme recroquevillée, la Péninsule fut peu à peu reléguée au rang de province, riche sans doute de beaux musées, de ruines grandioses, de palais vides, et prit elle-même, bien souvent, des habitudes que nous dirions provinciales (tout à tour province espagnole, française, anglo-saxonne et américaine). Pour autant, eux-mêmes grands traducteurs – y compris au cinéma, où sous-titrage et doublage atteignirent des sommets de perfection – et bons critiques, ou simplement lecteurs des littératures autres, jusqu’à laisser influencer et faire passer à la modernité leur langue vétuste (rôle de Pavese, entre autres), les Italiens ne se sont jamais pensés hors des courants et des innovations du reste du monde. Ils ont conservé ainsi un rôle culturel primordial, du moins en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique. Les contacts intenses avec la NRF, puis Tel Quel ou Change, mais aussi City Lights, CoBra et Gruppe 47, pour ne pas parler des “transferts” plus lointains d’auteurs comme Patrizia Vicinelli ou Toni Maraini (ou, dans la direction inverse, d’un Al Nassar), ni de la circulation généralisée sur et par le Net aujourd’hui, font que la mondialisation n’épargne pas – pour le meilleur et pour le pire – la poésie.

Bien sûr. Au point qu’il peut sembler extravagant de se pencher sur la vie des gens et des animaux familiers de la campagne, naguère. Et que la formidable circulation d’Internet aujourd’hui mêle et démultiplie littéralement, sans fin prévisible, cette extension entrelacée de voix et de visions naguère jugées non réconciliables.

 

Le reste du monde, certes

 

(Invocation à l’Égyptien)

Saint Onuphre tout poilu
Tout aimable tout grelu
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Mon cœur est bien trop confus
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Je vous prie, de ce palus,
Cette grâce me devez
Car je veux me marier.

(anonyme sicilien)

 

Immanu’el le Juif

J’ai vu le Sultan
en mont et en plan,
et oui du Grand Khan
je pourrais conter.

[...]

"Bisbis bisbidis
bisbis bisbidis
bisbidis bisbidis"
entends conseiller.

Là tous les babouins,
romieux, pèlerins,
juifs et sarrasins
verras arriver.

"Tatim tatatim
tatim tatatim
tatim tatatim"
ois-les trompeter.

"Balouf balaouf
balouf balaouf
balouf balaouf"
entendras bâfrer.

[...]

Immanu’el ben Shelomoh, Bisbidis, Vérone (c. 1315)

 

(Exotisme domestique)

Le crocodile est animal si étrange
    qu’on ne peut savoir combien il a de serres ;
    tantôt il est sous l’eau, tantôt vit sur terre
    et ainsi de çà, de là donne le change ;
prédateur il piège dans l'eau immergé ;
    mais pond son œuf en terre avec faux conseils
    à tel point, que sien il soit, on s’émerveille,
    comme d’un monstre par autrui aspergé.
Ainsi nombre d’Évêques et Cardinaux,
    Protonotaires et divers pestilents
    vivent tels des princes et rois triomphaux.
De part et d'autre tu les verras fervents
    et porteurs, en chaire et en cour, de tous maux :
    à tromperies et à fraudes s’appliquant.

Niccolò Liburnio, Lo Verde Antico (1524)

 

(Dans les Croisades)

18
Qui est cet étranger qui lutte si bien
en joute et qui est d’allure si farouche ? –
Pour toute réponse, à elle il ne lui vient
qu’un soupir aux lèvres, dans les yeux des pleurs.
Soupirs et larmes qu’elle veut retenir
sans pouvoir en tout les cacher au-dehors :
un fil de pourpre cerne ses yeux gonflés
et un souffle rauque trahit ses pensées.

19
Puis elle dit en mentant, et dissimule
sous un voile de haine un désir tout autre :
“Hélas, je le connais bien, et entre mille
je le reconnaîtrais à coup sûr sans faute,
car souvent je l’ai vu remplir les campagnes
et les profonds fossés du sang de mon peuple.
Ah, qu’il est cruel quand il frappe et inflige
des plaies qu’herbes ne soignent, ni arts magiques.

20
C’est le prince Tancrède : oh, si prisonnier
il pouvait m’être ! je ne le voudrais mort
mais vivant, pour qu’en moi il donne à mon fier
désir de vengeance quelque réconfort.”
Ainsi parlait-elle, et de son dit le vrai
à qui l’entend en autre sens se retord ;
et les derniers mots s’échappent de sa bouche
mêlés à un soupir qu'en vain elle étouffe.

T. Tasso, Gerusalemme liberata, III (1581)

 

(Galilée et son télescope)

45
Ouvrant le sein de l’Océan profond,
non sans danger ni sans devoir combattre,
l’argonaute ligure en ce bas monde
découvrira nouveau ciel, neuve terre.
Toi du ciel Tiphys – non marin – second,
voyant combien il tourne et ce qu’il serre
sans aucun risque à tous les gens cachés
tu montreras des astres insensés.

G. B. Marino, Adone X (1623)

 

Buenos Aires

Le bâtiment avance lentement
Dans le gris du matin parmi la brume
Sur les eaux jaunes d’une mer fluviale
Apparaît la cité grise et voilée.
On entre dans un port étrange.
Les émigrants
S’affolent et deviennent féroces en se pressant
Dans l’âpre ivresse d’imminentes luttes.
D’un groupe d’Italiens habillés
De façon ridicule à la mode
Bonairienne on lance des oranges
Aux concitoyens hagards et hurlants.
Un garçon du port, très léger
Enfant de liberté, prêt à l’essor,
Les regarde, les mains dans sa ceinture
Bariolée et esquisse un salut.
Mais féroces grondent les Italiens.

D. Campana, Inédit (1908) – première version dans « Doc(k)s » 2-3, 1992

 

(Lumières d’émigrante)

Les lumières qu’on voit trembloter
joliment petites et lointaines,
semblent des étoiles au chevet
de vastes Solitudes en plaines.

Leur lueur douce parmi le voile
violet foncé de la nuit obscure
semble venir de l’immense ciel
dont l’étendue infinie torture.

Inaccessibles, comme bandées
d’un air léger de mélancolie,
ce sont des chimères désirées
inutilement toute la vie.

Severina Magni, Luci lontane, 1936

 

Rue Sainte Walburge

Il a battu peut-être plus fort
Que les talons du lancier, ton cœur.
Te revient le fracas dans une odeur
De cheveux, et les jours si beaux
Au courant blond de la Meuse.
Pâlissent dans la froide brume
La route du bourg, les écrits
Étrangers des enseignes, les champs
Derrière le pilotis.
Tu en retrouves la trace
Et d’une bouffée de vapeur
Subsiste la chère figure d’amour
Ces charmants talons battus sur le cœur
Et l’ombre chaude sur le visage.

Leonardo Sinisgalli, Vidi le muse, 1943

 

Le nègre juif

1.

les passants, tassés, sombres et pesants : enveloppés dans leur mouchoir
sur la figure 

comme elle brûle avec une fumée noire et dense l’herbe du jardin
tout juste fleuri

dans lequel à l’intérieur jouait enfant la dame qui glisse dans le vent

tenant bien ferme de la main sa tête refaite depuis peu

pour qu’une rafale plus forte que les autres ne l’envoie pas rouler
au milieu de la place

madame salomé tu ne demandes à ton père que ta propre tête

2.

nous tenant par la main autour du char d’assaut duquel nous sommes nés nous dansons

me voyant à la fin monter, grimper, vers la corde tendue au-dessus du vide

singe en salopette là-haut, danser protégé par un filet que forment
entrelacés les doigts de ceux qui sont au-dessous

et l’un avec une soucoupe faire le tour, ramasser les pièces

qu’est-ce que je peux faire dans ce mécanisme mêlant mon temps en sens vertical

tenant loin de moi les pages du livre des morts : inscriptions, souvenirs,
que je relis le soir

mais la destruction depuis longtemps s’est accomplie : à présent, venir
avec moi, se pencher, regarder, toucher du doigt, peau craquelée

assis à notre table devant un café pour consulter les journaux : pluie
qui bat sur les toits des voitures stationnées

moi parfaitement tranquille, assis à la place qui m’est réservée,
sans erreur possible, à la place que j’ai retenue

épave enflée, charogne du bateau démantelé par les poissons

et dans la voiture se disposent en ordre nouveau les asticots anciens :
dont les tours et retours sont à suivre

3.

dire ça avec des fleurs, ils le savaient depuis que de l’intérieur des fosses
communes ils les poussaient dehors

tapis moelleux aux mille couleurs, colonies de vers, troupes en mouvement
vers le front

arbre né au beau milieu : au-dessus du filet, doigts entrelacés
de ceux qui sont là-dessous

orphée ! lui dit l’un, orpheu ! criant, éphreu ! lui frappant la figure
à coups de pied, hébreu ! lui dit alors : « chante ! »

chante, juif ! réveille ces morts

et entre les feuillages le vent, air conditionné, déodorant vaporisé
dans la chambre à coucher

et au-dessus du filet me voici je danse, je chante, je joue de la lyre : singe
dans ma salopette, bleu enflé par le vent, vessie de porc

et me voilà camion, pointant décidé vers le large, voiles déployées : caillou
décidé à se noyer

vessie de porc gonflée par les gaz des cadavres, jadis pleine de saindoux[...]

Adriano Spatola, L’ebreo negro, 1966
[Une version légèrement différente dans mon Printemps italien, 1977]

Docile contre

Docile contre
sa ruine se cabre sur l’à-pic
un pin sylvestre agenouillé, docile
contre la flamme presse
pour se consumer un tison,
une phalène délire,
le poing glacé se défait
en une main docile contre la fièvre,
la tête penche vers le mur, comme tu remercies
de penser, de ne pas penser
et la reconnaissance qui partout
nous fleurit les lèvres, les maisons, les tombes,
de qui reconnaît au delà d’elle-même le visage
où elle tourne docile contre
un myope baiser ?

F. Hindermann, Docile contro, 1980

***

La chair morte revit
dans sa misère grande
avec le vent qui ramène les odeurs
à un ordre dispersé.
La chair morte est brodée
par ces sinueuses présences
que les autres appellent des larves.

*

Quant ils ont coupé la lumière
la mort s’est ressaisie
pour apparaître aussitôt après
plus nette, plus vierge.

Ivano Ferrari, Macello, 2004

 

 

Porte Palazzo

Minérales, certaines traces dans le verre : morceaux d’ongle,
essayez de comprendre, comme les vagues du fleuve fixées en instantanés
ou le grain d’une voix archaïque montant de la deuxième rive.

Je deviens une trace décantée si j’écoute
que tu te réveilles pour reconnaître l’Africaine des morts
quand elle hurle sur le fleuve et s’adoucit dans les vagues.

C’est de l’existence qui s’est déposée, le rite retrouve des familles
comme les grands arbres et les oiseaux qui s’élancent

des branches vers le pont métallique : la plainte au-dessus des vies,
nous au-dessus de l’endroit d’où nous sommes venus.

Tu l’entends faire un pas en arrière, tu fermes les yeux
pour dire là d’où j’arrive, là où je peux aller.

Elle s’est éloignée comme si elle griffait, comme si nous l’avions prise...
mais la nuit n’a plus d’extension, elle plie en nous des cris continentaux.

Maria Borio (de : Accoglienze, inédit)

 

 La rencontre

Sonett*

Paracar che scappee de Lombardia,
se ve dann quaj moment de vardà indree,
dee on’oggiada e fee a ment con che legria
se festeggia sto voster sant Michee.

E sì che tutt el mond el sa che vee via
per lassà el post a di olter forastee,
che, per quant fussen pien de cortesia,
vorraran anca lor robba e danee.

Ma n’havii faa mò tant, violter baloss,
col ladrann e coppann gent sôra gent,
col pelann, tribolann, cagann adoss,

che infin n’havii redutt al punt puttana
de podè nanca vess indiferent
sulla scerna del boja che ne scanna.

Carlo Porta (1815)

 

(Les Français chassés en 1814)

“Bornes” qui fuyez loin de Lombardie,
si vous avez le temps de regarder,
jetez un œil et voyez quell’ frairie
marque la fin du bail de vos loyers.

Si tout le monde sait que vous partez
pour faire place à d’autres locataires,
ceux-ci même tout pleins de bonn’s manières
voudront aussi des biens et leurs deniers.

Mais vous nous en avez fait voir, et plus,
nous dépouillant, tuant l’autre après l’un,
nous plumant, pressurant, chiant dessus,

qu’enfin vous nous avez réduits assez
qu’on ne pourrait rester indifférents
au choix du bourreau qui va nous saigner.

Poesie (posthumes)

* [milanais classique]

 

La sixième lettre apparut dans le ciel

La sixième lettre apparut dans le ciel,
c’était une annonce, je suppose, pour la Firestone
qui trônait seule au-dessus du Campo Boario
avec écrit : par ce signe tu vaincras,
mais en vert, parce que c'est ma couleur.
Et maintenant je la revois, même de jour,
et je bénis le Testaccio et ses alentours
et surtout le coin de rue
où, devant un feu au rouge
il me fut concédé d’espérer le vert :
la sixième lettre apparut dans le ciel
et en cet instant se mêlèrent les siècles,
le temps s’enfuit avec tous ses cadavres,
je regardai ce signe de triomphe et
tombai amoureux de toi : voilà l’histoire
de ma, disons, conversion.

J. Rodolfo Wilcock, Italienisches Liederbuch - 34 poesie d'amore, 1974

 

Fixité

De moi à cette ombre en suspens entre fleuve et mer
juste une mince bande d'existence
à contre-jour de l'embouchure.
Cet homme.
Il répare des filets, badigeonne une coque.
Des choses que je ne sais pas faire. À peine les nommer.
De moi à lui rien d’autre : une fixité.
Chaque excédent parti ailleurs. Ou éteint.

(V. Sereni, Stella variabile, 1981)

 

(Fragment)

...
Toi Bête cabrée, aiguillon somnambule,
torche enflammée éteinte par les mains
d’une fille éternelle : toi Destrier,
cheval aventurier, vole encore
te planter
dans ton rêve piaffant, avant-coureur
d’une ultime aventure...

Grytzko Mascioni, inédit 1986 (tr. légèrement différente dans Le cœur en herbe, 1987)

 

Au fond des Carpates

Toute l’enfance entraînée en ce dimanche
s’agenouille sur l’escalier derrière le chœur à Piata Mare
où les rubans des roms tressent des touffes de crin
au feu et certains prêtres portent barbes ou soutanes
ou des ciels blancs posés sur le ventre à la place du cœur,
torture entre ses dents le mouchoir léger
que des roses nouent au menton ou sur la nuque

les voix sont simples, se ressemblent toutes,
ramènent le chœur à la patience du fils
pourquoi m’as-tu abandonné
à cette unique note que l’enfance reconnaît
contre le palais sur la langue dure dans la gorge
sait imiter encore aujourd’hui comment doucement se lève
doucement les genoux font mal un moment

Mia Lecomte, Terra di risulta , 2009

 

 

 

Florinda Fusco, il libro delle madonne scure, 2009   




Amont dévers 8

                                                                                         Amont dévers

(Voir “Recours au Poème” 182, mars 2018)

 

 

 

Huitième livraison :

 

Il n’y a pas d’échappatoire hors de la masse diffuse de textes plus ou moins solide, plus ou moins gazeuse, dont nous avons été nourri(e)s et au sein de laquelle nous respirons pour vivre. Oui, circulant dans notre univers, un vaste architexte vibre diffusément comme « un tissu nouveau de citations révolues » (Barthes), bien au delà de ce que tout étudiant sait analyser désormais sous le “protocole” commun de la dite intertextualité. En font partie bien entendu les allusions et références explicites (pour ne pas parler de la parodie, au sens aussi du citationnisme, si fréquent aujourd’hui), mais également les échos lointains de transmissions inconscientes, nichées par exemple dans une cadence particulière, une tendance à la répétition, une musicalité privilégiée, un rythme surtout, avec sa traduction métrique dont l’origine parfois orale échappe le plus souvent aux études universitaires traditionnelles. Ainsi, il est probable qu’une tendance ancienne au vers double et pair, dans une poésie italienne majoritairement dominée par l’impair (avec une pause qui n’est nommée “césure” que par approximation facile), en particulier chez des auteurs siciliens, trouve ses lointaines racines dans la métrique arabe – et en l’occurrence arabo-andalouse, comme chez Cielo d’Alcamo ou Salvatore Quasimodo. Je l’ai montré, du moins ai-je essayé, ailleurs*. Il existe un échange constant, capable de modifier après coup notre lecture d’auteurs du passé (selon une souple rétrochronologie chère à Weinrich), au sein de la – finalement petite – Compagnie des poètes, unis entre eux par cette sorte de communion laïque permettant de surmonter les différences les plus âcres et rendant possible, au bout du compte, toute traduction. Mais, du côté de l’auteur aussi, le discours poétique s’adresse autant aux « destinataires futurs » qu’à ceux « passés » (F. Fortini). C’est alors le lecteur de destination qui est visé, bien sûr, ou espéré.

* Voir SMI XVI, 2016

 

 Les uns les autres

 

                 (Réponse d’Arnaut Daniel à Dante)

Il commença bien volontiers à dire :

Tant m’agrée votre courtoise demande
que je ne puis ni ne veux m’esquiver.
Je suis Arnaut, qui pleure et vais chantant ;
en peine vois-je mon ancien délire
et vois éjoui la joie qui m’attend.
Or je vous prie, au nom de la valeur
qui vers le haut de ces marches vous guide,
souvenez-vous à temps de ma douleur !
Puis dans le feu s’enfouit, qui les affine.

(La Comédie, Purgatoire XXVI, 139-48 – discours  écrit en provençal, par respect pour le maître)

 

                       (Sonnet)

 

D’en haut venu, mais avec son corps mortel,
ayant vu l’enfer de justice et le pieux,
il put de nouveau vivant contempler Dieu
pour nous apporter sur tout la vraie lumière,

lui brillante étoile qui de ses rayons
illustra à tort le nid où je suis né,
ce monde mauvais ne saurait le payer :
toi seul, qui l’as créé, peux être ce don.

Je parle de Dante, car mal reconnues
furent ses œuvres par ce peuple oublieux
qui seul aux justes refuse son salut.

Que ne puis-je être lui ! né à tel destin,
pour son cruel exil, aussi valeureux,
je donnerais mon meilleur état au monde.

          Michel-Ange, Rime, 248    

 

 

               Vittorio Alfieri

 

– Ô d'italique lice ardent athlète
et arpenteur : de cette foule lâche,
qui, sotte, ton laurier sacré t'arrache,
que cherche donc la fichue bile inquiète ?

Tu sais, toi, quel but splendide tu vises
et à quelle fin dévoient les étoiles
cet âge qui de bruits et de nouvelles
plus on le gave et plus sa soif attise ? –

Siècle ingrat, fils ; et va à vilenie,
Si on le voit sans amour ni colère,
chaque pas qu'il fait en suivant sa route :

et, quand au mal penser honte s'ajoute,
nul cœur ne sent, nul esprit n'accélère
jusqu'où monta la grandeur de ma vie.

  1. Carducci, Juvenilia (1850)

 

 

           Les courses d’autrefois

 

Tu parles, d’un’ brocante, tu parl’s d’aïo !
Don Diego, qu’a étudié les banales
de Muratore, et qu’a lu d’ses deux yeux
au musée les bouquins des plus vieill’s salles,

dit que si le Ghetto offre les prix
c’est parc’ qu’aux anciens temps c’était le juif
qui faisait l’barbe pour les mardi-gras
des places et des rues, dans ces manif’s.

Pour les fair’ cavaler, les bons Romains
leur secouaient la poussièr’, du justaucorps,
avec un nerf ou un’ baguette en main.

Et cette course, agrémentée d’baston,
un Pape l’inventa, à la mémoire
de Jésus-Christ, en sa flagellation.

          (10 janvier 1833)    

  Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi (éd. posthume)
  Version légèrement différente sur http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf      

 

 

                 L’autre

Le Dieu qui à tout pourvoit
pouvait me faire poète
de foi : mon âme quiète
aurait célébré la Foi.

Bizarre est l’odeur d’encens,
pourtant je pardonne l’aide
non accordée si je pense
que tu aurais bien pu même,

non me faisant gozzano
juste ébauché dans sa cire,
me faire dannunziano :
ce qui aurait été pire !

toujours pur alimente
ce style mien qui paraît
le style d’un écolier
revu par une servante !

Je n’ai rien d’autre sur terre
de beau, entre maux et ahan !
Est comme mon petit frère
un autre gozzano, trois ans.

Je lui dois la joie qui rit
douce ! Je lui reste proche ;
je ne donnerais pour Les Laudes
cet autre gozzano petit !

Je prends ses doigts tout petits,
je lui fais voir par le monde
la chose qu’on appelle Monde,
la chose qu’on appelle Vie…

    Guido Gozzano (Vers épars, 1907-08)  

 

 

* * *

étendu sur le lit des monts
il reste à l’air libre et regarde
les campagnes ouvertes qui lui font
un horizon illimité de toutes parts
– il n’a pas de paix dans sa veille douloureuse
toujours il repense à celle
à qui il espérait lier son destin
un jour – heureux amant
se promettait-il d’être sur la terre
comme ne l’avait jamais été
avant aucun mortel – Il se sentait
promis à la félicité de toute chose.
Dans la félicité il savait rêver
son destin : toute chose croyait-il
était créée pour maintenir celle-là seule
immortelle – Ainsi aimait-il
à figurer en sa pensée –
Aucune force adverse, contraire
ne savait-il imaginer.
Il chassait toute idée morose
qui se présentât à son esprit.

    Lorenzo Calogero, Inédit [une version proche dans
    l’anthologie L. C. Poesie, CIRCE 2015 – “l’autre
    serait ici bien sûr Leopardi]

 

 

     * * *

     Je ne sais pas si entre le sourire du vert été
et ta verte différence il existe une différence
je ne sais pas si je rime par charme ou tourmenteuse
peine. Je ne sais si je rime par charme ou par raison
et je ne sais si tu le sais que je rime entièrement
pour toi. Trop de soleil a imbibé la mer dans son
tranquille emprisonnement, où le fleurage de la
mer ne veut pas mettre la main aux bâtiments coulés.
L’aube lointaine se meut à des grisailles. Je ne sais
si parmi les pâles roches je rencontrais le regard,
je ne sais si parmi les monotones cris je rencontrais
ton regard, je ne sais si entre la montagne et la
mer, il existe quand même un fleuve. Je ne sais
si entre côte et désert revient à soi un fleuve accosté,
je ne sais si parmi la brume tu accostes. Je ne
sais si tu tombes ou trembles, tu ne sais si je pleure
ou désespère. Désespérer, désespérer, désespérer,
c’est toujours un fabriquer. Tu ne sais si je pleure
ou désespère, tu ne sais si je ris ou désespère. Je
ne sais si parmi les pâles roches ton sourire.

[…]

Amelia Rosselli, La libellule (1958) – Ce passage, évoquant les Chants Orphiques de
Dino Campana, a déjà paru sur ‘Recours au Poème’ en 2012 :      
https://www.recoursaupoeme.fr/la-libellule-panegyrique-de-la-liberte-suite/ .

 

 

                 Contre-chant

                                                           au jeune S. C.    

   Non pas à la moitié, mais au bout
du chemin.

                     La sylve

   (la peur)

                     … dure…

                                       … obscure…

   La voie

                   (la vie)

                                   marrie.

   Aucune eau stellaire
sur l’obstacle noir.

   Aucun souffle d’ailes.

   Qu’est-ce qui pourrait bien trouver
sa cadence, parmi les simulacres
d’arbres (de cathédrales ?),
si même l’homme-ombre est fumée
de fumée – asparition ?

   La mort de la distinction.

   Du faux.

                     Du vrai.

   C’est un terrain sauvage.

   Le pied trébuche.

                                   Le voyage
jamais commencé (le langage
lacéré) a atteint
le point de son couronnement.

   La naissance.

                             (La démolition.)

    Caproni, Il conte di Kevenhüller, 1986

 

 

* * *

 

Ce que tu m’énervais avec ton exemple des paysans frioulans
qui étaient mieux avant, dans les années Trente/Quarante
                                                                                                         quelle angoisse ta voix
fêlée cassée par un vent glacial de mort qui me semblait à effet, et je pensai
« pourquoi tu me parles de l’Inde avec un ton si dramatique et agité, alors qu’il n’y a
pas de public » – piazza del Popolo semi-déserte, quand tu me racontais ton
(premier ?) voyage en Inde, sur un ton dramatique et agité

je pourrai te pardonner d’avoir dit la vérité, que ce bien-être est un désastre
que tu avais prévu, que l’homme est d’autant plus égoïste qu’il vit mieux
                                                                                                                                   pourrai-je me
                                                                                                                                       _pardonner jamais
que ce cri ce vent tout sauf à effet, tout sauf artificiel
                                                                                             étaient tes stigmates
était dans tes viscères
                                        t’était consubstantiel.

 

(Seulement après avoir transcrit des épigrammes de Savonarole
                                   La chair est un abîme qui attire de mille façons.
                                  Ainsi l’entends-tu de la luxure de l’État
                                                                         je me rendis compte que je dialoguais
                                                                                                                          _encore avec toi.  
Elio Pagliarani, Poesie disperse, 1995 [2006]

 

 

 

                       Saba

Ce matin de juillet
et au vol l’eau du tuyau d’arrosage
va sur gradins et feuilles
et là, c’est sûr, ma femme contente
agite joyeusement le jet…

Va la mémoire à un vers de Saba.
Mais il manque une syllabe. Combien
d’années l’ai-je mal aimé,
agacé par son délire
marmotté, par ce ressassement
d’existence…

Et à présent que reposent
son livre et mon corps
indifférents
comme un galet ou une plante
ou une ombre invincible dans le bois
(dans le vide le soleil s’élance
et un iris en crie), je reconnais
avec l’étonnement de qui voit le vrai

Tu semblais lasse, tu semblais malade
mais je t’ai reconnue, moi qui t’ai aimée.

    Franco Fortini, Composita solvantur, 1994  

 

 

           L’hiver d’après

                                                    (à Fortini)

Décembre sans grâce sans
la neige aimée chère à Boris Pasternak.
Des câbles une voix qui se cabre
en s’étranglant, et naïvement, dans l’effort pour briser
le sifflement laborieux
avant de pour toujours se faire silence.
Comptant, ah, recomptant combien d’hivers
dans une rue de Florence
(le pardessus le béret)
emmitouflé dans la rose d’une
poésie monacale
à la marge
(à la marge ?) de ton « communisme spécial ».
Non interrompu le dialogue les
(mais chenues altières) provocations
– d’un dernier hiver
aphone,
ne s’arrête pas ici – te dis-je – et
flétri jeune enfant rauque, « adieu » :
ta façon de prendre congé.

     Benzoni, Sguardo dalla finestra d’inverno, 1998

 

 

reading Magrelli on the way in

 

Je trouve que cette façon de tendre à
la chasteté de l’intellect prend
aux tripes alors que reste
inexpressif le visage reflété
et qu’à la surface rien ne change
si la plateforme continentale
tout à coup a bougé :

                      vertes ombres glissent sur les murs,
                      le léger grondement du train,
                     un pigeon bèque entre les voies

glissent aussi les vers impassibles
presque, et moi donc pourquoi dois-je sentir
derrière la respiration mince le cri ?
et lui écrivant et moi lisant
tous deux nous savons
que le tout ne peut se révéler
parce que l’éblouissement ensuite
serait définitif.

Et plus tard quand je descends
les coquelicots rivalisent
avec les autos dans le parking.

     Brenda Porster [Premiers poèmes italiens,
    site http://www.compagniadellepoete.com/ ]  

 

 

 

Traces III

 

                                                         à Rosa Luxembourg

 

Quelqu’un plus tard la verra sur le pont.

Socialisme ou barbarie, avait répété
avec un léger accent étranger une femme
pendant qu’elle allait parmi les gens du peuple
violet, celui qui a rempli aujourd’hui la place.
Et les jeunes n’ont pas compris sa langue,
qui pouvait discerner a feint de ne pas entendre.

Du pont, maintenant, un instant ultime
sur l’hécatombe des eaux
jusqu’à qui regarde, loin.

        Cristina Alziati, Come non piangenti, 2011

 

 

           Qu'est-ce, le monde ?

Qu'est-ce, le monde ?
Comment se l'enrouler autour d'un doigt*  ((F. Pessoa "Enrouler le monde entre nos doigts…" Livro do Desassossego))?
Est-ce un fil, un ruban ?
Une bande de tissu
d'une trame
aux fibres infinies et disparates.
Ne l'arrache pas rageusement,
ne la découpe pas avec application
mais doucement détache-la,
emporte-la dans la bouffée de vent
qui l'a traduite en flamme.

   Jean Soldini, Tenere il passo, 2014

 

 

 

* * *

 

                                             pour Mario

 

Pour ton poème. Entré là
et étendu sur le lit de camp; les pieds qui dépassent immobiles
les ongles qui continuent de pousser. Dans l'euphorie
de minimes reflets; la tête, l'œil 
les cils fragiles. Tu articules
avec les lèvres tu désarticules
des mots nouveaux.

Pour ton poème
intubé et sans aucun son
ici tu trouves enfin
les mots possibles.

Di Dio, Il quarto uomo, sous presse

 

 

           Les autres arts, aussi

 

               (Sculpture)

Elle enchante tout goût intègre et sûr
l’œuvre du premier art, qui reproduit
les traits, les actes, et en plus vifs membres
de cire ou terre ou marbre un corps humain.

Puis si le temps mauvais, âpre et vilain
la brise et tord, ou toute désassemble,
la beauté qu’elle fut, nul ne l’oublie,
et pour un lieu meilleur plaisir épure.

   Michel-Ange, Rime 237

 

 

               Note sur Poussin 

 

Voici l’eau toute close, la roche, la courbe
où une bourbe d’argiles s’assèche. 
Qu’est-ce qui se retourne, se tord, volume 
liquéfié, assène des facettes de lumière, 
les offusque et s’enfonce, silure dans les bruns ? 
Un très-lent démon qui englobe 
victime et mucus, boit l’abdomen, enserre 
les cuisses et les opprime 
pour que les crabes diaphanes s’y fixent  
et aux vestibules les scarabées. 
De rocher en rocher le scorpion, 
de chaume en chaume l’alarme de la sauvagine 
avant que le klaxon des cars 
se fasse entendre, ou bien par tours et antres 
les premiers tirs. Les trophées célestes 
immobiles à ta lueur là-haut, 
octobre impur. Et sans bruit le tonnerre annonce 
la fougère la ronce le serpent 
où Narcisse est entré 
où Écho s’est perdue. 

Franco Fortini, Paesaggio con serpente, 1984.
- version légèrement différente sur :
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2013/03/anthologie-permanente-franco-fortini.html

 

 

* * *

 

                                                                en l’intérieur violent secoué par les Circlesongs de Bobby Mc Ferrin

 

loin du cercle sombre,
hors du corps et des états d’âme,
déguisé en giclée de salive
ou jet de sperme, cachet
avalé et à demi vomi, opération
d’urgence conséquente pour racler
une imprévue aspérité du conduit,
évanescente
stase de formaldéhyde,
fente dans une tablette de formica
translucide aveuglée par le néon, rejet
azuré de rapide flash,
nuit noire qui ne dit pas « tombera
condescendant de ton regard le voile,
tu verras la douce lune illuminée » et
monotone gémir, égal
de l’agonie superbe
qui respire rauque, patiente à mon côté.

       Andrea Raos, Lettere nere – Una danza, 2013

 

 

* * *

 

Les rêves dans les volets poussés
c’était nous pour toi. Après la vie des grands-parents
il y avait la vôtre, la mienne, Roberto
et le terrain, la maison, l’argent à mettre de côté.
Et ce film, Le comte de Montecristo, les magazines,
la radio de quelques opéras lyriques,
des chansons napolitaines. Sainte Marie Majeure
à Rome, où tu es restée jusqu’à la guerre.
Moi j’ai habité çà et là, un troisième étage, un quatrième,
de maisons où tes yeux ont appuyé.
Je voulais devenir maîtresse d’école,
tu demandais : est-ce qu’Alessandra est maîtresse ?
Maintenant c’est moi qui vide tes rêves, au-dedans de moi
j’ai toujours Les amies de Michelangelo
Antonioni, après l’inscription qui dit Fin.

Mario Benedetti, Tersa morte, 2013 (déjà publié sur
http://www.recoursaupoeme.fr/essais/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante )    

 

 

 

   

 




Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel pourrait-on dire, et à coup sûr la matrice de ses glissements progressifs appelés à la fin images ou figures ou tropes.

Par-dessus, donc, toutes les différences linguistiques et culturelles : les rapprochements entre Ibn ’Arabi et Dante, pour ne prendre qu’un exemple, ont été faits depuis longtemps ; et il est assez banal de découvrir la volupté de certaines statues sulpiciennes, y compris funéraires, ou de voir une parenté entre l’érotisme ardent de Jean de la Croix et celui – plus terrien – de Francis Ponge. Notre millénaire a apprivoisé, cela dit, des formes bien diverses de ces jeux innocents ou cruels autrefois attribués à l’un des avatars d’Éros, Cupidon, sous l’égide finalement rassurante de sa mère Vénus – même si les flèches du galopin ailé frappaient parfois des êtres inattendus, voire de trop proche ou infiniment éloignée espèce (et groupe et genre) : de ce point de vue non plus, nil novi sub sole. Ce qui marque peut-être une entrée dans la modernité des sentiments, c’est le déplacement, de l’objet désiré à la force du désir elle-même, quand Augustin (vers le Ve siècle) se demande s’il n’aime pas surtout “aimer” (amare amabam), en une poursuite infinie qui porte en elle sa propre déception. Mais, reconnaissant l’énergie inhérente à cette quête, l’amour courtois (arabo-andalou, puis provençal, puis sicilien et toscan) allait poser pour longtemps les coordonnées essentielles de ce qui nous anime encore aujourd’hui, du moins si l’on croit encore – avec ou sans implication de foi religieuse – que l’amour « meut le soleil et les autres étoiles ».

 

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Edme Bouchardon, L’Amour se faisant un arc dans la massue d’Hercule. Département des Sculptures, musée du Louvre © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre), Hervé Lewandowski

Sonnet

Qui veut connaître, dames, mon seigneur,
voie un homme d'aimable et doux aspect,
jeune d'années, ancien par l'intellect,
figure de la gloire et de valeur ;
le poil blond, le teint de vive couleur,
grand de sa personne, vaste poitrine,
et en un mot parfait en chaque ligne,        
hormis (hélas) qu'un peu traître en amour.
Et qui veut me connaître, moi, contemple
une femme en l'effet et l'apparence
image de la mort et des souffrances,
une auberge de foi ferme et constante,
une qui n'a, brûlant et soupirant,
nulle pitié, de son cruel amant.

Gaspara Stampa, Rime (1554)      

*  *  *

L’amour les mots

(Sonnet)

Vous avez pu voir, quand je vous ai croisée,
paraître cet effrayant esprit d’amour,
lequel n’apparaît que lorsque l’homme meurt
et ne se laisse voir autrement jamais.

Il était venu si près que j’ai pensé
qu’il allait occire mon cœur douloureux :
alors s’est vêtue de la morte couleur
pour fort se lamenter mon âme affligée ;

mais elle cessa, dès qu’elle vit sortir
de vos yeux une lumière de pitié
qui porta au cœur une douceur nouvelle ;

et l’esprit subtil, par où la vue se fait,
secourut les autres, qui croyaient mourir,
affaiblis d’angoisse à nulle autre pareille.

(Guido Cavalcanti, Rime 22)

 

 * * *

 Belle esclave

Noire, oui, mais tu es belle, ô de nature
gracieux monstre d’amour entre les belles ;
près de toi l’aube est terne, pourpre et ivoire
vers ton ébène paraissent obscurs.

Quand donc et où le monde antique ou le nôtre
virent si vive, sentirent si pure
soit lueur jaillir d’une encre de ténèbres
soit d’un charbon éteint naître brûlure ?

Servant de ma servante, vois qu’alentour
je porte un cœur pris dans un noir lacet,
que blanche main jamais ne pourra défaire.

Où tu es plus vif, Soleil, pour t’abaisser
un soleil est né : qui, dans sa face fière,
porte la nuit, et dans ses yeux le jour.

G. B. Marino, Lira (1614)

  

 * * *

 

Un souvenir

Je ne dors pas. Je vois une route, un bosquet,
qui sur mon cœur pèse comme une angoisse :
on y allait, pour rester seuls et ensemble,
moi avec un autre petit garçon.

C'était la Pâque ; les rites longs, étranges
des vieux. Et s'il ne m'aimait pas
- pensais-je -, ne venait plus demain ?
Et le lendemain il ne vint pas. Une douleur,
des affres ce fut lorsque approcha le soir :
car amitié (je le sus ensuite) ce n'était pas,
c'était là de l'amour ;

le premier ; et quel vrai grand bonheur
j'en eus, entre collines et mer de Trieste.
Mais pourquoi ne pas dormir, aujourd'hui, avec
ces histoires d'il y a bien quinze ans, je crois ?

Umberto Saba (1913-14), Canzoniere

 

* * *

 

Envoi

J'ai mis un verre de violettes à ma fenêtre ;
                    de ton jardin tu dois les voir :
  pourquoi tu ne veux plus me regarder ?
  On voit poindre deux pousses nouvelles
               sous ta blouse je les vois respirer.
C'est pour ça que tu ne veux plus me regarder ?
                  Si tu ne te tournes plus
             si tu ne veux plus rien savoir,
         moi en revanche je peux t'atteindre :
c'est moi qui ai donné l'ordre au pommier
que toutes ses fleurs sur ta petite tête
                 il doit les secouer.

Piero Jahier, Ragazzo, 1919      

* * *

[langue minorée de Vénétie]

Parole scrite d’amor zogàe, vendùe,
Gavèsse ’vùo ’na dona un solo zorno
Che ve gavèsse par amor capìe,

No’ ’varìave, no’, scrite nè ditàe
Mie parole d’amor.

Donàe, donàe ve gavarìa
E perse volentiera.

 [1933]

Mots d’amour écrits joués, vendus,
Eussé-je eu une femme un seul jour
Qui vous eût compris par amour,

Je ne vous aurais jamais écrits ni dictés
Mes mots d’amour.

Donnés, donnés je vous aurais
Et perdus volontiers. 

Giacomo Noventa, Versi e poesie di Emilio Sarpi,
Milan 1963 (posthume)

 

  La rose blanche

Je cueillerai pour toi
la dernière rose du jardin,
la rose blanche qui fleurit
dans les premières brumes.
Les abeilles avides l'ont visitée
jusqu'à hier,
mais elle est encore si douce
qu'elle fait trembler.
C'est un portrait de toi à trente ans.
Un peu oublieuse, comme tu seras alors.

Attilio Bertolucci, Fuochi in novembre, 1934

 

 

* * *

 

Voici le signe ; il s’innerve
sur la paroi qui se dore :
un découpage de palme
brûlé par les lumières de l’aurore.

Les bruits de pas qui proviennent
de la serre si légers,
non feutrés par la neige, sont encore
ta vie, ton sang, un sang tien dans mes veines.

Eugenio Montale, Mottetti (1938)

 

 

* * *

 

Dès que tu es venue,
qu’avec un pas de danse tu es entrée
dans ma vie
comme un souffle de vent dans une pièce close –
pour te faire fête, bien tant attendu,
les mots font défaut et ma voix,
et rester en silence près de toi me suffit.

Le pépiement de même assourdit le bois
au point de l’aube et se tait
quand sur l’horizon bondit le soleil.

Mais c’est toi que cherchait mon impatience
lorsque jeune homme
dans la nuit je me mettais
à la fenêtre comme suffocant :
je ne savais quoi, m’étreignait le cœur.
Et sont tout à toi les paroles
qui, telle une eau sur le point de déborder,
venaient d’elles-mêmes à ma bouche,
dans les heures désertes, quand se tendaient
puérilement mes lèvres d’homme
toutes seules, par désir de baiser…

Camillo Sbarbaro, Versi a Dina, 1955  

 

 

Sans points d’exclamation

Ach, wo ist Juli
und das Sommerland

Comme est haute la douleur.
L’amour, comme il est bestial.
Quelle vacuité des mots
qui creusent dans le vide de vides
monuments de vide. Vide du
blé qui atteignit une fois
(au soleil) la hauteur du cœur.

  Giorgio Caproni, Il muro della terra, 1975   

 

 

(sonnet)

Femme infante mais aux trop forts désirs
ou femme de douleurs et de tourmentes,
toujours prise par tripailles et ventre,
je ne sais si au jour je dois sortir,

du vide creux de ma nuit de goudron,
entre dures gelées et coups de chaud,
bondir avec pauvres envies, et go !
en feignant calme et petits trucs bonbons,

pour les jours de guerre et bouillonnement
et pour piéger les proies pleines et vaines,
et voir comment sans èche ou boniment

tient peu lié l’amoureux ligament…
Oh mon cœur las ! Quelle chose qui tienne ?
Un néant nul. Et j’ai même la dent.

 

Patrizia Valduga, Altri medicamenta, 1982

 

 

Der Wind

La vie douce, Maria
Passe, Maria-la-Vie
Maria-la-Mort. Der Wind.

Quand je serai guérie
J’aurai 60 ans. Maria
La vie passe. La Vie
Est passée comme le vent
Passe sur le feuillage sec
Avec des cris stridents.

 

Nella Nobili, [posthume] dans Autres Passages,
“Gli italiani all’estero” 1990

 

 

 

L’illusion amoureuse

(Loin des yeux…)

   Hélas, ces yeux dont je suis si loin !
hélas, mémoire du temps passé !
hélas, douce foi de cette main !
hélas, grand vertu de sa valeur !
hélas, ma mort n’est pas arrivée !
hélas, y pensant, quelle douleur !
   Hélas, pleurez, ô mes yeux dolents,
puisque ne la voyez pas mourant !

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, IV, 4

 

 

La pensée dominante  

      Très douce, très puissante
maîtresse des profondeurs de mon esprit ;
effrayante, mais chère
faveur du ciel ; compagne
de mes lugubres jours,
pensée, qui si souvent devant moi reviens.

      De ta nature obscure
qui ne raisonne ? Son pouvoir parmi nous
qui ne l’a senti ? Bien
qu’à dire ses effets
le sentiment pousse toute langue humaine,
ce qu’elle conte semble neuf à entendre.

Qu’il se trouve esseulé,
mon esprit d’autrefois,
du moment où tu en as fait ta demeure !
Aussitôt, tel l’éclair, mes autres pensées
partout autour de moi
se dispersèrent. Comme une tour dressée
sur un champ solitaire,
toi seule, géante, tu te tiens au centre.

Que sont devenues, en dehors de toi seule,
toutes choses terrestres,
toute la vie entière à mon point de vue !
Quel assommant ennui
loisirs et relations,
et la vaine espérance d’un vain plaisir,
au regard de la joie,
cette céleste joie qui de toi me vient !

      Comme, des rochers nus
du scabreux Apennin,   
sur des champs verdoyants qui au loin sourient
tourne ses yeux plein d’envie le pèlerin,
ainsi, du sec et âpre
bavardage mondain, moi, impatiemment,
je me réfugie dans ton jardin heureux
dont le séjour est presque un baume à mes sens.

      Il est presque incroyable
que la vie malheureuse et le monde idiot
je les aie supportés
aussi longtemps sans toi ;
je ne sais plus comprendre
que pour d’autres désirs,
hormis à toi semblables, d’autres soupirent.

      Jamais, depuis que pour la première fois
l’expérience m’apprit ce qu’est cette vie,
la crainte de la mort ne serra mon cœur.
Elle me semble un jeu
cette nécessité
que le monde inepte, la louant parfois,
redoute et hait toujours ;
et si un danger surgit, en souriant,
j’affronte sans me détourner ses menaces.  

      Toujours couards et cœurs  
non généreux, abjects,
je les ai méprisés. Or tout acte ignoble
blesse aussitôt mes sens ;
sitôt mon cœur s’indigne
des exemples de l’humaine vileté.
Cet âge altier, stupide,
qui de vaines espérances se nourrit,
d’un rien épris, de la vertu ennemi,
qui réclamant l’utile
ne voit pas que la vie
devient toujours de plus en plus inutile,
je me sens plus grand que lui. Des jugements
des gens, je ricane ; le peuple inconstant,
hostile au beau penser,
et ton digne contempteur, je le piétine.

      Quelle passion ne cède
à celle d’où tu nais ?
quelle autre passion même,
hormis celle-là, siège parmi les hommes ?
Avarice, orgueil, haine, dédain, désir
d’honneurs et de pouvoir,
sont-ils autres qu’envies 
auprès de celle-ci ? Une passion seule
règne parmi nous : elle,
souveraine absolue,
fut donnée aux cœurs par des lois éternelles.

      La vie n’a pas de valeur, n’a pas de sens
en dehors d’elle, qui est tout pour les hommes ; 
seule excuse au destin
qui nous pousse, mortels,
à tant souffrir, sur cette terre, sans fruit ;
parfois, par elle seule,
non pour les sots, mais pour les cœurs non vulgaires,
la vie est plus agréable que la mort.

      Pour cueillir les joies tiennes, douce pensée,
souffrir comme tout homme
et endurer longtemps
cette vie mortelle ne fut pas stérile ;
en être qui a traversé tous nos maux,
me mettre en chemin pour atteindre un tel but :
je ne fus pas si las
par ce désert mortel,
quand je venais à toi, pour que nos souffrances,
ne me semblât point les vaincre un bien si grand.

      Quel monde, quelle neuve
immensité, quel paradis que celui
où souvent ta magie extraordinaire
semble m’emporter ! où,
errant sous une lumière autre, inconnue,
j’abandonne à l’oubli
ma condition terrestre et tout le réel !
Tels sont, je crois, les songes
des immortels. Ah finalement un songe
qui embellit le réel en plus d’un point,
c’est toi, douce pensée,
songe, erreur évidente. Mais de nature,
sous les douces errances,
tu es divine ; et elle est si vive et forte,
qu’au réel elle résiste obstinément,
souvent s’égale à lui
et ne se perd que dans le sein de la mort.

      Et toi, c’est certain, ô ma pensée, toi seule
donnant vie à mes jours,
origine adorée d’infinis tourments,
en même temps que moi, t’éteindra la mort :
car des signes clairs disent dedans mon âme
qu’à jamais tu m’as été donnée en reine.
Face à l’aspect du vrai
d’autres charmes aimables
se ternissaient à mes yeux. Plus je reviens
voir encore la seule
par laquelle, parlant avec toi, je vis,
plus grandit ce délice,
plus grandit ce délire, où je prends mon souffle.
Angélique beauté !
Où que je regarde, chaque beau visage
telle une image feinte
semble le tien imiter. Toi seule, source
de toutes autres grâces,
sembles à mes yeux la seule vraie beauté.

      Du jour où je t’ai vue,
de quel sérieux souci ne devins-tu pas
l’ultime objet ? quelle heure du jour passa
sans une pensée tienne en moi ? dans mes rêves
ta souveraine image
manqua-t-elle jamais ? Belle comme un rêve,
angélique semblance,
dans le séjour terrestre,
dans les hautes voies de l’univers entier,
que chercher, qu’espérer
de plus désirable que de voir tes yeux ?
de plus doux présent que la pensée de toi ?

G. Leopardi, Canti, tr. CIRCE - Paris3 Sorbonne Nouvelle

 

 

L’absence

Un baiser. Et, loin. Disparaît
là-bas tout au fond, où se perd
la route du bois, qui paraît
un très long couloir dans le vert.

Je remonte ici, où avant
elle avait ses beaux habits gris :
je vois le crochet, les romans
et chaque vestige petit…

Je vais au balcon. J’abandonne
ma joue dessus la balustrade.
Et sans tristesse. Je claironne
mon calme : elle revient ce soir.

Alentour décline l’été.
Et sur une fleur vermillon,
vibrant de ses ailes caudées
atterrit un gros Papilio…

L’azur infini de ce jour
est comme une soie bien tendue ;
mais sur la sereine étendue
la lune pense à son retour.

L’étang étincelle. Se taisent
les grenouilles. Cette lueur
de claire émeraude, de braise
azurée : le martin pêcheur…

Je ne suis pas triste. Je suis
surpris en voyant le jardin…
surpris de quoi ? je ne me suis
jamais senti autant bambin…

Étonné de quoi ? Mais des choses.
Les fleurs me paraissent étranges :
c’est là pourtant toujours les roses,
c’est là les mêmes alkékenges…

Guido Gozzano, I colloqui, 1911  

 

 

Beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
ces fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est un peu tiré en arrière
par le poids de ta longue tresse.

Corrado Govoni, Il Quaderno dei sogni e delle stelle, 1924

 

 

Au jardin de Suzanne

5.

Mais quand tu me rendais heureux je chantais
pour un rien : comme feuille de peuplier
le moindre souffle m’incitait au chant.
À présent qu’avec toi même la vie
me déchire, et doucement me laisse
à la musique rauque de la douleur intime,
je m’habitue à compter les paroles
depuis que déjà au-dedans je croupis
et goutte après goutte distille mon dire.

Betocchi, Un passo, un altro passo, 1967  

 

 

* * *

 

[lucanien ancien]

Mbàreche mi vó’

Mbàreche mi vó’
e già mi sònnese, ’a notte.
Ié pure,
accumminze a trimè nd’ ’a site,
e mi mpàure.
Mi iunnére dasupr’a tti,
e tutte quante t’i suchére, u sagne,
nda na vìppeta schitte e senza fiète,
com’a chi mbrièche ci s’ammùssete
a na vutte iacchète
e uèreta natè nd’u vine russe,
cchi ci murì.

Tu me cherchais ?

Tu me cherchais,
et déjà tu rêves de moi la nuit ?
Moi aussi,
je commence à trembler de soif,
et j’ai peur.
Je me jetterais sur toi,
et je te sucerais tout ton sang,
d’une seule gorgée sans reprendre souffle,
comme un ivrogne s’attache
à un fût crevé
et voudrait nager dans le vin rouge,
à y mourir.

Albino Pierro, Nu belle fatte, 1976    

Jouer, enfin

   Il touche l’Aimée de son ombre

Alors que d'elle, mon soleil adoré,
idolâtre je contemple le beau corps,
et que la méchante et désintéressée
de toutes ses beautés cache le trésor,

de ma personne, presque mourante au loin,
je vois par la grâce du grand astre errant
l'ombre heureuse, de l'arrogante au-devant,
usurper mon plaisir et mon repos plein.

Aussi suis-je obligé d'envier ce vain
simulacre de moi qui l'espace encombre,
alors que je vis en vrai, brûlant lointain.

Oh combien, Amour, de tes illusions montre
mon malheureux état ; que l'on voie donc bien
que toute joie d'amour consiste en une ombre !

 

Tommaso Gaudiosi, L’arpa poetica, VI (éd. 1671)    

 

 

 

* * *

 

reviens ma lune en alternatives de plénitude et d’exiguïté
ma lune au carrefour et langue de lune
chronomètre enfoui et Sinus Roris et psalmodie litanie ombre
fer à cheval et marguerite et mamelle malade et nausée
(je vois mes poissons mourir sur les rochers de tes cils)
et mésaventure et obstacle paso doble épidémie chorus et mois d’avril
apposition ventilée appel d’air d’inhibition et queue et instrument
exposition de tout ou même insecte ou rapprochement de jaune et de noir
donc feuille en champ
toi chauve-souris en poisson-lune toi tache en expansion lunae
(donc en champ jaune et noir) pinceau du songe parfois lieu commun
vor der Mondbrücke vor den Mondbrüchen
en un horizon hystérique de paille cochon empaillé avec des ailes de papillon
cryptographie masque poudre da sparo foie indemoniato rien

Edoardo Sanguineti, Laborintus, 1956  

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

Autres lectures

Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : [...]

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

L’audace aussi bien formelle que thématique est au coeur de ce nouveau livre de Jean-Charles Vegliante. Ce recueil se pose d’emblée comme lieu inhabitable. Un essai de haler le bâtiment après le naufrage, [...]

Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel [...]

Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en [...]




Amont dévers — une anthologie poétique (6)

Si la poésie a toujours à voir avec la pensée, il y a fort à parier qu’elle s’éloignera assez spontanément de la doxa, en tout cas en période “ordinaire” (indifférence, train-train historique, consensus prédominant), fût-ce sous prétexte de défoulement et, dirait-on, d’inversion carnavalesque. Risque calculé, bien sûr, comme toujours quand il s’agit de mots (oui, quand même) : on ne parlera pas à la légère ici de subversion. Quant à ce qui s’appelait naguère « poésie engagée », nous pensons que cette expression – après les milliers de pages qu’elle a provoquées – est ou tautologique en soi, ou beaucoup trop ambitieuse pour les objectifs de cette anthologie qui procède, on s’en sera aperçu, selon « l’allure poétique, à sauts et à gambades ». Une voix sarcastique (G. G. Belli) peut provenir parfois des bureaux du Vatican. Mais faire semblant est déjà un pied-de-nez à l’esprit de sérieux et à l’académisme ; à la bêtise la mieux partagée, surtout. Le fou du roi, le djéli, le pazzariello pasolinien ont bon dos : aussi bien chez les comico-réalistes toscans anciens, chez Merlin Coccaïe, que chez les plus funambulesques des baroques, pour ne pas parler des provocateurs futuristes du début du XXème siècle, le ridicule et l’excès ne sont pas aussi gratuits qu’il y paraît ; et dissimulent parfois, prudemment bien sûr, les offenses, les blessures et les révoltes que les opprimés du quotidien ne peuvent pas (ou plus) exprimer directement. En attendant peut-être quelque soulèvement, de périodes – justement – extraordinaires. Car, sous la cendre, suivant l’accordéon variable de l’Histoire, les différents feux ne cessent jamais de couver.

 

La face obscure du quotidien

 

(sonnet)

Qui entendrait tousser la malheureuse
femme du surnommé Bicci Forèse
pourrait penser qu’elle a passé l’hiver
dans le pays où se fait le cristal.
En plein mois d’août on la trouve enrhumée :
imagine comment, les autres mois…
et rien ne sert qu’elle garde chaussettes,
pour ce que son couvroir est courtenois.

La toux, le froid et autre male envie
ne lui vient point d’humeurs qui seraient vieilles,
mais pour le manque qu’elle sent au nid.
Sa mère en pleure, avec d’autres soucis,
disant : « Hélas, pour quelques clopinettes
je l’aurais mise chez un comte Guy ».

Dante Alighieri (?), Tenson avec Forese Donati, Rime

 

 

Beautés de Valladolid

(sonnet caudé)

Étrons fumants, monceaux de pots de chambre
versés, répandus, et brillants torrents
d’urines et bouillons âcres puants
qu’on ne peut traverser sans bottes prendre ;

eaux stercoraires et en animaux
morts fécondes, pain chanci sans levain,
poissons qui empestent les gens de loin,
vins tournés, vinaigres plats, huiles d’eau ;

bâtiments somptueux sur deux piquets
emplâtrés de limon et pleins d’ordure
de çà, de là sans aucun ordre mis ;

dames en céruse et en rouge aussi,
mais crasses, sans cheveux, os desséchés,
dont la motte est rentrée par la nature,

voilà ton hermosure
et tes attraits, et ton renom splendide,
vallée de boue et non vallée d’olide.

Alessandro Tassoni, Rime (posthumes)

 

Très belle forcenée

Ah, de la belle dont je restai blessé
font les anges du Styx un féroce usage :
elle montre au-dehors l’âme ravagée,
cheveux fous, regard tors, horrible visage.

Donc dans le plus beau siège d’Amour gouverne
la haine hideuse et la fureur d’Averne ?
donc au ciel de beauté un enfer est mis,
et entrent donc les Furies au Paradis ?

Pardon pour cette belle âme, âmes damnées !
Si autrefois vous émut d’Orphée le son,
que vous pousse à compassion tant de beauté.

Mais, fou ! que dis-je ? avec qui ai-je ce ton ?
Il ne sait pas pardonner, il n’a pitié
qui de pitié est indigne et de pardon.

Bernardo Morando, Fantasie [amorose], posthume

À Arhiman

Roi des choses, auteur du monde, mystérieuse
Malfaisance, suprême pouvoir et suprême
Intelligence, éternel
Pourvoyeur des maux, gouverneur de mouvance,
Je ne sais si cela te rend heureux, mais regarde et jouis…

G. Leopardi (1833)

L’incendiaire

à F. T. Marinetti,
âme de notre flamme

Au milieu de la place centrale
du village
on a placé la cage de fer
avec l’incendiaire.
Elle y restera trois jours
afin que tous puissent le voir.
Tous viennent rôder autour
de l’énorme tétragone,
durant tout le jour,
des centaines de personnes.

– Regarde un peu où ils l’ont mis !
– On dirait un perroquet charbonnier.
– Et où devaient-ils le mettre ?
– En prison, directement.
– C’est bien fait, il a l’air d’un mendiant !
– Pourquoi ne pas lui préparer
un appartement de luxe,
pour qu’il le brûle aussi !
– Quand même pas le garder dans cette cage !
– Ils le feront crever de rage !
– Crever ! C’est pas le type à s’en faire !
– Il est plus tranquille que nous !
– Moi je dis qu’il s’amuse beaucoup.
– Mais, et sa famille ?
– Qui sait de quelle partie du monde il est venu !
– Cette engeance n’en a pas, de famille !
– Sûr, des débris à la dérive !
– S’il venait de l’enfer ?
– Pauvre méchant diable !
– Vous auriez de la compassion ?
S’il vous avait brûlé votre maison
vous ne diriez pas ça.
– La vôtre, il l’a brûlée ?
– S’il ne l’a pas brûlée
il s’en est fallu de peu.
Il a brûlé la moitié du pays
ce forban !
– Au moins, lâches, ne lui crachez pas dessus,
c’est un être humain à la fin !
– Mais comme il est tranquille !
– Il n’a pas du tout peur !
– Je serais mort de honte !
– Être là, cloué au pilori !
– Trois jours !
– Quel supplice !
– Mon dieu, quel air torve !
– Ces regards de bandit !
– S’il n’y avait pas la cage,

je ne resterais pas là.
– Et si d’un coup on le voyait s’échapper ?
– Mais comment ferait-il ?
– Elle est solide au moins, cette cage ?
– Qu’il ne puisse pas s’enfuir !
– Par les vides entre les barreaux, il ne pourrait pas passer ?
Ces brigands savent se replier
de mille façons !

[…]

Place ! Place ! Écartez-vous !
Camelote ! Petits êtres
aux exhalations malodorantes,
fétide bétail !
Ravalez tous autant que vous êtes
votre obscène commérage,
et qu’il vous reste dans la gorge !
Place ! Je suis le poète !
Je viens de loin,
j’ai traversé l’univers
pour venir trouver
ma créature à célébrer !
Agenouillez-vous, racaille !
Hommes qui avez horreur du feu,
pauvres êtres de paille !
Agenouillez-vous tous !
Je suis le prêtre,
cette cage est l’autel,
cet homme est le Seigneur !

[…]

A. Palazzeschi, L’incendiario, 1910

 

 

* * *

Tendre l’autre joue,
une révolution copernicienne :
repousser la haine à la marge
de notre système céleste,
pour mettre au centre l’étoile,

un Soleil-Amour qui illumine la Terre !
Facile à dire, mais du dire au faire
il y a au milieu le Mal,
et cette Éclipse qui n’en finit plus
et projette son ombre sur Noël.

V. Magrelli, Il sangue amaro, 2014 (de : Huit poèmes pour Noël)

 

L’abject et le sublime

(Sonnet)

Qu’une trombe, vieille enragée, t’emporte,
qu’un tourbillon te frappe sur la tête !
Pourquoi es-tu en toi-même si torte
que ne vient pas t’occire la tempête ?

Qu’un arc du ciel t’envoie une angoisseuse
flèche qui te vient fendre, et soit bien preste :
car si se terminait ta vie fâcheuse,
j’aurais, sans plus demander, joie et fête.

Que ne vont pas se plaindre les vautours,
milans et corbeaux à Dieu souverain,
qu’il te livre à eux ? Tu es leur quignon.

Mais tu as la chair si suintante et dure
qu’ils ne tiennent pas à t’avoir en mains :
aussi restes-tu là, c’est la raison.

(Guido Guinizelli, Rime)

D’huîtres et de crabes

Une huître, lorsque la lune est pleine,
s’ouvre en grand : ce que voyant le crabe
pense déjà qu’il l’aura sans peine.
Il enfile dedans pierre ou branche :
de se refermer n’est plus capable ;
ainsi le crabe son huître mange.

Ainsi l’homme qui ouvre sa bouche
et à un traître dit son secret,
recevant un coup qui au cœur touche.
De la langue provient vie ou mort :
plus se tait que ne parle un discret,
tant qu’il est soumis au mauvais sort.

La vie se sauve par la prudence :
bouche cousue garde le silence.

Cecco d’Ascoli, Acerba etas, III, 28

 (Trinch !)

1. Limerne :

Ci, ci ! père des noctivagues ténèbres,
ci, Sommeil, ci, semeur de calme paix
Morphée ! Ci, plongeant dedans mes yeux
au lit que tu annexes, couche-toi ou parcours
tout entier imprégné du liquide cher au peuple
mon corps, ivre bientôt du pavot qui engourdit.
D’ici, d’ici s’en aillent les soucis accrochés
mordicus aux intimes viscères, disparaissent,
afin que je jouisse de ta divine adorée torpeur,
grâces rendant, oui, plus tard aux dieux du jour.

 

 

2. Merlin :

 

Post vernazziflui sugum botazzi,
post corsi tenerum greghique trinchum,
et roccam cerebri capit fumana
et sguerzae obtenebrant caput Chimerae.
O dulcis bibulo quies Todesco,
seu feno recubat canente naso,
seu terrae iaceat sonante culo!
Mox panzae decus est tirare pellem,
mos est sic asino bovique grasso.

 

Après le jus coulant du flacon de grenache,
après avoir trinqué tranquille corse et grec,
et le donjon cérébral est pris par les fumées
et les Chimères louches enténèbrent la tête.
Ô douce quiétude au Tudesque biberonneur,
qu’il roucoule du nez affalé dans le foin
ou que du cul il trompette gisant à terre !
Puis il est bon que la peau du ventre soit tendue,
selon le plaisir aussi de l’âne et du bœuf gras.

 

Le grand idéal

Le grand idéal
m’est sorti
d’un coup
alors que distrait
j’étais dans la rue
je regardais quelque chose
et puis
les gens
tout autour
de moi
se sont retournés

ç’a été
un jour
horrible

j’avoue
que j’ai rougi
quand j’ai compris
que le grand
idéal
par moi cultivé
avec soin
nourri
des années
tenu au-dessus
d’angoisses doutes et soucis

ces grossiers triviaux passants
avaient cru
qu’il était
l’avaient pris
pour un
très vulgaire
pet

Sebastiano Vassalli, La distanza, Bergame 1980

Chant des charretiers

Les roues du chariot grincent comme des lits
d’hôpital. Les chevaux tombent
entre les limons et montrent leur moelle aux oiseaux –
broutent le vent au bout des rails.

N. Ghiglione, Canti civili, 1945

[vénitien classique]

 

Un certo cavalier orbo da un occhio,
questo s’ha maridà.
Appena che l’è andà
colla so sposa in letto,
che ’l se n’ha accorto in botta,
che la l'aveva rotta.
Oh, com’ela? el ga dito,
per Dio, no ti xe puta.
La ga risposto franca:
Perché cossa me manca?
Lu ga soggiunto subito:
Oh, te manca l'onor.
La ga replicà:
Vardé là, che stupor?
Varda, che ancora a ti
manca un occhio. E cussì
lu presto ga soggiunto:
Un dì me l'ha cavà un mio nemigo.
Ed ella ga risposto:
E a mi, cogion, me l'a tiolto un me amigo.

 

 

Un certain chevalier borgne d'un œil,
voilà qu'il s'est marié.
À peine est-il allé
avec sa femme au lit,
qu'il s'en est aperçu au premier coup,
elle l'avait rompue.
Oh, comment ça ? dit-il,
par Dieu, tu n'es pas fille.
Elle fait aussi sec :
Pourquoi, qu'est-ce qui me manque ?
Et lui si tôt ajoute :
Oh, rien qu'un peu d'honneur !
Mais elle a répliqué :
Voyez ça, c'est trop fort ?
Regarde, à toi, vois-tu,
il manque un œil. Et lui
vite veut préciser :
Un jour, un ennemi me l'a ôté.
Et elle a répondu :
À moi, couillon, ç'a été un ami.

 

Giorgio Baffo, Le Poesie (posthume)

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Er ciàncico

A ddà rretta a le sciarle der governo,

ar Monte nun c’è mmai mezzo bbaiocco.

Je vienissi accusí, sarvo me tocco,
un furmine pe ffodera d’inverno!
E accusí Ccristo me mannassi un terno,

quante ggente sce campeno a lo scrocco:
cose, Madonna, d’agguantà un batocco

e dàjje in culo sin ch’inferno è inferno.
Cqua mmaggna er Papa, maggna er Zagratario
de Stato, e cquer d’abbrevi e ’r Cammerlengo,

e ’r tesoriere, e ’r Cardinàl Datario.
Cqua ’ggni prelato c’ha la bbocca, maggna:

cqua… inzomma dar piú mmerda ar
majorengostrozzeno tutti-quanti a sta Cuccaggna.

 

 

voir : circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

La grignote

À écouter les craqu’s des gouvernants,
le Trésor n’a jamais l’ombre d’un rond.
Puissent-ils recevoir – moi j’me les touche
autant d’éclairs du ciel dans leur cal’çon !
Et m’faire avoir, oh Christ ! l’bon numéro,
à proportion d’combien ils en profitent :
de quoi, bon dieu, empoigner un gourdin
et les en fourrager jusqu’au trognon.
Quoi ! bouff’ le Pape et bouff’ le Secrétaire
d’État, et ç’ui des Brèv’s et l’Camerlingue,
le Trésorier et l’Cardinal Dataire.
Là, chaqu’prélat qu’a une bouche, bouffe:
là... en un mot, du plus’ merde au fortiche,
tutti-quanti dans c’fromage-là s’étouffent.

(27 nov. 1830)

 

 

Giuseppe Gioachino Belli, Sonetti romaneschi

 

Et les malgré soi…

Je courais dans le crépuscule…

Je courais dans le crépuscule boueux,
derrière des hangars cassés, des échafaudages
silencieux, par des quartiers mouillés
dans l’odeur de fer et de guenilles
chauffées, qui sous une croûte
de poussière, parmi des baraques de tôle
et des écoulements, dressaient leurs parois
neuves tôt décrépies, contre un fond
de métropole déteinte.

Sur le bitume déchaussé, entre les fils d’une herbe âcre
d’excréments et des esplanades
noires de boue – la pluie les creusait
de tiédeurs infectes –, les torrentielles
files de cyclistes, de hoquetants
camions de bois, se dispersaient
parfois, vers des centres de faubourgs
où déjà quelque bar avait son cercle
de lumière blanche, et où devant une lisse
paroi d’église étaient étendus,
vicieux, les jeunes.

Autour des immeubles
populaires, déjà vieux, les potagers croupis
et les constructions hérissées de grues à l’arrêt
stagnaient dans un silence de fièvre ;
mais un peu à l’écart du centre éclairé,
le long de ce silence, une route
bleue d’asphalte semblait toute enfouie
dans une vie sans mémoire, intense
et antique. Rares brillaient
les réverbères d’une lumière criarde
et les fenêtres encore ouvertes étaient
blanches de linge étendu, palpitantes
de voix à l’intérieur. Sur les seuils, assises
se tenaient les vieilles femmes, et clairs
dans leurs salopettes ou leurs culottes courtes
presque endimanchés plaisantaient les garçons,
mais ensemble enlacés, avec des filles
plus précoces qu’eux.

Tout était humain,
dans cette route, et les hommes étaient là
agrippés, des intérieurs au trottoir,
avec leurs pauvres habits, leurs lumières…
On aurait dit que jusque dans son intime
et misérable habitation, l’homme était
juste en bivouac, comme d’une autre espèce,
et qu’attaché à ce quartier
dans le couchant huileux de poussière
n’était pas son État, mais une confuse halte.

Et quiconque eût traversé cette route,
dépouillé de l’innocente nécessité,
perdu par les siècles de chrétienté
qui en ces gens s’étaient perdus,
n’était qu’un étranger.

Pier Paolo Pasolini, Poesie inedite (version légèrement différente dans “Les Langues Néo-Latines” 286-87, automne 1993)

Morceaux de raison

(I)

Guidant des ennemis désormais aveugles
je contiens un jour dont ils se souviennent,
union verte où nul ne prendra
le bandeau échappé à la main,
quand la nature puissante par-dessus la pluie
échange une vie contre une autre vie.

Milo De Angelis, Terra del viso, 1985

 

5. Judas

Je n’y suis pas encore, moi, dans cette histoire,
pas tel que vous me voyez.
Pendant que Jésus joue sur le sol
d’une maison luisante de propreté,
ses futurs compagnons aussi jouent
quelque part, au bord de la mer
ou du désert, quelques-uns
dans la propreté, comme lui, quelques autres
dans la boue d’un taudis.
Oui, tout doit encore advenir - tout
excepté mon nom. Mais pour le moment
ce n’est qu’un nom comme tous les autres,
innocent comme la créature
qui innocemment le porte.
Le dire est, je crois, superflu. Et si par hasard
il y a quelqu’un qui ne l’a pas deviné,
tant mieux : en un point infinitésimal
de la germination du crime
quelque chose, qui sait, pourrait encore s’enrayer...
Quelle absurdité! Ce qui est écrit est écrit,
ou mieux, si je pense à qui m’écoute :
ce qui est lu est lu.
Mais laissez-moi encore pour un peu
l’illusoire, passagère douceur
de ne pas l’avoir fait.

G. Raboni, Rappresentazione della croce, 2000

 

Les cauchemars des autres
sont les miens
et ce matin
dans une des venelles au fond
d'une contrée lointaine
j'ai reconnu
une maison de ma rue
le numéro de ma mémoire
et les habitants d'un pays
qui, dit-on ici, "n'existe pas"

c'était écrit dans le journal
et la photo reproduisait
des semblables
qui erraient
parmi des détritus et des ruines
et j'étais là, je me suis reconnue
même si le journaliste distrait
diffusait des nouvelles
sans fondement
sur une rue habitée par moi
quand je rêvais d'un monde de paix
ensemble avec les habitants de ce pays
que l'on entrevoit sur la photo
et qui dans la nuit
avaient déjà été condamnés
à paraître des ombres
d'un pays qui n'existe pas.

Toni Maraini, Le porte del vento, 2003

 

(XXXI)

L'eau était partout, sordide, battante :
l'avaient annoncée dans la nuit
les bouches adolescentes
du trop-plein de l'abreuvoir.

Certains l'avaient sentie déjà
s'ouvrir comme un puits
dans leur corps : l'eau les rendait malades,
ne laissait pas de blessure,
en quelques jours ils sortaient de la vie.

mais outre les champs inondés, aux premiers froids,
nous connaissions un sentier sous les oliviers
infréquenté, nôtre,
ceint d'un vent assidu,
que l'eau ne pouvait soupçonner.

Gianluca Furnari, Vangelo elementare, 2015