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Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Habitant le qui-vive ou devenir le corps traversant

D’une manière plus radicale encore que dans Et je suis sur la terre1, son premier recueil, Sabine Dewulf avance en sentinelle sur la crête vertigineuse d’un corps qu’elle ne reconnaît pas, qui n’est pas sien, qu’elle perçoit comme factice : « Où s’est perdu mon corps ? », écrit-elle p. 18, « Dans la frayeur sans rives. ».

Dans l’impérieux qui-vive poétique de ce deuxième recueil, elle pose la question même de l’incarnation et nous fait vivre une expérience au cours de laquelle le « saut de pensée hors de la forme » (p. 18) opère une séparation d’avec la membrane close du corps pour la considérer comme étrangère et douloureuse. Enceinte est le nœud à trancher, et porter, la chimère. Habitant le qui-vive procède en réalité d’une décorporation toute poétique, tendant vers un rapport au monde neuf, irrigué par un verbe incisif qui rêve de rondeur.

Corps est étêté. Tête est entêtée, bouleversée, portant son monde où ?   « au-dessus //  en-dessous // de la ligne d’épaules ? (p. 24). Cousant son chef-d’œuvre sur le fil de guet, la poétesse, recroquevillée en un « visage-langue » (p. 18), marchant sur elle-même, interrogeant « en l’ogre du miroir » (p. 23) sa présence suspecte, bataille à la recherche d’une corporalité nouvelle qui se définirait par une spatialité et une temporalité ouvertes, agrandies et plurielles. On ne dirait pas « je ne sais qui je suis », mais « je ne sais où je suis ». Or, pour rejoindre la vraie demeure de l’être au monde, il faudrait d’abord atterrir : « Laisse-toi redescendre » (p. 18). L’être vrai est toujours stabilis terrae chez Sabine Dewulf, sur le mode attributif, non sur le mode transitif indirect.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, recueil paru aux Editions de L’Herbe qui tremble, mai 2022.

Il se dit tel dès l’exergue du recueil par le vers emprunté à La Fable du monde2 de Jules Supervielle, poète cher à la poétesse : « Je suis déjà la plaine au-delà du hasard ». Il se dit tel au terme d’une dramaturgie en trois actes qui doit aussi se lire comme parcours nécessaire hors du labyrinthe, son point central. Au terme de la catastrophe intime, on se réjouit de lire enfin ce vers où le réel est ressaisi : « Je suis fauteuil, assise en moi. » (p. 84).

Comment faire coïncider l’être et le corps ? Le recueil tisse ainsi l’histoire d’une malédiction intime et de sa levée. Il était une fois une enfant médusée dont le corps ne fut plus ce qu’il paraissait, habitant en intruse « une tête qui cogne » (p. 58), enfermée sous un masque : « Hurlante l’enfantine : on m’a volé le corps // dans ce ventre de fer, //contre moi je m’élance ! » (p. 44).  L’enfant interrogeait chaque jour sa face en le miroir : « Fit-elle naître ton visage ? », mais le miroir toujours mentait. Où était contenu le visage ? L’enfant rencontra un jour une fée du nom d’Ise qui lui posa l’énigme de son Porte-monde3 : « Lequel est Je » ? » (p. 39).  L’énigme était tapisserie figurant un visage aux yeux ronds, à la bouche, bref orifice comme perle de sang ; le visage portait le monde bleu ainsi qu’une coiffe,  à moins que le monde ne portât le visage, l’un cousu à l’autre, faisant corps. Le face à face avec le Porte-monde rompit le charme trompeur du miroir et initia l’écriture d’une mue rédemptrice à coups de fil et d’aiguille. Le visage énigmatique du Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise que Sabine Dewulf situe à la naissance du recueil, figurant l’étonnement, l’inquiétude porteuse qui questionne, se révèle à la fois Méduse et son  opposé.

Le corps sac : demeurant emmurée – Le corps n’est au départ du recueil qu’une peau enclose sur une confusion pleine d’angoisse, un contour de chair qui a fait loi sur un malentendu : « l’empire du revers » (p. 26), nourri par l’illusion que l’être devait coïncider avec l’étroitesse de ce que Jules Supervielle nomme « le triste contenant » dans son poème « Le Corps »4. S’impose la métaphore du sac, forme informe où logent les mirages et que la poétesse porte comme un poids, forme régie par la mère à qui l’on demande des comptes : « j’ai affronté les yeux d’une mère défaite, // lui ai livré le sac entier de ma déroute. » (p. 17). Le sac, plus loin, se décline en caisse : « Je soupèse une caisse // tout au fond de la cave. » L’enceinte se démultiplie jusqu’à l’image forte du labyrinthe au centre du recueil, dont l’Ariane poétesse cherche « la porte [qui] baille » (p. 42). L’enceinte dépossède d’autant plus de soi que le corps se révèle une image grossièrement construite que la conscience poussant douloureusement ne demande qu’à excéder et à redéfinir. Comme dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, le « corps difficile » (p. 25) est en proie à d’effrayantes métamorphoses, à la chute et à la décapitation. Dans le miroir ogre, la poétesse a rencontré la Reine de cœur à la tête enflée : « ma face (…) // comme une montgolfière // jouissant de son rêve // dans la glace scellé. » (p. 23). En la tête séparée du corps étranger, qui « vole vers le globe // par la lune frôlé » (p. 25), c’est surtout la mémoire qui est enflée par la rumination : « tu pleus du gris sans larmes. » (p. 27). Avec des accents discrètement nervaliens, la poétesse déshéritée affirme : « Je suis l’attristée sans racine, // suspendue à la terre // : sans raison ni tempête. » (p. 26). L’urgence d’une naissance nouvelle se crie littéralement : « Je veux naître ! // (Cri puissant.) » (p. 16). Sortir de la poche est bel et bien la délivrance, renaître en tendant vers un « dehors plus proche que le sang » (p. 22), mais il faut d’abord faire taire la goule, la « gueule mordante »(p. 20).

Pas de lamentation ni de pose chez Sabine Dewulf, dont le verbe et la voix procèdent d’une humilité qui les définit entièrement. Une gravité toute naturelle qui refuse de se dire trop haut quand elle dit, parole neuve, l’emboîtement paradoxal de l’immensité dans la finitude du corps : « Parfois la gorge se resserre. // Ni boule, ni nœud, // ce sont images étrangères. // Juste un passage plus étroit où l’air // poursuit son va-et-vient. » (p. 70). « J’ai giflé l’air aux joues flottantes,//le sang circule. » : on aimerait les citer tous, ces vers magnifiques de pudeur et d’évidence (au sens cartésien). Chaque vers de Sabine Dewulf est « ce pas de justesse » (p. 57) qui progresse vers l’issue, « l’espace bleu » du monde, « la ronde des forêts » (p. 17). Ce pas de justesse, économe de moyen jusqu’à l’épure de l’os rongé et blanc, est la force créatrice même, poésie pure, qui commande à la fois l’appréhension du paysage intérieur et la vision du dehors.

Une nouvelle genèse : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre »  - Dans ce recueil admirable, Sabine Dewulf écrit sa propre fable du monde. Il ne s’agit pas d’ignorer le corps difficile, le ventre de fer ni de les transpercer de flèches, mais d’en ouvrir les fenêtres, d’y faire passer l’air, de déplacer la ligne surtout qui les circonscrit. C’est l’incertitude de la membrane qui est douloureuse : « Je grave à l’arme d’or // la limite où les fantômes meurent, // où commence le corps. // Ligne close entre l’ombre // et ces doigts qui respirent. » (p. 50). Pourtant, le chaos est inhérent à toute genèse : « la bouche dormante » (p. 20) doit alors énoncer pour tout remettre à sa juste place. L’énonciation se fait très vite performative : « Que le gouffre se comble ! » (p. 19). A l’écoute, à l’affût de la défaillance en elle, la poétesse choisit de nommer pour retrouver la consonance de son être, qui ne se revendique pas, loin de là, personnel : « Aucun nom ne le signe. // Qu’importe, si ces lignes s’enlacent à la chair du monde. » (p. 19). Divers modes de l’énonciation se combinent pour redéfinir les mesures ontologiques et faire advenir le corps rêvé, dont le régime serait ouverture et partage. Le premier poème s’écrit au conditionnel, mode de l’innocence enfantine : « L’air y respirerait, //les eaux enfanteraient douceur, //les mains s’endormiraient // comme feuilles, …» (p. 15). Il dessine la « plaine pleine » et rédemptrice. L’humilité de la terre est appelée, et avec elle l’éloge du bas stable contre la folie des cimes : « m’est apparue la plaine // sous l’abîme cachée, // soudaine inespérée, // si blanche et solide. // Le sol et le lit. » (p. 63). L’impératif s’entend aussi, le plus souvent dans les pieds de poèmes en italiques qui figurent le régime de la « face essentielle » à laquelle aspire la poétesse. C’est l’impératif de la voix spirituelle qui guide le mouvement de libération : « Laisse-toi redescendre » (p. 18), « Laisse l’œil s’agrandir »(p. 19), « Regarde ses doigts de pacotille» (p. 44), « Tiens ton jour allumé » (p. 65). La voix impérative et conciliante du sage qui envisage le vit-sage spacieux. Les pieds de poèmes en italiques, parfois séparés du corps du poème par une ligne matérialisée, veillent constamment à faire redescendre la tête-vessie outrée des fausses croyances. Il n’est pas anodin que ces italiques disparaissent dans la dernière partie du recueil qui est celui de la réconciliation de l’être et du corps. Ces italiques mises seules bout à bout forment d’ailleurs un vrai poème de la joie, une joie à la Matisse, ronde et lumineuse, la simplicité dans ses courbes : « Tout bas l’éclat frissonne. Partout l’espace bleu, la ronde des forêts. Bris de chaînes, // fil des souffles. Cet air nous sommes. » Joie qui ne serait que spatialité et temporalité sereines. Nouvelle corporalité jointe aux éléments terrestres.

Par où l’être peut-il s’échapper pour rejoindre la plaine qui agrandira le corps ? Parfois par un « chas d’aiguille » (p. 68) qui est moins que le jour, car rien n’est jamais acquis. Par les yeux surtout, « seules fêlures de notre peau »5, dit encore Supervielle. Car l’œil sait le passage, l’œil participe de la connaissance, il est « œuf de clarté où circulent // sans trêve les eaux. » (p. 28). L’œil et la main, la main tendue surtout : « Sonne l’heure de l’œil. // Les doigts tâtent dans l’air //flambeaux de feuilles. » (p. 31). Je songe ici particulièrement à ce vers de Paul Eluard, extrait de Poésie ininterrompue (1946) : « Et moi, les mains ouvertes comme des yeux. ». Il semble que l’œil et la main soient de nature à transformer la perception que nous nous faisons de notre corps, à réformer ce que Paul Schilder nomme le schéma corporel dans son ouvrage L’Image du corps, paru en 1935. Le recueil de Sabine Dewulf nous invite à envisager le corps non pas comme un corset du comportement et de la relation, mais comme un mouvement dynamique fait de perceptions-actions, plastique et malléable, réactualisé en permanence. Ce mouvement est celui d’une conscience incarnée : « Laisse l’œil s’agrandir // qui transporte la sphère. » (p. 19). Ou encore : « Mon œil est descendu // en plein corps, navire battant. // La terre me traverse, // l’air me respire. » (p. 91). L’œil prolonge et ouvre le corps en un espace neuf : « L’œil enveloppe mon corps. // Être, une ronde blancheur. » (p. 84).

Le corps traversant : non plus porter, mais transporter – Et si donc le corps n’était pas la triste enceinte enfermant l’être dans le puits que notre conscience seule a formé ? Et si le corps était la membrane poreuse aux vagues du monde ? « Le corps d’ailes » (p 65) ? Loin d’être un simple enregistrement du monde extérieur, la cognition telle que l’envisage Sabine Dewulf au fil de son recueil se construit dans un partage entre l’organisme intérieur et son environnement. La voie de la réconciliation réside bien dans une conception incarnée de la cognition. Se laisser traverser par le monde et les autres dans une perception apaisée : « Doucement dans la peau de la peur. // Un frisson d’épiderme // décolle la pensée. // L’illusion  fait naufrage. // J’habite nos visages. // Sur ma scène une foule // laisse les voix reconnaître // le cours de nos rivières. (p. 86). La réconciliation réside dans la perception agrandie d’un corps traversant aux « Jambes d’air traversées » (p. 84). Au terme du recueil, l’image du corps s’impose fluide et dynamique, sans contour dessiné, sans limite fixée, poreuse et osmotique, désinhibant le dedans, inhibant le dehors sans poids, ou du moins, le poids remis à sa place, « plus basse ». (p. 84) : « Je plonge sans mesure // dans le rythme qui porte, // précisément ici, // devant le miroir blanc où l’image s’oublie, // écoute. // Frémir suffit. » (p. 71). Être engrossée par le monde et qu’importe si l’enfant vient du dedans ou du dehors, « [Des] corps traversés d’ombre » (p. 73) ou de « L’île » (p. 74)6. L’image du corps n’est pas une propriété privée, mais un espace empathique : « Tu es l’espace où le monde s’écoule. » (p. 43). Revenons un instant à l’usage des modes verbaux dans le recueil : ceux qui frappent en priorité sont le participe présent du titre et l’infinitif, notamment dans la dernière partie du recueil : « Boire l’odeur de nuit. » (p. 31), « Clore la cicatrice et rendre l’air à l’air, // étendre le large… » (p. 52), « Enfin me tenir à distance » (p. 64), « rire dans l’âtre du cœur. » (p. 70), « Coïncider avec le souffle de l’eau » (p. 80), « Enraciner pensée aimante » (p. 82), « Lentement regagner la vallée. » (p. 84). Le verbe de la réconciliation emprunte chez Sabine Dewulf le mode impersonnel qui agrandit l’espace et le temps : « Prendre le corps à bras-le-corps // sans son sujet » (p. 79). Dans le Porte-monde d’Ise, la poétesse a retrouvé son visage qui se reflète dans ceux des autres sans distinction. L’impersonnel se conjugue au pluriel : « Si spacieux nos visages ». (p. 15). Spatialité neuve, temporalité qui n’est plus douleur. Ainsi, la poétesse peut conclure par ces derniers vers très forts : « Assise dans le ventre, // mobile des heures, // ici ferai mémoire du vivant. » Non plus rupture, mais élan, éclat du Participe présent(e) ! Un recueil à fréquenter régulièrement tant il est juste.

Notes

[1] Et je suis sur la terre, paru aux Editions de L’Herbe qui tremble (2020)

[2] La Fable du monde, Jules Supervielle, « Le Chaos et la Création » (1938), p. 25, Poésie Gallimard.

[3] Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise (2018), qui a, ainsi que le précise Sabine Dewulf au seuil de son recueil, « suscité la naissance de ce livre ».

[4] « Le Corps », dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle. Se référer aussi au premier poème de « Nocturne en plein jour » pour mieux saisir le propos de Sabine Dewulf : « Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines // Où l’on périt de soif auprès de fausses fontaines ».

[5] Poème « Le Corps » dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle.

[6] Les deux poèmes des pages 73 et 74 sont dédiés respectivement à Marie et à Daïrine, les deux filles de l’auteure.

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cambrai, agrégée de lettres modernes, docteur ès lettres et formée en psychanalyse rêve-éveillé, Sabine Dewulf se passionne pour la poésie, la connaissance de soi et toutes les formes de spiritualité. En 2003, elle a fondé avec Henri Merlin l’association des « Amis de Jules Supervielle », actuellement dirigée par Hélène Clairefond. Tous les ouvrages qu’elle a publiés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Parcours symbolique et ludique vers notre Eden intérieur, illustrations de Josette Delecroix, éditions du Souffle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Supervielle, coll. « Parcours de lecture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhainaut, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2008.
Jules Supervielle aujourd’hui, actes du colloque d’Oloron-sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Presses Universitaires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Découvrez votre vrai visage avec Douglas Harding et Jules Supervielle, illustrations de Josette Delecroix, Le Souffle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Parcours de guérison avec les frères Grimm et Pierre Dhainaut, avec la collaboration de Stéphanie Delcourt et Eric Dewulf, Le Souffle d’Or, 2016.
Raymond Farina, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 2020.
Tu dis délivrer la lumière, coécrit avec Florence Saint-Roch, poèmes et photographies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021.
En regard, à l’écoute - La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste, Ville de Lille et Invenit, 2021.

Poèmes choisis

Autres lectures

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second [...]

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Habitant le qui-vive ou devenir le corps traversant D’une manière plus radicale encore que dans Et je suis sur la terre1, son premier recueil, Sabine Dewulf avance en sentinelle sur la crête vertigineuse [...]




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second livre à L’herbe qui tremble nous saisit sans nous emprisonner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.

La poète imprégnée de contes et de mythes ne pouvait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.

Habitant le qui-vive est le poème suscité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est constitué d’une tête surmontée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anciennes mappemondes, avec des îles ou continents, des poissons suggérant l’élément maritime, des lignes indiquant des trajets, des limites ou des failles…

Le lien entre la sphère et la tête interroge : naissance d’un être ou création d’un monde imaginé ? Qui ou quoi commence ici ?

Comme l’enfantement prolongé, la naissance est continuée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ventre de terre », confie le poème.

Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux figures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhainaut et Jules Supervielle, elle les connaît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhainaut dont la parole ouvre le livre de façon énigmatique par cette respiration qu’on serait tenté d’associer à l’inspiration.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui tremble, 2022, 104 pages, 15€.

L’interrogation sur ce corps inexistant, ou si peu, rencontre le poids du souffle du poème ailé. Quant à la citation de Jules Supervielle, elle constate la naissance d’un je qui est le monde, plaine, montagne et neige comprises. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a consacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aussi conté « Les premiers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres contes. Nous sommes certainement ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des contes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui laissent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêverie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.

Sabine Dewulf, dans ce nouveau volume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sortant de la bouche du visage de la broderie d’Ise reproduite au début du livre.

Naître fait partie d’un grand mouvement qui nous déborde mais que l’on peut, peut-être, initier :

Je veux naître !
(Cri puissant.) 

Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la certitude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera toujours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.

J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
reversé sur la Terre.

Soudain, rien.

Quelle terreur
d’un foudroiement de loup
réenfouie sans cri,
dans le crâne scellée ? 

Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette certitude affirmée qui permet que soit enfin la vie. Le surgissement du passé adverbial, « |j|adis », accompagné du passé composé, témoigne de la rupture nécessaire avant que soit enclenché le processus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matérialisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de liberté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, concrétisent une rupture, le passage d’un état à un autre, ou peut-être une seconde voix qui commente ou répond :

Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.

Ce qui longtemps fut nommé précipice
est la bouche dormante où gît
une gueule mordante,

d’avant le cri.

Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime. 

La rime et la contiguïté sonore témoignent d’un renversement. Les vers en italique se distinguent par leur vertu conclusive et prospective. À l’impératif sans condition, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seulement résolue mais le passage par un premier état, le désastre, s’avère nécessaire au rebond. Rien n’est perdu. Jamais. Le silence, matérialisé par des espaces blancs sur la page, permet au lecteur la pause du souffle et l’appel d’air, « fil des souffles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »

On dirait une sagesse proverbiale renversée pour établir une nouvelle forme de vérité reconnue car éprouvée – on dirait un nouveau monde après l’égarement.

Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capacité à ouvrir : « C’est maintenant que monde tourne » (activation par le poème).

Il s’agit de remédier à une dissociation douloureuse :

Où s’est perdu mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.

L’autre initie le paradigme de la rencontre fertile, il suffit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui apparaît et s’efface, se répète et se dissocie, voisine le conte et la traversée d’un miroir subtil qui peut brouiller les pistes de retrouvailles avec soi-même. Le visage « retourne / conquérir un contour. » Est-ce celui du personnage du Mange Monde, est-ce celui de la narratrice ? Ils sont confondus en une même instance trouble et projetée dans un espace de libération et de conciliation :

Quelqu’une regarde étonnée
ma figure captive.

La lui offrant tu la délivres. 

L’équilibre à trouver (« tu supportes ce monde ») est celui d’un élément parmi d’autres : il semble que le poids levé soit celui de ses propres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peuvent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instrument de libération, ambivalent, révèle difficilement ce pouvoir à celle qui, « habitant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guetteur face au danger ou celui du veilleur espérant le jour ?

Cette situation périlleuse est-elle la condition de la révélation ? Elle porte un paradoxe, la stabilité du participe présent démentie par le nom composé qui révèle la vigilance accrue du guetteur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassemble le monde de sa capacité fédératrice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mordent la journée », soutient ces italiques à la terminaison du poème qui échafaudent ce monde où tenir. (On pourrait écrire un poème en rassemblant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)

La deuxième partie d’Habitant le qui-vive est celle du Minotaure : « Centre du labyrinthe ». Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ? Ici le fil ressemble à cette ligne qui divise les poèmes de cette section. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?

Sur la pure intention, j’avance.

Ne croire aucune pensée.

Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.

Progresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.

__________________________

Du poème l’éclat. 

Ainsi avance le poème en quête d’être et de lumière par de courtes strophes (2 vers, parfois un seul) renversantes où il est question de mer et de mère, de corps et de cœur.

Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédérateur du cosmos qui allie perception et intuition. Le mouvement, montée/descente, peut correspondre à l’attraction du désastre (abîme et précipice associés dans le texte fondent la peur primale et terrible), le poème opère la métamorphose – l’élévation redevient possible par lui.

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cambrai, agrégée de lettres modernes, docteur ès lettres et formée en psychanalyse rêve-éveillé, Sabine Dewulf se passionne pour la poésie, la connaissance de soi et toutes les formes de spiritualité. En 2003, elle a fondé avec Henri Merlin l’association des « Amis de Jules Supervielle », actuellement dirigée par Hélène Clairefond. Tous les ouvrages qu’elle a publiés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Parcours symbolique et ludique vers notre Eden intérieur, illustrations de Josette Delecroix, éditions du Souffle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Supervielle, coll. « Parcours de lecture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhainaut, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2008.
Jules Supervielle aujourd’hui, actes du colloque d’Oloron-sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Presses Universitaires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Découvrez votre vrai visage avec Douglas Harding et Jules Supervielle, illustrations de Josette Delecroix, Le Souffle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Parcours de guérison avec les frères Grimm et Pierre Dhainaut, avec la collaboration de Stéphanie Delcourt et Eric Dewulf, Le Souffle d’Or, 2016.
Raymond Farina, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 2020.
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Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière

Voici un charmant petit ouvrage où se mêlent de façon rigoureuse et harmonieuse la photo et le texte. Cela est rare et mérite d’être souligné.

Dès le début, se précise comment un protocole s’est mis en place, fondé sur le don et le contre-don. Entre deux femmes, deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » dit Sabine. Et Florence de lui répondre : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » Treize fois, donc, revient un ensemble formé d’une photo, alternativement proposée par Florence puis Sabine (sauf une exception), suivie par quatre poèmes, deux de Sabine, deux de Florence. Les polices de caractère, italique ou romaine, permettant de reconnaître les deux poètes et les deux voix.

Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch,Tu dis délivrer la lumièreEditions Pourquoi viens-tu si tard, ISBN 978-2-919113-99-6.

Il s’agit, en « sautant dans l’inconnu de l’Autre » de trouver « de l’inédit en soi », en même temps « préserver l’énigme » et « trouer l’obscur ». Quel beau projet ! Chacune à sa manière et selon sa complexion ou son énergie répond à l’autre, répond de l’autre, se répond à soi l’autre et les textes se tissent ainsi à l’écoute de ce que « Tu dis ». Ce « Tu » qui dit, ou qui tait autrement, il convient d’en entendre sans pour autant la saisir, la singularité. Et les photos qui ouvrent ainsi les échanges sont le plus souvent évocatrices, énigmatiques.

Un livre sans verso, tout s’y écrit et s’y voit au recto, comme s’il fallait laisser de la place au blanc, au silence, à l’envers, à la lenteur de ce qui est dit, de ce qui est écouté, de ce qui est « tu » dans le « Tu ». Ainsi glisse-t-on d’un dialogue à l’autre de façon fluide. Et se tissent ensemble le « on », le « nous », le « je » le « tu » comme autant de déclinaisons au mystère d’être, de dire, de voir, d’entendre, de s’entendre.

Un livre questionnant, où chacune propose et répond et chaque réponse, à son tour, questionne « On appareille pour cesser d’être les mêmes » et chacune se demandant tour à tour jusqu’où cela va la mener : « Cela ne nous mènera pas loin / On le sait » Pourtant, « Bondir de l’avant » (…) « On comprend l’essor et l’envol / Jusqu’au chant des oiseaux qui s’élucident » … « l’eau elle ira jusqu’au bout » et le petit livre, lui, nous conduit des feuilles mortes jusqu’aux étoiles.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cambrai, agrégée de lettres modernes, docteur ès lettres et formée en psychanalyse rêve-éveillé, Sabine Dewulf se passionne pour la poésie, la connaissance de soi et toutes les formes de spiritualité. En 2003, elle a fondé avec Henri Merlin l’association des « Amis de Jules Supervielle », actuellement dirigée par Hélène Clairefond. Tous les ouvrages qu’elle a publiés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Supervielle ou la connaissance poétique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Parcours symbolique et ludique vers notre Eden intérieur, illustrations de Josette Delecroix, éditions du Souffle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Supervielle, coll. « Parcours de lecture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhainaut, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2008.
Jules Supervielle aujourd’hui, actes du colloque d’Oloron-sainte-Marie, textes réunis et présentés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Presses Universitaires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Découvrez votre vrai visage avec Douglas Harding et Jules Supervielle, illustrations de Josette Delecroix, Le Souffle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Parcours de guérison avec les frères Grimm et Pierre Dhainaut, avec la collaboration de Stéphanie Delcourt et Eric Dewulf, Le Souffle d’Or, 2016.
Raymond Farina, coll. « Présence de la poésie », Les Vanneaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Caroline François-Rubino, L’Herbe qui tremble, 2020.
Tu dis délivrer la lumière, coécrit avec Florence Saint-Roch, poèmes et photographies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021.
En regard, à l’écoute - La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artiste, Ville de Lille et Invenit, 2021.

Poèmes choisis

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