Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Par |2022-09-07T07:48:57+02:00 3 septembre 2022|Catégories : Critiques, Sabine Dewulf|

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des élé­ments opposés. Le par­ticipe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant dur­er. Son sec­ond livre à L’herbe qui trem­ble nous saisit sans nous empris­on­ner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.

La poète imprégnée de con­tes et de mythes ne pou­vait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.

Habi­tant le qui-vive est le poème sus­cité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est con­sti­tué d’une tête sur­mon­tée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anci­ennes mappe­mon­des, avec des îles ou con­ti­nents, des pois­sons sug­gérant l’élément mar­itime, des lignes indi­quant des tra­jets, des lim­ites ou des failles…

Le lien entre la sphère et la tête inter­roge : nais­sance d’un être ou créa­tion d’un monde imag­iné ? Qui ou quoi com­mence ici ?

Comme l’enfantement pro­longé, la nais­sance est con­tin­uée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ven­tre de terre », con­fie le poème.

Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux fig­ures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhain­aut et Jules Super­vielle, elle les con­naît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la res­pi­ra­tion le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhain­aut dont la parole ouvre le livre de façon énig­ma­tique par cette res­pi­ra­tion qu’on serait ten­té d’associer à l’inspiration.

Sabine Dewulf, Habi­tant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui trem­ble, 2022, 104 pages, 15€.

L’interrogation sur ce corps inex­is­tant, ou si peu, ren­con­tre le poids du souf­fle du poème ailé. Quant à la cita­tion de Jules Super­vielle, elle con­state la nais­sance d’un je qui est le monde, plaine, mon­tagne et neige com­pris­es. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a con­sacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aus­si con­té « Les pre­miers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres con­tes. Nous sommes cer­taine­ment ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des con­tes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui lais­sent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêver­ie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.

Sabine Dewulf, dans ce nou­veau vol­ume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sor­tant de la bouche du vis­age de la broderie d’Ise repro­duite au début du livre.

Naître fait par­tie d’un grand mou­ve­ment qui nous débor­de mais que l’on peut, peut-être, initier :

Je veux naître !
(Cri puissant.) 

Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la cer­ti­tude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera tou­jours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.

J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
rever­sé sur la Terre.

Soudain, rien.

Quelle ter­reur
d’un foudroiement de loup
réen­fouie sans cri,
dans le crâne scellée ? 

Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette cer­ti­tude affir­mée qui per­met que soit enfin la vie. Le sur­gisse­ment du passé adver­bial, « |j|adis », accom­pa­g­né du passé com­posé, témoigne de la rup­ture néces­saire avant que soit enclenché le proces­sus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matéri­alisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de lib­erté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, con­cré­tisent une rup­ture, le pas­sage d’un état à un autre, ou peut-être une sec­onde voix qui com­mente ou répond :

Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.

Ce qui longtemps fut nom­mé précipice
est la bouche dor­mante où gît
une gueule mordante,

d’avant le cri.

Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime. 

La rime et la con­tiguïté sonore témoignent d’un ren­verse­ment. Les vers en italique se dis­tinguent par leur ver­tu con­clu­sive et prospec­tive. À l’impératif sans con­di­tion, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seule­ment résolue mais le pas­sage par un pre­mier état, le désas­tre, s’avère néces­saire au rebond. Rien n’est per­du. Jamais. Le silence, matéri­al­isé par des espaces blancs sur la page, per­met au lecteur la pause du souf­fle et l’appel d’air, « fil des souf­fles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »

On dirait une sagesse prover­biale ren­ver­sée pour établir une nou­velle forme de vérité recon­nue car éprou­vée – on dirait un nou­veau monde après l’égarement.

Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capac­ité à ouvrir : « C’est main­tenant que monde tourne » (acti­va­tion par le poème).

Il s’agit de remédi­er à une dis­so­ci­a­tion douloureuse :

Où s’est per­du mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.

L’autre ini­tie le par­a­digme de la ren­con­tre fer­tile, il suf­fit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui appa­raît et s’efface, se répète et se dis­so­cie, voi­sine le con­te et la tra­ver­sée d’un miroir sub­til qui peut brouiller les pistes de retrou­vailles avec soi-même. Le vis­age « retourne / con­quérir un con­tour. » Est-ce celui du per­son­nage du Mange Monde, est-ce celui de la nar­ra­trice ? Ils sont con­fon­dus en une même instance trou­ble et pro­jetée dans un espace de libéra­tion et de conciliation :

Quelqu’une regarde étonnée
ma fig­ure captive.

La lui offrant tu la délivres. 

L’équilibre à trou­ver (« tu sup­port­es ce monde ») est celui d’un élé­ment par­mi d’autres : il sem­ble que le poids levé soit celui de ses pro­pres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peu­vent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instru­ment de libéra­tion, ambiva­lent, révèle dif­fi­cile­ment ce pou­voir à celle qui, « habi­tant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guet­teur face au dan­ger ou celui du veilleur espérant le jour ?

Cette sit­u­a­tion périlleuse est-elle la con­di­tion de la révéla­tion ? Elle porte un para­doxe, la sta­bil­ité du par­ticipe présent démen­tie par le nom com­posé qui révèle la vig­i­lance accrue du guet­teur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassem­ble le monde de sa capac­ité fédéra­trice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mor­dent la journée », sou­tient ces italiques à la ter­mi­nai­son du poème qui échafau­dent ce monde où tenir. (On pour­rait écrire un poème en rassem­blant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)

La deux­ième par­tie d’Habi­tant le qui-vive est celle du Mino­tau­re : « Cen­tre du labyrinthe ». Le pre­mier poème met en scène un tau­reau et un torero avec cette ques­tion : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ari­ane, Thésée ou le Mino­tau­re ? Ici le fil ressem­ble à cette ligne qui divise les poèmes de cette sec­tion. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?

Sur la pure inten­tion, j’avance.

Ne croire aucune pensée.

Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.

Pro­gresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.

__________________________

Du poème l’éclat. 

Ain­si avance le poème en quête d’être et de lumière par de cour­tes stro­phes (2 vers, par­fois un seul) ren­ver­santes où il est ques­tion de mer et de mère, de corps et de cœur.

Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédéra­teur du cos­mos qui allie per­cep­tion et intu­ition. Le mou­ve­ment, montée/descente, peut cor­re­spon­dre à l’attraction du désas­tre (abîme et précipice asso­ciés dans le texte fondent la peur pri­male et ter­ri­ble), le poème opère la méta­mor­phose – l’élévation rede­vient pos­si­ble par lui.

Présentation de l’auteur

Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cam­brai, agrégée de let­tres mod­ernes, doc­teur ès let­tres et for­mée en psy­ch­analyse rêve-éveil­lé, Sabine Dewulf se pas­sionne pour la poésie, la con­nais­sance de soi et toutes les formes de spir­i­tu­al­ité. En 2003, elle a fondé avec Hen­ri Mer­lin l’association des « Amis de Jules Super­vielle », actuelle­ment dirigée par Hélène Claire­fond. Tous les ouvrages qu’elle a pub­liés sont en lien étroit avec la poésie.

 

Bibliographie

Jules Super­vielle ou la con­nais­sance poé­tique (2 tomes), L’Harmattan, 2001.
Les Jardins de Colette – Par­cours sym­bol­ique et ludique vers notre Eden intérieur, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, édi­tions du Souf­fle d’Or, 2004.
La Fable du monde – Jules Super­vielle, coll. « Par­cours de lec­ture », Bertrand-Lacoste, 2008.
Pierre Dhain­aut, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2008.
Jules Super­vielle aujourd’hui, actes du col­loque d’Oloron-sainte-Marie, textes réu­nis et présen­tés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Press­es Uni­ver­si­taires de Pau, 2009.
Le Jeu des miroirs – Décou­vrez votre vrai vis­age avec Dou­glas Hard­ing et Jules Super­vielle, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, Le Souf­fle d’Or, 2011
Les Trois cheveux d’or – Par­cours de guéri­son avec les frères Grimm et Pierre Dhain­aut, avec la col­lab­o­ra­tion de Stéphanie Del­court et Eric Dewulf, Le Souf­fle d’Or, 2016.
Ray­mond Fari­na, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2019.
Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Car­o­line François-Rubi­no, L’Herbe qui trem­ble, 2020.
Tu dis délivr­er la lumière, coécrit avec Flo­rence Saint-Roch, poèmes et pho­togra­phies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021.
En regard, à l’écoute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021.

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Isabelle Lévesque

Isabelle Lévesque a pub­lié en 2011 Or et le jour (antholo­gie Triages, Tara­buste), Ultime Amer (Rafael de Sur­tis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives). Elle a fait paraître en 2012 : Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Van­neaux) et Ravin des nuits que tout bous­cule (Éd. Hen­ry). En 2013 égale­ment un livre d’artiste en français et en ital­ien a été édité : Neve, pho­togra­phies de Raf­faele Bon­uo­mo, tra­duc­tion de Mar­co Rota (Edi­zioni Quaderni di Orfeo). En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en ital­ien par Mar­co Rota – Edi­zioni Il ragaz­zo innocuo, coll. Scrip­sit Sculp­sit) Sont parus à L’herbe qui trem­ble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix inter­na­tion­al de Poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhain­aut (2018), Chemin des cen­tau­rées (2019), En découdre (2021) et Je souf­fle, et rien. (2022). En 2022, les édi­tions Mains-Soleil ont pub­lié Elles, de Fab­rice Rebey­rolle et Isabelle Lévesque. Isabelle Lévesque écrit des arti­cles pour plusieurs revues : Quin­zaines / La Nou­velle Quin­zaine Lit­téraire, Europe, Ter­res de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poez­ibao … Sur inter­net : https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque
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