Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Par |2023-01-08T07:20:27+01:00 5 janvier 2023|Catégories : Essais & Chroniques, Guillaume Richez|

Auteur de deux romans et de nou­velles, Guil­laume Richez pub­lie un livre de poésie qui s’ouvre sur une cita­tion man­i­feste présente égale­ment en ouver­ture de son blog lit­téraire général­iste (Les Impos­teurs) : « Je veux écrire je veux que mon écri­t­ure n’ait pas de sens je veux que mon écri­t­ure soit stu­pide. Mais le lan­gage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fab­rique. C’est ce qui m’est don­né. Le lan­gage est tou­jours une com­mu­nauté. Le lan­gage est ce que je sais et c’est mon cri. » (Kathy Ack­er, Don Qui­chotte, traduit par Lau­rence Vial­let – Édi­tions Lau­rence Vial­let, 2010).

Guil­laume Richez a accep­té de répon­dre à quelques ques­tions sur ce livre glaçant et brûlant, Géométrie du cri, et sur son expéri­ence de l’écriture.

Isabelle Lévesque : Après deux romans et une imposante activ­ité de cri­tique, Géométrie du cri con­stitue ton pre­mier livre en poésie. L’as-tu conçu comme un manifeste ? 
Guil­laume Richez : J’aime cette idée que Géométrie du cri puisse être lu comme un man­i­feste. Mais de quoi serait-il le man­i­feste exacte­ment ? Cette impres­sion de lec­ture est peut-être pro­duite par les formes rel­a­tive­ment brutes du poème. Je veux dire que j’ai, — et cela sans doute volon­taire­ment —, cher­ché à ren­dre vis­i­ble l’expérience d’écriture elle-même, comme une hor­loge ou une mon­tre dont le mécan­isme est vis­i­ble par trans­parence. Le poème est écrit dans cet effet de trans­parence. Voir le lan­gage est devenu pour moi une obses­sion. Barthes par­lait de mal­adie à ce pro­pos mais il n’y a pour­tant là rien de pathologique me semble-t-il.

Guil­laume Richez, Géométrie du cri, Lan­sk­ine, 2022 – 106 pages, 15 €.

Je n’ai donc pas pen­sé Géométrie du cri comme un man­i­feste quand je tra­vail­lais sur ce texte. Pour tout dire, ce livre n’est même pas né d’une inten­tion d’écrire. Je ne me suis jamais assis à ma table en me dis­ant que j’allais écrire un livre de poésie. Tu men­tionnes mes deux romans, le pre­mier était une œuvre de com­mande, le sec­ond une sorte de défi que je m’étais lancé à moi-même. Aucun de ces deux livres n’était per­son­nel, — et je ne dis pas cela du point de vue biographique —, mais dans leur écri­t­ure même. J’étais alors dans quelque chose qui rel­e­vait de l’imitation. Quand j’ai pris con­science de la vacuité du procédé, je me suis alors fixé pour règle de ne plus écrire si ce que j’écrivais pou­vait être pro­duit par n’importe qui d’autre. Il s’est donc écoulé une péri­ode assez longue durant laque­lle je n’ai plus écrit, plus rien à part mes cri­tiques pub­liées dans mon blog Les Impos­teurs.
Néan­moins, j’avais un petit cahi­er rouge inutil­isé dans un tiroir de mon bureau. J’ai tou­jours écrit mes textes au sty­lo. J’éprouve un plaisir très con­cret à rem­plir des pages vierges. C’est un plaisir sim­ple, aus­si sim­ple que le plaisir que l’on prend à nag­er. Je veux dire que cela vient du corps. Que l’écriture vient du corps. Et par­fois aus­si d’éléments matériels tels que le sty­lo que l’on utilise et le papi­er sur lequel on écrit. Le for­mat de la feuille, du cahi­er ou du car­net a une inci­dence directe sur la forme du texte sur lequel on tra­vaille, un peu comme la qual­ité du bois que tra­vaille un ébéniste. Nous tra­vail­lons avec des out­ils. C’est aus­si sim­ple que cela. Et nous aimons pou­voir touch­er l’objet pro­duit. Je crois me sou­venir que c’est dans Les Mots que Sartre par­le du plaisir de pou­voir touch­er son livre dans une librairie. Johan Grzel­czyk (qui a pub­lié deux excel­lents ouvrages, Don­nées du réel et Don­nées com­plé­men­taires, aux édi­tions Ni fait ni à faire) m’a écrit pour me dire que Géométrie du cri était un livre qui venait du corps. On ne pou­vait pas me faire plus plaisir.
Pour en revenir à l’origine de Géométrie du cri et à ce cahi­er rouge, j’ai d’abord com­mencé à tra­vailler un réc­it. J’écrivais sans me don­ner de con­traintes, et sans la dis­ci­pline à laque­lle j’avais dû m’astreindre lorsque j’écrivais mes deux romans. Je ne savais pas où cela me con­duirait mais je savais ce que je ne voulais plus, à savoir, notam­ment, effectuer des recherch­es doc­u­men­taires. Je voulais que tout vienne de moi, sans pour autant me situer dans l’autofiction, car il s’agissait alors d’une fic­tion. Après quelques mois je me suis ren­du compte que plusieurs pas­sages du texte se démar­quaient net­te­ment du reste. Ces frag­ments, qui n’avaient aucun lien appar­ent avec la par­tie stricte­ment nar­ra­tive, étaient bien plus intéres­sants que le réc­it lui-même. Je les ai donc extraits du cahi­er rouge pour les repro­duire dans un car­net 13 x 21 cm (j’avais trois car­nets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi).
J’avais très peu de matéri­au au départ mais j’ai com­mencé à écrire en suiv­ant cet axe de tra­vail. Je dis axe même si le terme est impro­pre car rien n’était véri­ta­ble­ment organ­isé à ce moment-là. J’écrivais quand cela venait dans l’un des car­nets 11 x 17 cm qui m’accompagnent tou­jours lorsque je lis et dans lequel je prends des notes sur les livres en cours de lec­ture. Quand j’avais assez de matière, je retran­scrivais les nou­veaux frag­ments dans le car­net de plus grand for­mat. J’ai ain­si rem­pli trois car­nets de 80 pages chacun.

« J’avais trois car­nets offerts par ma plus jeune sœur et dont je ne m’étais jamais servi. »

J’ai com­mencé à tra­vailler le texte sur mon ordi­na­teur lorsque le pre­mier car­net était rem­pli. Un tra­vail impor­tant a été effec­tué durant cette nou­velle phase d’écriture puisque je pas­sais de frag­ments bruts à ce qui allait devenir poème. De nom­breux frag­ments n’ont pas été retran­scrits et sont restés en l’état dans les car­nets. De même que beau­coup de textes du tapuscrit (il y a en fait plusieurs tapuscrits pré­para­toires qui suiv­ent la chronolo­gie des car­nets 1, 2 et 3) ne se retrou­vent pas dans le livre tel qu’il existe aujourd’hui.
I.L. :  Tu as placé en épigraphe un extrait du Don Qui­chotte de Kathy Ack­er qui prévient : « [L]e lan­gage que j’utilise n’est pas ce que je désire et fab­rique. C’est ce qui m’est don­né. Le lan­gage est tou­jours une com­mu­nauté. Le lan­gage est ce que je sais et c’est mon cri. » As-tu toi-même pra­tiqué ces tech­niques util­isées par la roman­cière améri­caine : cita­tions, pas­tich­es, cut-ups, emprunts divers ? T’es-tu fixé des con­traintes pour ton écriture ?
G.R. :  C’est une cita­tion qui s’est imposée à la fin du dernier cycle de relec­ture, lorsque je reli­sais l’ultime ver­sion du texte. Je l’ai égale­ment repro­duite sur la page d’accueil des Impos­teurs. Je l’aime beau­coup parce qu’il y a quelque chose de déli­cieuse­ment provo­cant dans cette cita­tion. J’avais envie d’en faire une sorte de ban­nière. C’est impor­tant ce par quoi l’on entre dans un livre. C’est presque un aver­tisse­ment adressé aux lec­tri­ces et aux lecteurs. C’est réfléchi. De même que le choix de l’œuvre pho­tographique d’Aurélie Scouarnec en cou­ver­ture : un chemin qui se perd dans l’obscurité. Il faut accepter de suiv­re ce sen­tier pour entr­er dans le livre. La pho­togra­phie d’Aurélie est saisissante.

Pour être tout à fait exact, je ne suis pas cer­tain que la cita­tion soit extraite du Don Qui­chotte de Kathy Ack­er. Elle provient plus prob­a­ble­ment d’une adap­ta­tion pour la scène de son livre. Je l’ai trou­vée dans le livre d’Anna Kawala, Les Aven­tures d’Orphée Foëne à Dos Romeiros, paru chez Série dis­crète. Je l’ai recher­chée dans Don Qui­chotte, que j’avais lu quelques années aupar­a­vant, mais sans la retrouver.
Pour répon­dre à tes ques­tions, non je n’ai pas util­isé ces dif­férentes tech­niques (cita­tion, pas­tiche, cut-up) ni ne me suis fixé de con­traintes. La règle était juste­ment qu’il ne devait pas y avoir de règles ni de dis­ci­pline d’écriture. J’ai déjà eu l’occasion de le dire, mais ce livre s’est vrai­ment écrit tout seul, pen­dant plusieurs mois, dans un état de bien-être pro­fond. Je n’ai jamais rien forcé.
Il y a cepen­dant eu deux étapes impor­tantes dans le proces­sus d’écriture. La pre­mière lorsque, à mi-par­cours, j’ai décidé que si je devais (pou­vais) aller jusqu’au bout, je voulais que ce soit un livre de poésie et non un recueil de poèmes. La dif­férence m’importe beau­coup. La deux­ième étape, c’est quand j’ai eu le titre. Je ne sais plus com­ment il m’est venu mais il s’est immé­di­ate­ment imposé à moi. L’écriture du livre s’est struc­turée à par­tir de ces deux axes.
Je dis que ce livre a été écrit dans un état de bien-être absolu, et c’est le sou­venir (très vif) que j’en ai gardé, sans doute parce qu’il venait après des années d’écriture avec con­traintes. Mais bien-être ne veut pas dire que cette péri­ode, com­prise entre jan­vi­er 2020 et août 2021, n’a pas été exempte de doutes. Écrire un livre de poésie représen­tait pour moi un objec­tif ambitieux qui me sem­blait par­fois inat­teignable. J’ai donc douté, évidem­ment. C’est là que Lau­re Gau­thi­er a joué un rôle essen­tiel dans le proces­sus. J’ai mené avec elle pour Les Impos­teurs un très long entre­tien com­mencé en mars 2020 et qui s’est ter­miné en juin de la même année. Durant l’été 2020, je lui ai envoyé quelques poèmes extraits du texte en cours d’écriture. J’avais toute con­fi­ance en son juge­ment. Lau­re est égale­ment pub­liée chez Lan­sK­ine et je pen­sais déjà adress­er mon man­u­scrit à Cather­ine Tourné. Lau­re m’a encour­agé à pour­suiv­re. Ses encour­age­ments ont été déter­mi­nants pour la suite.   
I.L. :  Cer­taines phras­es, ou cer­tains mem­bres de phras­es comme : « la pen­sée de viande crue de toi si morte la simul­tanéité du cal­i­bre et de la bouche » ou « criblé du silence minéral des park­ings souter­rains » vien­nent-ils de thrillers comme ceux que tu as écrits, Opéra­tion Khéops (J’ai Lu, 2012) et Black­stone (Fleur Sauvage, 2017) ? Ou as-tu sim­ple­ment instal­lé une ambiance froide et vio­lente dans le poème ?
G.R. :  Non, il ne s’agit pas de cita­tions qui proviendraient de ces deux romans (dont je n’ai pas gardé un très bon sou­venir). Néan­moins, tu n’es pas la pre­mière per­son­ne à me par­ler de vio­lence pour ce livre. Il y a très cer­taine­ment quelque chose qui est à l’œuvre quand j’écris, quelque chose qui attire l’écriture comme une aimant, vers un pôle incon­scient. Il est assez évi­dent que l’écriture est pour moi liée à la mort. Mais je ne dis pas cela comme j’ai pu l’entendre de la part de cer­tains écrivains qui se com­plaisent dans des sen­tences assez grandil­o­quentes qui relèvent du pon­cif (L’Écrivain et la Mort. Avec majus­cules, évidem­ment). Quand je par­le du lien avec la mort, je par­le de l’impulsion pre­mière qui m’a poussée à écrire mon pre­mier texte il y a plus de vingt ans. C’est à la suite d’un drame per­son­nel, dont je ne souhaite pas par­ler, que j’ai com­mencé à écrire. Mes pre­miers textes sont inédits et n’ont d’ailleurs pas beau­coup d’intérêt, pas plus que les deux romans que tu évo­ques. Mais l’impulsion pre­mière était là. Et cela laisse sans doute des traces indélébiles.
I.L. :  Des per­son­nages, un décor, des morts vio­lentes… Peut-on par­ler de réc­it-poème, ou de poème-réc­it à pro­pos de Géométrie du cri ?
G.R. :  Ton intu­ition est juste. Je dirais plutôt « réc­it par poèmes ». C’est une expres­sion que je reprends (en la mod­i­fi­ant) à la poétesse québé­coise Vanes­sa Bell qui me par­lait, à pro­pos d’un livre de Michaël Tra­han, de « roman par poèmes ». La trame de Géométrie du cri est ténue mais il y a bien un fil nar­ratif, tu as rai­son. Une his­toire s’y déploie, poème après poème. Étrange­ment, si j’ai com­plète­ment aban­don­né le réc­it qui était à l’origine de l’écriture de ce livre, voilà que je suis revenu presque mal­gré moi à une forme nar­ra­tive. Cepen­dant, la nar­ra­tion est bien plus intéres­sante dans cette ver­sion car le lieu du drame est le lan­gage lui-même. Tout ce qui se passe dans Géométrie du cri se passe dans le langage.

Guil­laume Richez en Nor­mandie (pho­to : Elias Richez)

I.L. :  La mar­que du temps est très spé­ciale dans Géométrie du cri : entre la pre­mière par­tie, « 18h31 (fig. A) », et la sec­onde, « 18h32 (fig. B) », il s’est écoulé une minute. Le terme « fig. » indique un état figé dans un dessin. Comme s’il s’agissait de présen­ter une sit­u­a­tion avant l’événement (une mort ? un meurtre ?), puis après. Quelle est donc la place du temps dans ton poème ?
G.R. :  Ce que tu évo­ques fait par­tie de ce qui pour moi fait livre. J’ai pré­cisé plus haut que je ne voulais pas que Géométrie du cri soit un recueil de poèmes, c’est-à-dire un ouvrage qui rassem­ble des textes écrits à une même péri­ode ou d’une même teneur formelle, mais bien un livre. Il m’a fal­lu plusieurs mois pour trou­ver dans quel ordre les dif­férents poèmes qui for­ment le livre devaient se suc­céder. À chaque relec­ture je déplaçais les textes, plaçant celui-ci avant tel autre, etc. J’ai aus­si sup­primé des poèmes qui ne trou­vaient plus leur place dans l’ensemble ain­si constitué.
La bipar­ti­tion du texte s’est imposée après l’un des nom­breux cycles de relec­ture et a don­né cette struc­ture solide que je recher­chais dans mon pro­pre texte. Car la struc­ture était déjà là, enfouie sous plusieurs strates. Je n’avais plus qu’à la trou­ver. À par­tir de là, la répar­ti­tion des poèmes entre la pre­mière et la sec­onde par­tie est dev­enue évi­dente. J’épinglais les poèmes les uns après les autres comme du matériel que l’on extrait d’un chantier de fouilles archéologiques. Je fai­sais une clas­si­fi­ca­tion en fonc­tion de la chronolo­gie ain­si recon­sti­tuée. Il y avait ce nœud dra­ma­tique orig­inel, cet instant, cette minute. C’est une con­cep­tion du temps presque cinématographique.
I.L. :  Les lecteurs seront peut-être sur­pris de voir que les références faites à deux fig­ures A et B, qui sem­blent ren­voy­er à deux sché­mas tech­nologiques représen­tant l’état d’un même sys­tème mécanique à une minute d’intervalle ne ren­voient à aucun dessin dans le livre. Pourquoi cette absence ?
G.R. :  L’idée de la fig­ure provient, tu l’auras com­pris, de la géométrie. Mais le livre, ain­si que tu le fais remar­quer, ne com­porte aucune fig­ure, aucun sché­ma addi­tion­nel, aucune planche d’illustrations, seule­ment la men­tion des fig­ures A et B qui ne ren­voient donc à rien de vis­i­ble dans le livre, ce qui ne veut cepen­dant pas dire qu’A et B ne représen­tent rien dans l’absolu du lan­gage. Il y a donc un effet de dis­pari­tion. Or la dis­pari­tion, et le manque qui peut en résul­ter, sont au cœur du livre.
I.L. :  
« ce sont deux (1 + 1)
qui atten­dent
deux (1 + 1) qui
atten­dent »
L’addition « (1+1) » revient régulière­ment. Mais on dirait qu’elle doit rester sans somme. Cela révèle-t-il l’impossibilité de faire cou­ple durable­ment, au moins pour les deux personnages ?
G.R. :  Plutôt que de per­son­nages, je préfère par­ler de voix. Géométrie du cri est un réc­it choral, un texte tra­ver­sé par dif­férentes voix, des flux de con­science. Je ne souhaitais pas créer des per­son­nages comme j’avais pu le faire dans mes romans. C’est un élé­ment de fic­tion que je trou­ve pénible parce que bien sou­vent les com­men­taires des lec­tri­ces et des lecteurs se con­cen­trent sur cet aspect super­fi­ciel des livres alors que les per­son­nages et l’histoire ne devraient être rien de plus que des pré­textes à l’écriture. C’est du moins ce qu’en dit Echenoz. Et il a rai­son. Quand on peut se pass­er de ces pré­textes, on peut aller vers une forme d’abstraction, se con­cen­tr­er sur l’écriture elle-même.
Les lec­tri­ces et les lecteurs liront dans Géométrie du cri des addi­tions, des sous­trac­tions, des mul­ti­pli­ca­tions de choses (« le soir + la pluie + l’arbre (fig. b) ») ou d’êtres (« je suis moi + moi ») qui ne sont pas cen­sés s’additionner, se sous­traire ni se mul­ti­pli­er. Et pour­tant les cal­culs fonc­tion­nent. Ils fonc­tion­nent parce que tout se passe ici dans le langage.
Une dernière chose : je me suis aperçu lors de lec­tures publiques de Géométrie du cri que j’aimais beau­coup lire à voix haute mon texte et notam­ment cet extrait que tu cites. Cela ne fonc­tionne pas seule­ment sur le papi­er, en lec­ture « silen­cieuse », mais, — et peut-être encore mieux —, une fois pro­jeté dans l’espace par une voix. Spa­tial­isé. C’est comme si le son n’était plus que l’articulation d’un rythme.
I.L. :
« sur ta photographie
tous mes sentiments
sont à droite
l’inaudible nous tient lieu de regard
il était 18h32 après nous
qui avons man­qué de regards
de voix noire
quel nom aura ton visage
après ma mort »
Si les frag­ments nar­rat­ifs sont générale­ment à la troisième per­son­ne, la pre­mière inter­vient égale­ment. Cela peut d’ailleurs se com­plex­i­fi­er avec une divi­sion du je : « (moi + moi) ». Jusqu’à quel point le je du poète peut-il être présent dans le poème ? Quelles sont donc les dif­férentes valeurs de ce je ?

G.R. :  La réponse est dans le livre : « (Le je est une forme abstraite de la géométrie.) » Dans le poème, le « je » ne me représente pas plus que le « il » ou le « elle ». Quand je dis que Géométrie du cri est mon livre le plus per­son­nel, il ne faut pas l’entendre en ter­mes de biogra­phie. Le poème est un auto­por­trait non-fig­u­ratif. C’est ain­si que je prononce mon visage.

 

I.L. :  Cer­tains poèmes sont accom­pa­g­nés d’une sorte de com­men­taire entre par­en­thès­es. On lit, par exem­ple : « (Les nom­bres sont une éclipse du lan­gage.) » Tu par­les aus­si de « la vio­lence math­é­ma­tique ». Le poète se présente  lui-même comme « un géomètre de park­ing souter­rain ».
Tu affirmes que « le poème n’a / pas d’autre sujet que / la syn­taxe ». Y a‑t-il lutte ou con­cur­rence entre les math­é­ma­tiques (géométrie et algèbre) et la langue ? 
G.R. :  Il y a plusieurs choses dans cette ques­tion. La syn­taxe, en pre­mier lieu. J’ai écrit « ils par­lent avec de la syn­taxe et des gants en latex ». C’est un vers impor­tant du poème, en prise directe avec l’écriture de Géométrie du cri. À l’origine, il n’y avait que des textes très frag­men­taires de deux à huit vers, rarement plus. Le tra­vail d’écriture s’est véri­ta­ble­ment fait lorsque j’ai com­posé les poèmes sur mon ordi­na­teur. Car il s’agit bien d’un tra­vail de com­po­si­tion, de com­bi­naisons, de mon­tage. Je com­po­sais et recom­po­sais les textes jusqu’à ce que cela fonc­tionne. Je veux dire comme un math­é­mati­cien en viendrait à con­clure que ses cal­culs fonc­tion­nent. Y a‑t-il un mod­èle préex­is­tant dont nous cher­chons à nous approcher ? Un mys­tère à percer ? Pourquoi le mod­èle créé s’applique-t-il si par­faite­ment au réel ? Je pense ici aux mod­èles math­é­ma­tiques appliqués aux nuées d’oiseaux et aux bancs de pois­sons, notam­ment le mod­èle de Vicsek.
Quand je par­le du poète comme « un géomètre de park­ing souter­rain », il s’agit là d’une allu­sion toute per­son­nelle à ce que j’éprouve à l’égard de cer­taines con­struc­tions urbaines récentes. Je suis fasciné par cer­tains lieux et bâti­ments con­tem­po­rains que je trou­ve beaux et majestueux. Il y a notam­ment, à Mar­seille, à quelques kilo­mètres de chez moi, une immense usine qui pro­duit de l’acide amino undé­canoïque. Elle s’étend sur 13 hectares. La nuit, de gigan­tesques néons éclairent les élé­ments qui com­posent la struc­ture des dif­férents bâti­ments de cet imposant site indus­triel. Ce sont des mil­liers de tuyaux, de pro­por­tions incroy­ables, qui se croisent ou se super­posent. L’ensemble est mon­u­men­tal. On peut imag­in­er que celles et ceux qui ont conçus ces bâti­ments ne les ont pas pen­sés comme une œuvre d’art archi­tec­turale. Pour­tant la mon­strueuse beauté de l’ensemble est bien plus sai­sis­sante que cer­taines œuvres archi­tec­turales pré­ten­tieuses. 
Il y a quelques années, j’ai noté cette cita­tion mer­veilleuse de J.G. Bal­lard : « Je crois à mes obses­sions per­son­nelles, à la beauté, à l’accident de voiture, à la paix de la forêt engloutie, à l’émoi des plages esti­vales désertes, à l’élégance des cimetières de voitures, au mys­tère des park­ings à étages, à la poésie des hôtels aban­don­nés. » Il s’agit d’un extrait de son poème « I want to believe », pub­lié dans la revue Sci­ence Fic­tion en 1984 et traduit par Jean Bon­nefoy. Bal­lard est notam­ment l’auteur de Crash !, adap­té au ciné­ma par David Cronem­berg. Ce roman, très con­tro­ver­sé, a pour sujet le corps des per­son­nes vic­times d’accident de voiture. Or, le drame au cen­tre de Géométrie du cri est un acci­dent de voiture. Il y avait donc sans doute là, en germe, quelque chose d’inconscient qui m’a ramené à Ballard.
I.L. :  
« cette frac­tion de moi
qu’est ton cri dans ma gorge »
« il a cette chose
arrachée à des bouch­es hurlées
des enfants morts-morts »
« il est impos­si­ble de crier le ciel »
Au sujet de son tableau Le cri, Edvard Munch écrivait dans son jour­nal : « Je me prom­e­nais sur un sen­tier avec deux amis – le soleil se couchait – tout d’un coup le ciel devint rouge sang. Je m’ar­rê­tai, fatigué, et m’ap­puyai sur une clô­ture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis con­tin­uèrent, et j’y restai, trem­blant d’anx­iété – je sen­tais un cri infi­ni qui pas­sait à tra­vers l’u­nivers et qui déchi­rait la nature. »
As-tu pen­sé à ce tableau (avec les par­al­lèles de la ram­barde qui se rejoignent à l’horizon, la ver­ti­cale qui le ferme à droite) pour ce poème ? Le cri de ta géométrie est-il un cri poussé ou un cri entendu ? 
G.R. :  Ce cri, il est à la fois poussé et enten­du. Géométrie du cri un réc­it choral, n’oublie pas, — donc le cri fait par­tie inté­grante de la par­ti­tion. Il est même très exacte­ment cen­tral. Il est à la fois ce qui dis­sone et ce qui struc­ture. Entre 18h31 et 18h32, il y a un cri. 
Et non, je n’ai pas pen­sé au tableau de Munch. C’est dif­fi­cile de regarder Le cri. C’est une œuvre telle­ment vue et dupliquée que plus per­son­ne ne sait la regarder (y com­pris moi !). Si ta ques­tion porte sur les œuvres qui ont pu me nour­rir, pour ce livre en par­ti­c­uli­er, je ne men­tion­nerais aucune œuvre pic­turale, unique­ment des livres de poésie. J’ai été nour­ri par plusieurs textes pen­dant la pre­mière phase d’écriture, celle des frag­ments. Je suis allé vers des écri­t­ures qui déplaçaient des choses en moi. Beau­coup d’œuvres de poét­esses et de poètes du Québec, des livres pub­liés chez Le Quar­tanier et Poètes de Brousse notam­ment. J’ai cher­ché ces textes non pas dans une démarche d’imitation (j’avais déjà expéri­men­té l’imitation, et la vacuité de la démarche m’avait com­pléte­ment vidé moi-même), mais dans le but de repouss­er le plus loin pos­si­ble ce que j’étais capa­ble d’écrire.
I.L. :  Guille­vic a écrit un recueil mêlant poésie à géométrie, Eucli­di­ennes (Gal­li­mard, 1967), dans lequel chaque poème accom­pa­gne une fig­ure. Il fait dire à l’une d’entre elles : « Nous, fig­ures, nous n’avons / Après tout qu’un vrai mérite, // C’est de sim­pli­fi­er le monde / D’être un rêve qu’il se donne. » Souscris-tu à cette affirmation ?

Soirée de lance­ment du livre — Librairie L’Ours et la Vieille Grille (Paris) — octo­bre 2022 (pho­to D.R.).

G.R. :  La sim­pli­fi­ca­tion géométrique (« sim­pli­fi­er le monde ») me fait penser au min­i­mal­isme, et je pense surtout en dis­ant cela au courant de musique cor­re­spon­dant et à ses fig­ures majeures que sont Steve Reich, Philip Glass, et Arvo Pärt, ain­si qu’au com­pos­i­teur post-min­i­mal­iste Max Richter. J’évoque cela parce que la musique me nour­rit beau­coup, cepen­dant, ce que j’ai cher­ché à faire avec Géométrie du cri ne va pas dans le sens de la sim­pli­fi­ca­tion et n’a pas de rap­port non plus, — ou pas con­sciem­ment du moins —, avec l’esthétique min­i­mal­iste ou post-minimaliste.
Géométrie du cri est le fruit d’expérimentations per­son­nelles, non théoriques. Je ne suis pas un théoricien. J’adorerais l’être, cela dit. Pub­li­er des textes de théorie sur l’esthétique poé­tique, cela me plairait beau­coup mais ce serait bien pré­ten­tieux de ma part ! Je préfère les tâton­nements, les hési­ta­tions, les doutes, les coups de dés, les échecs. Toute­fois, je dois recon­naître que mon activ­ité cri­tique, bien que réduite ces derniers temps, m’est néan­moins essen­tielle, car ce que j’écris dans mon blog Les Impos­teurs est très étroite­ment lié à mon activ­ité de poète, activ­ité certes beau­coup plus lim­itée dans le temps (je ne suis poète que le temps que je con­sacre à l’écriture poétique).
Et je crois plus à l’abstraction qu’à la sim­pli­fi­ca­tion. Mais en dis­ant cela je ne voudrais pas pour autant que celles et ceux qui lisent cet entre­tien croient que j’ai cher­ché à pro­duire un texte abscons. Je vais à nou­veau citer Vanes­sa Bell qui explique très juste­ment que cela n’a aucune impor­tance si nous ne com­prenons même pas la moitié d’un poème. Ce qui importe véri­ta­ble­ment dans le poème ce n’est pas sa com­préhen­sion mais ce qui se passe quand nous le lisons, ce qu’il fait se mou­voir en nous, les mécan­ismes qui se met­tent en mou­ve­ment, le fonc­tion­nement de la langue dans un dis­posi­tif. Son fic­tion­nement.
I.L. :
« j’ai oublié le mot qui a brûlé ma main
les doigts encore dans la froideur du poème 
 mesurons la quan­tité exacte de finitude »
Feu et glace brû­lent-ils de la même façon dans le poème ? Peut-on tout mesur­er ? Le poème est-il aus­si ironique que le sort ? Quelle sorte de jeu est la poésie ?
G.R. :  Le froid est l’un des prin­ci­paux leit­mo­tive dans le poème, la tem­péra­ture exacte du poème. C’est par­fois le froid du cadavre (la « bouche [qui] ne prononce pas son froid ») ou celui de la morgue. Sans oubli­er « les longues phras­es qui refroidis­sent dans l’obscurité ».
Dans Géométrie du cri tout peut être mesuré (y com­pris le cri « bien mesurable ») : « mesure seule­ment le bleu et sa dis­tance », « mesure la dis­tance entre chaque mot », peut-on y lire. On retrou­ve dans ces deux vers l’impératif pro­pre aux énon­cés des exer­ci­ces des manuels sco­laires de math­é­ma­tiques. J’aime leur con­ci­sion par­faite. Ce genre de textes s’avère intéres­sant car leur fonc­tion cona­tive est a pri­ori très éloignée de la fonc­tion poé­tique du lan­gage. Et pour­tant, cette objec­tiv­ité glaciale est fasci­nante. Il suf­fit d’effectuer un tra­vail d’écriture par recom­po­si­tion pour don­ner à ce matéri­au lin­guis­tique­ment neu­tre une portée poétique.
La poésie peut-être un jeu, mais ce n’est pas ce qui est à l’œuvre dans Géométrie du cri. Pour moi la poésie est avant tout action dans le lan­gage. Rai­son pour laque­lle elle est intrin­sèque­ment sub­ver­sive. Les poét­esses et poètes qui comptent le plus en ce moment à mes yeux sont celles et ceux qui sont de véri­ta­bles activistes du langage. 

Présentation de l’auteur

Guillaume Richez

Guil­laume Richez vit, lit, écrit et tra­vaille dans le Sud de la France. Il est l’auteur de deux thrillers, Opéra­tion Khéops (J’ai Lu, 2012) et Black­stone (Fleur Sauvage, 2017), et d’une nou­velle pub­liée dans Rock Fic­tions (Le Cherche-midi, 2018). Les Impos­teurs est un blog dans lequel il défend depuis 2017 les œuvres de créa­tion, où s’expriment les voix de la lit­téra­ture actuelle à tra­vers des entre­tiens grand for­mat, et où lui-même donne de la voix avec des lec­tures à voix haute. 

Lien :

Site Les Impos­teurs : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Entretien avec Guillaume Richez sur Géométrie du cri

Auteur de deux romans et de nou­velles, Guil­laume Richez pub­lie un livre de poésie qui s’ouvre sur une cita­tion man­i­feste présente égale­ment en ouver­ture de son blog lit­téraire général­iste (Les Impos­teurs) : « Je […]

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Isabelle Lévesque

Isabelle Lévesque a pub­lié en 2011 Or et le jour (antholo­gie Triages, Tara­buste), Ultime Amer (Rafael de Sur­tis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives). Elle a fait paraître en 2012 : Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Van­neaux) et Ravin des nuits que tout bous­cule (Éd. Hen­ry). En 2013 égale­ment un livre d’artiste en français et en ital­ien a été édité : Neve, pho­togra­phies de Raf­faele Bon­uo­mo, tra­duc­tion de Mar­co Rota (Edi­zioni Quaderni di Orfeo). En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en ital­ien par Mar­co Rota – Edi­zioni Il ragaz­zo innocuo, coll. Scrip­sit Sculp­sit) Sont parus à L’herbe qui trem­ble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix inter­na­tion­al de Poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhain­aut (2018), Chemin des cen­tau­rées (2019), En découdre (2021) et Je souf­fle, et rien. (2022). En 2022, les édi­tions Mains-Soleil ont pub­lié Elles, de Fab­rice Rebey­rolle et Isabelle Lévesque. Isabelle Lévesque écrit des arti­cles pour plusieurs revues : Quin­zaines / La Nou­velle Quin­zaine Lit­téraire, Europe, Ter­res de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poez­ibao … Sur inter­net : https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque
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