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Gérard Mottet, “La poésie, ce lent déchiffrement de l’absence…”

« Gérard Mottet, en ce recueil, nous suggère que la voix seule du poème accorde chair et souffle / de présence à l’inexistant… aux brumes de l’imaginaire… aux possibles dévoilements. » Chair et souffle : mots révélateurs de ce qui sous-tend les Murmures de l’absence.

Ce souffle est porteur d’une voix qui s’abandonne volontiers au flux des images, à une parole spontanée évoquant aussi bien des gouffres infinis que les presque riens de tous les jours. Revenant avec insistance sur le thème de l’amour (vécu comme une absence / au creux de moi), la voix se trouve plus ou moins doublée par une voix en écho – un répons lointain perçu tel un halo harmonique. Combien mieux je te vois rayonnante / dans la lumière de l’absence… Une lumière née de l’ombre, et que le poète sait rendre visible. » Michel Passelergue

 

Gérard Mottet, Murmures de l’absence, éd. Tensing, avril 2017, 103 p. 12 €

Gérard Mottet, Murmures de l’absence, éd. Tensing, avril 2017, 103 p. 12 €

Ensemencer le vent d’une graine incertaine
apprivoiser la ténébreuse
l’inévitable solitude
et les yeux grands ouverts
l’âme chargée de souvenirs
apprendre à vivre dans l’absence.

Ce recueil de Gérard Mottet, édité chez Tensing, sera suivi de deux autres volumes qui lui sont associé. Nous saluons ici Eric Jacquet-Lagrèze, fondateur en 2010 de cette maison d’édition, décédé en mai 2017. Eric Jacquet-Lagrèze avait donné ce nom à sa maison d’édition « en l'honneur du sherpa népalais Tensing Norgay, vainqueur de l'Everest en 1953 avec Edmund Hillary, soulignant ainsi le choix initial de publier des livres de montagne et le souhait de faire découvrir par le récit ou la fiction des pays, les hommes et leur culture. » Il créa cependant une collection poésie, autre façon de partir à la rencontre des autres et de soi.




Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » du côté du quai de la Fosse, cette « ville aux pierres blanches » où « le tuffeau règne en maître de lumière » et « doit composer avec le granit janséniste ».

 

Nantes a toujours été une belle matière littéraire et poétique. Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans une lignée prestigieuse et nous propose, à son tour, sa « forme d’une ville » (Julien Gracq) en présentant un kaléidoscope d’émotions fugitives ou de sensations éprouvées, sur place, au fil des ans. Ses « suites nantaises » (sous-titre du livre) sont des échappées belles, des fugues à la manière de compositeurs brodant sur le motif.

La ville aux maisons qui penchent (suites nantaises), Marie-Hélène Prouteau, La Chambre d’échos, 80 pages, 12 euros.

La ville aux maisons qui penchent (suites nantaises), Marie-Hélène Prouteau, La Chambre d’échos, 80 pages, 12 euros.

La culture y tient la part belle, qu’il s’agisse de l’évocation d’un marché de la poésie où l’éditeur Yves Landrein expose ses livres, d’une rencontre avec Michel Chaillou au lycée, d’un livre de poète tchèque aperçu à la devanture d’un libraire et amenant l’auteure à évoquer des séjours pragois. Et quand Marie-Hélène Prouteau voit un pianiste et un violoniste roumains verbalisés dans les rues de Nantes, elle s’indigne et nous entraîne vers un livre du poète Mandelstam évoquant la confiscation d’un piano à queue. Mais quand la poésie peut à nouveau retrouver doit de cité lors d’une création collective de la Maison de la poésie, elle ne peut que se réjouir. Rue des bateaux-lavoirs, elle peut alors écrire :

Buée bleutée des lessives sur les bateaux-lavoirs
Les lavandières aux mains rougies lavent les battoirs
Les corps fatiguent et les voix chantent la vie à la peine.

Dans d’autres textes (il y en a vingt au total), Marie-Hélène Prouteau inscrit son propos dans l’histoire de la ville. Ainsi ce souvenir de Libertaire Rutigliano (19 ans) embarqué dans les vents mauvais de l’histoire, torture puis déporté à Dachau. Mais l’histoire rejoint vite la poésie.

Deux mois auparavant, il aurait pu y faire la connaissance de Robert Desnos. Parler ensemble de poésie, de liberté. Lui, le jeune émigré qui, à quatorze ans, dans une lettre à son père, parlait de poètes romantiques et de Shakespeare.

Il y a, enfin, dans ce livre, des souvenirs d’enfance qui remontent à la surface (comme autant de bulles à la surface de la Loire) : une excursion d’écolière dans les marais de basse-Loire ou de lycéenne aux Floralies de Nantes. Ne manquent pas au tableau, non plus, dans d’autres chapitres, le pont Eric Tabarly, la Tour Bretagne et le Lieu Unique. On sent une auteure faisant corps avec sa ville, à l’écoute de ses battements de cœur. Et pour cause : « Nantes respire à la bonne hauteur, écrit Marie-Hélène Prouteau, elle a vocation de patience. Son pas est lent, la ville fait la part des choses, indifférente aux emblèmes éphémères dont s’entiche la post-modernité»

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

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Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

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Yves Mabin-Chenevière, Errance à l’os

Le dernier poème de l’auteur, après quinze recueils, est un long récit de soi, étalé sur plus de soixante-dix pages, jusqu’au point final qui clôture cette longue phrase erratique.

Le poème, ici, sert peut-être de prétexte pour renouveler et la langue et la prosodie et cette fameuse rythmique de notre auteur, engagé à s’auto-portraiturer sur le long cours, dans une geste digne des « chansons de ».

Le procédé n’est procédé certes que dans la mesure où les vers s’enchaînent, les pages, les images, et le « je » rassemble, unifie une coulée continue où chacune, chacun pourra retrouver divers accents de poésie, divers tons, diverses écritures :

…je stérilise le sourire narquois qui structure son agressivité
morcèle son désir avarié de conquérant sédentaire

mes viscères mon sexe ma peau pensent
mes émotions mes sensations s’agglutinent s’agrègent se multiplient
forment un socle de rêves qui seront les convives de mes nuits à venir…

 

Yves Mabin Chennevière, Errance à l’os, Obsidiane, coll. le legs prosodique, 2014, 88p., 14€. Trois peintures de Ronan Barrot.

Yves Mabin Chennevière, Errance à l’os, Obsidiane, coll. le legs prosodique, 2014, 88p., 14€. Trois peintures de Ronan Barrot.

Ce poème-fleuve est un récit de soi et des autres, osons le mot, époustouflant de style et d’inventivité.

Un livre sans âge, universel…jusqu’à l’os. D’avoir tout dévidé. D’avoir consigné de soi et des autres le registre des temps (naissances, évolutions, monde en turbulence, femmes qui accouchent, morts qui se profilent etc.

Le poète sensationniste énonce, énumère, catalogue, répertorie, classe, enjambe, dilue, disloque, émiette, rassemble tout un univers complexe d’êtres, de fonctions, d’états, d’émotions, d’instants de vie, de vies autres, de vies des autres :

ma mémoire insécable
j’hésite un moment que j’abrège entre ce que je connais et
ce que je veux découvrir
choisis l’invention,
le silence envahit chaque espace innocent que la conquête n’a pas
touché…

L’histoire entre à grands ressorts dans cet album où « j’erre » (incipit) :

…elle efface en naissant l’histoire de celles qui l’ont précédée
dévoile la géologie de la terre
ses accidents ses blessures ses fractures ses crimes
ses merveilles…

Une volonté de tout contenir, d’évoquer le tout, les parties, de décrire le menu, l’éventuel, en lyrique mesuré, corseté par un désir quasi encyclopédique de l’écrire sur ce qui (res)senti, anime toutes ces pages, riches il va de soi comme de ferments d’imaginaire, tant les métaphores, tant le cousu-fil des vers enchâssés les uns aux autres, tant la musique de ces lignes, de ces pages, attisent un supplément d’intérêt et de lecture.




Antoine Arsan et son « éloge du haïku »

Encore un essai sur le haïku, direz-vous ? Le genre poétique n’en finit pas, en effet, de susciter commentaires et appréciations de toute nature.

Avec le livre d’Antoine Arsan, publié dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard, on aborde le haiku par le biais « civilisationnel », comme l’a déjà fait le Brestois Alain Kervern dans son Histoire du haïku (éditions Skol Vreizh) et dans La cloche de Gion (éditions Folle avoine).

Antoine Arsan, pour sa part, souligne la rupture entre l’époque d’Edo (qui commence vers 1600) et les temps qui ont suivi l’ère Meiji (1868-1912). Chaque période a sa façon à elle d’appréhender le haïku. Dans la première, selon l’auteur, le haïku participe profondément de la culture japonaise notamment dans sa dimension spirituelle (même si on ne peut le réduire à cela). Dans la seconde, le haïku s’ouvre au monde, s’ouvre au « je » : le poète devient véritablement le témoin des troubles de son temps, ce que n’étaient pas les ermites ou les moines pérégrins de l’époque d’Edo. Du fonds de la pivoine/sort l’abeille/a contre-cœur », écrit Bashô au 17e siècle. Tandis qu’au 20e siècle, un haïjin japonais peut écrire :

  Dans un coin de mon ventre
il y a le ciel
de Pearl Harbour.

Rien de trop, éloge du haïku, Antoine Arsan, Gallimard, 95 pages, 11 euros.

Rien de trop, éloge du haïku, Antoine Arsan, Gallimard, 95 pages, 11 euros.

Antoine Arsan détaille, bien sûr, dans son livre tout ce qui fait le charme du haïku : son grain, son timbre, sa tonalité si particulière, sa capacité à cultiver l’intériorité, le lâcher prise, sa sensibilité au cycle inaltérable des saisons, son humour, parfois sa trivialité, son art de la divagation et à faire « vivre l’éternité en restant terre à terre ». Tout cela été développé par de nombreux essayistes mais il sait l’exprimer avec beaucoup de talent.

La poésie occidentale est-elle «  haïku-compatible » (permettez ce tic de langage contemporain) ? Difficilement, estime l’auteur, eu égard à « l’écart des cultures » du moins quand il s’agit du haïku classique.

Nous vivons dans une civilisation née d’un Dieu créateur où l’homme se perçoit comme un achèvement des espèces et se flatte de s’être détaché de la nature, ce vieux foyer de paganisme, avant de l’avoir dominée », estime Antoine Arsan.

Au Japon, où la Création ne signifie rien, la nature est sacrée depuis les origines.

Il n’y a que de rares exceptions en Occident. L’auteur souligne en particulier ces « collines, sources, bois sacrés » qui participaient de la civilisation des Celtes. Sur un autre registre, il rappelle que chez nous « le poète change l’ordre établi, on attend de lui un nouveau regard sur le monde alors que le haïku s’inscrit dans le quotidien sans relever de l’historicité ».

Ce profond fossé culturel amène Antoine Arsan amène à considérer que le poème court peut être cet « avatar du haïku » parce que « plus accessible, moins ambitieux que le haïku, il est à, la fois école de légèreté et apprentissage permanent, long cheminement qui permet l’errance du regard jusqu’à rencontrer le caillou blanc ». Et il cite à tire d’exemple ce poème court d’Octavio Paz :

Crépuscule
l’oiseau sur la clôture
un contemporain.

Cet « éloge du haïku » maintient donc surtout le haïku dans le terreau qui l’a vu naître, ceci en dépit d’un constat que l’on peut faire aujourd’hui : la mondialisation galopante de ce genre poétique.




Jean-Pierre Denis, Tranquillement inquiet

Après avoir « interpellé » la forêt dans un bel et étonnant ouvrage (Me voici forêt, Le Passeur, 2015), Jean-Pierre Denis dresse ici une forme d’autoportrait d’homme « tranquillement inquiet », bel oxymore pour parler de ses doutes, de ses peurs, du sens qu’il est amené à donner à l’existence, mais aussi pour nous parler de ses rages intimes quand il voit le monde comme il tourne. Car au-delà de l’homme Jean-Pierre Denis (que beaucoup connaissent pour être le directeur de l’information de l’hebdomadaire La Vie), il y a dans ce livre une charge plutôt percutante sur les turpitudes de notre époque. Mais, chaque fois, l’auteur le fait avec cette distance amusée, cette forme d’agacement doux qui lui permet de lancer, d’emblée, à ses lecteurs cet avertissement :

Malgré tout le soin que nous apportons à leur élaboration, ces poèmes peuvent contenir quelques traces d’ironie.

Cet homme « tranquillement inquiet » n’hésite pas, d’abord, à se moquer de lui-même et à révéler ses failles.

Je ne me sens pas de taille
A lutter à mots nus

Il me faut des gants
Une cote de mailles.

Tranquillement inquiet, Jean-Pierre Denis, Ad Solem, 141 pages, 18 euros.

Tranquillement inquiet, Jean-Pierre Denis, Ad Solem, 141 pages, 18 euros.

Il fait aussi cet aveu :

Je redoute mes doutes
Je les vois venir de loin
Ils ont la tête
Des mauvais jours
.

Jean-Pierre Denis n’hésite pas à jouer avec les mots pour témoigner (avec humour) de ses tiraillements intimes :

Quand je tombe
Dans l’oreille d’un sourd
Nous nous entendons
Vraiment à merveille.

Ce « moi » qui s’interroge et s’expertise se tourne aussi vers les origines, ce que l’auteur appelle « les racines », dans un chapitre du livre qu’il intitule  « Autoportrait en animal besogneux ». Jean-Pierre Denis regarde (mais sans nostalgie) dans le rétroviseur, celui d’un homme dont on sait que la terre pyrénéenne colle toujours aux souliers.

Je demande à mes racines
De me révéler qui je suis
Elles m’expliquent tout au plus
L’humus qui les recouvren
t.

Homme des montagnes, et donc « verticaliste », il peut donc tisser la métaphore et affirmer :

Les plaines les sermons
La tyrannie des idées plates
M’est souffrance
Ce qui ronfle et moralise.

Car son regard est acéré sur notre époque. Parfois même abrupt, sans concession. Ainsi sa « visite à la ferme », prend vite des allures de fable ou de parabole et n’est pas faite précisément pour tomber dans l’oreille d’un sourd. Aux vers du poète breton Paol Keineg écrivant « Je renâcle devant le maïs/et les porcheries/elles sont les vraies héritières/de la terreur » (Mauvaises langues, Obsidiane, 2014), répondent comme en écho ces vers de l’homme tranquillement inquiet:

Aliments de langage
Nourriture pour le détail rentable
Poules et dindes porteuses
Vaches et veaux participatif
s.

On y décèlera volontiers une féroce charge contre certaines dérives actuelles (ou à venir) visant l’espèce humaine.

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre
Le manège tourne sur lui-même
Et la trayeuse automatique soustrait
Ses litres de contribution volontaire.

C’est clair. Sous la plume de Jean-Pierre Denis, le poème ne parle pas pour ne rien dire.




Pierre Dhainaut, Un art des passages

« C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhainaut l’explicite dans un livre rassemblant à la fois des poèmes inédits et des textes qu’il a publiés, au fil du temps, dans différentes revues littéraires.

Le poète du Nord, aujourd’hui âgé de 82 ans, nous livre par bribes les ressorts de sa démarche poétique engagée sous les auspices du surréalisme, mouvement dont il s’est progressivement détaché.

J’ai peu à peu compris que l’approche d’une parole juste nécessitait la contestation de ce à quoi j’avais adhéré.

Cette « toute puissance du langage », Pierre Dhainaut estime qu’en réalité elle « fonctionne à vide ». Et il ajoute même : « Que devient l’ambition de changer la vie au moyen de poèmes s’ils n’agitent que des fantasmes ? ». Pas question, donc, de laisser « le beau langage » nous « étourdir » car « que vaudrait un poème s’il occultait ce qui nous oppresse, nous diminue ? »

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Pierre Dhainaut est du côté du réel, du côté de la vie (« Plus je vais, moins je tolère un art qui tournerait le dos à la vie »). S’il réfute la place trop importance qu’on accorderait à l’imagination, il met tout autant en garde contre une subjectivité débridée. « La poésie n’obéit qu’à sa propre urgence. De mes émotions, de mes indignations, elle tire parti, elle les transmue ». Evoquant sa mère et les fleurs sur lesquelles elle veillait, il peut ainsi noter :

Ce qui nous tient à cœur, le poème ne le dit qu’à sa manière, détournée.

Pierre Dhainaut croit à « l’influence bienfaisante du poème ». Pour lui, « est poète celui qui accepte de balbutier ». Comme lui-même l’a sans doute fait en privilégiant la forme poétique du fragment. L’auteur ne dit pas que « la poésie sauvera le monde » (Jean-Pierre Siméon). S’il note qu’elle est « la mal aimée, la délaissée », il estime malgré tout que nous n’avons pas à la défendre.

Nous ne convaincrons jamais ses détracteurs : insoumise, elle est la vie même.

D’où sa curiosité sans failles pour tous ceux qui, malgré des vents contraires, ont eu comme lui recours au poème : Tristan Tzara, Gérard Bayo, Max Alhau, Yves Bonnefoy, Nicolas Diéterlé… Sans parler de son admiration pour les artistes car, dit-il, « la peinture et la poésie ont les mêmes exigences ». Il s’attarde donc sur les œuvres d’Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier

La peinture à chacune de ses apparitions, en nous obligeant à réinventer le regard, nous oblige à réinventer notre emploi du langage.

En vieux sage, séduit lui aussi par un certain Orient littéraire à la forme brève, Pierre Dhainaut peu ainsi écrire :

Trois vers suffisent
à l’essor des poèmes
ils sont tous au long cours.




Jean-Marc Sourdillon La vie discontinue 

Exaltations et angoisses, heurs et malheurs, fureurs et silences, émerveillements et désolations : la vie « discontinue » peut nous faire passer, on le sait, de charybde en scylla.

Dans huit textes ancrés dans des expériences personnelles (existentielles, dirait-on) Jean-Marc Sourdillon nous le fait toucher du doigt et nous livre ce qu’on appelle – par facilité – des tranches de vie, des instants qui furent pour lui des moments de révélation.

Un proche qui meurt nous rappelle à l’immense. Il s’est absenté d’un coup, au beau milieu de l’été, évaporé dans le ciel bleu au sommet d’une montagne.

Il le dit, par exemple, dans un texte poignant autour d’une escapade au Puy Mary.

Oui, un bel été. De longues semaines le soleil avait été devant nous ; et soudain brutalement, il a été derrière nous.

La vie discontinue, Jean-Marc Sourdillon, La Part Commune, 154 pages, 16 euros.

La vie discontinue, Jean-Marc Sourdillon, La Part Commune, 154 pages, 16 euros.

Jean-Marc Sourdillon inscrit ses récits dans des paysages, dans des lieux que l’écriture transfigure. Parce que des images affluent.

« La vie poétique consiste pour l’essentiel à se rendre disponible à la venue de certaines images, à les accueillir et à les retenir au moyen de l’écriture. Quelles images ? Celles qui, surgies de la vie, se signalent par une certaine qualité d’émotion qui fait que quelque chose s’allume en elles, qu’elles se font transparentes à la vie qu’elles nomment », notait l’auteur dans un dossier consacré à Philippe Jaccottet (Revue Lettres, printemps 2014).

Comment, d’ailleurs, ne pas penser à Philippe Jaccottet dans cette approche éblouie des lieux, quand les images surgissent dans un paysage naturel. Tel Jaccottet écrivant au col de Larche (titre d’un essai de l’auteur aux éditions Le Bateau fantôme), Jean Marc Sourdillon raconte une pérégrination dans les Cévennes du côté d’Auzillargues et de Saint-André-de-Valborgne. Une libellule le sort de sa torpeur. Puis le voici sur le « diamant brut » d’une « route ancienne taillée dans la montagne » alors que « là-bas, sous la barre argentée des rochers, c’était le torrent ». Peu à peu, l’auteur se sent comme happé, saisi, au point d’éprouver la certitude de faire partie du paysage lui-même.

Un fil tendu dans l’air » finissait par le relier aux insectes à ses pieds « en même temps qu’aux montagnes dans les lointains avec leurs nuages étalés.

Dans un autre texte, Jean-Marc Sourdillon fait l’expérience de l’autre dans sa singularité en regardant vivre son voisin de l’autre côté de la rivière. L’homme y a son enclos, ses animaux et ses petites cultures. Et il regarde cet homme bien occupé mais si différent.

Lui dans son jardin où il bêche aux premières lueurs, moi à ma table, la fenêtre ouverte, au-dessus de la rivière.

Des regards se croisent, une forme de connivence tacite s’instaure entre hommes du matin. Chacun dans son royaume. C’est cela « la vie discontinue » de Jean-Marc Sourdillon. C’est dit à la fois avec simplicité et profondeur.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sourdillon est né en 1961.  A publié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d'onze heures, préface de Philippe Jaccottet, encres d'Isabelle Raviolo, 2009).
  • Les Miens de personne (La Dame d'onze heures, préface de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sacksick, 2010),
  • Dix secondes tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L'Arrière-pays, 2017),
  • La vie discontinue (La part commune, 2017),
  • des essais et des nouvelles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fantôme, 2017).

A traduit María Zambrano et édité les Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

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Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon

Le premier livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet, Les Tourterelles (éditions La Dame d’onze heures) avait obtenu en 2009 le prix du premier recueil de [...]

Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse

La vie discontinue. En vue de naître. Les titres des derniers recueils de Jean Marc Sourdillon, programmatiques, semblent mener tout droit à L’unique réponse avec une force tranquille, une [...]




Véronique Wautier, Continuo

Le « rien » revient d’une manière lancinante dans ce petit livre. L’auteur le personnifie, le densifie pourrait-on dire jusqu’à évoquer son sommeil au milieu des choses. Sommes-nous parfois conquis, happés par ce « rien » qui tremble ?

Mais il suffit d’une rencontre fortuite, d’une découverte de fleurs subites, d’un « ciel qui change » ou de « grelots tintements velours » pour énoncer autrement la vie.
Celle-ci, souvent brûlée de « douleur », celle-ci martelée des « riens » qui s’accumulent ?

Alors, « écrire » peut sans doute, en dépit des « mots pauvres », recoudre un peu le fil de ces riens, « juste écrire/ entre ces bords immenses » ; la poète consigne avec gravité, sans aucun pathos, l’immobilité  fantôme du réel qui contrevient à la vraie vie, comme un « jour (qui) s’achève sans avoir commencé » ?

Énonçant les beautés et dans le même geste d’écrire leurs revers, âpres, discordants, Véronique Wautier assigne à la littérature le devoir d’éclairer les pauvres vies qui nous habitent, vœu que tant d’écrivains se donnent (qu’il suffise de penser aux derniers ouvrages de Sallenave et Ernaux).

Véronique Wautier, Continuo, L’herbe qui tremble, 2017, 64p., 13€. Peintures d’Anne Slacik.

Véronique Wautier, Continuo, L’herbe qui tremble, 2017, 64p., 13€. Peintures d’Anne Slacik.

Est-il seulement possible de contrer le « silence », de donner quelques ailes aux « mots (qui) tombent/ ils n’ont pas d’infini » ?

Le mot est tombé : pas d’infini, pas de croyance au-delà (« certains croient moi pas/ je marche sur cette jambe fantôme/ un bon appui en poésie/ nos poignées de main sont réelles »).

La réalité tangible, le recours à la poésie-étai, la force de l’  « aujourd’hui c’est le jour de la plus longue lumière » : le rien semble parfois lui-même comblé…

Mais la solitude, cette guetteuse, veille, et les vers sont terribles :

le poème capturé
on écrit seul
on finit par écrire à sa solitude

être absent et terriblement concentré
ici et ailleurs
ailleurs et ici

Dans une écriture sobre, qui ne se paie guère de mots ni de métaphores clinquantes, la poète tient sans doute registre de ses peines profondes, dans un journal qui soit la juste distance entre ses mots, « le secours », entre « douleur et lumière ».

Partant de la lumière des « mâts de Nicolas de Staël » et celle des couleurs rafraîchissantes, bariolées et diluées d’Anne Slacik, Véronique  a circonscrit la sienne propre, toute de constats sans appel, de brefs blasons qui mordent sur le réel, effrangeant le « rien », « la solitude » de quelques éclairs consentis.




Serge Núñez Tolin La vie où vivre 

Dès la première page, le lecteur est surpris : s’agissant d’un livre de poésie, il est divisé en chapitres comme un roman. Cela semble annoncer une habitude que le poème liminaire annonce : on assiste en effet au nettoyage des lieux que l’on habite, expression triviale s’il en est.

Mais dès la page suivante, le registre change : Serge Núñez Tolin ne déclare-t-il pas : « Je vais sur la brèche d’une phrase que je n’ai pas encore en vue » (p 9). Le poète dit alors sa confiance dans les mots pour décrire le réel, le scruter ou lui faire rendre l’âme. Et, partant de là, il s’interroge sur ce qu’il est : « De quel poids me pèse le je que je suis !» (p 18). Volonté de dépasser le je, de le retrouver dans un monde obscur : « Comme c’en est assez de soi ! » (p 20).  Mais Serge Núñez Tolin s’interroge aussi sur le pouvoir de la poésie : « Le poème mis à nu, il n’en reste que le nerf » (p 28). Quel pouvoir a le langage ?

Des mots à chercher sous l’évidente absence de réponse (p 29)

Car la réponse n’est jamais donnée. Se peut-il que « des mots qu’ils nous donnent forme ? » (p 39). Question à laquelle semble répondre Serge Núñez Tolin, :

Abîme de l’impossibilité à énoncer un sens  (p 42)

Serge Núñez Tolin, La vie où vivre, Rougerie éditeur, 80 pages, 13 euros.

Serge Núñez Tolin, La vie où vivre, Rougerie éditeur, 80 pages, 13 euros.

Dans les bonnes librairies ou sur commande chez l’éditeur www.editions-rougerie.fr

Le chapitre II est d’une tonalité plus grave puisqu’il s’ouvre sur des mots comme la mort, le néant, l’obscurité… : « La totalité de la mort est dans la vie » (p 46). Leçon de sagesse et de lucidité ! Mais le silence peut-il vraiment être plus que le silence, c’est là l’un des sortilèges de la poésie. La présence, c’est le quotidien auquel se raccrocher (p 52) mais revient vite le néant : « Mais le vide n’est-il pas toujours où nous sommes ? » (p 57). L’homme est sans doute condamné à cette contradiction : vivre est un combat contre l’ombre. Mais l’espoir n’est pas absent car « Il y a une épaule pour l’accolade / … / Une main pour la main » (p 62). Même la poésie témoigne qu’« il y a toujours des mots où aller » (p 63). Il faut « User des mots contre ce qui s’oppose à eux » (p 67). C’est qu’il y a « dans le silence une absence à écouter » (p 69). Encore faut-il « Confier aux mots nos présences brèves » (p 71), peut-être est-ce là la raison d’être du poème ?

C’est écrit dans une prose (qui ressemble à des versets), ce qui explique la composition en chapitres. Mais l’important ne réside pas là, c’est que « La vie où vivre » est une ode à la vie, malgré tout…

Présentation de l’auteur

Serge Núñez Tolin

 Né à Bruxelles en 1961 où ses parents sont arrivés d'Espagne dix ans plus tôt. Sept livres parus. A partir de 2001, quatre ouvrages ont paru sous le titre unique de Silo et un cinquième, en 2006, L’interminable évidence de se taire : les cinq aux Éditions Le Cormier (Belgique).

En France, parution de L’ardent silence chez Rougerie (2010) et Nœud noué par personne (2012), Rougerie éditeur.

Dernières collaborations aux revues en Belgique et en France (2010-2013) : Traversées (Arlon),  N4728 (Angers), NUNC (Clichy).

Une émission radio diffusée sur la RTB-F La Première en 2010. Des articles de presse sur l’Internet et dans les revues N4728 et EUROPE en 2013.

 

Serge Núñez Tolin

Autres lectures

Serge Núñez Tolin La vie où vivre 

Dès la première page, le lecteur est surpris : s’agissant d’un livre de poésie, il est divisé en chapitres comme un roman. Cela semble annoncer une habitude que le poème liminaire annonce : [...]




Richard Brautigan Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus

On ne présente plus Richard Brautigan, et pourtant, qui est-il ? « The last of the Beats» ? ou un poète toujours non identifié dans la sphère de la poésie ?

Brièvement, il est né en 1935 à Tacoma dans l’Etat de Washington, a vécu à Eugene dans l’Oregon, San Francisco, et a mis fin à ses jours en 1984 à Bolinas en Californie.

Sa voix n’a de cesse de nous surprendre, elle explose telle un feu d’artifice, elle fait de minuscules trous dans la chair, bouscule et bouscule encore dans un tournoiement où la générosité l’emporte sur tout. On ne sera pas étonné de lire sur la quatrième de couverture « un peu partout dans le monde, ses lecteurs le considèrent comme un ami intime ». En effet, comme l’écrit Thomas Vinau dans 76 Clochards célestes Richard Brautigan est le poète qui offre son manuscrit pour plus tard.

 Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus rassemble des inédits remis par Edna Webster à un libraire. Achetés par Burton Weiss en 1992 puis par la bibliothèque Bancroft à Berkeley, ce trésor contient des poèmes des années 50, des photographies, des lettres manuscrites et des manuscrits des dernières années qu’Edna Webster avait acquis en 1987 précise Weiss dans sa Note.

Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus de Richard BRAUTIGAN traduit par Thierry Beauchamp et Romain Rabier, Préface de Keith Abott, Note de Burton Weiss, édition bilingue

Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus, Richard BRAUTIGAN traduit par Thierry Beauchamp et Romain Rabier, Préface de Keith Abott, Note de Burton Weiss, édition bilingue

Mère de sa petite amie d’alors, Edna s’était vue offrir par Brautigan en 1954 (alors qu’il était sur le point de quitter Eugene pour San-Francisco) ces textes. On imagine aisément la facétie et la gravité du poète lui disant

quand je serai riche et célèbre, Edna, ce sera ta sécurité sociale.

Un avertissement riche des traducteurs, une Note de Weiss et une Préface de Keith Abott introduisent le livre et présentent l’auteur sans toutefois rien révéler « des secrets du passé de Richard Brautigan ».

Mon nom est Richard Brautigan.
J’ai vingt et un ans.
Je suis un poète inconnu. Ça veut pas
dire que je n’ai pas d’amis. Ça veut surtout
dire que mes amis savent que je suis
un poète parce que je le leur ai dit.

Ce poème ouvre l’ensemble (composé de deux parties). Le ton est donné, la dérision domine et ce « soupçon » de lucidité sur soi qui agit comme une percée dans le cœur, douleur jamais masquée, solitude aussi :

Quelqu’un apprend à être effrayé et seul
et triste et à connaître le secret
des ténèbres.

et
un petit garçon
regarde par
la fenêtre
et dit,
« Maman, il pleut. »
Mais
la mère du garçon
ne l’entend pas
à cause de
la pluie.

Brautigan fait, dans tout le livre, de l’irrévérence une fête et un soutien pour les mauvais jours.

Il est rendu possible de pleurer, de rire aussi, mais le poète ne s’arrête pas et ses pirouettes vertigineuses nous apprennent la dureté de l’asphalte et la douceur des nuages -en même temps-. La simplicité du vocable, les poèmes souvent très courts aux titres faussement saugrenus sont des pieds de nez à la terreur et au désir fou d’être aimé. La poésie de Brautigan s’apparente à des ruades féériques. Il s’empare de l’insolite pour bousculer préjugés et attentes convenues. Ainsi le lecteur va-t-il de surprises en surprises entraîné par «l’effet d’étrangement» (Gianni Ridari).

Le poète est un enchanteur et il aime assez les autres pour ne jamais insuffler le désespoir. Ces poèmes sont ceux d’un jeune-homme mais ils n’ont pas d’âge. Il fait de la langue un ressort avec lequel il joue, l’écriture minimaliste laisse en final échapper des vérités qui explosent au visage du lecteur, c’est cocasse, drôle, et dur comme un coup. Sa poésie a ceci de magique qu’un seul poème donne lieu à tout un monde et à toute une existence, l’air de rien, elle se fait métaphysique.

J’aime tout
ce que fait le ciel
à n’importe quel moment

Brautigan est un artificier, la cavalcade des poèmes est une invitation réitérée à transmuer le quelconque, l’horrible et le prodigieux en fête où roule la poésie. Lire ce livre c’est le garder précieusement et c’est aussi, à l’égal du poète, le donner à lire pour notre survie et notre bonheur, à tous.