Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse

Par |2022-03-06T07:46:37+01:00 28 décembre 2021|Catégories : Critiques, Jean-Marc Sourdillon|

La vie dis­con­tin­ue. En vue de naître. Les titres des derniers recueils de Jean Marc Sour­dil­lon, pro­gram­ma­tiques, sem­blent men­er tout droit à L’unique réponse avec une force tran­quille, une ten­sion sous-jacente, une cohérence tout intérieure qui sont uniques dans le paysage de la poésie contemporaine. 

Elles sont d’autant plus rares qu’une telle poésie œuvre sans tapage ni souci de ce qu’on saurait dire d’elle. Cette ten­sion sourde se reflète dans l’écriture, dont l’arc va de la prose au vers, les alter­nant ou les mêlant : l’une s’affine en l’autre, flu­ide­ment, au moment où elle atteint une den­sité un peu aveu­gle et gagne alors, dans le vers libre, en ténu­ité – elle sem­ble alors s’éteindre comme un dernier souf­fle dans un silence plus plein :

Deux mains qui se posent sur les tem­pes d’un vis­age endormi. 
Et c’est pour toi, comme si on venait te chercher, ou t’arracher, parce qu’il y a aus­si de la douleur. 
Une aigu­ille blanche et glacée qui s’enfonce dans l’œil ou dans l’ouïe, et qui d’un coup se retire,
car­il­lon cristallisant dans les lointains,
quelqu’un appelle pour que tu le suives. (« Une joie con­tenue », p.18)

Jean Marc Sour­dil­lon, L’unique réponse, édi­tions Gal­li­mard, Paris, 2020, 14 €.

Dis­crète et déli­cate, la poésie de Jean Marc Sour­dil­lon l’est moins par timid­ité que parce qu’elle est aiman­tée de l’intérieur par une « ambi­tion » irré­sistible : la quête d’un silence plus riche qu’elle, et qu’elle aurait, en quelque sorte, sculp­té, ou accouché de la pierre : « Calme, cet oubli seul en-dessous, ce cail­lou gris, ce poing en nous, par quoi tout s’ouvre et s’expose. » (p.25).

Au fil du recueil, lieux, sit­u­a­tions du quo­ti­di­en, scènes con­crètes, par­fois fugi­tives, se suc­cè­dent, entre l’ivresse d’un élan (qui peut être intérieur, un sim­ple regard posé sur les êtres) et le risque de n’être plus rien, d’être réduit à rien.

On passe « Gare Saint-Lazare », dont le nom sem­ble fonder la vision, puisque « c’était comme si nous étions tous des rescapés, ou sim­ple­ment des êtres vivants, des voyageurs en attente de renaître ou de naître tout à fait, placés là, assis, debout, au bord des quais, devant les pan­neaux, guet­tant cha­cun son jour au milieu des leur­res. » (p.72). On fait un tra­jet à vélo jusqu’au quai, avant le départ de l’aimée : « La rue s’élançait  dans la pente comme si elle était le matin. Ton rire asphyx­i­ait le silence. Tes yeux riaient du bais­er que tu rete­nais. Nous glis­sions sur la route comme si nous allions sur l’eau. » (p.40). La vue d’une mère avec son enfant, assise sur une ban­quette du métro, est un éblouisse­ment : « […] les yeux grands ouverts, tous les deux comme s’ils avaient dor­mi / – un rêve brûlait à l’attache de leurs paupières. » (p.74).

Et puis il y a ce regard de la sur­vivante dans la fos­se, au milieu de la tragédie (plane ici le ter­ri­ble sou­venir du Bat­a­clan) : « […] col­lés les uns aux autres par le sang glu­ant qui les attache au sol. Ils sont les yeux fer­més comme s’ils étaient déjà morts. Ils atten­dent leur tour, le coup qui les fera par­tir et cherchent tout au fond d’eux pour l’équilibre l’image qui les fera tenir. » (p.83) ; soudain, dans le regard per­du, à demi-con­scient de la jeune femme, les portes du théâtre sem­blant s’ouvrir après la fusil­lade, cette ful­gu­rance : « Comme si c’était de nou­veau l’enfance et que cela n’avait jamais cessé de l’être. » (p.84). Enfin, dans une mater­nité, la défla­gra­tion de « ce cri » : « cette sec­ousse de se met­tre à exis­ter », comme si la nais­sance avait ric­oché et que « sour­de­ment je lui répondais. » (p.77).

Train, métro, vélo – riv­ière : on est tou­jours là en mou­ve­ment, en tran­sit, entre deux points ou bien à la fron­tière, fine et ter­ri­ble, qui les sépare – mort ou nais­sance, chaque fois immi­nentes. Nous devons tra­vers­er. Non pas la vie – car vivre c’est juste­ment cela : se tra­vers­er soi-même, être appelé à naître encore.

Aus­si écrit-on : comme on chem­ine vers son enfance – et vers quelque chose en elle de con­tre­car­ré, d’oublié. Ce serait même la voca­tion du poème : être « un puits d’où la vie peut sur­gir plus ou moins puis­sam­ment […], la vie telle qu’elle était à l’époque où ce que dis­ent les mots n’était pas pronon­cé ni même encore pen­sé ou voulu […] » (p.37). Il s’agit de revenir à soi-même, comme on sort d’une phase d’inconscience. Et d’épouser un élan, celui de la vie, qui rejoint tout au long du recueil cet autre motif : la passerelle.

A l’image du puits est reliée sou­vent celle de la pierre, du cail­lou : « Calme, à la place du ven­tre qui grouille, ce galet noir, immo­bile, dans les entrailles. / […] / Calme, cet oubli seul en-dessous, ce cail­lou gris, ce poing en nous, par quoi tout s’ouvre et s’expose. » (p.24–25). « […] un moi dont on ne sait que faire », lit-on ailleurs (p.43). La passerelle, pos­si­ble miroir ou motif qui réflé­chit le poème lui-même, est aus­si et surtout le rem­part à cette souf­france com­primée. Elle est en même temps ce qui mène à soi-même, à con­di­tion qu’elle s’efface, saute, se fonde, mal­gré le vide, en un pur « élan » : « l’envol très haut d’un oiseau mais sans l’oiseau, juste une nais­sance dans le verre du jour » (p.81–82).

Com­ment traduire dans sa vie, dans son corps même, ce que le poème dif­fère peut-être encore en énigme, en sym­bole ou en ques­tion ? Sur quoi faire repos­er les mots pour qu’ils puis­sent peu à peu, par ric­o­chets, nous chang­er ? La réponse, l’unique, Jean Marc Sour­dil­lon la dit en toutes let­tres, à par­tir de ce qu’il ressent un jour, dans une mater­nité, en enten­dant le cri qui le sec­oue, l’écho du cri qui en nous ne s’est jamais exprimé :

Je viens de là, de ce cri, la parole quand j’écris, la parole de la poésie, vient de là, de ce cri, et rien d’autre. / […] son sou­venir me précède / – silence à sa place dans ma voix […].

Il est prob­a­ble que lorsque le poète note « j’écris », il entende aus­si « je crie ». Les mots du poème mènent au cri et en procè­dent – le cri autour duquel tout n’aura été que silence ou sur­sis. Cri jusque-là con­tenu pour con­tenir la souf­france. Il est pour­tant la con­di­tion et le signe de la nais­sance en nous.

Chaque poème s’inscrit ain­si dans le recueil comme un pas de plus vers une accep­ta­tion de la fragilité et de la douleur, en vue de naître. Et sans par­ler d’envol, dans « Le mer­le » (p.96), le poète (qui est aus­si celui des Tourterelles, son pre­mier recueil) trou­ve une autre façon de faire de l’oiseau une de ses fig­ures tutélaires, et du poème, une mod­u­la­tion de ce qui ne peut pas être dit jusqu’au bout : « Celui sim­ple­ment qui dit oui et qui le dit sans le dire qui le tourne, le mod­ule comme une cerise dans la bouche, qui le fait enten­dre à qui veut l’entendre dans la soli­tude splen­dide de la nuit. » 

Ce ne serait pas encore ren­dre jus­tice à la poésie de Jean Marc Sour­dil­lon que de ne pas par­ler de la beauté sug­ges­tive de son écri­t­ure, qui con­voque instan­ta­né­ment sens et sen­sa­tions, par exem­ple lorsqu’elle décrit la nature ou la lumière. Dans cet extrait de « Coupe forestière » (p.16) :

Dans la forêt l’herbe a rem­placé la neige et la terre sent la sciure.
Odeur de pain et de cit­ron mûr près des arbres couchés.
Tout se réveille partout avec une cer­taine force et une cer­taine lenteur. […] Seule la blessure fraîche des souch­es rap­pelle qu’il y eut un passé

 

Ou dans « Matin de ban­lieue » (p.22) : « Le blanc de la tôle des toits réveille par endroits la lumière. »

Jean Marc Sour­dil­lon explore avec L’unique réponse de nou­velles dimen­sions de l’intime et de la quête de soi ; sans fard ni affec­ta­tion, il cisèle une écri­t­ure tra­ver­sée de grâce, bien près de ressem­bler au « verre du jour » qu’elle évoque elle-même. Elle atteint même une lim­pid­ité boulever­sante, d’être née du « poing en nous, par quoi tout s’ouvre ». Ain­si, dans « Sou­veraineté » (p.24) : « Calmes, le sourire dans les larmes, le chemin dans la cam­pagne […]. » Ou dans le tout dernier poème, « La semence » (qui se ter­mine sur le mot « naissance ») :

 

Le temps se tait.

Sans bruit, les ani­maux se retirent.

Le son monte par degrés vers l’aigu.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sour­dil­lon est né en 1961.  A pub­lié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d’onze heures, pré­face de Philippe Jac­cot­tet, encres d’Is­abelle Ravi­o­lo, 2009).
  • Les Miens de per­son­ne (La Dame d’onze heures, pré­face de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sack­sick, 2010),
  • Dix sec­on­des tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L’Ar­rière-pays, 2017),
  • La vie dis­con­tin­ue (La part com­mune, 2017),
  • des essais et des nou­velles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fan­tôme, 2017).

A traduit María Zam­bra­no et édité les Œuvres de Philippe Jac­cot­tet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

Autres lec­tures

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Exal­ta­tions et angoiss­es, heurs et mal­heurs, fureurs et silences, émer­veille­ments et déso­la­tions : la vie « dis­con­tin­ue » peut nous faire pass­er, on le sait, de charybde en scyl­la. Dans huit textes […]

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Olivier Vossot

 

 

 

 

 

 

 

 

Né à Dijon en 1980, Olivi­er Vos­sot réside depuis 2005 en Alsace, où il enseigne les let­tres anci­ennes. Un pre­mier recueil de poèmes, Per­son­ne ne s’éloigne, vient de paraître (L’échappée belle édi­tion, Paris, 2017). Des textes ont égale­ment été pub­liés en revues (Arpa, Décharge, Diérèse, Traversée…). 

 

 

 

 

 

 

 

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