1

Avec ‘Une autre poésie italienne’ : trois poètes italophones

 

 

José Carbonero, de son vrai nom Giuseppe Carbonara, qui a utilisé pour ses œuvres poétiques initiales le pseudonyme de Gregorio Carbonero, est né au Venezuela (Boconó 1953) de parents italiens émigrés dans les années 50. Après ses études de Physique et de Musique, il entreprend une carrière de hautboïste dans des orchestres symphoniques et de chambre, d’abord dans son pays natal, ensuite en Italie, où il s’installe dans les années 90. lI s’y consacre à l’enseignement musical, ainsi qu’à l’écriture en italien. Le premier pas vers la reconversion poétique de Carbonero a commencé donc par son propre nom, voire par ses noms, des pseudonymes rendant impossible l'instauration d'une correspondance officielle, “certifiée” avec la réalité, dépourvus de la force nécessaire pour convaincre de son existence. L’expérience familiale et personnelle de la migration est en effet pour Carbonero celle d’un “effondrement, une vidange soudaine, une interruption. La sortie d’une conscience séparée qui demande de s’expliquer-expliquer sa propre vie” (Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano, Florence, Le Lettere, 2009). Pour permettre cette “explication ”, le poète recourt aux vers en italien afin qu'ils fassent appel, plus qu'aux faits concrets, à la trame sensible du souvenir, qui émerge grâce à la résonance musicale de la nouvelle langue. Le voyage du migrant “de retour” représente, à bien des égards, une remontée de l'outre-tombe, vers une nouvelle hypothèse de temporalité. Le fait d’écrire dans sa langue maternelle devient ainsi pour le poète une manière de stipuler un accord, de s'enraciner dans un en deçà reconnaissable. C'est un processus délicat, en équilibre constant par rapport à la désagrégation du sens, entièrement confié au pouvoir des mots nouveaux. Carbonero avait entendu ces mots, presque clandestinement et sans les utiliser, chez lui, l'italien étant perçu comme une langue pour gueux, devant rester enfermé entre les murs domestiques comme le deuil qu'il revêtait . Arrivé en Italie, après avoir passé un an à Bari chez ses proches des Pouilles, le poète se déplace à Fano puis à Crémone, où il est resté pendant presque vingt ans, et enfin à Ghedi, en province de Brescia, où il vit toujours. L'Italie, du Sud au Nord, se dévoile à lui telle une exposition de réalités variées, et parfois contrastées, avec les mots qui les représentent. La fragilité, la perméabilité identitaire, amplifiée par un pays qui ne coïncide pas avec celui, certain et immobile, que la mémoire familiale a transmis, pousse la poésie de Carbonero à s'ancrer solidement dans un quotidien fait de petits choix incertains, de gestes douteux, pactisant chaque fois avec le vertige de la mémoire, avec le présent comme altérité et la nouvelle langue maternelle d’un “italiano straniero”. Les textes de Carbonero sont publiés, encore sous le nom de Gregorio, dans le recueil Nervature (Rome, Zone, 2006, préf. C. Bordini, dernier volume de la collection “Cittadini della poesia” dédiée à la poésie transnationale italophone, que j’ai dirigée à partir de 1998 ; et dans l’anthologie Ai confini del verso. Poesia della migrazione in italiano (cit.), toujours sous ma direction et avec la postface de F. Sinopoli, qui réunit la production poétique d’une vingtaine de poètes transnationaux en italien. Récemment, sous le nom de José, Carbonero a auto-publié deux recueils électroniques : Dio gioca ai dadi (truccati) et Litania e Scarabocchi (Streetlib Selfpublish, 2015).

 

* * *

 

Si, en tournant à l’angle

Tu t’es trouvé quelquefois à la moitié du chemin de quelque chose
et tu risquais de perdre la voie droite ? Et par esprit de contradiction
ou pour te rassurer tu as tourné à l’angle ?
Mais tu l’avais, toi, la voie droite ? Ou tu es un qui, dans le tas
va par de faux raccourcis, ce n’est pas à tout le monde qu’est offerte (semble-t-il)
la voie droite,

ne viens pas me dire après, pas la rengaine habituelle
que tu le sentais, que c’est ainsi pour toi, que tu y es en plein
que tu le savais (non, au moins ça ne le dis pas).   

Si tu démêles l’écheveau le fil disparaît ?

Tourner était prévu, qu’il y eût un dessein
ce n’est pas sûr, quoique, toutefois…

Si tu tournes la page tu peux te passer de tes souvenirs
là où de toi est un souffle, au moins ou à peu près ? Et en lui
un bord taché de rouille, et dans la rouille
un moulage et encore, encore une empreinte qui changeait
et qui ne fut jamais mienne ?

Pourquoi ai-je dû attendre ?
Je tournais autour de moi-même,
une main pleine, l’autre vide,
ma main pleine cherchait la vide,
elle la savait plus sûre, inévitable,
c’est pourquoi j’ai dû attendre
pour comprendre ensuite que ni l’une ni l’autre n’étaient miennes.

La personne que je ne suis pas
mais un peu plus maigre, des gestes moins mesurés

se vit marqué par un geste
ou deux, un trait soulignant un mot
répété, un cercle

où la phrase était trop évidente et ce n’était pas
chose à supporter,

presque futile presque inutile, survivre sembla
un miracle.

                                                                                                      (de Nervature)

***

 

Paysage

Aujourd’hui je n’ai que fuyantes ébauches de réalité
aujourd’hui tout paysage semble m’échapper
aujourd’hui m’échappent les lieux qui devraient
être miens et rester près de moi.

De la grille descend sur la plage un dégradé de gris
vers un ourlet d’écume et de sable mouillé
s’immerge le ressac en une lumière faible sans limites.

Une respiration légère,
à peine quelque chose qui se sépare.
Le rivage se dépouille, effleure le reflet
qui encore subsiste.

Aujourd’hui le couchant est un azur coulé à pic
une couleur déliée effacée,
il utilise peu de signes de vie.

À la fin pliée et éteinte,
la plage récupère, se renouvelle,
écorces humides, restes gonflés d’eau salée, ce détrempé
ramené à la surface par une autre marée, d’autres plantes,
autres, sur un autre rivage.

                                                                                                        (de Nervature)

***

 

Persistances

Tu sais que si tu effleures cet air de fil
chaque chose va se défaire en mots.

C’est ainsi tout s’embrouille et perd
la forme qui nous accueille, qui nous permet.
Ainsi va l’oubli cultivant ses obscures fourmilières
et tu ne le comprends pas, tu ris et ignores sa compassion.

Lui enfile le fil dans le chas quand tu t’endors
cuit miel et parcimonie et toi, toi tu ne le sais pas.

                                              (de Litanie e scarabocchi)   

(Trad. J.-Ch. Vegliante)

* * *

 

Médecin et chirurgien en Albanie, et à partir de 1999 chercheur à l'Université de Padoue, Arben Dedja (Tirana 1964) est traducteur de l’anglais et de l’italien, et poète. Dans son premier recueil publié en Italie, La manutenzione delle maschere (“L’entretien des masques”, Bologne, Kolibris, 2010, sous ma direction), l’histoire politique albanaise s'avère être la protagoniste, mais d'une certaine manière déconstruite, comme le soulignent les masques du titre,  réinterprétée par le filtre de la démocratie des destins, grâce auquel la polémique sociale sert plutôt à présenter une humanité où les “derniers” incarnent les victimes d'une congénitale stupidité d'espèce. “L’entretien” entrepris par Dedja, est un exercice démystifiant implacable, opéré avec scientificité à travers la procédure de l'autopsie, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la décomposition anatomique, impartiale de la matière – et on fait référence à ce propos au titre de son volume de récits Amputazioni prolungate (“Amputations prolongées”, Lecce, Besa, 2014) – au moment où la réalité de la mort confère à chaque chose la place qui lui est due. La poésie colloquiale et anti-lyrique de Dedja refuse un engagement affecté pour atteindre avec un réalisme caustique les “bas-fonds” de la condition humaine. Une poésie bilingue – et l'italien, né au début comme auto-traduction en regard de l'albanais, devient de plus en plus prioritaire – qui a en réalité des racines profondes dans l'italophonie, et qui y joue avec une simplicité exhibée, apparente. Dedja aime raconter, en effet, que dans son enfance albanaise, avec la chute des certitudes à propos de l'instruction imposée par le parti, s'était répandue l'habitude de confier ses enfants à un enseignant libre, un instituteur qui appartenait souvent aux classes sociales renversées, ou un ancien communiste tombé en disgrâce, qui leur dispensait l'enseignement des langues occidentales. Avec son Maître, le poète s’était trouvé impliqué dans des très longues leçons où l'étude de l'italien était abordée en comparaison de l'anglais, du français, du turc, et des règles élémentaires de grammaire ouvraient des passages dans toutes les directions du savoir, des arts. Un apprentissage omnivore et plurilingue, sur lequel, au fil des ans, Dedja reconstruira une stratification de mondes poétiques destinés à donner, avec une compassion ironique et une simplicité méprisante, sur les vers italophones. Et ce n'est pas un hasard si son dernier recueil poétique s’intitule The vanishing twin (Lecce, Besa, 2015, sous ma direction), en référence au syndrome du “jumeau perdu”, celui des deux fœtus qui meurt et est absorbé par la croissance de l'autre. Dans ce livre, l'anglais, fréquenté à travers son activité de traducteur, est marqué dès le début comme une composante importante de l'humorisme et des dramatisations grotesques des textes ; alors que l'allusion au syndrome est un puissant renvoi au simulacre fragile de tout ce qui a été dans le passé de sa langue maternelle, corps éthéré d'une identité mobile, reversé dans la voix poétique jumelle survivante, laquelle saura s'en charger, et qui, en l'absorbant, le transformera pour pouvoir grandir dans la langue nouvelle.

***

 

Élégie cruelle pour mon père

1.
J’ai lavé mon père mort
un matin de mars, les engelures
de l’hiver encore aux pieds
et justement je commençai par les pieds
– eau et savon – jusqu’à ce qu’il sente
l’odeur du détergent, puis entre les cuisses
j’ai effleuré à peine les testicules en cette
occasion pour la première fois dévoilés
je l’habillai en chemise et costume
le meilleur, en lui tenant droite
la tête, qu’elle ne retombe pas sur la poitrine
je l’étendis sans-montre-et-sans-bague
je coiffai ses cheveux blancs je le rasai
à sec je haletai sur ses souliers
neufs trois-manches-de-cuillers-cassés et
à la fin lui mis une cravate après
avoir fait d’abord le nœud sur
mon cou.

2.
Père mien quand tu mourus
nous t’avons gardé vingt-quatre heures
chez nous pour te rendre les derniers
honneurs, une longue veille
mais dehors l’hiver abandonnait
la terre si bien qu’à minuit
nous éteignîmes le chauffage, entre nous
recroquevillés pendant que quelqu’un
répandait des parfums dans la pièce
le couloir la cuisine l’autre pièce
le monde entier.

3.
Mon père  pleuré quand tu mourus
ce ne fut pas une mince affaire
de te descendre par les escaliers étroits de l’immeuble
construit avec les travaux forcés de l’époque
hodjienne, un cousin au septième
degré juché sur les barres
de la fenêtre du voisin se chargea
de diriger les opérations, le menuisier
du cinquième étage démesura
avec un mètre les angles du calvaire
un martyr mit son dos
sous le cercueil mais de toute façon
la lampe fut quand même cassée
dans l’escalier et le crépi
rayé pendant que toi là-dedans tu bougeais
un sac de noix posé sur la tête
qui selon l’usage
devait sortir la première.

                                                           (de La manutenzione delle maschere)

* * *

 

Emilio Salgari

On l’a trouvé dans son bain tout moisissure
ce lointain 25 avril 1911
suicidé en une espèce de hara-kiri avec son rasoir à barbe
comme dit-on faisaient les héros
de l’Orient Extrême que, sans jamais y aller, il décrivit,
parce que presque ainsi Sandokan tua le Tigre,
parce qu’ainsi l’imagination s’est noyée dans la prose,
parce qu’ainsi les usuriers sont plus réels que les trésors,
parce qu’ainsi les éditeurs accouchent de charognes,
parce qu’ainsi les chiffons deviennent célèbres en essuyant du sang
                                                                                                   [d’écrivain,
parce qu’ainsi vraiment triomphe la quotidienne banalité du rasage. 

                                                                                                  (de La manutenzione delle maschere)

* * *

 

Le discours du leader

On mangeait de la pastèque dans les derniers rangs.

L’atmosphère était celle des
moments historiques :
la salle dans la pénombre
prête à être illuminée
par la marée des applaudissements.

Au premier rang
on remarquait une fatigue
de fesses pendantes
parmi les vétérans.

Quand au milieu
d’une longue phrase il fit une pause
et respira profondément on entendit
le tic tac
des coupe-ongles (invention chinoise).

(de La manutenzione delle maschere)

(Trad. J.-Ch. Vegliante)

* * *

 

Pour Eva Taylor (Heiligenstadt 1956) – installée, depuis les années 1980, à Florence, où elle vit actuellement, professeur de langue allemande à l'Université de Bologne – on peut dire que l'usage littéraire de l'italien précède chronologiquement, hormis l’exception de quelques rares textes, celui de l'allemand, en inaugurant d’ailleurs sa production poétique. L'italien est, de ce fait, l'instrument qui permet à Taylor de revenir sur ses pas pour affronter l'histoire privée et collective de sa langue maternelle tout en se réconciliant pleinement avec son poids historique. C’est à cause de son propre parcours biographique que la relation de Taylor à l’allemand se caractérise par une attention portée aux superstructures conceptuelles liées au rôle de cette langue dans l'histoire du XXème siècle. Le premier accroc existentiel de cette poétesse remonte, en fait, à son enfance, lorsqu'elle est contrainte de fuir l’Est avant la construction du mur. Toute son histoire familiale, qui forge la matière du roman autobiographique Carta da zucchero (Ravenne, Fernandel, 2015), est vécue à partir de ce moment “à rebours”. La migration en devient l’expérience fondatrice, et le fait qu'elle se produise à l'intérieur d’un seul pays, dans un contexte linguistique également germanophone, fait en sorte que le rapport avec la langue est compromis : bien que langue maternelle, l’allemand devient ainsi une langue d'acceptation contrastée, que Taylor définit comme “langue-marâtre” pour le manque d'une relation “de sang”, naturelle, et l'impossibilité de s’y réfugier afin de trouver le repos dans le berceau des sons rassurants de l'enfance. Ce sera en revanche la rencontre avec l'italien, amenée par la seconde expérience migratoire, qui renouera les liens les plus profonds, grâce justement à ce qu’il représente au niveau rythmique et musical. Les dynamiques et les raisons de l’expression plurilingue sont abordées par Taylor dans son premier recueil italien L’igiene della bocca (“L’hygiène orale”, Brescia, Ed. l’Obliquo, 2006), qui naît de la comparaison intertextuelle avec un livre spécialisé dans les pathologies odontologiques trouvé dans la salle d'attente d'un cabinet dentaire. Les poèmes de Igiene della bocca se concentrent, au sens figuré, sur l'aspect médico-stomatologique de la communication grâce auquel Taylor peut se permettre de “creuser” dans l'instrument de l'articulation linguistique, la bouche, pour remonter des mécanismes du dire jusqu'à ses raisons, et à ses résultats. Le recueil suivant, Volti di parole (“Visages de mots”, Brescia, Ed. l’Obliquo, 2010), intègre tous les aspects de la distanciation existentielle résultant de la migration ; la section “Ricettario minuto” (“Petit livre de recettes”) de ce dernier, en particulier, est construite sur le modèle du déroulement de composition de L’igiene della bocca : l'idée vient d'un autre genre textuel particulier, celui des recettes culinaires, en s’inspirant duquel Taylor produit des précis inutilisables de différents aspects de l'aliénation quotidienne. La question linguistique reste donc la matière fondatrice de toute la poésie de Taylor, qui, au delà de la rhétorique facile de la beauté et de la nécessité du cosmopolitisme plurilingue, se concentre au contraire sur son aspect de douleur, sur toutes les tensions, les vertiges que celle-ci comporte. Un choix de poèmes d’Eva Taylor a paru en France dans le recueil Arguments pointus (Paris, Le hasard d’être, 2014, trad. J. Spaccini & A. Panek). Elle fait également partie du groupe “Compagnia delle poete” (www.compagniadellepoete.com).

* * *

J’ai deux bouches
par l’une je parle
par l’autre je saigne.
Ce matin j’ai choisi le rouge à lèvres le plus rouge
pour couvrir les traces de sang.
Tu m’as regardée et tu as dit :
tu es bien.

                                                               (de L’igiene della bocca)

***

 

Dans le noir
j’essaie de vous prendre,
paroles
liquides nagées
évaporées
vous vous posez
sur le bord de ma bouche,
amours toujours lointains
filles désobéissantes.
Vous affleurez cachées
en bonbons colorés
suçotés un à un.

La langue
ne distingue pas bien
votre goût
elle vous tourne et retourne jusqu’à la nausée.
Et quand la main ne vous trouve pas
vous redevenez ce que vous êtes :
couronnes dans une bouche édentée,
prothèses pour broyer la vie.

                                                                   (de L’igiene della bocca)

***

 

Loin de chez soi
Tu as vu, disait la mère,
tu as entendu, disait le père :
ils cherchaient un pays derrière les pierres.

Loin du lieu destiné
en mouvement nocturne vers ailleurs.
Fuir, disaient-ils, et :
si nous étions restés.
Entre ces deux phrases
j’erre sans but.

                                                               (de Volti di parole)

***

 

Recette pour poisson hors de l’eau

La plupart des poissons est muette.
Laissez-le bouillir quelques instants
faites-le refroidir dans l’eau de cuisson
enfin versez-le dans l’alphabet.
Il apprendra à nager, à respirer et à parler
mais il aura toujours l’impression
d’être quelque chose d’autre.
Son léger goût d’amertume
que certains apprécient
et d’autres trouvent écœurant
vous fera penser à un accent.
On peut le supprimer avec un filet d’huile d’olive.
Extra-vierge, pression à froid.
Mieux encore très froid. Presque comme d’eau.

                                                                                        (de Volti di parole)  

(trad. J.-Ch. Vegliante)  




Avec une autre poésie italienne : L’élégie de Pascoli

De l’immense poète que fut, en italien et en latin, Giovanni Pascoli (1855-1912), il suffirait de rappeler qu’il a ouvert la voie à la foisonnante saison poétique de son pays au XXe siècle. Ungaretti et Montale et Pasolini, sans parler de Quasimodo, ont dû d’abord le traverser. Latiniste et dantologue reconnu, il succéda au Prix Nobel G. Carducci à la prestigieuse chaire de Littérature de l’université de Bologne (1905). Quasiment inconnu en France, du fait des profonds déséquilibres entre les deux traditions romanes (à la proximité illusoire), et surtout peut-être à cause de l’extrême difficulté de sa lecture en traduction/réception*, il mériterait enfin qu’un éditeur digne de ce nom procure au moins une vaste anthologie, voire un recueil complet de ses vers. À bien des égards précurseur de certaines découvertes linguistiques (l’anagramme selon Saussure), psychologiques (l’inconscient) et ethnologiques (la puissance du populaire, comme chez Rimbaud – voir, avec Lapide, le début de Enfance II), il a été sans conteste l’un des plus géniaux rénovateurs du vers italien. Le seul peut-être à pouvoir rivaliser avec les grands Symbolistes par la puissance évocatrice de son langage multiforme. Lyrique et élégiaque dans ses premiers textes, il s’est essayé ensuite aux longs poèmes virgiliens, géorgiques ou épiques ; récemment, son Dernier voyage [d’Ulysse], dans les Poèmes conviviaux, 1904, a été magnifiquement rendu en français par Evanghélia Stead (Seconde Odyssée, Grenoble, J. Million 2009). Quelques pages ont été traduites en anglais par Seamus Heaney. Nous ne donnons à lire ci-dessous qu’un des multiples aspects de sa poésie, parmi les plus anciens de son livre de jeunesse, Myricae – humbles arbustes ou tamaris –, en attendant mieux, et plus “haut” (paulo majora…) si l’on ose dire, que la simple mais si précieuse élégie.

* Voir aussi  chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr

 

 




Avec une autre poésie italienne : Une « lande imprononçable » peut-être

 Expression précise, concise, nette et limpide. Un espace-temps littéraire d’après des désastres, contemporain d’autres désastres. La pensée court immédiatement à Eliot, à la terre gaste, ravagée, le monde rendu indisable. Et aussitôt bien sûr la langue du poème, pure affaire de mots (4 occurrences du lemme « parola » dans les 52 titres de l’Index, 16 fois dans l’ensemble de ce recueil, Tersa morte, le dernier de Mario Benedetti) : affaire de signes écrits et de rythmes sobres, secs, plus que de confidences – voire de souvenirs : ce n’est « pas l’histoire à raconter » qui importe. Pas davantage de sentiment que chez Leopardi. Dans la suite logique des Peintures noires (2008), où planait déjà l’ombre de parents disparus – et d’un planh caché sur la mère –, ce nouveau livre poétique poursuit le rauque de la voix, l’espèce d’abrasion du discours, jusqu’à ce qu’on perçoive le silence de son souffle même ((Voir mon Le silence du souffle, déjà sur ce dernier livre de Mario Benedetti, « Le nouveau recueil » 4 sept. 2012)), le gel tranchant d’une Mort nette, dont Benedetti semble avoir fait l’emblème et le stigmate de l’ultime poésie encore praticable. Il n’est pas interdit de penser à quelque rapprochement, sur un ton mineur non tragique, avec le plus quotidien, presque familier Celan : un effacement qui n’est pas muet (Stille) pourtant.

C’est que certains poètes ne craignent pas d’exposer leur travail comme une « demande » qui permette d’aller de l’avant, entre témérité et pudeur, quoi qu’il en coûte face à l’incompréhensible absolu de notre propre devoir mourir. Alors qu’une majorité de faux lecteurs font semblant de continuer à « s’occuper, / presque quotidiennement ils se sentent éternels », cherchant au mieux dans le texte une consolation, un prétexte à se mettre de côté, à se préserver dans le divertissement, à se bâtir – ou à se déconstruire – un système intellectuel protecteur raffiné. Cette poésie-ci s’offre dangereusement, à la poursuite d’un temps disparu qui n’a peut-être jamais été que dans le regard du petit égaré, Idiot boy détournant le sort par « seulement boire, boire, mâcher, mâcher » (une section du livre non traduite ici), projeté en avant donc, aurait dit Rimbaud, dans un futur textuel où nous puissions aussi nous projeter. Poésie transitive, poreuse et laconique, ouverte aux courants de notre monde désuet et cybernétique, musical, oral (des textes de Benedetti sont chantés, d’autres touchent aux pratiques du slam), tissu de contradictions et de violence comme un grand flux de paroles dont ne resteraient que des bribes soudain traversées de paysages lancinants ; de visages. « Feuilles parmi les feuilles » et lieux précis (Frioul, Milan). De photogrammes enregistrés, où ? autrefois, malgré nous. D’inscriptions (le mot FIN du film Femmes entre elles), de panneaux ne donnant plus aucune indication lisible – la pensée va aux « Tombés en A. O. », aux « Chemins de Fer Nord Milan » de Raboni (Quare tristis). De très vieilles poésies dirait-on aussi, à dechiffrer (« De Mimnerme… ne plus se réveiller »), et toujours la question seule :

Comment témoigner des morts,
vivre comme si nous l’étions,
mourir comme nous le sommes.

 (poème non traduit).

Dans cet air raréfié, il semble enfin qu’écrire, selon une tradition également très ancienne, aspire à quelque apprentissage de la disparition privée, non trop indigne. Où ne manque jamais l’attention au malheur public, dont l’Italie post-moderne a eu plus que son lot… Il s’agit bien entendu d’une aspiration laïque, mais les poètes de la famille de Mario Benedetti l’ont souvent invoquée, chacun à sa manière : et c’est un maître du doux style nouveau, déjà, Guido Guinizelli, qui se réjouissait avec Dante de le voir, passant par l’au-delà « pour mieux mourir [se] charger d’expérience » (Purgatoire XXVI, v. 75). Reste à savoir si le langage permet encore de penser – puis d’articuler – un tel espoir après le siècle des désastres.

Car la Waste Land traversée ici est instable, perfide. Il y faudrait une langue nouvelle (comme on dit), dépourvue de résonances, d’éloquence, mais non de voix sous peine de vacuité inutile. Ou de pur jeu mental. Désormais, semble avertir cette poésie de l’après, il faut partir de l’indécision, de l’ignorance, de l’indistinct : dans le deuil tout est pareil, les visières des mottes de terre soulevées, les sentes du sous-bois dans les cheveux, les doigts grimpants, les buissons « farine et eau mélangées sans mains » parce qu’il n’y a plus de mains, et le soir enfin muet, quand le soleil couchant est juste l’image d’un plus grand amour-trop-tard (Pascoli : « beau, mais beau comme / soleil qui meurt », Solon). Devant l’énigme de la disparition d’êtres aimés, mais aussi bien d’un monde réellement signifiant, Benedetti retrouve le souffle silencieux du thrène primordial, celui qui accepte le pathos commun, banal, reçu comme en partage : une forme de dialogue malgré tout, avec tout lecteur lisant, s’il fait sienne du moins cette si nette continuité inéluctable d’un monde désormais unique, et ses « vaches avec leurs veaux / qui dorment comme les enfants », à l’antipode certes d’une certaine avant-garde non pas française seulement mais européenne occidentale. Poésie du corps présent, des mots vivants de l’absence, dénuée des oripeaux philosophiques auxquels nous ont habitués les littérateurs dominants de ce côté des Alpes. La poésie, celle qui fait ce qu’elle écrit, semble donc se retrouver peu à peu, par bribes, par expirations nécessaires. Une vitalité ultime, refusant la complaisance de quelque lamentation ; et l’élégie. D’où Celan, et Pascoli, Leopardi et Dante. Communauté où rien n’appelle, où rien ne s’oppose non plus à qui veut entrer. Comme l’auteur, capable d’éprouver à froid notre malheur d’hommes et de femmes, dans la déréliction féroce du jardin léopardien (mais ici, avec Zanzotto, c’est aussi un inerme « potager »), acceptant de « voir nue la vie », nous pourrons peut-être atteindre alors à cette forme de stoïcisme qui admet :

Mais moi dans ma vie je n’ai écrit aucun poème,
moi dans ma vie je n’ai lu aucun poème.
Et celui-ci personne ne l’a écrit, personne ne l’a lu.

Il serait important de traduire et de voir éditer dignement cet auteur affirmé (et quelques autres) dans ce pays-ci où l’on se plaint périodiquement de l’absence d’un lectorat pour la poésie exigeante, celle qui ne se lit ni comme un traité savant ni comme un « roman ». Nous parions sur l’accueil de cet « imprononçable », tellement proche de notre besoin d’une parole vraie, donc bien sûr lisible (et encore lisible).

Traductions (et Note) de Jean-Charles Vegliante 

Mario Benedetti, Tersa morte, sortie prévue chez Mondadori (Milan), sept. 2013.

Mort nette

 

 

25 août 2010

Les mots sont dans les histoires que tu m’as fait voir.
Tout ce qui n’est jamais vu, tout ce qu’on ne dit pas aujourd’hui !
Aveugle, le corps continue, fait confiance, obligé de rester.

Ta main ne cherche pas les champignons.
Ta main a fermé tes yeux avec des sparadraps.
Tu vois ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?

_______

 

Combien de mots qui n’existent plus.
Le précis repas n’est pas la soupe.
La mer n’est pas l’eau qui reste ici.
Une aide c’est trop demander.
Mourir et n’y a aucun vivre et n’y a rien, m’enlève les mots.
Et pas de sauts, de mains qui ensemble se tiennent
à la corde, sourires, caresses, baisers. Une lande imprononçable
est le lit dans la maison de repos des mourants,
agitée, dans les spasmes de sentir que l’on vit encore.
Province d’Udine, Codroipo, le malade des deux poumons,
le pantalon large, le visage avec la peau sur les os,
le nez effilé ne sont pas l’histoire à raconter, ni les souvenirs.
Aride savoir, aride sentir.
Et je dis, rendez-vous compte, n’ayez pas juste vingt ans,
et une vie comme toujours, à me faire juste du mal.

_______

 

MERE

 

Le parole non sono per chi non c’è più.
Si commuovono e possono dire il viso morto.
Gli occhi erano quelli che mostrava,
il vestito sepolto quello visto altre volte.
Vedere che non ci sei più, non dire niente.

3 octobre 2011

Les mots ne sont pas pour qui n’est plus là.
Ils s’émeuvent et peuvent dire le visage mort.
Les yeux étaient ceux qu’elle montrait,
l’habit enseveli celui vu d’autres fois.
Voir que tu n’es plus là, ne rien dire.

[Une traduction différente dans « Poezibao » 8 déc.
2011, et dans « le nouveau recueil » 4 sept.
2012 ; un autre texte traduit, ‘Il respiro dentro’
a été finalement supprimé par l’auteur]

______

 

Qu’est-ce que je dois regarder pour sentir que ce n’est pas si vrai,
et réussir à te déplacer dans les activités domestiques,
à te pousser de nouveau le long des routes. Et entre les raies
proches des cheveux je regarde les sentiers du sous-bois
jauni. Et j’arrive à voir les ruelles de Naples,
les années Trente, les chats, les jupes longues d’une jeune fille.
Et tu me dis : tu sais que c’est vrai, toi reste fort et serein,
combien de jours devant toi ! Moi je suis morte un lundi,
tu es arrivé à me regarder, j’étais une chose vêtue
de cet habit bleu que tu m’avais offert et toute la broderie
du foulard. Si bien élégant, si bien beau.

 [Idem]

______

 

 

Les rêves dans les volets poussés
c’était nous pour toi. Après la vie des grands-parents
il y avait la vôtre, la mienne, Roberto
et le terrain, la maison, l’argent à mettre de côté.
Et ce film, Le comte de Montecristo, les magazines,
la radio de quelques opéras lyriques,
des chansons napolitaines. Sainte Marie Majeure
à Rome, où tu es restée jusqu’à la guerre.
Moi j’ai habité çà et là, un troisième étage, un quatrième,
de maisons où tes yeux ont appuyé.
Je voulais devenir maîtresse d’école,
tu demandais : est-ce qu’Alessandra est maîtresse ?
Maintenant c’est moi qui vide tes rêves, au-dedans de moi
j’ai toujours Les amies de Michelangelo
Antonioni, après l’inscription qui dit Fin.

[Une première traduction dans « le
nouveau recueil » 4 sept. 2012 ; Le amiche
d’Antonioni est connu aussi comme
‘Femmes entre elles’]

_______

 

 

Le tram à Milan boulevard Monte Nero,
tu le regardais assise comme tu regardais les trains.
Avec un vélo sans freins,
après le col de Monte Croce
pour aller à Attimis, à Forame,
ç’a été une chance de ne pas tomber, se fracasser.
Je savais que tu étais là, que tu regardais tout près
pendant que j’y pensais, et te retenais.
Comme une feuille parmi les feuilles
tu étais sur le banc. Il y avait des arbres et des arbres,
et ton visage, l’habit du bleu habituel.
Mère, personne morte
boulevard Monte Nero, sur la route d’Attimis,
de Forame où tu es née.

________

 

Ce rien que nous ne serons pas
emporte avec soi et efface tout.

Je dois le tenir par la main,
je ne vois personne tenir par la main les enfants.
Près de la manche longue du bras
ses yeux libres, et tant de mères,
tant de chiots de chiennes et des vaches avec leurs veaux
qui dorment comme les enfants.
À présent ils sortent des murs des maisons, entrent
dans la main sans douleur.
Ils sont entrés dans la main comme un de ses os.
Les mères sont si seules avec leurs petits.
Les enfants ont seulement nos os.
Mais moi dans ma vie je n’ai écrit aucun poème,
moi dans ma vie je n’ai lu aucun poème.
Et celui-ci personne ne l’a écrit, personne ne l’a lu.

[Une traduction légèrement différente
dans « le nouveau recueil » cité ; un
autre texte publié là, ‘Madre che non
mi ascolti’, a été supprimé par
l’auteur]  

________

 

 

PRINTEMPS, HIVER

 

Je vais à avril deux mille dix
quand la maison était à nous, et l’asphalte,
les fils électriques, les montagnes, le soleil.

Personne ne nous voyait et nous voyions tout.
C’était le secret de chacun pour vivre.

Tombe ce printemps sur les semelles de neige
avec le poids de toutes mes années :
un blanc piétiné en un amer sel gris
la seule image, mon corps de maintenant.

______

 

 

Tu ne pouvais pas le savoir. Il n’y avait que l’herbe,
le dos des si nombreuses mains dans la terre,
les doigts longs qui grimpent dans l’air.

D’autres se sont noués aux tiens,
la moitié qui alors te manquait
tu l’as trouvée en suivant la vie.

Ne dis rien. Le silence repassera
et tu mourras pour quelqu’un. Que peux-tu faire ?
Maintenant tous ne sont pas comme toi. Ils chantent,

ils ont des affaires pour s’occuper,
presque quotidiennement ils se sentent éternels.
Même s’il est stupide de diluer la mort

avec la vie, ne te pose pas cette question :
c’était au début du jeu, heureux
et macabre que tu ne peux pas ne pas jouer.

_______

 

La joue salie par le seigle
court dans le pré en imagination.
Le souffle de la maison est l’effritement des murs
dans la gorge où presse le sang qui ne sort pas.
Confuses les tiges étendues sous les bras froids,
invisible la fosse de l’enterrement.

_______

 

 

  souvenir d’Andrea Zanzotto

Les fleurs toutes les nuits ouvertes, tu me regardes en scrutant alentour
ou par la fenêtre le champ pareil au champ d’autrefois.
Venus par les prés, pour ne pouvoir les dire juste herbes et arbres.
Nous pouvions être faits d’un simple fer, d’un museau.
Le potager est seulement une chose que nous faisions, une demande.

[Cette traduction a paru, légèrement
différente, dans « Recours au
Poème » 22 nov. 2012]

________

 

Les visages sans les os, nos cartilages
parmi les broussailles soulèvent des lits de feuilles
comme farine et eau mélangées sans mains.
Un autre novembre est assis dans le vide,
les mots font des trous de champ,
soulèvent des bérets de mottes dans la terre labourée.

________

 

 

Dans les discours se perd
la première chose que l’enfant a regardée.
Il joue silencieux et ses yeux il ne les bouge pas.
Ils ont coupé l’arbre, le tronc est tombé,
il ne bouge pas les yeux, il écoute ce qu’il faut faire.
Il apprend à vivre pauvrement.

_______

 

Voir nue la vie
alors qu’on parle une langue pour dire quelque chose.
Sortir le soir rend le soir plus beau
mais c’est ce peu de soleil oblique le soir sans paroles.
Voir nue la vie quand tu y étais avec tes choses.
À présent les choses sont seules,
il n’y a pas la promesse de ton réveil
et continuer avec tes savates, les tasses, les cuillères.
Ce n’était pas la peine de s’affairer.
Le jeu des jours est la promesse que tu ne savais pas
devoir perdre toujours déjà avant.

[Ces deux derniers textes ont paru,
légèrement différents, dans
« Recours au Poème » cité]

________

 

Moi aussi seul comme ce porte-manteau,
comme sont les tables, comme est la planche à repasser.
Murs et rambardes, le fauteuil, la cheminée.
Brûle le feu incendiant le jardin tout entier,
tout le pré, les bois, tous les printemps.

 

Tersa morte, (extraits)
Milan, Mondadori, 2013 (92 p.)
© Mondadori, 2013

 




Avec une autre poésie italienne : Giovanni Raboni

Giovanni Raboni (1932-2004) est un autre poète italien majeur du XXème siècle, et grand traducteur, en particulier du français – la Recherche, les Fleurs du mal… –, auquel nos critiques attitrés n’ont pas consacré une ligne à l’occasion de sa mort, à l’hôpital de Parme, le 16 septembre 2004. Ce ne veut être rien de plus qu’une constatation, déjà faite ici à l’enseigne d’un parfait « horizon d’entente » existant entre quelques rares opérateurs-éditeurs culturels convenus, des deux côtés des Alpes, en parfaite ignorance de la marginalisation des Lettres (françaises et italiennes) que leurs intérêts particuliers contribuent à aggraver. Mais l’Europe du sud n’est peut-être déjà plus qu’une province de l’un des Empires de notre temps, et ses vieilles langues des dialectes en voie de garage sinon de disparition. Une raison de plus, à vaste échelle anthropologique cette fois, de défendre ces expressions autres, dont le destin est solidairement lié quelle que soit leur valeur effective et leur poids en termes démographiques, politiques et culturels, voire économiques dans le monde sans pitié de la communication. La poésie tire (aussi) sa force de l’absence presque totale d’enjeux réels dans ces domaines, quoi qu’en pensent les opérateurs du champ intellectuel pointés ci-dessus. Auxquels, de cette altitude où nul ne peut plus prétendre, le voyageur Dante aurait sans doute montré en souriant l’inanité du pouvoir dans « la petite aire qui nous rend féroces »*.

Notre Centre de recherches CIRCE a bien sûr essayé de rendre justice à la poésie de Raboni, aussi bien dans http://uneautrepoesieitalienne que lors de divers hommages, dès le 23 novembre 2004 (manifestation Vers d’autres voix à la Sorbonne Nouvelle), puis en Avignon, février 2005 (Lindau-poésie), etc. Cette chronique voudrait en être une forme de continuation, quelle que soit la portée ici de nos voix… Le site dédié, www.giovanniraboni.it (animé par sa compagne Patrizia Valduga, elle-même poète reconnue), poursuit mieux que nous cette entreprise ; on y trouve, entre autres, les belles traductions fraternelles de Jaccottet, naguère publiées par La Dogana (en Suisse). Poezibao, Terresdefemmes et quelques autres lieux virtuels ont également mis en ligne des traductions de Raboni, de même que le nouveau recueil ; l’une de ses dernières interventions en France fut à l’occasion du Salon du Livre “italien” de 2003, où j’avais eu la joie de présenter ses propres lectures de ses poèmes. Une traduction importante, due à Bernard Simeone, a été éditée avec retard chez Gallimard, enfin : À prix de sang (A tanto caro sangue), 2005 (Du monde entier). Trop tard pour que l’auteur et son traducteur puissent la lire. Il est vrai que, parmi les poètes qui comptent, seuls Ungaretti, Montale, Pasolini et d’un peu plus loin Sereni (mais ni Pascoli, ni Saba, ni Betocchi, ni Fortini) ont trouvé une place décente dans notre langue.

Raboni, fin critique littéraire, éditeur généreux de poésie, traducteur, magister affectueux que les plus jeunes regretteront longtemps, a été aussi un amateur exceptionnel de théâtre. On ne sera pas surpris de lire ci-dessous une séquence du début de son spectacle Rappresentazione della Croce, une relecture laïque de la Passion ou, plus largement, de l’un des lieux mentaux de notre monde occidental. Où, affirmait-il, « dans tout texte poétique, l’invention de la croix reste à la fois un point d’arrivée et le point de départ de toute métaphore possible de la passion » (Introd. à P. Ruffilli, Camera oscura, Milan, Garzanti, 1992). Nous avons proposé le texte traduit à divers éditeurs, sans succès pour le moment. Cette pièce théâtrale et poétique a été montée d’abord à Messine, puis à Milan par le Teatro Biondo en 2000 ; les personnages du peuple – dont Judas qui « trahit par amour » parce qu’il faut que quelqu’un le fasse – avaient reçu une première expression dans les Gesta Romanorum juvéniles, dont un groupe de CIRCE avait procuré une traduction, lue en juillet 2001 à Florence (Fondation Il Fiore), et publiée par le même institut que dirigeait alors l’ami Alberto Caramella. Tout cela dans la tradition des Mystères médiévaux, populaires en effet au plus pur sens du terme. Une deuxième pièce de théâtre, Alcesti o la Recita dell’esilio, devait suivre deux ans plus tard (Garzanti, 2002) ; tous ces textes sont maintenant disponibles, avec l’ensemble de son œuvre en vers, dans L’opera poetica, Milan, Mondadori “Meridiani”, 2006 (éd. R. Zucco, 1893 p.). Un peu l’équivalent italien de la Pléiade, et qui inclut la traduction de l’Antigone de Sophocle : le rapport de Raboni au théâtre n’était pas fini.


* La Comédie. Paradis, chant XXII, v. 151. Il s’agit, vue du ciel, de notre planète Terre. 

 




Avec une autre poésie italienne : Patrizia Vicinelli

La récente édition des œuvres complètes de Patrizia Vicinelli (1943-1991), accompagnée d’une anthologie de performances filmées, permet de mesurer la force d’une œuvre qui rend à la poésie son ambition d’art total. Pour Patrizia Vicinelli poésie graphique, poésie sonore et écriture ne sont que trois facettes d’un même geste. Ses œuvres graphiques, y compris les plus abstraites, sont la visualisation de performances vocales allant de la récitation épique à la profération combinatoire de phonèmes.

L’apprentissage de Patrizia Vicinelli est marqué par deux grands « maîtres » de l’écriture expérimentale, Emilio Villa et Adriano Spatola, ainsi que par la participation à la néo-avant-garde, à laquelle elle adhère en 1966, deux ans avant l’implosion du mouvement. Ses premiers poèmes illustrent déjà une virulente critique du langage, comme dans cet extrait daté de 1962 (nous traduisons)     

Ta langue est une langue fourchue et nous
la réduirons en lamelles, la tienne et le langage
de tous

Cette langue fourchue, symbole d’une duplicité serpentine, sera réduite en lamelles, pulvérisée, selon le programme avant-gardiste, et reconstruite à nouveau pour remédier à son appauvrissement culturel et moral : « notre alphabet a tellement  / peu de lettres que j’ai honte », dit un poème daté de 1963.

Refaire un alphabet ex nihilo, repartir par la toute première lettre : tel serait l’objectif de à, a, A, un recueil de poésie visuelle et sonore paru en 1967, dédié à Emilio Villa (la version numérique est consultable ici). L’ouvrage est composé de séquences typographiques, d’enchaînements de lapsus, de calligrammes abstraits jouant délibérément avec l’illisible. Plusieurs langues sont convoquées pour compliquer le jeu : italien, français et anglais. à, a, A est aussi le bruit d’un rire sonore, terrifiant. Cet autre extrait, en français dans le texte, est représentatif d’un tel sarcasme multilingue :

ZZZZZZZ, zed zed : attention attention
l’imprévu de la maison neuve imprévu
votre Q. I. c’est inférieur ∞.

L’esprit de liberté verbale et de dérision poétique de 1968 n’est pas loin. Mais 1968 est aussi la date du durcissement des appareils de pouvoir face à toute forme de contestation. Cette année, un proche de Patrizia Vicinelli, l’intellectuel et ancien résistant Aldo Braibanti, est condamné à la prison en raison de son homosexualité ; son ex compagnon est envoyé en cure d’électrochocs. (Cf. la note historique de Maria Serena Palieri). Patrizia Vicinelli, avec d’autres intellectuels italiens, dénonce cet abus judiciaire. Elle est alors poursuivie pour détention de haschich et condamnée à la prison. Sa fuite au Maroc lui permet d’échapper temporairement (cet exil nourrit certains passages de Non sempre ricordano) mais lors de son retour en Italie, elle est emprisonnée à Rebibbia (1977-78). Elle y écrit une adaptation théâtrale de Cendrillon qu’elle met en scène avec des détenues.  

Dernière page de Apotheosis of a schizoid woman (1979). Source : archivio Maurizio Spatola.

L’ouvrage Apotheosis of a schizoid woman (1979) souligne l’approfondissement des travaux graphiques de Patrizia Vicinelli. Ce livre de collages et de poèmes visuels est imprimé en sens inverse : il se lit de droite à gauche. Le titre détourne un célèbre morceau de progressive rock « 21st Century Schizoid Man », en affirmant à la fois la force et la fragilité d’un sujet féminin. Le discours politique est également présent. Dans un des collages d’Apotheosis of a schizoid woman se détache le titre suivant : « La police voit dans le suicide d’un anarchiste détenu un « acte d’auto-accusation ».

L’allusion aux emprisonnements et aux meurtres politiques revient de manière centrale dans Non sempre ricordano (1986), « poème épique » en huit sections, considéré comme le chef d’œuvre de Patrizia Vicinelli. Pensé graphiquement comme un dazibao (un projet de départ comportait plusieurs affiches illustrées), ce long poème s’inspire de la rhétorique du manifeste. Cris de violence, slogans politiques énoncés en lettres majuscules sont alternés à des moments oniriques et visionnaires. En huit parties s’alternent des scènes de guerre, de passion et d’extase, denses d’allusions historiques et mythologiques.

Non sempre ricordano est aussi un poème « épique » au féminin, à lire à côté de La libellula d’Amelia Rosselli. Les deux poèmes ont en commun le détournement de références patriarcales, invoquées au début pour mieux être renversées : les « esprits des saints endormis » au début de Non sempre ricordano rappellent les « saints pères » de La libellula. Autre convergence frappante, la poésie de Patrizia Vicinelli est marquée par un fort multilinguisme : des fragments entiers de Non sempre ricordano sont en anglais, certains mots en français. Tout le texte est émaillé d’exclamations en d’autres langues qui multiplient ce cri : « Babel restait intacte et hurlante » (Non sempre ricordano, VII).  

Une autre poésie italienne a donné il y a quelques temps une traduction du poème « l’arbre de Judas ». Nous proposons ici un extrait de la deuxième partie du poème Non sempre ricordano. 




Avec “Une autre poésie italienne” : Amelia Rosselli

Ce titre est celui du blog que nous animons, et augmentons chaque mois, « sous » le site institutionnel du groupe de recherche CIRCE (Paris 3 - LECEMO), Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Échanges (domaine italo-roman).

Une autre poésie italienne par rapport à celle, largement masculine et nordique, et presque toujours écrite en langue standard centrale, que diffusent les grandes maisons d’édition de Milan et Turin ; mais aussi différente de celle que, par suite de divers avatars d’un « horizon d’entente » convenu entre opérateurs culturels des deux côtés des Alpes, les fameux passeurs officieux nous font connaître ici – et parfois même avec bonheur, pourquoi pas –, en français, selon le bon vouloir de quelques grands éditeurs (presque exclusivement parisiens). Il serait trop long, et ennuyeux peut-être, de revenir ici sur cette misère bien connue des Lettres italiennes et françaises, les unes et les autres condamnées par leur centralisme même et leur structure de pouvoir à devenir petitement « provinciales », comme on disait naguère quand Paris et Florence/Rome se croyaient naïvement encore au centre du monde. Sic transit gloria mundi : il n’y a pas si longtemps au regard de notre éternité anthropologique minuscule, le poète Guinizelli recommandait de « laisser dire aux sots / s’ils croient que le Limousin((Giraut de Borneilh (1138-1215).)) vaut davantage((Davantage qu’Arnaut Daniel, admiré de Dante (et plus tard de Pétrarque), inventeur entre autres de la sextine (1150-1200 env.).)). / Ils prêtent l’oreille au renom plus qu’au vrai / et forment ainsi leur opinion avant / que l’art ou la raison soient écoutés » (Dante Alighieri, La Comédie : Purgatoire, chant XXVI, v. 119-23). Ce dont l’élève Dante prend acte, donnant même sa voix provençale au personnage d’Arnaut Daniel qu’il va rencontrer peu après.

Un auteur exemplaire, pour nous, de cette ouverture, de cette diversité, de ce refus de mise en conformité, voire d’une forme d’insoumission à la doxa et d’insolence, est bien sûr une femme, s’étant exprimée en trois langues au moins (le français et l’anglais avant l’italien qu’elle choisira pour finir), et n’ayant appartenu à aucun courant ni école, même si la néo-avant-garde des années 1960 et l’antagoniste célèbre Pasolini ont essayé de l’annexer. Parler de cet auteur, proposer ses textes (aussi bien originaux que traduits) est devenu plus facile depuis sa mort (elle s’est jetée dans le vide un 11 février), au risque de la canonisation, entre Rimbaud (qu’elle aimait dire sororal), Campana et Artaud, même pour de jeunes publics qui la découvrent aujourd’hui. Mais Amelia Rosselli – dont j’avais édité en 1987 Impromptu, avec la Librairie italienne de Paris ‘La Tour de Babel’ (à défaut de grands éditeurs) – ne fait pas partie des poètes présents dans notre blog, tout simplement parce qu’elle n’a jamais écrit, sauf erreur de ma part, dans le domaine thématique qui oriente aussi nos choix, sommairement présentés ci-dessus : pour faire vite, la dégradation du paysage européen et ce que j’ai essayé d’exprimer une fois (en poésie) comme « désastre atmosphérique »((Dans Le nouveau recueil 81, déc. 2006 - fév. 2007. La première partie de La libellule a paru sous forme de pré-publication CIRCE il y a quelques années (une réédition d’Impromptu, enrichie de sa version anglaise, est sous presse chez Guernica, au Canada, par les soins de Gianmaria Annovì).))

Il était juste qu’elle figurât ici, en ouverture d’une possible collaboration entre notre petite équipe de jeunes chercheurs italianistes et la revue en ligne qui nous a offert généreusement son hospitalité. J’ajoute que deux membres de CIRCE impliqués dans l’opération travaillent eux-mêmes sur cet auteur, Sarah Ventimiglia (surtout attirée par l’étude du rythme) et Emilio Sciarrino, déjà spécialiste reconnu du plurilinguisme dont Amelia était et demeure l’un des principaux représentants dans le domaine ‘italique’ ou italo-roman qui est le nôtre.

 

Présentation de l’auteur

Amelia Rosselli

Amelia Rosselli (Paris, 28 Mars 1930 - Rome , 11 Février 1996), poète italien qui a fait partie de la "génération des années trente", avec quelques-uns des noms les plus connus dans la littérature italienne.

Née à Paris, fille  de Carlo Rosseli ayant fui le fascisme, théoricien du socialisme libéral, et Marion Cave, militante du Parti du Travail de la foi quaker. 1940, assassinat de son père et de son oncle aux mains des milices fascistes en France (1937).

Les Rosselli s'installent d'abord en Suisse , puis aux États-Unis. Amelia Rosseli termine ses études à l'étranger.

Dans les années 40 et 50, elle se voue à la théorie musicale, ethnomusicologie et de la composition, la transposition de ses recherches dans une grande série d'essais. En 1948 elle commence à travailler comme traducteur de l'anglais vers plusieurs maisons d'édition de Florence et de Rome et de la Rai. Elle continue à se consacrer aux études littéraires ainsi qu'à la philosophie. En 1950 , elle rencontre l'écrivain Scotellaro, qui lui présente ensuite Carlo Levi. Puis les artistes qui ont par la suite donné naissance à "l'avant-garde du groupe 63".

 

Amelia Rosselli

Dans les années soixante, elle rejoint le PCI et commence à publier ses écrits principalement dans les magazines, attirant l'attention de Zanzotto , Raboni et Pasolini .

En 1963 , elle publie dans "Les Fausses" vingt à quatre poèmes. L'année suivante, parait son recueil de poèmes, "la guerre Variations", publié par Garzanti , et en 1967 la collection "Série hôpital." En 1981 parait "Impromptu", un long poème divisé en treize sections.Plusieurs de ses histoires en prose ont été publiés en 1968 sous le titre "Journal terne".

Deux longues maladies et la mort de sa mère la plongent dans une dépression nerveuse. Elle n'a jamais accepté ni le diagnostic de schizophrénie paranoïde qui a été donné par un certain nombre de cliniques en Suisse et en Angleterre, ni celui de la maladie de Parkinson.

Figure de l'écrivain multilinguiste, elle tente de combiner l'utilisation de la langue et l'universalité de la musique. Elle a vécu les dernières années de sa vie à Rome, à son domicile dans la Via del Corallo, où elle se suicide le 11 Février 1996 pour des raisons liées à la dépression sévère

Autres lectures

Impromptu, d’Amelia Rosselli

En une matinée romaine de 1979, Amelia Rosselli trouve soudain la force de briser le mur de silence qui l’enserre depuis des années (« questo / mio muro d’un più alto [...]




Une maison pour la Poésie 2 : La Maison de Poésie Transjurassienne : entretien avec Marion Cirefice

En ce matin d’hiver 2023, il est midi au cadran solaire de la Maison de la Poésie Transjurassienne, nichée dans le village de Cinquétral, à 850 mètres d’altitude. L’inscription dorée du cadran nous invite à « Lire pour rester libre » … 

C’est dans cette belle maison que Marion Cirefice me reçoit pour me parler de l’association Saute-Frontière et de la Maison de la Poésie Transjurassienne qu’elle co-préside aujourd’hui avec sa sœur, Elisabeth.

Marion, j’imagine qu’on ne crée pas une maison de la poésie sans de profondes motivations qui remontent loin dans l’enfance peut-être… Pourrais-tu nous tracer les trajectoires multiples de ton parcours de vie, dont je commence à comprendre qu’il est particulièrement riche de chemins de traverse, et original…

Dès mon berceau, j’ai baigné dans le monde du théâtre, à Lyon, ou mon père Louis CIREFICE était metteur en scène et acteur et a fondé le théâtre des Marronniers. Il a passé sa vie sur les planches, ma mère Miette a mis dans mon berceau et celui de ma sœur les beaux jouets de la littérature et de la poésie. 

 

Cette enfance heureuse et cultivée m’a portée :  dès les années 70, j’ai volé de mes propres ailes et fondé ma compagnie de théâtre « le théâtre de l’œil nu » et nous avons sillonné pendant dix ans les villages de la Drôme avec un théâtre de proximité.

 Mais je n’ai pu résister, après un voyage en Islande à l’appel du grand Nord… », après avoir co-écrit avec ma mère Miette une fiction nordique, destinée à devenir un film d’animation, j’ai décidé de monter un projet plus vaste pour une Bourse d’études auprès des Affaires culturelles du Nord Québec. Et la grande aventure a commencé !

Au cours de mon premier séjour hivernal, j’ai rencontré des artistes Inuits à Inukjuaq ( Nunavik – Nord Québec) et nous avons réalisé avec Yanni Amittuq un ouvrage commun, mon histoire illustrée par ses propres dessins. 

De retour en France, j’ai choisi de me former auprès de Jean Rouch en cinéma documentaire. J’ai étudié l’Inuttitut à l’UQAM, et suivi un cursus de culture Arctique auprès de Jean Malaurie, au centre d’études arctiques.

J’ai choisi de finaliser ce cursus par une maîtrise en muséologie à l’UGAM (Montréal),

Cela m’a permis de repartir en 1990 dans le Nord Québec et de réaliser en fin d’études mon film « Le Lien » ou autrement dit en Inuttitut … « Attaattatsiaralu, Annaannatsiaralu : nos grands-pères nos grand-mères ».

On trouve déjà là deux de tes grands fils conducteurs qui t’on amenée plus tard à créer un lieu tel que la Maison de la Poésie Transjurassienne : la transmission et l’oralité ?

Oui, ces deux pôles m’ont toujours passionnée : la transmission d’une génération à une autre, par l’oralité entre autre, et les échanges d’une culture ou d’une civilisation à une autre, valeurs que je ne cesserai de développer au sein des rencontres et événements de la Maison de la Poésie Transjurassienne.

Revenue fin 1991, à Cinquétral, dans la maison familiale du  Jura dont on sait qu’à ses heures les terres deviennent une petite Sibérie… je cherchais comment articuler mes rêves et la réalité, mes passions et la nécessité de vivre… je pense alors à lier une recherche ethnologique antérieure, sur les ateliers de tuyaux de pipe familiaux de Cinquétral avec l’actualité économique. Je crée l’agence ARTHIS et entre 1992 et 2005, je propose aux acteurs économiques locaux mes compétences d’ethnographe et de muséographe. L’idée est de les aider à valoriser leurs productions en les faisant connaître du grand public. Lier culture et économie, quoi de plus passionnant ?

Je collabore alors avec l’Hôpital de Morez, le parc naturel régional du Haut-Jura, la tournerie-tabletterie, les fabricants de boutons, de jouets. J’invite des artistes à devenir les médiateurs de ces confluences. Je soutiens la mise en valeur des Savoir-faire de la Montagne Jurassienne… »

Qu’arrive-t-il en 2005 qui justifie l‘arrêt de ta S.A.R.L ARTHIS ?
Des courants… des synergies… en 2001 l’association Saute-Frontière avait posé les bases d’un partenariat littéraire à parts égales avec la Suisse, pays de quatre langues…. En 2005, je deviens salariée à plein temps de l’association et responsable du projet d’ensemble. Je vais dès lors m’orienter vers les langues, les écritures, les échanges etc…. Le roman ouvrit la voix avant de laisser la place à la poésie tout entière. Un premier cycle de 5 ans de Pérégrinations se déroula sur l’Arc Jurassien, enjambant le mur-frontière de pierres sèches, et enlaçant des écritures alémaniques, italiennes et françaises. De grandes voix classiques y sont portées (Bouvier, Cendras, Jaccottet, Ramuz) qui ouvrent la voix aux contemporains, (Lovey, Tâche, Matthey etc.).
Le professeur honoraire de littérature Romande à l’université de Lausanne, Doris Jakubec incite l’équipe de Saute Frontière à travailler la poésie, la traduction et les recherches en archives.

La première résidence d’auteur accueille Yves Laplace photographe écrivain. Elle se déroule entre les Rousses,  Foncine-le-Haut, Chapelle des Bois et la Vallée de Joux.
Les pérégrinations poétiques sont lancées, des kilomètres de paysages franco-suisses seront arpentés par un public tant local, que Suisse ou même Rhône-alpin, à l’écoute de grands auteurs contemporains, tout d’abord de littérature puis définitivement de poésie. 
Combien de kilomètres arpentés pendant ces 4 premières années ? 
150 kilomètres ! Au point qu’il nous a semblé nécessaire de nous sédentariser et de localiser les événements à Cinquétral même. Le lieu de la Maison de la Poésie Transjurassienne sera pérennisé après le bon conseil de Joël Bastard, poète des Monts Jura, qui nous a suggéré de rejoindre la fédération européenne des Maisons de Poésie… La maison de la Poésie Transjurassienne (en clin d’œil à l’épreuve sportive de ski nordique éponyme) est née.
C’est donc la création d’un lieu spacieux, chaleureux, pouvant accueillir un public nombreux, avec une bibliothèque bientôt remplie des ouvrages de poésie ayant éclairé de nombreux visiteurs… quelles aides as-tu reçues à ce moment de ton entourage local ? 
En 2009, à la faveur d’un changement électoral aux municipales, la ville de Saint-Claude nous a offert son partenariat. Les contacts avec le musée de l’Abbaye, et la Médiathèque donnèrent aussi beaucoup de force à nos projets et favorisèrent le rapprochement avec les habitants de la communauté de communes Haut-Jura Saint-Claude.
Nous avons pu porter  la poésie sonore et les lectures dans les lieux du paysage par les auteurs eux-mêmes… 
Ta passion pour le voyage et le différent, « l’autre », te fait-elle souvent changer de thématique ? 
Non, les thématiques des rencontres se construisent toujours sur 6 mois, pendant lesquels les auteurs sont en résidence, d’une année à l’autre.
En 2015, le thème abordé avec l’artiste-auteur Frédéric Dumond est celui des glossolalies, en lien avec les ateliers allophones, la classe UPE2A de la Cité scolaire de Saint-Claude, les élèves en classe option deuxième langue Turc, et l’espace Mosaîque.  Il se crée également le Chœur Ouvrier, et les partenariats avec la Médiathèque se pérennisent.
Avec la chef de chœur du Chœur Ouvrier, Stéphanie Barrarou, nous créons un groupe de chant en langues qui intègre des demandeurs d’asile.
Quel chemin entre l’Arctique et le Jura ...?
Les idées brassées dans le Grand nord m’accompagnent toujours. Je suis convaincue de l’importance majeure des liens que nous devons maintenir, tant par la transmission que par la confrontation des langues, des civilisations, des philosophies différentes. Les grandes questions planétaires qui nous assaillent désormais doivent être abordées avec des outils planétaires et nous devons échanger ces outils, il n’est que temps…
Et en 2020…à ton départ en retraite… tout s’est-il arrêté ?  
Pas du tout ! C’est tout le contraire ! Retraite ce n’est pas se mettre en retrait, c’est re-traiter ce que l’on a fait dans sa vie mais d’autre façon, avec d’autres moyens à inventer.
En revanche, la fin des Pérégrinations, avec la dernière résidence de Fabienne Swiatly, a été contemporaine de l’épidémie de Covid et il a fallu faire face. J’ai à nouveau privilégié l’oralité, avec les émissions de radio de RCF JURA (seul canal par lequel on pouvait encore intervenir, puisque la vie sociale s’était arrêtée). 
S’est aussi posé la question du devenir de la bibliothèque de la Maison, constituée année après année, lors des pérégrinations poétiques et des résidences, et abondée également par le fonds théâtral de ma sœur, metteur en scène. 1500 ouvrages de poésie et littérature et 1000 sur le théâtre…
Nous avons mis en lien ce fonds, grâce à une base numérique, avec le réseau des médiathèques Haut-Jura Saint-Claude et le réseau départemental JUMEL.
Nous travaillons aussi sur le site internet www.sautefrontiere.fr , vitrine majeure des événements portés par la Maison, la Médiathèque et le Musée de Saint-Claude, sans oublier les associations locales.
Nous allons poursuivre les rencontres et les échanges entre corps sociaux habituellement éloignés, voire même étrangers , comme par exemple le monde des éleveurs, celui des forestiers et celui des écrivains, des plasticiens…
Nous voulons plus que jamais interroger notre rapport au vivant… 
Nous savons que la poésie est un outil majeur dans la transformation du monde qu’il nous incombe de porter… génération après génération. 
Retrouverais-tu encore et toujours ton Grand Nord dans les terres du Haut-Jura ?
Oui, quelque part, je suis toujours en Arctique, le pays des grands espaces, des rencontres improbables, des quêtes inépuisables. »
Si en un mot tu devais te définir, quel serait-il ? 
Activiste.

Marion Cerefice

Née à Lyon en 1953, Marion Cirefice entame dès la fin de ses études secondaires une carrière dans le théâtre. Elle sillonne la Drome avec sa compagnie « Le théâtre de l’œil nu » jusqu’en 1985, date à laquelle elle s’élance vers le Grand Nord, le Quebec, dans un voyage fondateur de son parcours à venir.

1987-1990 Études de la langue Inuit à l’INALCO,ethnologie avec Jean Malaurie au Centre d’Études d’Arctiques et cinéma direct avec Jean Rouch. 

1991 - Maîtrise de nouvelle muséologie à l'université du Québec à Montréal (UQAM) 

1992 - Retour dans le Jura. Création de l'Agence ARTHIS - Mise en valeur des savoir-faire de la Montagne jurassienne avec les acteurs locaux du monde économique (pipe, bouton, tournage sur bois , émail etc..) de l'éducation (lycée des arts du bois de Moirans-en-Montagne), des métiers d'arts au niveau international et de la culture ( musée d'archéologie de Lons-le-Saunier - association Arts tournage et culture lavans-les-Saint-Claude) 

1997 - ARTHIS est sélectionné par le Conseil général du Jura pour réaliser la muséographie d e l'Aire du Jura 

2000 Création de la SARL ARTHIS / Juste Comme avec 4 artistes plasticiens et musiciens. Dissolution  en décembre 2005

2001 - Création de l’association SAUTE-FRONTIERE pour porter le projet transfrontalier des Pérégrinations poétiques dans les Montagnes du Jura dans le cadre d'un programme Interreg qui perdurera jusqu'en 2019. 

2009 - Création à Cinquetral de la Maison de la Poésie Transjurassienne qui accueille le projet associatif de Saute-frontière 

Janvier 2020 : Avec un nouveau statut de retraitée bénévole et activiste, développement de la bibliothèque associative de la Maison d ela poésie transjurassienne

Maintien des événements en lien avec la poésie, au sein même de la Maison de la Poésie Transjurassienne et avec des partenariats locaux réguliers.

EN JEU LA POÉSIE ! Rencontre-lecture, lecture-promenade, lecture-inédite, randonnée-lecture, apéro-poétique, lecture-performance, lecture-déambulation, lecture-concert, rituel-poétique autant de façons de dire, de lire, de découvrir ensemble et autrement les Montagnes du Jura. 2012.




JEAN-PAUL BELMONDO ET RIMBAUD, L’AN 1969 DE « POÉSIE 1

Le 30 mai 1969, les premiers numéros de la revue Poésie 1 arrivent chez les libraires. Quarante-cinq jours plus tard : 90.000 exemplaires sont vendus. Ces chiffres, pour les animateurs, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : « UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous.  UNE AMBITION : des millions de lecteurs. UN PARI sur l’avenir de la poésie », n’est plus, semble-t-il, une boutade. La réputation de Poésie 1 dépasse très tôt les frontières de la France et l’espace francophone même.

Poésie 1 consacre certes des aînés, mais révèle aussi une multitude de nouveaux poètes, tout en biberonnant ses lecteurs (plusieurs générations) à la poésie contemporaine. Que de révélations ! Une vraie mine, qui n’a, encore aujourd’hui, pas pris une ride. Un bonheur et un vrai plaisir de lecture et un précieux outil de travail.

Poésie 1 est une revue au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique du ticket de métro, 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont le poète Jean Breton (fondateur des Hommes sans Épaules en 1953) est avec son frère Michel le fondateur et l’animateur de 1969 à 1987 : soit 136 numéros, 7.000 abonnés, 1.600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus. Une entreprise qui demeure à ce jour inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires). Les numéros de cette revue unique, lus dans le monde entier, sont imprimés au minimum à 20.000 exemplaires et régulièrement réimprimés par Marabout, en Belgique. Poésie 1consacre des numéros spéciaux à des aînés (Jean Cocteau, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Lamartine, Leconte de Lisle, Rutebeuf, Alain Borne,  n°25, 1972…), aux étapes importantes de la poésie du XXe siècle (les Poètes surréalistes,

Poésie n°1, Belmondo Rimbaud.

L’École de Rochefort, Les Poètes de la revue Confluences, Les Poètes de la revue Fontaine, le Nouveau Réalisme, Les poètes du Nord, les Poètes de Bretagne, la Nouvelle poésie d’Alsace …) et entend regrouper les poètes de langue française (quatre numéros sont consacrés à la Belgique, trois numéros à la poésie du Québec, quatre numéros concernent la poésie helvétique…), sans ignorer le combat (ainsi parait la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, en 1971). De réputation internationale, Poésie 1 se doit aussi de l’être dans ses sommaires avec des numéros consacrés au Sénégal, à la nouvelle poésie négro-africaine, à la Tunisie, l’Angleterre, Israël, l’Espagne, au Maroc, la nouvelle poésie tchèque, la poésie latino-américaine, la poésie italienne contemporaine, le Pérou, l’Arménie…

Belmondo en 1969.

Citons encore Poésie sans frontière, collectif de douze poètes de sept nations... Parmi les livraisons dédiées à des thèmes, signalons, entre autres, « Les poètes et leurs revues », « les poètes et le tabac », « les poètes sous les verrous », « L’Enfant et la poésie » (n°28-29, 1973), un numéro mythique imprimé à 100.000 exemplaires, dont la moitié fut expédiée gratuitement dans un mailing d’Hachette à tous les professeurs de français. Mais aussi « Le Petit Enfant et la poésie » (de la naissance à la cinquième année). Autre particularité de Poésie 1 - dans ses premières livraisons - : les introductions sont signées par des personnalités « improbables », car, loin de leur terrain d’élection.

La revue combat aussi les idées arrêtées. Ils sont ici « improbables » pour parler de poésie et pourtant, ce qu’ils écrivent ne l’est pas. Tous s’y livrent bien volontiers et avec enthousiasme ; à l’exception de Claude Nougaro, seul refus. Cet « exercice » pourrait-il exister aujourd’hui, à l’heure du cloisonnement, où l’on qualifie de poésie et de poètes TOUT, sauf ce qui l’est ? Petit florilège : Au sein du n°1 (1969) consacré à Jean Cocteau, c’est l’acteur, comédien et sculpteur Jean Marais, qui signe la préface : « La presse paresseuse employait toujours les mêmes clichés : illusionniste, enchanteur, magicien, et cela me scandalisait. Un demi-siècle d’invention et d’émerveillement en sont la cause. En outre cet homme attentif était toujours en avance. Il quittait la place croyant s’être trompé de date et longtemps après on voyait la mode s’emparer de ses découvertes et ne pas lui en tenir compte. Il n’a cessé de contredire les habitudes et de dérouter le public en cherchant une place fraîche sur l’oreiller. 

Lucien Clergue : Jean Marais et Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée (60).

Son cœur dirigeait son intelligence et son cœur était aussi pur que son intelligence était grande, ce qui déroutait et rendait incompréhensibles certains de ses actes… » Précisons que Cocteau et Marais sont des amis de l’équipe ; notamment de Henri Rode et de Jean Breton.

L’acteur et comédien Daniel Gélin vient semer les premières pages de Poésie 1 n°3 (1969) consacrée à « la nouvelle poésie française » : « On m’a dit souvent que parmi les barrières diverses qui séparent l’homme de la poésie, il y a une certaine peur : peur de la comparaison entre la banalité rassurante de la vie quotidienne et cet état d’émerveillement que l’on ne croit réservé qu’aux saints, aux artistes et aux enfants. C’est le contraire qui est vrai : tout le monde est poète, plus ou moins, et de le redécouvrir est une des plus grandes consolations et le meilleur remède contre la commune solitude… » Ajoutons que Daniel Gélin, le moins improbable de nos préfaciers, est l’auteur de sept livres de poèmes, dont, chez notre ami Guy Chambelland : L’Orage enseveli (Le Pont de l’Épée, 1981).

Poésie 1 n°7 (1969), consacré au grand poète du XIIIe siècle Rutebeuf, est préfacé par l’acteur et comédien Jean-Claude Brialy : « … C’est le premier « journaliste » de son temps qui a contesté avec force et ironie le pouvoir, l’autorité et les bourgeois. Il a chatouillé les problèmes de l’Université, il a fustigé les moines, il s’est enthousiasmé pour les croisades, il a lutté contre l’intolérance et l’injustice, avec passion. Sa verve directe et rapide nous a fait mieux connaître une époque où l’on construisait les cathédrales… Il a dénoncé la routine officielle, la police, les intrigues, il a aimé et défendu la jeunesse. C’est un poète qui a chanté le froid, le vent et la neige. Il fut un caricaturiste étonnant… »

« Monsieur 100 000 volts » ouvre Poésie 1 n°3 (1969), consacrée à un nouveau volume de « la nouvelle poésie française ». Le chanteur et compositeur Gilbert Bécaud (l’interprète de Mes mains, Nathalie, Le Jour où la pluie viendra et Et maintenant) écrit : « Vive donc le train bariolé de Poésie 1… Parce que les poètes, même peu connus, peuvent le prendre en marche. Parce que ce train choisit toujours le chemin de la liberté. » 

Dans Poésie 1 n°9 (1969), le biologiste Jean Rostand, fils de l’auteur de Cyrano de Bergerac, salue le poète romantique Lamartine, qui proclama la République lors de Révolution de 1848 : « Incapable de ses plier aux mesquineries tacticiennes de la politique, il ne s’inféoda à aucun parti et demeura constamment dans la pureté des hauteurs ; mais toujours il sut choisir l’honorable combat et militer pour les grandes idées qui devaient éclairer l’avenir… »

Le préfacier de Poésie 1 n°10 (1970), consacré au chef de file du Parnasse Leconte de Lisle, est assurément le plus improbable de tous et le plus surprenant (avec celui que nous gardons pour la fin). Lisons, c’est pertinent et personnel. Il s’agit de Claude François, le chanteur adulé et compositeur de Cette année-là (1976), Magnolias for Ever (1977), Alexandrie Alexandra (1977) ou encore Comme d'habitude (1967) : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Épinal) qui nous houspille avec le passé. 

Claude François. 

Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »

C’est le réalisateur, acteur, comédien, scénariste et dialoguiste Robert Hossein, le metteur en scène des superproductions spectaculaires (avec une débauche de moyens dans la pyrotechnie, la sonorisation, la projection, afin d’immerger les spectateurs au cœur du spectacle), qui ouvre le numéro suivant, Poésie 1 n°11 (1969), consacré aux poètes de l’École de Rochefort : « Les poètes de Rochefort ont chanté une période exceptionnelle de leur vie et de la vie d’un pays. Création, inspiration ne sont possibles que dans la foulée de l’angoisse – je le vois sans cesse, pour mes films, quel tourment ! Une grave tristesse habite ses poètes. Chacun, selon sa sensibilité, assume une période difficile. Mais pas d’aigreur, ni de désespoir (ni d’humour non plus, semble-t-il). Nul scepticisme. Une révolte profonde et généreuse. Dans une époque troublée, la poésie fut leur équilibre. Elle l’est restée… »

Le bouquet final nous ramène à Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacré à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a son idée et appelle la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » 

Leconte de Lisle.

Il s’agit de Jean-Paul Belmondo, le comédien de Kean (Alexandre Dumas, Mise en scène Robert Hossein, 1987), le Bebelaux 80 films et aux 160 millions de spectateurs ; l’acteur aux 1001 rôles où il est toujours prodigieusement lui-même, d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), son sixième film, Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988), etc., Belmondo le boxeur, qui passe du masque bleu-dynamite de Pierrot le fou (J.-L. Godard, 1965) aux cascades aériennes sur les toits de Paris et d’ailleurs de Peur sur la ville (H. Verneuil, 1975), en passant par le caleçon à pois rouge du Guignolo (Georges Lautner, 1980)…

Il est encore le Magnifique, l’Incorrigible, l’Animal, le Professionnel, le Doulos, l’As des as, le Solitaire… L’homme aux Mille vies qui valent mieux qu'une, selon le titre de son autobiographie (Fayard, 2016). En 2001, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Son état est jugé sérieux. Il se bat et se relève, mais, à l’exception d’un ultime film en 2008 : les planches et les studios, c’est terminé. Sa disparition, le 6 septembre 2021, à Paris, à l’âge de 88 ans, provoque une grande émotion en France. Les hommages sont unanimes et mérités, pour une fois… Sa part d’ombre (qu’il niera toujours, ramènera à des peccadilles, une incompréhension de l’époque, une méprise, au nom du fils aimant et admiratif qu’il était) concerne son père, le sculpteur Paul Belmondo qui, en 1945, fut jugé pour collaboration avec l’ennemi par le tribunal d’épuration des artistes plasticiens et interdit de ventes et d’exposition pendant un an. Le sculpteur Henri Bouchard est, lui, révoqué, sans pension de son poste de professeur à l’École des beaux-arts, avec interdiction de professer dans les écoles de l’État et, comme le sculpteur Charles Despiau, deux ans d’interdiction totale d’exposer et de vendre. L’immense popularité et capital sympathie du fils ont « effacé » les actes peu glorieux du père. Mais rassurez-vous, tous nos sculpteurs ne furent pas des collabos. Le plus grand d’entre eux, René Iché, grand Résistant, écrase par l’originalité, le maillet, le fusain et la tenue dans la vie, les trois précédents et leurs œuvres. « Un KO », dirait J.-P. Belmondo ! En 2010, Jean-Paul Belmondo a fait don de la collection familiale à la ville de Boulogne-Billancourt et appuyé la création d’un Musée Paul Belmondo, sur 1.000 mètres carrés au château Buchillot. À quand un tel espace pour René Iché ? C’est un autre débat.

Revenons-en à 1969, année durant laquelle paraissent trois films dont Belmondo est la vedette : Le Cerveau, avec Bourvil (Gérard Oury), La Sirène du Mississipi, avec Catherine Deneuve (François Truffaut) et Un homme qui me plaît, avec la magnifique Annie Girardot (Claude Lelouch). En 1969, Belmondo est déjà la star du box-office, l’acteur le plus populaire de France… Inaccessible… Mais, non, en fait, tout l’inverse : la simplicité même, la disponibilité et une réelle gentillesse. Écrire sur Rimbaud pour une revue de poésie ? Cela le botte, nous l’avons dit. Passons à son texte : « Quand je suis trop calme – ou fatigué – je lis Rimbaud. Il me réveille. Il me refait une nervosité. Je reçois tout de suite une décharge d’électricité. La poésie de Rimbaud, c’est un remède pour l’action. Avec l’adolescent de Charleville, on entre dans le domaine de la révolte (et avec lui, pas de quartier !) Les notions d’ordre et de confort intellectuel sont remises en question. Rimbaud est furieux de n’être pas, dans tous les domaines, un champion de force, d’intelligence et de charme. Il est contre ce qui a bonne réputation, dans les idées, chez les hommes. De ses angoisses, de sa rage, il a fabriqué une sorte de bélier pour tout démolir. Moi, je trouve ça tonique. Rimbaud me donne tous les courages. Rimbaud, lui, n’a jamais reculé. Et si vous êtes comédien, essayez donc de dire « La bateau ivre » ! Vous allez bien vous amuser. Les poésies rimées, encore, on peut s’en arranger. Mais la prose ! C’est là pourtant qu’il a donné le plus violent, le plus fier de lui-même, avec sa revendication d’une plénitude, tendresse et vacherie mêlées, dans une âme et un corps. Relisons ensemble, voulez-vous, « Mauvais sang », « Alchimie du verbe », « Adieu » (Les Illuminations) ; « Après le Déluge », « Matinée d’ivresse », « Aube » ou « Barbare » (Une Saison en enfer). Ce sont de courtes proses où les images éclatent comme les pétards d’un 14 juillet, où les rythmes sont disloqués, où le sens est chargé de plusieurs clés. Ces textes que je préfère, je les ai souvent murmurés, entre deux films, et je ne suis pas sûr que je saurais les dire avec le talent « perdu » qu’il aurait exigé, lui, le gosse paumé, vote devenu le jeune mort de Marseille. Ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connait ma passion pour les combats du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe. » Belmondo le dit avec ses mots à lui, et c’est pas mal du tout, non ?

∗∗∗

 

L’AVENTURE DE POÉSIE 1

Depuis plus de vingt ans, une légende court dans les milieux de l’édition française : la poésie n’intéresse qu’un cercle limité d’initiés ; elle ne concernera jamais le « « grand public ; elle est donc, par définition, « invendable ».

C'est sur ce prétendu « constat » que la plupart des éditeurs connus se sont constitué un « catalogue » où la poésie, systématiquement, brille par son absence. Soit, il y a des exceptions. Je ne parlerai pas ici des nombreuses revues de poésie, à tirage plus ou moins confidentiel, à existence plus ou moins éphémère : elles s’adressent, dans leur grande majorité, à des poètes en mal de publication, parfois à de rares amateurs éclairés, jamais au « grand public ». Je ne parlerai pas non plus des éditeurs poètes, comme Guy-Levis Mano, Henneuse, Vodaine, Rougerie, Puel, Boujut, Corti, et même, à quelques différences près, Pierre-Jean Oswald et Guy Chambelland : leurs éditions, en effet, sont « hors circuit » à cause d’une diffusion trop artisanale, voire pour certains inexistante. Par contre, deux « grands » éditeurs parisiens (par opposition aux « petits » éditeurs provinciaux dont je viens de parler ! ) méritent une attention particulière.

 

 

Pierre Seghers, tout d’abord : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lui seul a « senti », profondément, que la poésie concernait beaucoup plus de gens qu’on se plaisait à le dire ; lui seul a eu le courage, avec acharnement, d’éditer des poètes dans un souci immédiat de « jeunesse », en essayant de leur donner une diffusion et une audience nationales. Cela fait plus de trente ans que Pierre Seghers défend et, peut-être, protège la poésie : son expérience, son remarquable travail « en profondeur », son opiniâtreté sont pour nous un symbole.

Les éditions Gallimard, aussi : elles sont, sans l’ombre d’un doute, parmi les quatre ou cinq plus grandes maisons d’éditions littéraires du monde. Elles ne pouvaient - ne serait-ce que par standing — ne pas avoir une collection de livres de poésie. Et leur « fonds » est si important, leur surface commerciale telle qu’elles n’ont jamais hésité, bon an mal an, à publier un recueil poétique par mois. Sans compter, évidemment, leur remarquable collection « Poésie N.R.F » où sont publiés, à un prix relativement bas, la majorité des poètes « reconnus » du XXe siècle.

Mais même Pierre Seghers, même les éditions Gallimard, — prisonniers peut-être inconsciemment des préjugés antipoétiques — n’ont su, à notre avis, réaliser le vœu du poète : la poésie à la portée de tous. Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour réaliser cette ambition ont versé dans l’ornière de la mauvaise chanson, si l’on s’en tient à la stricte qualité poétique ; pour le côté économique, la poésie à la portée de toutes les bourses, cela s’est soldé par une série de livres de poche dont les prix ne cessent, hélas ! d’augmenter.

Deux exemples entre mille : le livre de poche Hachette a augmenté par deux fois ses prix ces deux dernières années : le volume simple coûte aujourd'hui 3 €. 

Quant à la belle collection « Poésie N.R.F. », dont nous parlions à l’instant, elle vient, elle aussi, de hausser ses prix : le volume simple est passé de 3,50 f à 4,40 f et le volume double de 4,50 f à 6,00 f. À ce prix-là, peut-on parler d’une collection « populaire » ? Non, vraiment : au sens double de l’expression « à la portée de tous », on n’a jamais cru en France, qu’il était possible de répandre la poésie. C’est pourquoi nous avons décidé, à la librairie Saint-Germain-des-Prés, de lancer nos propres éditions. Il fallait connaître « l’oiseau rare ». Et, si nous n’avions aucune expérience en matière d’édition proprement dite, nous avions l’immense avantage de très bien connaître l’« oiseau rare », c’est-à-dire 1’« acheteur de poésie ». En effet, depuis décembre 1966, nous avons créé dans notre librairie un étage de poésie, ouvert douze heures par jour, sans interruption. Lors de son lancement, cette initiative provoqua pas mal de sourires : pour beaucoup, elle était perdue d’avance, et nos 3.000 livres et revues de poésie (sans doute le stock poétique le plus important d’Europe) allaient très vite se ternir de poussière ! Certes, les sceptiques avaient beau rôle : une récente enquête du Cercle de la librairie sur les ventes de poésie en France donnait en pourcentage, pour une librairie générale, de 0,5 à 2 % maximum du chiffre d’affaires. Pour notre part, ces ventes ont représenté 11 % de notre chiffre d’affaires la première année et 15 % la seconde — alors que le chiffre d’affaires global avait quasiment doublé ces deux années-là !

Quelles sont les raisons de ce succès ? Notre emplacement privilégié (nous sommes situés au cœur du quartier Latin) ? Peut-être... Mais surtout le fait qu’il existe en France — comme dans beaucoup d'autres pays — un « marché » poétique en puissance, solide, fidèle, important, qui n’a jamais été « démarché » par des méthodes commerciales dynamiques et modernes. À la librairie, chaque acheteur de poésie est « fiché » — qu’on nous pardonne ce terme ! — ce qui nous permet de maintenir avec lui des liens constants. Nous l’invitons plusieurs fois par trimestre à des vernissages, des expositions, des signatures, des soirées de lectures et de discussions qui tournent toujours autour d’un même thème : la poésie, et particulièrement la poésie de ces vingt-cinq dernières années. Grâce à ce contact quotidien avec des milliers de clients, de toutes catégories sociales, nous avons pu dégager certaines remarques importantes : — La poésie ne se vend pas plus aujourd’hui parce que les livres de poèmes — vendus en moyenne dix francs — sont trop chers. La poésie se vendrait mieux si ses amateurs, particulièrement en province, savaient où en faire l’achat de façon continue. Enfin, à une spécialité donnée correspond toujours un « animateur » spécialiste : chez nous, pour vendre de la poésie, il est d’abord recommandé de la lire !

Poésie 1 est née de ces constatations bien... terre à terre ! Notre ambition : - offrir à tous (industriels, commerçants, cadres, ouvriers, étudiants...) ; partout (aussi bien dans les librairies, les kiosques que dans les grandes surfaces de vente, supermarchés, etc.) ; pour un franc seulement ; toute la poésie, sans exclusive ni parti pris. Sur le plan « littéraire », nous n’avions pas de problème : l’équipe de la librairie comprend dans son comité directeur deux poètes, Jean Breton, prix Apollinaire, et Jean Orizet, prix Marie-Noël, sans parler de tous ceux, critiques, journalistes, romanciers, qui gravitent autour de la librairie Saint-Germain-des-Prés. Nous nous faisions fort, avec l’aide de Guy Chambelland arraché de son mas de la Bastide-d’Orniol pour la circonstance, de trouver les poètes « « classiques » et « modernes » qui feraient de cette collection la première ouverte à tous les courants de la poésie française et étrangère.

De l’idée à la réalisation. Sur le plan « pratique », les difficultés étaient plus nombreuses. Elles pouvaient d’ailleurs fort bien se résumer en une seule phrase : comment faire pour vendre un franc au public un livre dont le coût de fabrication est sensiblement le même ? Dans l’absolu, cela revenait à perdre 33 centimes (33 % étant la remise de base en librairie) chaque fois que l’on vendait un exemplaire de Poésie 1 ! Nous voulions bien sortir la poésie de son « « ghetto » - mais pas à ce prix-là ! II fallait donc trouver un mécène. En France, malheureusement, ils sont plutôt rares et Poésie 1 n'aurait sans doute jamais vu le jour si nous n’avions pas songé, tout à coup, à la publicité. Notre raisonnement était simple : pour que notre collection de poésie ait une véritable audience auprès du grand public, il fallait la tirer à 100.000 exemplaires minimum. Mais à ce chiffre de tirage on devient, qu’on le veuille ou non un « support publicitaire » intéressant, et pour une fois original, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de promouvoir la poésie ! L’idée était lancée : en voulant mettre la poésie à la portée de tous, nous nous retrouvions « marchands d’espaces » ! La publicité au service de la poésie, quel scandale en perspective pour nos « beaux esprits » ! Mais les « justifications » — si tant est que nous en ayions jamais eu besoin — ne nous manquaient pas, à commencer par la presse littéraire, et la presse en général. Pour la recherche des annonces publicitaires, nous avions trois sortes d’arguments : Notre prix de vente : il nous mettait à l’abri des remarques du genre : « Vous avez beau tirer à 100.000 exemplaires, vous ne vendrez rien ! » car un franc, même pour un livre de poésie, ce n’est plus un prix de vente, c’est un argument d’achat ! La présentation de Poésie 1 : un « vrai » livre de 128 pages, couverture quatre couleurs, qui, comme tous les livres de poche en France, après lecture, serait automatiquement placé dans une bibliothèque. Son « impact publicitaire » n'était donc plus limité dans le temps, comme un journal quelconque.

L’intérêt « psychologique » de la formule « poésie et publicité » : en permettant la diffusion massive, à très bon marché, des grandes œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire « œuvre utile ». Pour une fois, elle ne ferait pas acheter n’importe quoi, elle ne serait plus considérée comme le symbole exécrable de la société de consommation ! Forte de cette argumentation, l’équipe de publicité de la librairie, dirigée par Jean Bouilhaguet, commença sa prospection. Les premiers rendez-vous furent, pour le moins, drôles : les amateurs de poésie sursautaient quand on leur parlait de publicité ; les publicitaires quand on prononçait le mot « poésie ».' Mais très vite l’intérêt « publicitaire » de Poésie 1 – support créé malgré nous, pour les besoins de la « cause poétique », il faut le souligner — sembla indéniable.

Deux sortes d’annonceurs réagirent parfaitement à notre idée : Ceux qui ont l’habitude de la publicité dite de « prestige », de « relations publiques », celle qui ne table pas sur une rentabilité immédiate mais sur la création d’une image de marque, comme une banque (le Crédit français), les compagnies d’aviation (Air-Canada), les parfums (Chanel), etc. Les éditeurs, de livres ou de disques (comme Adès et Pathé-Marconi). Pour les premiers, Poésie 1 est en quelque sorte le premier pas vers le « mécénat » — en vogue depuis des années aux États-Unis mais ignoré totalement en France. Quant aux seconds, et particulièrement les éditeurs de livres, leurs réactions furent symptomatiques. Jusqu’à ces dernières années, les éditeurs français étaient plutôt contre la publicité et les résultats de leurs campagnes publicitaires n’avaient rien d’encourageant. Une conception publicitaire nouvelle... Poésie 1aborde le problème de la publicité du livre sous un angle absolument nouveau : c’est, en quelque sorte, la promotion du livre par le livre lui-même. À priori, le cercle parfait : une promotion d’un livre disons relativement cher (nouveautés, livres de fonds), dans un livre très bon marché (un franc), à très grand tirage (100.000 exemplaires minimum), faite pour la première fois dans les librairies (lieu où, jusqu’à preuve du contraire, on vend le plus de livres), par les libraires eux-mêmes (qui sont, là encore jusqu’'à preuve du contraire, les plus qualifiés pour la vente des livres), directement aux vrais lecteurs, car on n'achète pas de poésie, même à un franc, si ce n’est pour la lire.

L’avenir nous dira si les 24 éditeurs qui nous ont suivis dans ce raisonnement ont eu raison de nous faire confiance. Lorsque les trente pages de publicité (chiffre fixé pour mettre en route l’impression) furent trouvées, on aborda le problème de la diffusion. Le problème était, là aussi, très complexe : d’une part, il fallait diffuser massivement Poésie 1 ; d’autre part, il était impossible de vendre aux libraires un livre d’un franc à l'unité. Une méthode de vente antitraditionnelle. Pour résoudre cette difficulté, notre diffuseur, Bernard Laville, prit sur lui de bouleverser radicalement les méthodes traditionnelles de diffusion du livre en France. Soulignant qu’il n’était pas intéressant pour un libraire de vendre des livres trop bon marché avec une remise habituelle, il proposa de grouper trimestriellement par 4 ou 5 titres la publication de Poésie 1 et de livrer la collection en coffrets normalisés de 100 exemplaires au minimum (soit 20 ou 25 exemplaires par titre de série trimestrielle) avec une super-remise, mais en compte ferme.

La formule, dans sa nouveauté, avait le mérite de satisfaire tout le monde : le libraire, parce que la vente de Poésie 1, malgré la modicité du prix, devenait rentable ; le diffuseur, parce que cela facilitait l’emballage, l’expédition et la facturation qui auraient posé des difficultés insurmontables avec 100.000 exemplaires d’un livre à un franc ; l’éditeur, qui pouvait « « planifier » facilement avec son imprimeur le programme d’une année ; l’annonceur, enfin, qui pouvait se dire qu’un libraire vendant cent fois au minimum la même publicité pour tel ou tel livre dans son magasin ne pouvait pas ne pas vendre, ou tout au moins avoir en stock, un exemplaire dudit livre. La diffusion réglée, il fallait mettre au point notre propre campagne de presse : il fallait que du jour au lendemain tout le monde connût Poésie 1. Et ce n’était pas facile de promouvoir un livre de poésie qui n’existait qu’à l’état de maquette (ô combien !) artisanale. Mais Catherine Clément, notre attachée de presse, sut par une très habile campagne d’échanges de publicité avec la presse littéraire, le Nouvel Observateur, France-Soir, et surtout Europe 1 et Radio-Télé Luxembourg, mener à bien cette rude tâche. Un défi, une ambition, un pari. À ce moment-là, tous nos problèmes pratiques étaient réglés : il ne restait plus qu'un grand point d’interrogation : le « contenu » de Poésie 1 allait-il séduire le « grand public » ? Il faut dire que ce « contenu » n’était pas celui d’un livre de poèmes ordinaires. Des millions de gens simples, avions-nous constaté, n’osent pas aller à la poésie de peur de ne pas la comprendre. Une soi-disant « élite » s’obstine à l’enfermer dans une espèce de « ghetto littéraire ». C’est un domaine réservé aux nantis de la Culture. Nous n’étions pas d’accord : pour nous, la poésie a toujours été un chant à hauteur d’homme — et si possible d’« homme ordinaire ». C’est pourquoi nous allions demander à des personnages dans l’actualité, bien loin des cercles littéraires, de nous dire avec des mots simples, directs, pourquoi ils aimaient tel ou tel poète. Et c’est ainsi que nous avons demandé à Jean-Paul Belmondo de nous parler, sans forfanterie, de son « Rimbaud à lui » ; à Lucien Morisse, directeur des programmes à Europe 1, du « Verlaine qu’'il aime » et qu’il rapproche de Brassens et de Brel ; à Marcel Bleustein-Blanchet, président-directeur de Publicis-conseil, de Mallarmé qui fut, on l’oublie trop souvent, passionné par la publicité ; à Jean Marais du Jean Cocteau qu’il a si longtemps connu : et à Daniel Gélin des 9 jeunes poètes publiés en même temps que ces glorieux aînés. Et nous avons fait suivre ces avant-propos — qui servent en quelque sorte de « marches » entre la poésie et le grand public- d’une préface d’un spécialiste replaçant l’œuvre du poète dans son contexte historique et littéraire. Mais cela ne nous suffisait pas : Poésie 1 se devait d’allier aussi peinture et poésie. Raymond Moretti, que certains considèrent comme un des meilleurs parmi les jeunes peintres contemporains, accepta avec enthousiasme d’illustrer chaque poète. Il aurait voulu jouer avec les couleurs : notre « timidité » budgétaire ne lui permit qu'une illustration en noir et blanc. Le résultat n'en est pas moins surprenant d’authenticité et de force.

Le 30 mai 1969, les premières séries de Poésie 1 arrivaient enfin chez les libraires : quarante-cinq jours plus tard, 90.000 exemplaires étaient vendus, déjà. Ces chiffres, pensons-nous, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous ; UNE AMBITION : des millions de lecteurs ; UN PARI sur l’avenir de la poésie, n’est plus, semble-t-il, une boutade.

 

 (in Communication et langage n°3, 1969). © Les Hommes sans Épaules, pour le texte de Michel Breton.

∗∗∗

Michel Breton (1941-1987) le benjamin des Hommes sans Épaules, rejoint très tôt Jean, son frère aîné, dans ses entreprises éditoriales. Enfant précoce, il écrit ses premiers poèmes (Le Cœur à l’orage, Le Petit Véhicule, 1958) à l’âge de douze ans. En 1967, Michel Breton participe à la création des éditions Saint-Germain-des-Prés, comme, en 1978, à celle du cherche midi éditeur. En 1969, il lance avec son frère le poète Jean Breton la revue de poche Poésie 1. Jean se consacre à l’éditorial ; Michel prend en charge la gestion des éditions. Rapidement, au début des années 70, les « frères Breton » occupent une place prépondérante sur la scène poétique et connaissent une renommée internationale. Leur catalogue est des plus impressionnants en termes de révélations : quasiment tous les poètes, qui vont compter, dix à vingt ans plus tard, y figurent. Michel Breton, personnage séduisant et complexe, ne tarde pas à devenir la victime de son abîme intérieur. Ne pouvant faire face, seul dans une longue nuit, près des châtaigneraies, Michel Breton complote contre lui-même et s’endort dans la mort. 




Amont dévers — une anthologie poétique : Dans la poésie italienne, transductions (1)

Cette chronique a été proposée durant des années par notre collaborateur  Jean-Charles Vegliante. Cette première édition date d'octobre 2016.

∗∗∗

 

Pour cette anthologie, nous proposons quelques exemples – parfois singuliers mais d’après nous bien caractéristiques – de la poésie italienne majeure et parfois “mineure” ou minorée mais non moins importante, venue après l’immense travail fondateur de Dante Alighieri : aussi bien en ce qu’elle a pu constituer une source pour d’autres littératures européennes et au delà (on pense surtout à Pétrarque), que par son irréductible particularité, souvent occultée ou ignorée de ce côté des Alpes.

Le presque-même et l’apparente facilité de passage d’une langue à l’autre, de formes innovatrices ou institutionnalisées à d’autres (ici semblant aller de soi), et aussi la proximité culturelle indéniable entre les deux académies – italienne et française –, ont souvent agi à l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, éloignant les prétendues “sœurs latines” au lieu de les rapprocher pour de féconds échanges. Non que ceux-ci n’aient pas eu lieu, au moins depuis l’époque des troubadours descendant vers la Péninsule, puis avec la Pléiade pétrarquisante en sens inverse, enfin à nouveau de Paris en direction de l’Italie (et du reste du monde), mais trop souvent de façon asymétrique ou – en France surtout –  intermittente, sans échapper à la tendance assimilatrice, à cette acculturation sûre de son bon droit dont notre pays a donné bien d’autres exemples ; et au centralisme, duquel l’infinie variété des dialectes, parlers, langues locales italiennes (parfois riches déjà d’une vaste littérature) ne pouvait qu’avoir à pâtir. Comme quoi, la poésie elle-même n’échappe pas à l’idéologie et, plus simplement, à l’histoire dans laquelle s’ancre son expression.

La transduction, suivant l’acception néologique que j’en avais proposée dès les années 80 du siècle dernier (voir D’écrire la traduction, 19962) voudrait éviter cet écueil, aussi bien que celui des récritures, certes intéressantes – j’en connais d’ailleurs quelque chose – voire géniales (Bonnefoy) mais par trop éloignées de l’ébranlement que doit continuer de transmettre dans le texte d’arrivée, à mon avis, l’œuvre originale en sa différence. L’opération créatrice d’un texte nouveau, par définition autonome dans la langue-culture de destination, ne devrait jamais négliger cette posture première, filiale si l’on peut dire, relativement au texte de départ : Amont dévers, résurgence et source qui seraient à la fois nôtres et communes à l’autre versant, étranges doubles adret ou ubac selon la perspective adoptée – et vraisemblablement tantôt alternés, partagés en fonction du type de texte original à transduire. À amener donc, sans détournement, vers l’autre pente, en acceptant d’y être nous-mêmes transportés… facile à dire ! Il n’y a pas d’ancillarité, pas même de modestie : dans certaines limites qui sont celles de leur temps, nous croyons bien qu’il y a des versions “définitives” (avec guillemets). Et provisoires donc. C’est souvent alors d’une petite conversion qu’il s’agit, au moins momentanée – nouvel oxymore –, par exemple devant tel poème dialectal moderne, pour lequel n’existe littéralement aucun type d’équivalence possible dans une langue aussi centrale et normée que la française. Et que dire du rythme… Alors, plus que jamais, traduire sera aussi transformer, en une métamorphose qui ne devrait pas devenir annexion – voire au mieux récriture – mais demeurer au plus près de l’étranger perturbant, fût-il dans le cas des deux proches voisines qui nous occupent une sorte de familier étrange.

Faut-il préciser que ce choix, terriblement limité sans doute, n’est au demeurant que celui d’un lecteur parmi d’autres, avec les préférences et aussi les capacités de critique et d’écriture qui se manifesteront d’emblée, en bonne pratique-théorie : autant dire subjectif, encore qu’un certain nombre de limites et de règles moins discutables y aient été respectées. Nous pensons en effet que la langue – d’origine et de destination en l’occurrence –, les langues donc, restent toujours souveraines, prédominantes pour la délicate et indispensable communication littéraire, sans laquelle risque de s’étioler toute transmission. Relativement extensibles, si l’on peut dire, elles ne sont pas celles de la doxa, en principe… La langue vers laquelle se dirige le flux verbal et musical (et son rythme) doit être “inventée” en quelque façon : mais qu’est-ce à dire ? Certes poussée jusqu’à ses extrêmes, ouverte à la rencontre avec l’étranger, bousculée et renouvelée peut-être, mais non « subvertie » comme on s’est plu à le prétendre un peu gratuitement, sous peine encore une fois de clôture et d’entre-soi stérilisants. La révolution est ailleurs, si elle existe. La fidélité aussi – qui a dit, par exemple, qu’il faudrait rendre la rime par la rime ? – à condition de ne pas oublier de « traduire la forme », primordiale en tous les cas. Alors, oui, une rime indiquant par exemple la fin d’une séquence (d’une strophe) doit être restituée : le sens, au delà des signifiés particuliers, est à ce prix. Dans le vaste océan des possibilités, l’écrivant quel qu’il soit, et le traducteur plus que tout autre, se meut aussi librement qu’il le désire, sans risquer une asphyxie hors de l’eau. Son milieu naturel, d’échange et d’accueil entre les langues, est en fin de compte varié mais unique, monde sémantisé de l’humain au sein duquel toute rencontre – et la survie dans la transduction même – demeure praticable. Dante, rendant grâce à son maître Brunet Latin, par exemple : « comment [au monde] l’homme peut gagner l’éternité » (Enfer, XV). Sublime illusion, leurre du littéraire, bien sûr.  

Pour ce qui est de la poésie italienne, une autre donnée objective serait qu’elle représente au bas mot la moitié de toute la Littérature de l’aire italophone, canonique ou non : de quoi nous rassurer, quelles que soient les limites de notre sélection présente. Et de la réussite (autonome) dans la langue de destination, le français écrit – parfois à l’occasion parlé-écrit, gageure encore plus ardue –, la langue en bref des poètes d’aujourd’hui. Les textes suivent, dans l’ordre qui sera celui d’une Anthologie possible : un livre parmi beaucoup d’autres, au fil et au gré d’affinités, de regroupements à la fois formels, sensibles et thématiques. Reste donc à lire, à simplement s’avancer jusqu’à « toucher les vêtements » de l’autre (Hölderlin, Die Wanderung), dans l’autre texte ici amené au plus près de notre attente.

Première livraison :

-      Pétrarque, évidemment…

(Le sonnet d’abord,

 tel qu’en lui-même enfin…)

                   “Désir fou qui espère…”

Vous qui écoutez en vers épars le son
de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur
aux premiers temps de la juvénile erreur,
quand j’étais presque autre homme que je ne suis,

du style divers où je pleure et raisonne
entre vaine espérance et vaine douleur,
si vous avez connu l’épreuve d’amour,
j’espère trouver pitié, sinon pardon.

Or je vois enfin comment de tout le monde
j’ai été longue fable ; et donc, bien souvent,
revenant sur moi, de moi-même j’ai honte ;

et cette honte est le fruit de mon délire
et le repentir, et clairement savoir
que ce qui plaît au monde n’est qu’un bref songe.

F. Petrarca, R.V.F., i

L’adorable pâleur qui recouvrit
D’un nuage amoureux le doux sourire,
À mon cœur se montra si souveraine
Qu’il vint à sa rencontre en mon visage.

Alors je connus comme, au Paradis,
On sait tout l’un de l’autre, tant fut plaine
La pensée bienveillante, que ne virent
Hormis moi aucuns, qui ailleurs s’engagent.

Tout angélique aspect, tout geste aimable
Qui jamais apparut en femme éprise,
Comparé au sien serait négligeable.

Elle tenait baissés ses beaux yeux fiers,
Et se taisant disait, de moi comprise :
Qui, mon fidèle ami, veut te soustraire ?

F. Petrarca, R.V.F., cxxiii

Jamais sur un toit passereau solitaire
autant que moi ne fut, ni bête en un bois,
si je ne vois son visage, et ne connais
d’autre soleil, ni d’autre objet pour ces yeux.

Des larmes sans fin sont mon plaisir suprême,
le rire deuil, tout mets poison et absinthe,
la nuit angoisse, et le ciel bleu m’est de plomb,
et un rude champ de bataille mon lit.

Il est bien vrai que le sommeil, comme on dit,
est parent de la mort, s’il soustrait le cœur
à la douce pensée qui le tient en vie.

Fertile pays, le seul aussi heureux,
vertes rives fleuries, ombreuses vallées,
vous possédez mon bien, et moi je le pleure.

F. Petrarca, R.V.F., ccxxvi

Francesco Petrarca, Rerum Vulgarium Fragmenta (Canzoniere)

-      Un écho lointain, par-dessus Leopardi :

(non plus sonnet,

mais Ballata minima)

       Le passereau solitaire

Toi dans la tour ancienne,
   passereau solitaire,
   tu essaies ton clavier,
   comme en son sanctuaire
   moniale prisonnière
   l’orgue, à ses doigts légers ;

que, pâle tout-à-coup,
   saisit l’étonnement
   de trois notes cachées,
   dans l’orgue, seulement
   trois, fuyant comme mots
   ensevelis, en paix.

D’un lointain sanctuaire
   empreint de mort encens
   dans ses grands caveaux vides,
   par le silence immense
   tu envoies tes trois notes,
   ô esprit solitaire.

Giovanni Pascoli, Myricae 1896

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/avec-une-autre-po%C3%A9sie-italienne/j-c-vegliante-1

_______________________

-       Tout autre chose bien sûr, Michel-Ange :

                      (Madrigal)

Quel est celui qui de force à toi m’amène,
hélas, hélas, hélas,
lié serré, où libre suis d’entraves ?
Si tu peux enchaîner autrui sans chaînes,
et si sans mains ni bras tu m’as mis en cage,
qui me défendra contre ton beau visage ?

 Rime (M. 1)  

                       (Sonnet)

Tout vide clos, tout espace couvert,
quoi que ce soit qu’une matière enserre
conserve la nuit, tant que vit le jour,
contre ses lumineux solaires jeux.

Et si elle est vaincue par flamme ou feu,
le soleil chasse (ou lumière plus vile)
et la prive de ses divins atours,
au point que l’entame un simple petit ver.

Ce qui s’offre au soleil et se travaille
en mille graines et plantes diverses,
le rude laboureur du soc l’assaille ;

mais seule l’ombre sert à planter l’homme.
Donc les nuits sont plus saintes que les jours :
l’homme vaut plus que toutes les semailles.

Michelangelo, Rime (Son. 42)

-       Et Della Casa, vers un maniérisme ? 

Ô Sommeil, ô de la calme, humide, ombreuse
Nuit pacifique fils ; ô des pleins de maux
mortels réconfort, doux oubli des malheurs
si lourds dont la vie est âpre et douloureuse ;

secours ce cœur qui souffre et n’a de repos
désormais, et ces membres las et fragiles
soulage-les : vole vers moi ô Sommeil,
étends tes ailes brunes sur moi et pose.

Où est, loin du jour lumineux, le silence ?
et les rêves légers qui sans traces sûres
ont pour habitude de suivre tes pas ?

Hélas, en vain je t’appelle et ces obscures
froides ombres, je les flatte en vain. Ô draps
pleins d’âpreté, ô nuits poignantes et dures !

G. Della Casa, Rime

-       Des salons…     

           Femme qui coud

Oui c’est un dard, non l’aiguille
dont use en son ouvrage
celle, neuve Arachné d’amour, que j’adore :
pendant qu’elle pique et brode son beau lin,
de mille pointes perce mon cœur, et point.
Malheureux, ce trop charmant
fil de sang qu’elle tire,
coupe, noue, et affine, tourne et retord,
sa belle main chérie,
c’est le fil de ma vie.

                                                   G. B. Marino, Madrigale LXXIV

                Sifflet XXXIII

Voici un démenti en plein sa gueule
à quiconque oserait nous affirmer
que Murtola ne sait pas bien poeter
et qu’il devrait retourner à l’école.
   Je sens que monte en moi une ire folle
quand j’entends que quelqu’un veut le blâmer ;
car nul ne saurait faire s’étonner
comme lui fait, en sa moindre parole.
   Est du poete la fin l’étonnement
(je parle du suprême, non du bouffe) :
qui ne sait stupéfier, qu’il aille au ban.
   Moi je ne lis jamais ses choux, ses touffes,
sans soulever de stupeur mes sourcils :
comment être à ce point un imbécile !

                                                                             G.B. Marino, Murtoleide

-       et des prisons :

                     Au cachot

Comme va vers le centre tout corps pesant
depuis la circonférence, et comme encore
dans la bouche du monstre qui la dévore
la belette court craintive et minaudant,

ainsi quiconque de science grand amant,
qui plein d’audace depuis le marais mort
passe à la mer du vrai, dont il s’énamoure,
dans notre hôpital vient finir à la fin.

Que les uns l’appellent ‘l’antre à Polyphème’,
d’autres ‘palais d’Atlante’, certains ‘de Crète
le labyrinthe’, et certains ‘le fond d’Enfer’

(car là ne vaut faveur, savoir, ni rosaire),
je peux te le dire ; au demeurant je tremble :
c’est bastion voué à tyrannie secrète.

T. Campanella, Opere

_________

Qui pénètre en cette horrible sépulture
où règne une pérenne cruauté
trouvera écrit sur ces murs du Tartare :
“Quittez l’espérance vous qui entrez !”
Il fait jour ici autant qu’en nuit obscure,
toujours à souffrir, supporter, peiner,
car on ne sait jamais ni le jour ni l’heure
d’un retour à la chère liberté.

G. Di Michele, Opere “Cui trasi…”

Cf.  http://www.recoursaupoeme.fr/essais/un-p%C3%A9trarquiste-sicilien-m%C3%A9connu/j-c-vegliante

-       ou prisons intérieures :

            Le premier dormeur
l’un, fœtal, dort,    
à la fois respiration et apnée
accusation et pénitence
mémoire arrachée et idée
luisante mais bannie…

pourquoi ainsi s’attester
alors qu’il est un vieux désormais ?

dans l’inconscience il souffle

sur ses genoux une autre
fervente vie

           Le deuxième
dort-il ? oh si une main
légère l’effleurait
comme un rose pastel
sur un papier jaune !…

comme une langue vive
sur la peau brûlée !… 
la géographie du sang
viendrait à la surface…

(seule sa tempe bat
dans le corps ensaché
et sa mine éteinte
cache s’il fut heureux)

         Le troisième
ne dort pas : il est empêtré
dans un enfer où de
râpes langues le haranguent
qu’il a du mal à contenir…

s’embrèchent les veines
dans la pénible querelle…
poursuit en son intérieur
une écharde à l’envers…

s’il se souvient ? oui, il se souvient !
mais tout a été instigué…
un jour, cette heure, peut-être…
mais tout est là déphasé

Eugenio De Signoribus, Trinità dell’esodo (2011) 

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2015/09/anthologie-permanente-eugenio-de-signoribus.html




Jean-Charles Vegliante, Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques

Livre d’une rare qualité d’impression, avec une couverture en papier Tintoretto 250 gr et des pages en vélin ivoire Palatina, relié en cahiers cousus, auprès des Presses de L’Atelier du Grand Tétras, pour y accueillir 9 encres de Véronique Cheanne (peintre qui travaille différents matériaux : cendres, enduits, pigments naturels, terre, encre et aquarelles).

L’une d’entre elles est reproduite sur la couverture afin d’accompagner le titre du recueil de 21 poésies de Jean-Charles Vegliante : Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques.

Si la forme poétique très connue, le sonnet, est le lieu de l’expression du « je » poétique par excellence, néanmoins, le titre est énigmatique. Quels sont les référents pour « petit pays », « le nord », « jurassiques » ? D’autant plus qu’une présentation du poète est très succincte : « né à Rome, a vécu en Franche-Comté puis à Paris ». Sur la 4 de couverture, est mentionné « un exil […] reparcouru le long d’un arc temporel […] ». Le titre a une dimension géographique, avec un parcours allant « vers le nord », du Jura (un massif montagneux qui a donné son nom à la période dite « jurassique »), jusqu’à la capitale de la France. On peut suivre un déplacement, des monts du Jura jusqu’aux non-lieux du nord urbain où des tentes précaires accueillent des réfugiés ou de simples migrants. Mais il n’y a aucune indication de dates précises : le départ d’Italie (peut-être), le séjour dans le Jura, l’arrivée à Paris.

Jean-Charles Vegliante, Sonnets du petit pays entraîné vers le nord et autres jurassiques, L’Atelier du Grand Tétras, 2019, 56 p.

D’ailleurs, le « je » poétique ne s’exprime qu’une seule fois en tant que tel dans les 21 compositions : « […] / Si je le connaissais, le nom de l’enfant / prendrait place ici parmi ces rythmes tristes / pour rappeler le chagrin d’autres enfants – / nous – ayant découvert que les jours finissent / […] ».

L’exil dont il est question est également, comme on peut le lire sur la 4 de couverture, « celui du passage à l’âge adulte », lorsque l’on perd peu à peu ses parents. Le livre s’ouvre effectivement par une citation en français d’un poète italien, Giacomo Leopardi : « Un temps viendra où cet univers, et la nature / même, sera éteinte », qui annonce d’emblée une fin programmée. Mais mis à part cette citation et la mention d’un lien de parenté « […] / – l’orée du domaine simple de sa mère / dont il ne s’est jamais affranchi. / […] » ou d’un nom précis (In memoriam R. Bouhéret) sous le titre du sonnet MOUVEMENTS, MOUSSES, le poète ne se livre pas explicitement sur le thème de la perte de ses proches.

Nous savons qu’en poésie, les poètes ne se dévoilent pas aussi facilement que dans les autres grands langages (et que leur expression peut être, par exemple, lyrique, autobiographique, symbolique, métaphysique, psychologique, etc.). Alors, quelle est ici sa forme expressive pour partager avec le lecteur son expérience intime ?

C’est justement au premier vers, écrit entre guillemets (et qui a donc une valeur de citation), du sonnet dont on vient de citer le titre, que l’on a un début de réponse : « “Sans forme, qui nous consolera ?” ».

La consolation est le thème central du Livre. Et elle s’exprime par le sonnet dont sa construction est nouvelle dans le panorama de la poésie française : « / […] Le sonnet ânonne doucement ses bribes / survivantes […] ». Le passage à l’âge adulte est par conséquent le moment où Jean-Charles Vegliante s’affirme en tant que poète. Il s’agit, comme on peut le lire dans le premier sonnet, d’une « […] naissance / inverse, survie au noir par les carbones / éternels. […] » qui n’est autre que la naissance de son expression poétique.

Et elle ne date pas d’aujourd’hui : 10 sonnets écrits en 1989 et publiés sous le titre Sonnets du petit pays entraîné vers le nord, font partie des 21 compositions de ce Livre. Ce sont les 10 sonnets qui ont un titre écrit en lettres capitales. Ils ne forment ni un regroupement, ni ne se suivent dans un ordre chronologique mais font partie intégrante de l’architecture interne. Avec au cœur du livre, un quatrain, trace d’un sonnet « déchiré » ou illisible, voire endommagé puisque le 4èmevers, qui commence par une parenthèse, s’interrompt brutalement « (vapeur de décharges  ». De part et d’autre, 10 sonnets, comme un « avant » et un « après », rappelant l’architecture interne du Canzoniere de Pétrarque (« In vita » et « In morte » de sa muse Laura). Si la majorité des sonnets ont 14 vers sans les espaces typographiques qui aident traditionnellement à reconnaître les deux quatrains et les deux tercets, on remarque que 3 sonnets sans titre de la deuxième partie du Livre sont typographiquement différents (Ici les nomades se pressent… a des vers découpés laissant des espaces blancs ; Il faut marcher, marcher… est perforé par des petits points en son centre ; Légèrement l’homme penche… a un vers supplémentaire (15 au lieu de 14) isolé par un saut de ligne).

La nouveauté c’est aussi l’affranchissement des automatismes les plus communs de l’écriture et par conséquent de la lecture du texte poétique : « […] / Vers le nord, c’est trébucher à chaque pas / dans le rêche lacis de syllabes / […] » pour trouver « […] la porte du vrai monde, ça / par où bêtes et hommes peuvent paraître / sans voile – et reparaître une fois partis / dans une fente du temps – mais c’est l’espace / qui garde la forme où nous les avons vus – […] ». Ces « hommes » qui peuvent « reparaître » sont des disparus, des hommes de Lettres, des poètes surtout, issus de la tradition littéraire italienne. Le poète Jean-Charles Vegliante n’est donc pas le seul « exilé » dans son Livre : c’est par ses compositions poétiques qu’il va importer en France des références culturelles italiennes, par exemple, Dante Alighieri (dont Vegliante est un traducteur)1, Francesco Petrarca, Giovanni Boccaccio, les célèbres trois « couronnes […] dont la forme poétique, mieux que nous, se souvient »2.

Notes

  1. Voir à ce propos la présentation de Michel Host du 09.01.2013 dans le site La Cause Littéraire http://www.lacauselitteraire.fr/la-mere-michel-a-lu-14-la-comedie-dante-alighieri

       2. Le site Poezibao accueille ma lecture de trois sonnets tirés du recueil : https://poezibao.typepad.com/files/lecture_de_trois_sonnets_par_valerie_bravaccio14408.pdf

 

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Vegliante enseigne à la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, où il dirige le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Culture des Echanges

Traducteur de Dante (prix Halpérine-Kaminsky 2008) et des baroques, il a publié en 1977 une anthologie française de la poésie italienne de la fin du XXe siècle : Le Printemps italien, (bilingue) et traduit Leopardi, D'Annunzio, Pascoli, Montale, Sereni, Fortini, Raboni, A. Rosselli, M. Benedetti et d’autres poètes italiens. Il a édité les textes italo-français de De Chirico, Ungaretti, A. Rosselli, Magnelli.

Il est l'auteur de D'écrire la traduction, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nouveau recueil, Le Bateau Fantôme, L’étrangère, Almanacco dello Specchio) et sur le net (Recours au Poème, formafluens, Le parole e le cose) ; parmi les titres publiés en volume : Rien commun (Belin), Nel lutto della luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Einaudi 2004), Itinerario Nord (Vérone, 2008), Urbanités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Bruxelles, 2016).

Il a édité une nouvelle version de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la collection Poésie chez Gallimard.

Autres lectures

Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : [...]

Jean-Charles Vegliante, Où nul ne veut se tenir 

L’audace aussi bien formelle que thématique est au coeur de ce nouveau livre de Jean-Charles Vegliante. Ce recueil se pose d’emblée comme lieu inhabitable. Un essai de haler le bâtiment après le naufrage, [...]

Amont dévers — une anthologie poétique (7)

Quelle qu’en soit l’occasion, fût-elle dissimulée en amour platonique de l’idée la plus haute (Leopardi, Aspasie), l’expression de l’éros, c’est-à-dire de la vie, est peut-être la seule constante de la poésie, son universel [...]

Lecture de Amont dévers de Jean-Charles Vegliante

L’anthologie poétique intitulée Amont dévers de Jean-Charles Vegliante, en 13 épisodes, a été régulièrement publiée sur le site Recours au poème, de 2016 à 2019 1. Facile d’accès, grâce à la mise en [...]