Bernard Grasset , Et le vent sur la terre des hommes

Si longtemps j’avais marché
A travers la plaine des années
Quand jaillirent les flèches d’espérance

Ces vers ouvrent le recueil.

Bernard Grasset est un poète marcheur, un pèlerin des mots en quête de mystère. Comme il le disait déjà dans son recueil Brise : « partir s’arracher /… marcher ». Marcher, c’est se tenir au plus près de la nature et des lieux, c’est s’inscrire dans un espace- temps comme dans son autre recueil La Fontaine de Clairvent.

En ce nouveau recueil, troisième volet d’un triptyque de poèmes de voyage, le poète nous invite à cheminer avec lui en Italie, en Allemagne, en Ecosse, des bords de Loire à la Provence, des Vosges à la Bretagne… Ce recueil est un journal en poésie, un condensé de ce que l’on rencontre en voyage et : « Dans l’humilité du poème, le temps du voyage, ramène à l’essentiel ».

Voyager, c’est s’exiler, ne pas être touriste, mais se faire messager d’humanité : « Le poète qui voyage en quête de l’aube cachée par l’agitation du quotidien, ressemble plus à un pèlerin, messager d’humanité, qu’à un touriste, impatient de mirages. »

Comme pour Sylvain Tesson ou Arthur Rimbaud, ce marcheur éternel aux semelles de vent, la marche est source d’inspiration, de l’asphalte aux chemins de terre. La marche est un art, un art que Henry D. Thomas porta haut : « Au cours de ma vie, je n’ai rencontré qu’une ou deux personnes qui comprenaient l’art de la marche . » (Marcher), un art que vit et comprend Bernard Grasset.

Si la marche est une constance dans l’œuvre de Bernard Grasset, le vent l’est aussi comme l’indique le titre de ce dernier recueil : Et le vent sur la terre des hommes, titre qui fait écho au titre d’un autre de ses recueils : Brise. Le vent souffle de la poésie, de l’esprit poétique ; le vent messager poétique : « Sur le chemin des poètes sonne le vent. »

On est frappé en lisant ces poèmes par leur rythme, les phrases le plus souvent nominales correspondent parfaitement au rythme de la marche et de la pensée qui l’accompagne. Une pensée fragmentaire par petites touches impressionnistes, une pensée qu’éclaire tout ce que le regard embrasse.

Marcher, regarder, les sens en éveil sentir le temps qui passe quand la pensée se vit au présent. En refermant le recueil, nous vient cette expression de Lao Tseu : « Le bonheur c’est le chemin ».

Présentation de l’auteur

Bernard Grasset

Poète, penseur et traducteur, Bernard GRASSET, régulièrement publié en revues depuis 1985, est l’auteur d’une vingtaine de recueils inspirés librement de la Bible, des peintres et des musiciens ou de ses voyages. Expérimentateur d’une écriture poétique bilingue à travers des recueils écrits en hébreu – français et en grec – français, il est également le premier traducteur de la poétesse Rachel en français. Tout en poursuivant la traduction de l’œuvre de cette poétesse, il s’est tourné plus récemment vers la traduction de trois poètes grecs contemporains de la lumière.

Associant la poésie à la pensée, il a publié plusieurs essais sur la Bible et sur Pascal dont il est devenu spécialiste, ainsi que des articles philosophiques ou littéraires en France et à l’étranger.

Écrire, pour Bernard Grasset, c’est comme remonter aux sources, à travers les langues et les cultures fondatrices, pour dégager la voie d’une autre modernité, d’un nouvel humanisme.

Dernières publications : Brise, J. André, 2020 ; Ainsi parlait Blaise Pascal, Arfuyen, 2020.

 

crédit photo © Wikipedia

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Luca Ariano, Demeures de mémoire

L’art de la traduction change rapidement ces jours-ci sous l’immixtion délibérée de mots étrangers dans les textes. Comme il est loin, le temps de la guerre froide où en cours de langues étrangères il était interdit aux potaches de finir une phrase par un mot d’une autre langue, signe d’ignorance et de pollution. Au siècle dernier, on avait oublié que les langues s’acceptent depuis toujours, affirmant la fluidité des frontières culturelles.

Le mot « sucre » n’a-t-il pas fait le tour du monde sous une multitude de versions qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, confirmant une nouvelle réalité dans des espaces culturels où elle n’existait pas ? À cette tendance linguistique universalisante est venue s’en ajouter son contraire, soit sauvetage de mots du terroir, dialectes et expressions familières ; leur singularité de clan, de village, ou de région les a cachés au nom d’un classicisme national dont la contrainte fut dénoncée dès les années 1930 par Ramuz, Giono, et Mistral. Aujourd’hui, devant la disparition croissante des langues et dialectes, la revalorisation de ces mots rares bat son plein, en contrepoint et en complément de la mondialisation linguistique.

Luca Ariano souscrit à cette double tendance. Ses poèmes qui se situent en Emilie-Romagne et en Lombardie, sans oublier le Piémont, Rome, et la Marche, saupoudrent ses poèmes de mots anglais (smile, low-cost) et de mots du terroir (fiulin, enfant, à Pavie, arzdora, ménagère en Emilie-Romagne, et fontanarri, infiltrations d’eau sur la partie extérieure d’une digue lors des crues). Marilyne Bertoncini, dans sa traduction, a choisi la fidélité. Elle a laissé les mots anglais et les mots italiens du terroir dans le texte, en italiques ; les mots anglais n’ont pas reçu de commentaire, tandis que les mots du terroir ont reçu des notes explicatives en bas de page. Qu’on ne s’y trompe pas : ces notes rapides sont étayées par une solide connaissance du sujet, comme le montre la note sur Pasolini, le « corsaire » de la p. 25 et le « professeur de la p. 57. Elle nous donne, avec ce mini-séminaire de traduction, une vraie rencontre avec les personnages et les situations des poèmes dans un contexte vivant. De plus, en laissant aux poèmes leur double dimension universelle et locale, elle a préservé la juxtaposition de l’ancien et du moderne qui caractérise la poésie de Luca Ariano.

Luca Ariano. Demeures de mémoire. Poèmes choisis et traduits de l’italien par Marilyne Bertoncini. Postface de Raphaël Monticelli. Editions Douro, 2025. 64 p. ISBN 9782384064670. 16 euros.

En effet, Demeures de mémoire est dominé par le thème du passage. Même Parme a un saint de passage, Saint Ilario. À pied, en vélo, ou en Vespa, dans le présent et dans ses souvenirs, le poète traverse les villages, arpente les ruelles urbaines et va de chaine montagneuse en plaine fluviale, parfois dans des raccourcis saisissants : « Plus personne ne se souvient du cours du fleuve, / enseveli après une éruption / ou peut-être sous des mains avides de ciment » (15). Ces trajets de Petit Poucet dans les régions de la plaine du Pô se parsèment de nombreuses allusions et références locales qui font ricochet : ainsi le Dolcetto, vin de la célèbre région vinicole de Montferrat évoque Umberto Eco, le chanteur Vinicio, la ville de Hanovre, la chanson Ma l’amore no, un film de Mario Mattoli. Ces indices et effleurements, ces prénoms, ces noms de rue, seraient amputés sans les notes en fin de page, un peu comme si Luca Ariano jouait à cache-cache avec le lecteur. Toujours dans la lignée universelle/locale, certains poèmes utilisent des citations de poètes européens comme clés de méthode poétique (« Transaction » p. 19, « Calendrier julien » p. 26) ou comme avertissements pour un avenir plutôt sombre (« Contrat à durée indéterminée » p. 45, et « Nuovi contratti » p. 53). Les menaces pesant sur l’avenir sont symbolisées par les nombreuses allusions à des « coups de feu » et à des assassinats célèbres (Pier Paolo Pasolini, Aldo Moro). Tout cela forme une intertextualité multiple dont les contrepoints montrent la nécessité de « demeures de mémoire » intangibles capables de nous ancrer tout en nous désamarrant.

Le passage du tu au il dans les poèmes a retenu l’attention des critiques. Par contre ils parlent peu d’« elle, » l’Aimée anonyme aux multiple identités qui apparaît souvent. Plutôt qu’une perte d’identité, ces deux effacements permettent au narrateur de composer une fresque qui rappelle celle de La Montagne de l’âme par Gao Xingjian. Au cours de ses pérégrinations à travers la Chine, Gao Xingjian note ce qu’il voit quand il marche : un défilé rapide d’images entrevues, une sorte de toile de fond impressionniste, constituée de multiples réseaux tissés dans le quotidien et nourris par les affleurements du passé. Pour Luca Ariano, c’est une symphonie urbaine et rurale, un portrait de rues et de routes qui se forme sous l’impulsion des sensations du poète, le « brouillon non écrit des misères provinciales » (p. 46). C’est infiniment plus que le « courant de conscience » en vogue au siècle dernier, » c’est  un foisonnement sensuel et savoureux, nostalgique et exubérant. C’est celui du poète et celui du passé collectif populaire auquel ont appartenu ses parents et grands-parents, c’est aussi celui des opprimés de tout bord, dont il joue pour mieux faire ressortir le mouvement de la vie : « Ces matins à la maison – sans école / avec la fièvre, ils sentaient le lait / et le miel, la terre du jardin rapportée / à la maison sous les pantoufles. »

Présentation de l’auteur

Luca Ariano

Nato a Mortara (PV) nel 1979, Luca Ariano vive ora a Parma. Ha pubblicato la raccolta di poesie Bagliori crepuscolari nel buionel 1999. Numerose sue poesie sono apparse su riviste, blog e siti letterari su internet. Collabora con le riviste «Atelier», «Racna» ed è redattore de «Le Voci della Luna». Nel 2005 è uscita una sua plaquettene La coda della galassia(Fara) e la sua seconda raccolta di poesie Bitume d’intorno, con la prefazione di Gian Ruggero Manzoni, per le Edizioni del Bradipo di Lugo di Romagna. Con Enrico Cerquiglini ha curato per Campanotto l’antologia Vicino alle nubi sulla montagna crollata(2008). Nel 2009 una parte della sua plaquette Contratto a termineè stata pubblicata ne La borsa del viandantecurata da Chiara De Luca (Fara). Sempre nel 2009 ha curato con Luca Paci l’antologia Pro/Testo(Fara). Nel 2010 per le edizioni Farepoesia di Pavia è uscita la plaquette Contratto a terminecon una nota di Francesco Marotta. Nel 2011 con Marco Baj per Officine Ultranovecento ha pubblicato il libro d’artista Tracce nel Fango. Sempre nel 2011 con Ultranovecento all’interno del cofanetto Mappeper un altroveha pubblicato Tempi sospesi - Temps suspesos(4 poesie di Luca Ariano, traduzione in catalano di Imma Puig Cuyàs e 1 Fotolitografia da originale pastelli su carta di Gabriella Di Bona) e 5 gradi prima del ritorno con Martino NeriNel 2012 per le Edizioni d’If è uscito il poemetto I Resistenti, scritto con Carmine De Falco, tra i vincitori del Premio Russo – Mazzacurati. Nel 2014 per Prospero Editore ha pubblicato l’e-book La Renault di Aldo Morocon una prefazione di Guido Mattia Gallerani. Nel 2015 per Dot.com.Press-Le Voci della Luna ha dato alle stampe Ero altrove con una postfazione di Salvatore Ritrovato e note di Ivan Fedeli e Lorenzo Mari, finalista al Premio Gozzano 2015. Nel 2016 presso la Collana Versante Ripido / LaRecherche.it è uscito l’e-book di Bitume d’intornocon una nota di Enea Roversi. Sue poesie sono tradotte in francese, spagnolo e rumeno.

 

 

 

Poèmes choisis

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Gérard Leyzieux, T’empresse

Voilà une poésie qui donne à penser. Non pas la pensée dite rationnelle mais l’autre, celle que François Jullien, dans son magnifique essai : Puissance du pensif, ou comment pense la littérature, nomme la « pensée pensive », celle qui ne refuse ni l’évasif, ni l’imaginaire, ni la sensation. Voilà dans quoi nous plonge Gérard Leyzieux.

Il s’agit dans ce poème de penser le temps, alors qu’il est compté. Longtemps on avait vécu dans l’éternité, voilà que ce mot, éternité, prend un autre sens : elle serait juste après la fin… Voilà que

Les bruits d’éternité t’emplissent d’inconnu

Devant le temps presse, avant il se trouve enfoui

Tant de temps étendu
Recouvre le limon lissé de tes ans

Comme souvent chez Leyzieux on balance du moins au plus

À quinze heures le vent s’élève sur la vie
Un baiser très léger et une simple caresse
Un moment de tendresse
Une seconde pour toujours

Peut-être fallait-il

La découverte du néant
Qui engloutit les jours, les ans
Sans s’émouvoir de rien, de rien

pour comprendre que si dans la joie il y a de la peine, dans la peine il y a de la joie…

Terre t’appelle, dit-il. Si le mot paraît ambiguë, le vers suivant nous rassure : Tu t’y répands au régal charnel total. Encore que, au vers suivant, est évoqué une immersion au plus profond du magma. Ainsi chez ce poète passe-t-on sans cesse du recto au verso… tout en usant de formules si belles comme : Une fleur fane face à frayeur de l’oubli, ou encore Temps m’arche et me boute hors de tout. Et aussi : Fuir en sa chair lui révèle la terre entière… Il faudrait toutes les citer ! Mais ce serait priver le lecteur de ses propres découvertes.

Ce recueil paraît en même temps que Je(u) d’avatars, du même auteur. Il faut croire que Jean-Claude Goiri, l’éditeur de Tarmac, l’apprécie particulièrement. Il lui a réservé deux beaux livres en papier texturé vergé qui rend la lecture très agréable. L’incarnation du texte, cela compte !

Gérard Leyzieux, T’empresse, éd. Tarmac, 2025, 60 pages, 15 €

Présentation de l’auteur

Gérard Leyzieux

Gérard Leyzieux écrit principalement de la poésie mais il écrit aussi de la prose. Ses textes poétiques ont été publiés dans des revues papier en France ainsi qu’à l’étranger (Canada, Roumanie, Belgique). Il publie également régulièrement ses mots modelés à l’émotion dans diverses revues électroniques.

Bibliographie 

 

  1. Aux éditions Stellamaris :

  • Et langue disparaît, poésie, 2018

  • Gestuaire, poésie, 2019

  • Et l’attente attend, poésie, 2019

  • L’Européelle, roman, 2020

  • Tes mots dits et tu/s, poésie, 2020

  • …À distance, roman, 2021

  • Basile le bienheureux, roman, 2022

  • Décortiqué, poésie, 2022

  • Basile n’est pas heureux, roman, 2023

  1. Aux éditions Tarmac :

  • Impression vide devant, poésie, 2022

  • Passage, poésie, 2023

  • Aux éditions Z4 :

  • Qu’en flue l’incertitude…, poésie, 2023

Autres lectures

Gérard Leyzieux, Tout en tremble

Le livre s’ouvre avec ce premier mot : TOUT. Que j’ai tendance à considérer comme un mot valise pour l’ensemble du poème, lequel nous décrirait une ouverture vers la liberté de s’inventer. [...]

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Ce qui frappe d’abord chez Gérard Leyzieux, c’est l’attention qu’il porte à chacun des mots qu’il dresse sur la page. Au point de les désosser parfois, comme on la fait d’une poupée pour [...]

Gérard Leyzieux, T’empresse

Voilà une poésie qui donne à penser. Non pas la pensée dite rationnelle mais l’autre, celle que François Jullien, dans son magnifique essai : Puissance du pensif, ou comment pense la littérature, nomme la [...]




Jacques Merceron, L’Écart des six ifs & autres fatrasies, Ombreuses fratries

La fatrasie est un genre poétique daté, né au moyen-âge et disparu au XVI°, dans lequel le sens cède sa prééminence au son, avec notamment des répétitions de syllabes et des accumulations de phrases aux sonorités étranges qui peuvent dissimuler des critiques, moqueries ou pamphlets. Genre d’autant plus virtuose qu’il est encadré par une forme fixe :  nombre de vers avec six premiers de cinq pieds et les cinq derniers de sept, souvent construite sur deux rimes, selon une disposition stricte. Ceci donna une poésie souvent amphigourique, à la fois drôle, même franchement burlesque, apparemment sans queue ni tête ou en tout cas difficilement intelligible.

Depuis la fin du XX° siècle le genre s’est trouvé réinvesti, plus dans l’esprit que dans sa forme précise, par un certain nombre de poètes chanteurs, ou auteurs de « comptines » et autres « fatrasies », souvent pour enfants, entendez textes poétiques un peu loufoques, sans trop de sens ni de forme canonique. On pourrait peut-être d’ailleurs y rattacher aussi les « Chantefables » et « Chantefleurs » de Desnos ? Recueils posthumes parus bien longtemps avant que le terme fatrasie se trouve réinvesti par nos contemporains dont la plus connue est sans doute Brigitte Fontaine, artiste inclassable que l’on ne présente pas, qui, à propos de son dernier recueil de poésies intitulé « Fatrasie » proclame fièrement « les expliqueurs et les expliqueuses de textes devraient tous être passés par les armes ».

Jacques Merceron, lui, en plus de poète (nombreuses revues et ici même sur « Recours au poème »), est un érudit : universitaire, docteur en littérature, mythologue et médiéviste, auteur de plusieurs monographies savantes sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006)… auteur également de nombreux articles et  études pointus publiés dans des revues spécialisées, notamment dans la « Nouvelle mythologie comparée ».

Jacques Merceron, Ecart des six ifs et autres fatrasies, éditions Douro, coll. bleu turquin, Chaumont, 2023, 86 p. – 16,00 €.

Ces précisions ne sont pas inutiles pour éclairer l’imaginaire et l’univers poétique de Jacques Merceron car, au diable le CV de l’œnologue ou du vigneron si le divin breuvage nous apporte l’ivresse et ici le tanin est si particulier que le tasteur est amené à se poser la question : Ces objets d’études ont-ils déteint sur sa vie ou sont-ce ses goûts, déjà « facétieux », qui l’ont amené à cette profession de « savant » ?

Toujours est-il que pour écrire cette poésie-là il faut avoir un grand Fin amor des mots et de la langue, mais pas que…  tous les poètes ont de ces amours-là, celui de la langue, des mots (du sens et des sonorités) mais ici c’est un amour à la fois frivole et réfléchi, fou et posé, irrespectueux et révérencieux, passionné et sensé, bricolé et professionnel,… ; amour reposant  sur une sérieuse érudition (au sens de solide) doublée d’un goût pour le facétieux, le burlesque, et autre « mot que rit », l’humour populaire, l’éclat de rire rabelaisien, la farce (telle celle de « Mètre patte lin » dirait J Merceron ! ) et l’on pourrait multiplier les adjectifs : insolent, irrespectueux, coquin, malin, espiègle (Jean passe et dé meilleurs) ; toutes ces qualités (ou des faux ?), sont servies par une connaissance fine de la langue : répertoire argotique ancien, inactuel ou récent, expressions et proverbes populaires désuets ou actuels, histoire de la langue et des jeux de langue d’avant-hier à aujourd’hui : menteries, contes et légendes, comptines, refrains, proverbes et dictons, folklore du Moyen-âge, sorcellerie et médecine de rebouteux, langues de métiers et vocabulaires anciens et/ou professionnel (menuiserie, cavalerie, marine…). L’auteur butine à tous les dictionnaires, tous les répertoires et registres pour élaborer un miel poétique des plus originaux, surprenant, incongru ou alterne non sens, absurde, humour et lyrisme (p 43), babelisme assumé (p33, 35), hommages ciblés (Boris Vian p 45, 47, Valéry ou Villon), saynètes granguignolesques à base d’amis-mots, rire rabelaisien voire délicieusement grivois (Oh ! nanisme oh ! /« Trombone aboyeur en gorge profonde »)

Jacques Manceron est un alchimiste de la langue, un saltimbanque de la phrase, un jongleur du vocabulaire, bref : au jeu des mots, un As ! Sous le grand chapiteau bruyant du cirque des Amimots ce serait un Monsieur loyal dompteur et régisseur qui manie à merveille tous les registres et procédés poétiques de langue : assonances et allitérations (le gris grain de nos jours / et vers le vin de vigueur) comme des jeux de mot (homophonie, calembour, contrepèterie, pastiche de proverbes et dictons, trompe-oreille et virelangue,…)

Sous le sourire complice, le rire, in fine le jeu gratuit, mais pas toujours, affleure, ça et là, « les mots scions » comme p44 « À la toute fin des fins pour jouer encore / mon destin à la roulette je reviendrai lancer/mes dés sous les sabots de mes voyelles/et consonnes cavalières espérant secrètement/leur échappée belle pour une dernière/pirouette sur le remblai des étoiles. » ; ou encore la « raie flexion » ironique, mi-figue mi-raisin, que forme cette magistrale définition de la poésie (p40), où sur une page « à découper suivant les pointillés - l’auteur nous livre - un petit pense-bête à l’usage de ceux et celles qui réclament toujours une définition de la poésie.  Elle est  …  et suit une liste de 76 qualificatifs les plus variés et inattendus, à mémoriser en toute simplicité, à réciter en solo duo ou trio au choix »… Avis aux diseurs, lecteurs, performeurs et Chœurs parlés : voilà une pièce de choix à ajouter à votre répertoire !

Cette moqueuse définition de l’indéfinissable ne rejoint-elle pas, sur le fond, mais par l’humour, la lapidaire sentence guerrière de Brigitte Fontaine citée plus haut ?

Cri tique fête le plus saint serre ment et sans brosse à relire !

Celles et ceux qui n’auront pas été étourdi par la virtuosité tournoyante du grand « écart des six ifs et autres fatrasies » pourront suivre l’aventure langagière avec « Ombreuses fratries » (Encres vives, n°547) où, de cavalcades en escalades, Jacques Merceron vous fera « Descendre en rappel/jusqu’au tréfond des mots/Nobles ou infâmes […] ou bien remonter/En varappe risquant/Chaque pointe de pied/Dans l’échancrure friable des mots/Dans leurs frêles crevasses/Dans leur éclat sans pareil/Ou dans leur glaucité/ /Au risque de lâcher prise.

Une mise en garde toutefois : impossible de « faire rendre gorge aux mots… une lettre et c’est tout un monde qui bascule… à nous faire perdre l’esprit sain » Les mots auront toujours le dernier mot : Gare à la vire tue oh cité !

Présentation de l’auteur

Jacques Merceron

Né à Paris en 1949. Fut professeur de littérature médiévale aux USA (Bloomington, IN). Habite à présent à Montpellier. A publié livres et études sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique…), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006). Par goût, en poésie, aime et pratique le grand écart, du « merveilleux » au « facétieux ». Aime par-dessus tout Nerval, tout Nerval, et les poètes rémouleurs du rêve. Leiris et Michaux aussi, en tant qu’équarisseurs du langage, Rabelais, les films de Tati, Jacques, la musique humoristico-rosicrucienne de Satie, Erik… Poèmes récents en revues papier (Décharge, Nouveaux Délits, Arpa, Verso, Diérèse, Motsà Maux, La Nouvelle Cigale Uzégeoise (haïkus) ; Éphémérides feuilles détachées. Une anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (haïkus) et en revues en ligne (Recours au poème, Le Capital des Mots, Lichen, Le Jeudi des Mots). Recueil récent : Par le rire de la mouche (haïkus), avec des dessins de Jacques Cauda, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (janv. 2022).

Autres lectures




Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. Seul un poète peut traduire un autre poète. Aussi, tombant au Marché de la poésie sur ce recueil, je n’ai su résister. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, nous sommes en juillet. Je suis en terrasse à Paris et j’ouvre le recueil.

Des vers brefs, sans verbe, avec des jeux de parenthèses qui donnent une une couleur à l’hiver. Apparaissent une terre, de la pluie, un pré, des herbes. Je devine l’œil, l’esprit du poète cherchant à capter l’indicible qui dore le moment qui passe. Puis, je m’interroge : est-ce un paysage ou une peinture (chevalet, carré, triangle viennent de se glisser dans le poème) ? Après tout, il y a des couleurs simples (noir, vert et on se souvient du titre : « Sienne » qui appelle aussi l’Italie et sa peinture). Et déjà une preuve surgit sur un vers : le mot pinceau. Nouvelle interrogation : s’agit-il d’un tableau ou d’un livre d’art, puisqu’il y a des pages ? J’hésite, tandis que le poème me parle d’une chair, d’un œil étroit, d’un corps mutilé, puis de « chantiers abandonnés / hissant dans la nuit claire / leur outils » (p. 30). Et à nouveau le vert, le noir, des fourrés, de l’humus et « ces plaies plus que ces plaintes ». Le silence a gagné en épaisseur. Fin du premier poème.

Un autre arrive. Il enchaîne des spirales visuelles l’une après l’autre, puis affirme : « la terre comme porte // (mais ne donnant / sur rien » (p. 44, la parenthèse ne se referme effectivement pas). Plus loin, surgit une chevelure « (ou une dune / mordorée » (p. 46) qui apporte une douceur « bleutée ». Mais cela reste fragile comme « le sol d’un / grenier vacillant » (p. 48).

Yves di Manno, Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2012, 72 pages, 14 €.

Se dressent sous mes yeux un tableau noir et une ligne blanche. La noirceur gagne, une noirceur « aux confins d’une // autre ténèbre » (p. 56), que rien n’arrête, ni les volets entrouverts, « ni le visage apparu » (p. 58), ni la traînée verte « des talus d’herbe sèche » (p. 59), ni les autres choses qui sont comme des « oriflammes / en loques » (p. 62). Tout est sillonné « par le noir // du pinceau » qui enferme « la vision // dans les plis / du papier ». Ainsi sommes-nous les vivants spectateurs d’une nuit sortie d’un « jour ayant dû // ignorer le corps qui la signe… » (p. 67). Derniers vers.

Pour conclure, dévoilons le secret de fabrique de cet étrange recueil : oui, il s’agit bien de poèmes sur deux volumes de livres d’art. Je le savais (l’éditrice me l’avait appris et la dernière page le rappelle). J’ai voulu l’oublier pour mieux baigner dans la temporalité visuelle dans laquelle nous entraîne Yves di Manno et mieux apprendre ce qu’on vit quand on voit.

Présentation de l’auteur

Yves di Manno

Yves di Manno, né en 1954, a publié une vingtaine de recueils dont, pour ne citer que le dernier, Champs, un-livre-de-poèmes (2014, reprise, chez Flammarion, de deux volumes parus en 1984 et 1987), ou d’essais, parmi lesquels « endquote », digressions (Flammarion, 1999), Objets d’Amérique ou encore Terre ni ciel (José Corti, 2009 et 2014).
Il est aussi traducteur de poésie américaine (William Carlos Williams, Ezra Pound, Jerome Rothenberg ou George Oppen) et dirige la collection « Poésie/Flammarion » depuis 1994 .

Bibliographie 

Poésie

  • Les Célébrations, Bedou, 1980
  • Champs, Flammarion (collection Textes), 1984
  • Le Méridien, Éditions Unes, 1987
  • Champs II, Flammarion, 1987
  • Kambuja, Stèles de l’empire khmer, Flammarion, 1992
  • Partitions, champs dévastés, Flammarion, 1995
  • Un Pré, chemin vers, Flammarion, 2003
  • Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage, 2012
  • Champs (1975-1985), édition définitive, Flammarion, 2014
  • une, traversée (avec Anne Calas), éditions Isabelle Sauvage, 2014
  • Terre ancienne, Monologue, 2022
  • Lavis, Flammarion, 2023

Narration

  • Qui a tué Henry Moore ? Terra Incognita, 1977
  • Solstice d’été, Éditions Unes, 1989
  • Disparaître, Didier Devillez, 1997
  • La Montagne rituelle, Flammarion, 1998
  • Domicile, Denoël, 2002
  • Discipline, Héloïse d'Ormesson, 2005

Essais

  • La Tribu perdue (Pound vs. Mallarmé), Java, 1995
  • "endquote", Flammarion, 1999
  • Objets d'Amérique, José Corti, 2009
  • Terre ni ciel, Editions Corti, 2014

Anthologies

  • 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004
  • Un nouveau monde: poésies en France 1960-2010 (avec Isabelle Garron), Flammarion, 2017

Nouvelles

  • Ariane hors Flaubert (1976)

Traductions

  • William Carlos Williams, Paterson, Flammarion, 1981
  • George Oppen, D’être en multitude, Éditions Unes, 1985
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 1986
  • George Oppen, Primitif, Éditions Unes, 1987
  • George Oppen, Itinéraire, Éditions Unes, 1990
  • Des “Objectivistes” (en collaboration), Java, 1990
  • Ezra Pound, La Kulture en abrégé, La Différence, 1992
  • Jerome Rothenberg, Les Variations Lorca, Belin, 2000
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2002 (nouvelle édition)
  • William Carlos Williams, Paterson, José Corti, 2005 (version revue et corrigée)
  • Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, José Corti, 2008
  • George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2013 (troisième édition, revue et augmentée)
  • George Oppen, Poèmes retrouvés, Corti, 2019

Bibliographie

  • Renaud Ego, "Un poème, scène 1", La Bibliothèque de midi. La Pensée de midi, 13(3), 112-134, 2004.
  • Autour des Objets d'Amérique, Fusées n° 18, 2010.
  • Martin Rueff: "Non identifiable: la tâche du poète-traducteur", Agenda de la pensée contemporaine n° 18, 2010.
  • Europe, n° 1153, William Carlos Williams / Yves di Manno, Paris, 4 mai 2025.

Poèmes choisis

Autres lectures

Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. [...]




Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur
et les puits de l’inconscient se dressent
avec leur perplexité pleine de bitume

Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise à la disposition des lecteurs francophones dans une traduction de Dana Shishmanian révisée par l’auteur, des trois recueils en roumain du cycle Onirice entamé en 2022. On y retrouvera les mêmes élans dans l’inconnaissable, les mêmes audaces de langage que dans La Létale de la lune(2024). Si les rêves ou plutôt les « rêveries », ces rêves éveillés, sont en effet un matériau courant pour les écrivains, parfois revendiqué comme chez Rousseau ou Gérard de Nerval, il est des poètes – Rimbaud, Lautréamont, les Surréalistes – capables de s’affranchir de toute logique et de transcender la réalité (celle suivant laquelle, par exemple, un chat miaule et n’aboie jamais).

L’exercice est bien sûr difficile, le risque de tomber dans l’abscons, dans l’absurde, le pur non-sens est lui, bien réel, mais quand il est réussi comme chez les auteurs précités leurs écrits obligent le lecteur à sortir de sa routine, accepter un univers où tout est perverti : ce n’est pas seulement en effet, comme dans la littérature fantastique, qu’on y raconte des histoires certes incroyables mais conservant une logique interne, c’est qu’il n’y a même plus d’histoire ni de logique, seulement des images qui défient le sens commun et qui néanmoins – si l’exercice est réussi – « font sens ». Ara Shishmanian, qui préfère pour sa part à « rêverie » les néologismes « arrêve » ou « urrêve », est orfèvre en la matière.        

Verbatim :

  • et à nouveau ces regards semblables à des cordes qui nouent mes chevilles • mon index me brûle – et la glace fait fondre le hurlement que j’essaie de montrer • et le couteau se transforme en sourire • et ma grotte attire tous les fruits qui me répugnent • et le vide me guide tel un mort reconnaissant • car le monde n’est que l’entrepôt où se fut empilé tout ce qui m’est dû – tous les objets volés et les vies que je n’ai pu vivre • ou ce zéro-miroir où sont rassemblés tous mes malheurs • et ce chien non négociable dont le fidèle désastre m’a toujours accompagné •

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.

Le texte se présente ainsi, comme une suite de quatre-vingt-dix paragraphes titrés et numérotés scandés par des « • », sans majuscules, avec de nombreux « – », construisant un long poème de vers libres (où l’on préférera peut-être voir plutôt de la prose poétique). Un homme que l’on devine âgé dresse une sorte de bilan de sa vie, dans l’attente de la fin : oh ! mort, tu me hanterais comme un arbre invisible

Une telle déréliction s’accompagne de la conviction chez le poète que, si bien entouré qu’il soit chacun d’entre nous est irrémédiablement pris dans la corde violacée de la solitude, […] écho de l’âme profonde, sachant par ailleurs que son pessimisme radical (je prophétise mon angoisse perdue dans le bordel des oublis)  englobe l’humanité entière (• toute cette frange toxique de l’autre •) et que l’amour y tient peu de place.

voici la fille absurde avec ses seins blêmes • peut-être morte déjà – émergeant d’un miroir étranger • avec ses seins blêmes et durs – des prunes bizarres que l’on peut mâcher sans fin • et dans l’éclat obscur – le néant brisé où l’oubli avec son mirage trouble semblait me raconter son obscénité timide comme le reste d’un fantasme • et peut-être un soldat – ou deux ou trois – sortaient d’elle avec leurs uniformes rouges de sang • telles des croûtes de pain mâchées par une ultime guerre • des croûtes de pain ou des tablettes de chocolat déflorées •

De rares entractes, d’autant plus précieux, viennent éclairer un univers si sombre :

  • une barque passait à travers ma fenêtre en battant lentement des ailes – qu’elle était douce cette folie d’un sourire • plus douce – bien plus douce qu’un pot de confiture

On admire, au passage, la trivialité inattendue de la métaphore « pot de confiture » qui clôt le paragraphe 47 (« le chapeau plein les yeux »), à la mi-temps du livre.

Le poète, il est vrai, n’a pas peur des mots et ne recule pas devant les mots crus (bordel, ci dessus), les images directement sexuelles (la fellation des ténèbres ; l’érection de la mer ; la masturbation féministe des tombeaux ; des rivages de sperme ; mon éjaculation, sperme atomique ou enfer échoué ; les hospices m’envoient des folles en robe blanche pour les baiser), les précisions anatomiques (eurydice [sans majuscule] au vagin de lys blanc). Mais il ne s’agit là que de rares notations destinées à prouver que rien n’est interdit pour qui entend brûler la poésie avec des vers.

 Si une telle poésie est par essence source d’infinies énigmes, certaines formulations se réfèrent à la science la plus actuelle, telle : • voici une route déchiquetée d’où émergent les franges d’une femme quantique • ou les traces équivoques du chat de Schrödinger • À cet égard, on se référera utilement à la préface de Dana Shishmanian qui révèle la philosophie sous-jacente du recueil, une « méontologie » témoignant d’un monde où rien n’embrasse le commencement de nulle part sur le coussin nostalgique de jamais.

Le lecteur de La Létale de la lune retrouvera ici des obsessions chères au poète, ce titre  réapparaissant d’ailleurs au passage : • la fixité de cristal de la panique – de l’étrangère – la létale de la lune qui me regarde avec des yeux de sibylle saccagée • Le mot « lune » revient à maintes reprises, jusqu’à la fin : • hostile s’effondre la lune longuement attendue en féroce solitude

De même l’adjectif « létal » ou le substantif correspondant : – un mensonge à la létalité gelée • Cependant, comme dans l’ouvrage précédent, c’est le qualificatif « bleu » qui revient avec le plus d’insistance, au détriment des autres couleurs. Je suis malade de solitaire et de bleu […] • et à nouveau le bleu pleure sur mon visage. Il serait sans nul doute intéressant de percer le mystère d’une telle fascination pour le bleu (qui n’est pas que le bleu de l’âme), si cher à Jean-Michel Maulpoix (Une histoire de bleu, L’Instinct de ciel).

Et toi poète, sculpteur de cernes, héraut des dés, pantin onirique […] qui aspire notre chair des mystères, si tu crains peut-être le néant, c’est que tu ne fais pas suffisamment confiance aux livres qui ne sont pas, comme tu le crois, des sources asséchées où nous ne pourrions plus boire que les épis de la sécheresse

  • le mannequin du poète veille sur l’agonie des syllabes

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur • et les puits de l’inconscient se dressent avec leur perplexité pleine de bitume • Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise [...]




Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule

Roselyne Sibille depuis longtemps nous offre une poésie contemplative à déguster en silence, un silence descendu en nous grâce à ses mots  nous guidant vers une expérience et une qualité d’être au monde. Comme le souligne Florence Saint-Roch dans sa postface, suivre les pas de Roselyne, pas devenus mots par la magie de la complicité de la poétesse avec l’environnement traversé et observé, « suscite une joie merveilleusement surgie, qui nous enchante et devient notre respiration. »

Par la présence des rizières et de l’eau, le lecteur devine que les poèmes naissent de promenades et d’un séjour en Asie. Et se couler au fil de l’eau, devenir l’eau tient du prodige :

              On trouvera les passages dans les rêves  
              de la rivière

Et les passages on les trouve aussi grâce aux odeurs :

Seringats      sureaux
glycines        lilas

Grâce à leur parfum
nul besoin de plan
pour m’orienter

Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule, Collection Grand Ours, éditions l’Ail des Ours, 70 pages, 8 euros, avec des Illustrations (très bleues !) de Sophie Rousseau et une postface de Florence Saint-Roch.

Toute sensation, tout ce qui passe par le corps, assimilé, vibré, est restitué en mots, y compris ce qu’absorbe ou ce dont se nourrit la poétesse, bien souvent le paysage, comme bu. Dans le livre il apparaît souvent gris et brumeux. L’élan du regard est celui de devenir, de se fondre avec la réalité des éléments, jusqu’à se mêler aux sèves des arbres, d’accéder à leurs cimes et au-delà, accéder au ciel, avec la conscience aigüe du cosmos qui le contient, auquel la poétesse se sent pleinement appartenir. Ainsi : les lieux deviennent de l’air. La magie de l’évaporation physique et météorologique va de pair avec la forme de lâcher prise et d’oubli de soi qu’atteint Roselyne Sibille en se promenant.

Dans ce livre il est aussi un autre enjeu, assumé, avoué : je cherche une écriture plus nombreuse. C’est l’enjeu d’une conscience augmentée, d’une métamorphose en langage poétique, celui d’une traduction :

Sur l’île de mes mots
le ciel est blanc
et la montagne attend

Si le thé devient mon encre
je pourrai peut-être
descendre dans la couleur

On ne le sait peut-être pas, mais Roselyne Sibille a suivi une formation de géographe avant de poursuivre une carrière de bibliothécaire. Elle voit donc des cartes géographiques dessinées par les lichens et les rocailles, mais l’alphabet est aussi incorporé dans la lecture du paysage, et de cette manière R.S. tient ensemble les deux bouts de ses inclinations pour habiter le monde en poète.

Oiseaux, lucioles, abeilles, grillons, sauterelles, libellules, ces apparitions merveilleuses matérialisent le jaillissement de la vie, ressenti à l’intérieur en même temps que vu, et qui est toujours associé à un besoin de le traduire en mots, qui passe par l’expérience de l’envol, du rapt, et c’est alors qu’un chant s’élève, la poétesse passe ensuite le relais :

Avec le reflet des nuages
      la grenouille rousse
          écrira le poème

Et c’est bien comme une intention discrète et toute en délicatesse qui se dessine derrière la poésie de Roselyne Sibille. En cheminant elle s’augmente, se dilate, s’envole, et nous augmente aussi par l’expérience que nous faisons en la lisant. Elle nous tend la main, pour qu’à notre tour nous cheminions et partagions ces sensations, ce sentiment à la fois paisible et exalté de rayonnement intérieur, jusqu’à atteindre une qualité d’être et de vivre tout en fluidité.

Page 25, la poétesse affirme : la nature écrit.  Et c’est bien ce que les Indiens d’Amérique et les peuples autochtones nous rappellent, eux qui le savent depuis la nuit des temps. Il faut savoir lire les signes qu’elle nous montre, lire son histoire à même la végétation, les roches et leurs accidents, ils sont des témoins, ils racontent d’anciennes histoires, des histoires dont nous sommes le résultat et nous savons l’importance pour l’humain de savoir d’où il vient afin de choisir où il va. Comme le dit R.S. très justement, cette histoire est écrite par l’effet du temps qui passe : Le temps signe.

Il y a parfois comme des notes discrètes de mélancolie dans ce livre, avec la conscience plus large d’un monde en souffrance :

L’âpreté de l’histoire
s’est enfoncée entre les pierres
La montagne respire doucement

Sur la planète en pleurs
la lune passe sa douce main
Je tourne vers elle mon visage

Parfois le poème témoigne de ce que d’aucuns appelleraient hallucinations visionnaires :

La pleine lune
a étendu ses draps entre les arbres

 Sa lumière coule dans la rivière avec les mots
frissonne
crée et perd le poème

En conclusion, je dirais qu’à l’instar de Roberto Juarroz, un poète que R.S admire, elle nous offre une poésie verticale, limpide ; et dans les tumultes belliqueux du monde, elle nous offre un espace d’apaisement, sinon de  guérison.

Présentation de l’auteur

Roselyne Sibille

Roselyne Sibille est née en 1953 en provence  elle vit. Géographe de formation, bibliothécaire. Elle est écrivain de voyages et poète

Elle co-crée avec de nombreux artistes, fait des lectures musicales et participe à des expositions.
Ses poèmes ont été traduits en anglais, allemand, espagnol, italien, tchèque, écossais, et en quatre langues de l'Inde (hindi, bengali, tamil, manipuri).

Bibliographie

  • Au chant des transparences - Lavis de BANG Hai Ja  - Éd. Voix d’encre - 2001
  • Éclats de Corée  in Anthologie Triages - Éd. Tarabuste - 2002
  • Versants – Préface Jamel Eddine BENCHEIKH  - Éd. Théétète - 2005
  • Préludes, fugues et symphonie - Ed. Rapport d’étape - 2006
  • Tournoiements - Éd. Champ social - 2007
  • Un sourire de soleil - Photos Hélène SIMMEN - Trad. Masami UMEDA - Edition japonaise bilingue - 2007
  • Par la porte du silence - Peintures BANG Hai Ja - Trad. Michael FINEBERG / MOON Young-Houn - Edition coréenne trilingue - 2009
  • Lumière froissée - Encres Liliane-Ève BRENDEL - Éd. Voix d’encre - 2010
  • Implore la lumière, peintures de Sylvie Deparis, Éditions SD - 2011
  • L'appel muet, Éditions La Porte - 2012
Roselyne Sibille

Publications en revue

  • 1998 - Éclats de Corée - Revue Culture coréenne49 et 50
  • 2003 - Trois jours d’avant-printemps au temple des sept Bouddhas - Revue Culture coréenne n°64
  • 2010 - in Anthologie poétique « Terres de femmes »
  • 2010 - Calmes aventures au Pays du Matin Calme - Revue Culture coréenne n°80
  • 2011 - Les points cardinaux du temps - Revue Terre à ciel
  • 2011 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Pratilipi
  • 2011 - Les marchés de Corée : un présent multiple - Revue Culture coréenne n°84
  • 2012 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Asymptote
  • 2012 - Entre sable et ciel - Revue Qantara n°85 (Institut du monde arabe - Paris)




Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le « poète » (Dichter) est celui qui rend « dense » (dicht), Jean Marc Sourdillon est poète dès le titre qui réduit l’absence à son noyau : le manque. Placé sous le signe de la négativité, le titre pourrait laisser présager un ascendant du négatif dans la modernité poétique dont Yves Bonnefoy a donné la formule, empruntée à Kafka : « il reste à faire le négatif » (Entretiens sur la poésie, 1972-1990).

Mais dans ce livre composé en trois mouvements (« Terminal », « L’aspiration », « N’est pas là ») précédés de l’admirable poème inaugural « Nos années-lumière », Jean Marc Sourdillon se risque à « faire le négatif » d’une façon bien singulière, alchimique, qui transmue le « négatif » en la possibilité, certes difficile, d’une « naissance ». Mais le poète oeuvrant à la « naissance » qu’est Jean Marc Sourdillon dès ses livres précédents, de L’unique réponse (2020) à Aller vers (2023), peut-il procéder à cette alchimie face à l’épreuve de la séparation et de la mort ? C’est le défi qu’affronte N’est pas là.

Dans le premier mouvement, le « je » est confronté à la « séparation » (« quelqu’un n’est plus là », p. 15), définie en termes de « presque deuil » (p. 31). « Le négatif » est ici celui du départ du fils, qui laisse sa famille derrière lui et met son père en face d’une épreuve radicale, proche de celle de la mort : « c’est comme si l’on m’avait vidé de moi-même, comme si j’étais mort » (p. 16). Il y va aussi pour le poète de quelque chose comme une chute de cheval, au sens quasi biblique du terme : « Son départ a fait tellement de vent qu’il m’a déséquilibré et fait tomber de cheval » (p. 16). Mais, dans l’espace de la même page déjà, l’épreuve de la « séparation » devient le terreau d’une transmutation en possibilité d’une « naissance » : « Comme si je venais enfin, après vingt ans, de finir d’accoucher. // La fin de ma naissance » (p. 16). Cette transmutation est difficile, vécue en termes d’épreuve, sous le signe de la « douleur » qu’il faut « endurer » (p. 23) : « c’est d’une grande beauté et d’une grande violence. De la douleur pure, forte et transparente comme un alcool » (p. 24). 

Apparaît ici un maître mot de l’œuvre de Jean Marc Sourdillon, la « déhiscence », qui désigne une brusque ouverture d’un organe végétal parvenu à maturité et qui, pour le poète, est le centre générateur à la fois de la « naissance » et de l’« écriture » : « Il faut travailler cette douleur. La douleur de la déhiscence. Comme toujours l’alliée de l’écriture (…) Il faut voir où elle mène, à quelle vision, quel savoir sur soi-même, quelle naissance insoupçonnée ».

On est ici introduit au cœur de l’atelier poétique de Jean Marc Sourdillon, où la « déhiscence » est ce par quoi peuvent advenir la « naissance » et la poésie. La force de ce premier mouvement est aussi que cette méditation sur la triade « déhiscence » / « naissance » / « écriture » s’accomplit dans le creuset d’un lieu quotidien de la modernité : le « terminal » d’un « aéroport » et la « passerelle d’embarquement ». Le lecteur averti du poète de L’unique réponse se souvient ici que Jean Marc Sourdillon associe souvent l’expérience de la « passerelle » à celle de l’écriture poétique. Il n’est sans doute pas impossible de lire aussi ce premier mouvement de N’est pas là comme une forme de très libre réécriture de l’épisode biblique du « fils prodigue ». Là où dans la Bible le fils part et finalement revient, ici le fils part sans revenir, mais dans les deux textes ce départ est vécu par le père comme une métamorphose intérieure profonde.

Qu’en est-il de la possible transmutation de l’absence en « naissance » lorsque, comme dans le deuxième mouvement du livre, le manque vécu n’est pas un « presque deuil » (p.31) mais bien un deuil, qui plus est parmi les pires qu’il soit donné à un être humain de vivre : la perte de la mère ? Le « n’est pas là » de la mort de la mère est-il transmuable comme l’a été le « n’est pas là » de l’absence du fils ? La confrontation avec le corps mort « compact et gelé » (p.42) de la mère est sans appel : « Il n’y a plus personne ici. Cherche-moi longtemps, trouve ou ne trouve pas mais pour l’amour de Dieu cherche ailleurs » (p.42). C’est au-delà de l’œil, dans la « voix », que « cherche » alors le fils : « voix qui me soutient me soulève et puis m’abandonne, à quoi je tiens, par quoi je tiens » (p. 44). Très émouvant est le moment où, dans la géologie profonde de l’écriture, la mère n’est plus évoquée à la troisième personne (« elle ») mais à la deuxième, « tu » : « Pour elle, le moindre geste c’était douleur. / Je ne me mettais pas dans sa perspective, jamais assez. Je ne voulais pas savoir que tu souffrais » (p. 49). La souffrance causée par le manque est immense : « Ma tristesse vient non pas du fait qu’elle soit partie mais de ce que je ne lui ai pas assez dit que je l’aimais » (p. 49). L’amour de la mère et l’amour du fils échangent une réciprocité de preuves aux limites du dicible : « Jusqu’à la fin ou presque j’aurai été ce fils qui repousse sa mère parce qu’elle l’aime trop et que lui aussi aime trop ». A la mesure de cette douleur est l’acte par lequel le fils parvient, sur la ligne de crête de la souffrance et de l’écriture, comme au-dessus d’un précipice mental, à convertir la mort de la mère en expérience de la « naissance ». Cette « naissance » est d’abord perçue sur le mode de l’imminence : « Parler comme si je n’étais pas encore né mais que je pressentais l’imminence de la naissance » (p.39). C’est dans les actes les plus quotidiens et simples que le « je » s’approche le plus de l’expérience de la « naissance ». Ainsi dans le souvenir de la « sieste » (p. 58-59), moment où la mère lui a appris à lire et à écrire, projetant par là même à jamais une lumière indestructible sur les mots et sur l’acte d’écrire. La confiance de Jean Marc Sourdillon dans les mots, sa vocation de poète trouvent ici une origine nimbée de lumière. La transmutation du deuil en expérience de la « naissance » est comprise par le poète en termes de « travail » : « Tout mon travail : faire passer une morte encore très vivante, douloureusement vivante, dans le dedans » (p. 67). Il y va ici de l’ouverture par Jean Marc Sourdillon d’une nouvelle voie vers l’acte d’assumer le deuil, en le transmuant en matrice d’une possible « naissance » pour celui qui souffre. On pourrait qualifier cette voie inédite de « saut » spirituel, en donnant au mot « saut » la connotation que lui confère Kierkegaard lorsqu’il évoque le « saut » du « stade esthétique » au « stade éthique ». Dès lors, la mère n’est plus morte mais « vivante » dans et par le fils : « Je ne porte pas le deuil de ma mère, je porte ma mère vivante, inscrite en moi, jusque dans ma voix » (p. 65). Désormais le deuil transmué devient une « danse de la naissance » : « Danser la danse de la naissance à l’intérieur du vide laissé par ta mort » (p. 71).

Le troisième mouvement du livre, plus bref, s’ouvre sur un passage au verset qui transforme la langue en cantus : chant du « n’est pas là », formule dont la force est d’être ici, au-delà du deuil personnel, un « n’est pas là » anonyme, universel, tâche de la poésie, et dans lequel le lecteur peut projeter ses propres expériences de l’absence.

Aussi N’est pas là peut-il se lire comme un grand livre de la transmutation dont la poésie est capable. A la lumière de cette transmutation séminale, le titre peut s’écouter autrement : comment ne pas entendre et déchiffrer, au profond du signifiant N’est, le signifiant « naît », comme si la négation contenait déjà le possible d’une « naissance » ? Ce « saut » spirituel qu’est la conversion du négatif en chance d’une « naissance » va de pair, dans ce livre, avec un profond rejet de la « mélancolie » : « Voici ce que je suis devenu depuis : un refus absolu de la mélancolie et un sens très aigu du tragique » (p. 31). A cet égard, Jean Marc Sourdillon est proche d’Yves Bonnefoy qui, dans sa préface « La mélancolie, la folie, le génie, - la poésie », écrite pour le catalogue « Mélancolie : Génie et folie en Occident » dirigé par Jean Clair (2006), identifie le « refus » de la « mélancolie » à l’acte poétique lui-même, rompant par là avec des siècles de poésie sous le signe de la « mélancolie ». S’il y a ainsi, autour du « refus » de la « mélancolie », des affinités électives entre Sourdillon et Bonnefoy, c’est surtout au plus près des œuvres de Philippe Jaccottet et de Maria Zambrano, mais aussi de la correspondance entre Simone Weil et de Joë Bousquet (Naissance mutuelle, 2010), que le poète de N’est pas là puise la force de transmutation du « négatif » (ici du deuil) en expérience de la possibilité d’une « naissance ». Cette transmutation, qui est la signature du poète, pourquoi ne pas l’appeler le « théorème » (au sens pasolinien de ce terme) de Jean Marc Sourdillon , sur lequel le lecteur pourra désormais prendre appui pour assumer ses propres épreuves du « n’est pas là » ?

 

Rencontre lecture avec Jean Marc Sourdillon (poète et traducteur) à l'occasion de la sortie du livre Cantique spirituel de Jean de la Croix aux Éditions Illador, le 2 mai 2024.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sourdillon est né en 1961.  A publié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d'onze heures, préface de Philippe Jaccottet, encres d'Isabelle Raviolo, 2009).
  • Les Miens de personne (La Dame d'onze heures, préface de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sacksick, 2010),
  • Dix secondes tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L'Arrière-pays, 2017),
  • La vie discontinue (La part commune, 2017),
  • des essais et des nouvelles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fantôme, 2017).

A traduit María Zambrano et édité les Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

Autres lectures

Jean-Marc Sourdillon La vie discontinue 

Exaltations et angoisses, heurs et malheurs, fureurs et silences, émerveillements et désolations : la vie « discontinue » peut nous faire passer, on le sait, de charybde en scylla. Dans huit textes [...]

Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon

Le premier livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet, Les Tourterelles (éditions La Dame d’onze heures) avait obtenu en 2009 le prix du premier recueil de [...]

Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse

La vie discontinue. En vue de naître. Les titres des derniers recueils de Jean Marc Sourdillon, programmatiques, semblent mener tout droit à L’unique réponse avec une force tranquille, une [...]

Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le [...]




François Prunier, Un poker avec l’Ange, Srečko Kosovel, Les Intégrales

François  Prunier génie du jeu

Dans cette exploration le poète François Prunier devient un adepte du compromis puisqu’écrire engage une expérimentation avec des coups de dés (dirait Mallarmé) ou des coups de tonnerre. L’auteur prend note de ses découvertes, de ses menaces, de ses insoumissions. 

Et haro sur les symboles. Prunier devient à la fois chirurgien de l’âme et de l’écriture. Son but :  ouvrir diverses entrailles mais en s’érigeant aussi maître des métaphores de différents régimes et pour une raison majeure : telles des actrices qui rentrent dans le jeu de l’être, et enfoncent ‘leurs racines en l’inconscient pour éclore dans l’espace de la pensée. « Il ne faut pas la traquer comme un chasseur mais l’aimer comme un jardinier » et ses plantes. D’où, et après tout, ce qu’Apollinaire enseigna : le poète reste « l’enchanteur pourrissant » idéal qui s’évade par le putrides et les miasmes vers l’intense, et la lumière par le corps intermédiaire que représente la poésie.

Celle-ci renvoie loin de toutes démissions humaines même jusqu’au risque de l’indétermination que du miracle (misérable ou non).  Quitte au besoin à remettre René Char sa place au prétendu « c’était mieux avant » et aux contradictions de poète plus abstrait que consistant. Prunier renverse la donne. Il ne craint jamais l’image face au « péto-Char » et aux maitres d’école. Bref il élève le niveau, ose des questions difficiles des contradictions.

François Prunier, Un poker avec l’Ange, Douro, 2025, 270 p., 17 €.

Responsable de sa politique poétique et épris du Minotaure notre poète ne craint jamais de mordre la poussière et ose le ciel de la terre – ce qui reste l’essentiel. Et plus fort que le temps car vivre et disparaître sont des impératifs acceptés (car humains très humains). Avant le dernier verbe ci-dessus, le Verbe reste de l’origine et juste avant la fin. Le rêve pas moins, pas plus et tant que ce n’est pas encore la nuit. Alors jouons car à l’aune du poker ; le menteur ne nuit guère. Ange noir ou lumineux qu’importe.

∗∗∗

 

A ce titre la collection de Fata Morgana « Le neuvième pays » va accueillir des traductions inédites de poètes de l’Europe centrale et de l’est, anciens ou contemporains. Elles sont l’apanage du traducteur Mathias Rambaud qui fut attaché culturel à l’Institut Français de Slovénie à Ljubljana.

Pour ouvrir cette collection « Les Intégrales » est livre mythique du fondateur de la poésie d’avant-garde slovène, Srečko Kosovel (1904-1926). Sa poésie a longtemps souffert d’un malentendu. Mais, et pour la sauver, cette édition ouvre la genèse mystérieuse et tourmentée au milieu des années 1920, entre échos de la Révolution d’Octobre et naissance de la Yougoslavie, entre constructivisme russe et les avant-gardes européennes.

La publication posthume il y a quarante ans plus tard, fut éditée sous la double impulsion de la néo-avant-garde des années 1960 en une première édition française qui fit date. Mais sans nouvelle version inédite et à la forme originale est inspirée par la connaissance actuelle de l’œuvre de Kosovel. 

A la veille du centenaire de sa mort, ce livre permet la découverte d’un auteur parmi les plus marquantes de la poésie d’Europe centrale du début du XXe siècle, celui qui fut définit comme “fier jeune homme chantant dans la nuit”. Il fut surtout fut un visionnaire comparé à Rimbaud ou Maïakovski. Mort seulement à 22 ans, son œuvre demeure riche et révolutionnaire, zébrée d’une critique sociale acerbe et inspirée par un monde nouveau.

Dès le début ses créations influencées par les modernes et l'impressionnisme et les thèmes prédominants sont la figure de la mère et la mort. Plus tard il se rapproche de l’expressionnisme. Les impressions fugitives laissent place à l'évocation crue des sentiments. Il développe une thématique visionnaire, sociale et religieuse avec en son centre l'idée d'une apocalypse personnelle et collective qui porte en elle la purification des fautes et l'établissement d'un nouvel éros

Le Visionnaire Srečko Kosovel dans la nouvelle collection de Fata Morgana Srečko Kosovel, « Les Intégrales »,gravures de Zdenko Huzjan, traduction et préface par Mathias Rambaud. Coll. Le neuvième pays, Fata Morgana,  Fontfroide le Haut,, 2025 ? 216 p., 23 €

Les « Intégrales » ne sont pas l'œuvre d’un illuminé. Il trouva son destin. Il devint le poète qui sut s’afficher avec bien des risques mais sans honte et « avec la dignité et la simplicité d’un maçon » écrit Mathias Rambaud. Sa poésie est un mixage de complexité et de la poésie d’un brutalisme de décoffrage, exubérante, irrévérencieuse jamais absurde. Ce fut – et demeure – une réponse anarchique aux pouvoirs du langage et aux puissances de la vie.

Présentation de l’auteur

François Prunier

rançois Prunier est né en 1968 à Maisons-Alfort. Outre sa carrière littéraire, il travaille depuis une trentaine d’années dans le renseignement économique. Il a publié son premier roman en 2003, à l’âge de 35 ans, aux Editions Stock (réédition deux ans plus tard au Livre de Poche). D’autres ont suivi, chez Belfond, La Margouline, Douro et MVO.

Bibliographie 

  • Martin Roi, roman, Stock 2003 et Le livre de poche 2005
  • En terre hostile, roman, Stock, 2005
  • Mise au poing, roman, Belfond, 2013
  • Ma laisse, roman, La Margouline, 2016
  • Mort d’un monstre, nouvelle, recueil du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2019 édité par la ville de Mennecy
  • Je est un autre, nouvelle mise en ligne en 2021 dans le Borges Projet, initié par les écrivains Jean-Philippe Toussaint et Laurent Demoulin
  • L'endroit idéal, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2021
  • Dostoïevski une sentence éternelle, roman, Douro, 2021
  • Sur la route 66, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2022
  • Les orphelins, roman, Douro, 2022
  • Personne ne le saura jamais, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2023
  • Swann Page, roman, Douro, 2023
  • Un concert pour la poussière, roman, MVO, 2025

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Srečko Kosovel

Srečko Kosovel est un poète slovène, né à Sežana le et mort à Tomaj le , à l'âge de 22 ans. Poète visionnaire, avant-gardiste, il a écrit plus de 1 000 poèmes, quelques textes en prose et divers articles dont la plupart publiés après sa mort.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie 

  • Pesmi (1927)
  • Izbrane pesmi (1931)
  • Zbrano delo I (1946)
  • Izbrane pesmi (1949)
  • Zlati čoln (1954)
  • Moja pesem (1964)
  • Ekstaza smrti (1964)
  • Integrali 26 (1967)
  • Zbrano delo II (1974)
  • Zbrano delo III (1977)

Poèmes choisis

Autres lectures




Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars

Ce qui frappe d’abord chez Gérard Leyzieux, c’est l’attention qu’il porte à chacun des mots qu’il dresse sur la page. Au point de les désosser parfois, comme on la fait d’une poupée pour voir ce qu’elle contient. Il en va ainsi dès le titre, avec son balancement entre « je » et « jeu » … qui fait qu’on n’est ni ici ni là… Le vocabulaire est donc minutieusement choisi : tout bavardage est exclu !

Ce qui n’exclut pourtant pas un certain lyrisme : un lyrisme de la rareté ?  Le recueil entier balance entre deux postulations. Celle d’un reflux  

Au je si fluet qui s’enrobe
De replis

Soit une dissimulation derrière des semblants, voire l’évanouissement d’une identité, sa mise en question suite à un sévère travail critique qui conduirait à abandonner toute illusion. D’où une thématique de l’indéterminé, du trou, du vide – et donc du repli en soi.

Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars, éd. Tarmac, 2025, 60 pages, 15 €

La seconde postulation tient à la chaleur du désir, de la joie :

Le sourire était en moi
Vertical
Et m’ouvrait à la vie:

Cela tiendrait au hasard, à des avatars (du sanskrit avatāra : descente sur la terre d'une divinité), à « l’indétermination des actions sur les corps », alors

T’émousse l’inattendu
Te boule et te verse
Aux sons inarticulés

À moins d’être envahi par un éternel retour :

Ta voix écoute ses sons insensés
Cohorte du fond de l’âge
Le regard éteint alors le souvenir
Pour t’unir à la couleur du temps

Gérard Leyzieux nous offre ainsi des fragments d’instants, des « étincellements » qui sont autant des illuminations de pensée que des bouffées de sensations :  autant d’épiphanies qui le gagnent. Il s’en fait d’autant plus facilement l’écho qu’une vacuité l’habite, est-ce une sagesse ? On pourrait parler d’une dialectique du vide et du plein.

En synthèse, l’écriture donne à exister. Jouerait-elle un rôle salvateur ?

Un coup de pinceau anéantit l’indécelable
Ton geste donne naissance à l’essence d’un instant
Et chaque être du monde en ressort grandi

Au sein d’une dévastation, ces lumières…

 

Présentation de l’auteur

Gérard Leyzieux

Gérard Leyzieux écrit principalement de la poésie mais il écrit aussi de la prose. Ses textes poétiques ont été publiés dans des revues papier en France ainsi qu’à l’étranger (Canada, Roumanie, Belgique). Il publie également régulièrement ses mots modelés à l’émotion dans diverses revues électroniques.

Bibliographie 

 

  1. Aux éditions Stellamaris :

  • Et langue disparaît, poésie, 2018

  • Gestuaire, poésie, 2019

  • Et l’attente attend, poésie, 2019

  • L’Européelle, roman, 2020

  • Tes mots dits et tu/s, poésie, 2020

  • …À distance, roman, 2021

  • Basile le bienheureux, roman, 2022

  • Décortiqué, poésie, 2022

  • Basile n’est pas heureux, roman, 2023

  1. Aux éditions Tarmac :

  • Impression vide devant, poésie, 2022

  • Passage, poésie, 2023

  • Aux éditions Z4 :

  • Qu’en flue l’incertitude…, poésie, 2023

Autres lectures

Gérard Leyzieux, Tout en tremble

Le livre s’ouvre avec ce premier mot : TOUT. Que j’ai tendance à considérer comme un mot valise pour l’ensemble du poème, lequel nous décrirait une ouverture vers la liberté de s’inventer. [...]

Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars

Ce qui frappe d’abord chez Gérard Leyzieux, c’est l’attention qu’il porte à chacun des mots qu’il dresse sur la page. Au point de les désosser parfois, comme on la fait d’une poupée pour [...]

Gérard Leyzieux, T’empresse

Voilà une poésie qui donne à penser. Non pas la pensée dite rationnelle mais l’autre, celle que François Jullien, dans son magnifique essai : Puissance du pensif, ou comment pense la littérature, nomme la [...]