Jacques Merceron, L’Écart des six ifs & autres fatrasies, Ombreuses fratries

La fatrasie est un genre poétique daté, né au moyen-âge et disparu au XVI°, dans lequel le sens cède sa prééminence au son, avec notamment des répétitions de syllabes et des accumulations de phrases aux sonorités étranges qui peuvent dissimuler des critiques, moqueries ou pamphlets. Genre d’autant plus virtuose qu’il est encadré par une forme fixe :  nombre de vers avec six premiers de cinq pieds et les cinq derniers de sept, souvent construite sur deux rimes, selon une disposition stricte. Ceci donna une poésie souvent amphigourique, à la fois drôle, même franchement burlesque, apparemment sans queue ni tête ou en tout cas difficilement intelligible.

Depuis la fin du XX° siècle le genre s’est trouvé réinvesti, plus dans l’esprit que dans sa forme précise, par un certain nombre de poètes chanteurs, ou auteurs de « comptines » et autres « fatrasies », souvent pour enfants, entendez textes poétiques un peu loufoques, sans trop de sens ni de forme canonique. On pourrait peut-être d’ailleurs y rattacher aussi les « Chantefables » et « Chantefleurs » de Desnos ? Recueils posthumes parus bien longtemps avant que le terme fatrasie se trouve réinvesti par nos contemporains dont la plus connue est sans doute Brigitte Fontaine, artiste inclassable que l’on ne présente pas, qui, à propos de son dernier recueil de poésies intitulé « Fatrasie » proclame fièrement « les expliqueurs et les expliqueuses de textes devraient tous être passés par les armes ».

Jacques Merceron, lui, en plus de poète (nombreuses revues et ici même sur « Recours au poème »), est un érudit : universitaire, docteur en littérature, mythologue et médiéviste, auteur de plusieurs monographies savantes sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006)… auteur également de nombreux articles et  études pointus publiés dans des revues spécialisées, notamment dans la « Nouvelle mythologie comparée ».

Jacques Merceron, Ecart des six ifs et autres fatrasies, éditions Douro, coll. bleu turquin, Chaumont, 2023, 86 p. – 16,00 €.

Ces précisions ne sont pas inutiles pour éclairer l’imaginaire et l’univers poétique de Jacques Merceron car, au diable le CV de l’œnologue ou du vigneron si le divin breuvage nous apporte l’ivresse et ici le tanin est si particulier que le tasteur est amené à se poser la question : Ces objets d’études ont-ils déteint sur sa vie ou sont-ce ses goûts, déjà « facétieux », qui l’ont amené à cette profession de « savant » ?

Toujours est-il que pour écrire cette poésie-là il faut avoir un grand Fin amor des mots et de la langue, mais pas que…  tous les poètes ont de ces amours-là, celui de la langue, des mots (du sens et des sonorités) mais ici c’est un amour à la fois frivole et réfléchi, fou et posé, irrespectueux et révérencieux, passionné et sensé, bricolé et professionnel,… ; amour reposant  sur une sérieuse érudition (au sens de solide) doublée d’un goût pour le facétieux, le burlesque, et autre « mot que rit », l’humour populaire, l’éclat de rire rabelaisien, la farce (telle celle de « Mètre patte lin » dirait J Merceron ! ) et l’on pourrait multiplier les adjectifs : insolent, irrespectueux, coquin, malin, espiègle (Jean passe et dé meilleurs) ; toutes ces qualités (ou des faux ?), sont servies par une connaissance fine de la langue : répertoire argotique ancien, inactuel ou récent, expressions et proverbes populaires désuets ou actuels, histoire de la langue et des jeux de langue d’avant-hier à aujourd’hui : menteries, contes et légendes, comptines, refrains, proverbes et dictons, folklore du Moyen-âge, sorcellerie et médecine de rebouteux, langues de métiers et vocabulaires anciens et/ou professionnel (menuiserie, cavalerie, marine…). L’auteur butine à tous les dictionnaires, tous les répertoires et registres pour élaborer un miel poétique des plus originaux, surprenant, incongru ou alterne non sens, absurde, humour et lyrisme (p 43), babelisme assumé (p33, 35), hommages ciblés (Boris Vian p 45, 47, Valéry ou Villon), saynètes granguignolesques à base d’amis-mots, rire rabelaisien voire délicieusement grivois (Oh ! nanisme oh ! /« Trombone aboyeur en gorge profonde »)

Jacques Manceron est un alchimiste de la langue, un saltimbanque de la phrase, un jongleur du vocabulaire, bref : au jeu des mots, un As ! Sous le grand chapiteau bruyant du cirque des Amimots ce serait un Monsieur loyal dompteur et régisseur qui manie à merveille tous les registres et procédés poétiques de langue : assonances et allitérations (le gris grain de nos jours / et vers le vin de vigueur) comme des jeux de mot (homophonie, calembour, contrepèterie, pastiche de proverbes et dictons, trompe-oreille et virelangue,…)

Sous le sourire complice, le rire, in fine le jeu gratuit, mais pas toujours, affleure, ça et là, « les mots scions » comme p44 « À la toute fin des fins pour jouer encore / mon destin à la roulette je reviendrai lancer/mes dés sous les sabots de mes voyelles/et consonnes cavalières espérant secrètement/leur échappée belle pour une dernière/pirouette sur le remblai des étoiles. » ; ou encore la « raie flexion » ironique, mi-figue mi-raisin, que forme cette magistrale définition de la poésie (p40), où sur une page « à découper suivant les pointillés - l’auteur nous livre - un petit pense-bête à l’usage de ceux et celles qui réclament toujours une définition de la poésie.  Elle est  …  et suit une liste de 76 qualificatifs les plus variés et inattendus, à mémoriser en toute simplicité, à réciter en solo duo ou trio au choix »… Avis aux diseurs, lecteurs, performeurs et Chœurs parlés : voilà une pièce de choix à ajouter à votre répertoire !

Cette moqueuse définition de l’indéfinissable ne rejoint-elle pas, sur le fond, mais par l’humour, la lapidaire sentence guerrière de Brigitte Fontaine citée plus haut ?

Cri tique fête le plus saint serre ment et sans brosse à relire !

Celles et ceux qui n’auront pas été étourdi par la virtuosité tournoyante du grand « écart des six ifs et autres fatrasies » pourront suivre l’aventure langagière avec « Ombreuses fratries » (Encres vives, n°547) où, de cavalcades en escalades, Jacques Merceron vous fera « Descendre en rappel/jusqu’au tréfond des mots/Nobles ou infâmes […] ou bien remonter/En varappe risquant/Chaque pointe de pied/Dans l’échancrure friable des mots/Dans leurs frêles crevasses/Dans leur éclat sans pareil/Ou dans leur glaucité/ /Au risque de lâcher prise.

Une mise en garde toutefois : impossible de « faire rendre gorge aux mots… une lettre et c’est tout un monde qui bascule… à nous faire perdre l’esprit sain » Les mots auront toujours le dernier mot : Gare à la vire tue oh cité !

Présentation de l’auteur

Jacques Merceron

Né à Paris en 1949. Fut professeur de littérature médiévale aux USA (Bloomington, IN). Habite à présent à Montpellier. A publié livres et études sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique…), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006). Par goût, en poésie, aime et pratique le grand écart, du « merveilleux » au « facétieux ». Aime par-dessus tout Nerval, tout Nerval, et les poètes rémouleurs du rêve. Leiris et Michaux aussi, en tant qu’équarisseurs du langage, Rabelais, les films de Tati, Jacques, la musique humoristico-rosicrucienne de Satie, Erik… Poèmes récents en revues papier (Décharge, Nouveaux Délits, Arpa, Verso, Diérèse, Motsà Maux, La Nouvelle Cigale Uzégeoise (haïkus) ; Éphémérides feuilles détachées. Une anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (haïkus) et en revues en ligne (Recours au poème, Le Capital des Mots, Lichen, Le Jeudi des Mots). Recueil récent : Par le rire de la mouche (haïkus), avec des dessins de Jacques Cauda, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (janv. 2022).

Autres lectures




Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. Seul un poète peut traduire un autre poète. Aussi, tombant au Marché de la poésie sur ce recueil, je n’ai su résister. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, nous sommes en juillet. Je suis en terrasse à Paris et j’ouvre le recueil.

Des vers brefs, sans verbe, avec des jeux de parenthèses qui donnent une une couleur à l’hiver. Apparaissent une terre, de la pluie, un pré, des herbes. Je devine l’œil, l’esprit du poète cherchant à capter l’indicible qui dore le moment qui passe. Puis, je m’interroge : est-ce un paysage ou une peinture (chevalet, carré, triangle viennent de se glisser dans le poème) ? Après tout, il y a des couleurs simples (noir, vert et on se souvient du titre : « Sienne » qui appelle aussi l’Italie et sa peinture). Et déjà une preuve surgit sur un vers : le mot pinceau. Nouvelle interrogation : s’agit-il d’un tableau ou d’un livre d’art, puisqu’il y a des pages ? J’hésite, tandis que le poème me parle d’une chair, d’un œil étroit, d’un corps mutilé, puis de « chantiers abandonnés / hissant dans la nuit claire / leur outils » (p. 30). Et à nouveau le vert, le noir, des fourrés, de l’humus et « ces plaies plus que ces plaintes ». Le silence a gagné en épaisseur. Fin du premier poème.

Un autre arrive. Il enchaîne des spirales visuelles l’une après l’autre, puis affirme : « la terre comme porte // (mais ne donnant / sur rien » (p. 44, la parenthèse ne se referme effectivement pas). Plus loin, surgit une chevelure « (ou une dune / mordorée » (p. 46) qui apporte une douceur « bleutée ». Mais cela reste fragile comme « le sol d’un / grenier vacillant » (p. 48).

Yves di Manno, Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2012, 72 pages, 14 €.

Se dressent sous mes yeux un tableau noir et une ligne blanche. La noirceur gagne, une noirceur « aux confins d’une // autre ténèbre » (p. 56), que rien n’arrête, ni les volets entrouverts, « ni le visage apparu » (p. 58), ni la traînée verte « des talus d’herbe sèche » (p. 59), ni les autres choses qui sont comme des « oriflammes / en loques » (p. 62). Tout est sillonné « par le noir // du pinceau » qui enferme « la vision // dans les plis / du papier ». Ainsi sommes-nous les vivants spectateurs d’une nuit sortie d’un « jour ayant dû // ignorer le corps qui la signe… » (p. 67). Derniers vers.

Pour conclure, dévoilons le secret de fabrique de cet étrange recueil : oui, il s’agit bien de poèmes sur deux volumes de livres d’art. Je le savais (l’éditrice me l’avait appris et la dernière page le rappelle). J’ai voulu l’oublier pour mieux baigner dans la temporalité visuelle dans laquelle nous entraîne Yves di Manno et mieux apprendre ce qu’on vit quand on voit.

Présentation de l’auteur

Yves di Manno

Yves di Manno, né en 1954, a publié une vingtaine de recueils dont, pour ne citer que le dernier, Champs, un-livre-de-poèmes (2014, reprise, chez Flammarion, de deux volumes parus en 1984 et 1987), ou d’essais, parmi lesquels « endquote », digressions (Flammarion, 1999), Objets d’Amérique ou encore Terre ni ciel (José Corti, 2009 et 2014).
Il est aussi traducteur de poésie américaine (William Carlos Williams, Ezra Pound, Jerome Rothenberg ou George Oppen) et dirige la collection « Poésie/Flammarion » depuis 1994 .

Bibliographie 

Poésie

  • Les Célébrations, Bedou, 1980
  • Champs, Flammarion (collection Textes), 1984
  • Le Méridien, Éditions Unes, 1987
  • Champs II, Flammarion, 1987
  • Kambuja, Stèles de l’empire khmer, Flammarion, 1992
  • Partitions, champs dévastés, Flammarion, 1995
  • Un Pré, chemin vers, Flammarion, 2003
  • Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage, 2012
  • Champs (1975-1985), édition définitive, Flammarion, 2014
  • une, traversée (avec Anne Calas), éditions Isabelle Sauvage, 2014
  • Terre ancienne, Monologue, 2022
  • Lavis, Flammarion, 2023

Narration

  • Qui a tué Henry Moore ? Terra Incognita, 1977
  • Solstice d’été, Éditions Unes, 1989
  • Disparaître, Didier Devillez, 1997
  • La Montagne rituelle, Flammarion, 1998
  • Domicile, Denoël, 2002
  • Discipline, Héloïse d'Ormesson, 2005

Essais

  • La Tribu perdue (Pound vs. Mallarmé), Java, 1995
  • "endquote", Flammarion, 1999
  • Objets d'Amérique, José Corti, 2009
  • Terre ni ciel, Editions Corti, 2014

Anthologies

  • 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004
  • Un nouveau monde: poésies en France 1960-2010 (avec Isabelle Garron), Flammarion, 2017

Nouvelles

  • Ariane hors Flaubert (1976)

Traductions

  • William Carlos Williams, Paterson, Flammarion, 1981
  • George Oppen, D’être en multitude, Éditions Unes, 1985
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 1986
  • George Oppen, Primitif, Éditions Unes, 1987
  • George Oppen, Itinéraire, Éditions Unes, 1990
  • Des “Objectivistes” (en collaboration), Java, 1990
  • Ezra Pound, La Kulture en abrégé, La Différence, 1992
  • Jerome Rothenberg, Les Variations Lorca, Belin, 2000
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2002 (nouvelle édition)
  • William Carlos Williams, Paterson, José Corti, 2005 (version revue et corrigée)
  • Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, José Corti, 2008
  • George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2013 (troisième édition, revue et augmentée)
  • George Oppen, Poèmes retrouvés, Corti, 2019

Bibliographie

  • Renaud Ego, "Un poème, scène 1", La Bibliothèque de midi. La Pensée de midi, 13(3), 112-134, 2004.
  • Autour des Objets d'Amérique, Fusées n° 18, 2010.
  • Martin Rueff: "Non identifiable: la tâche du poète-traducteur", Agenda de la pensée contemporaine n° 18, 2010.
  • Europe, n° 1153, William Carlos Williams / Yves di Manno, Paris, 4 mai 2025.

Poèmes choisis

Autres lectures

Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. [...]




Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur
et les puits de l’inconscient se dressent
avec leur perplexité pleine de bitume

Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise à la disposition des lecteurs francophones dans une traduction de Dana Shishmanian révisée par l’auteur, des trois recueils en roumain du cycle Onirice entamé en 2022. On y retrouvera les mêmes élans dans l’inconnaissable, les mêmes audaces de langage que dans La Létale de la lune(2024). Si les rêves ou plutôt les « rêveries », ces rêves éveillés, sont en effet un matériau courant pour les écrivains, parfois revendiqué comme chez Rousseau ou Gérard de Nerval, il est des poètes – Rimbaud, Lautréamont, les Surréalistes – capables de s’affranchir de toute logique et de transcender la réalité (celle suivant laquelle, par exemple, un chat miaule et n’aboie jamais).

L’exercice est bien sûr difficile, le risque de tomber dans l’abscons, dans l’absurde, le pur non-sens est lui, bien réel, mais quand il est réussi comme chez les auteurs précités leurs écrits obligent le lecteur à sortir de sa routine, accepter un univers où tout est perverti : ce n’est pas seulement en effet, comme dans la littérature fantastique, qu’on y raconte des histoires certes incroyables mais conservant une logique interne, c’est qu’il n’y a même plus d’histoire ni de logique, seulement des images qui défient le sens commun et qui néanmoins – si l’exercice est réussi – « font sens ». Ara Shishmanian, qui préfère pour sa part à « rêverie » les néologismes « arrêve » ou « urrêve », est orfèvre en la matière.        

Verbatim :

  • et à nouveau ces regards semblables à des cordes qui nouent mes chevilles • mon index me brûle – et la glace fait fondre le hurlement que j’essaie de montrer • et le couteau se transforme en sourire • et ma grotte attire tous les fruits qui me répugnent • et le vide me guide tel un mort reconnaissant • car le monde n’est que l’entrepôt où se fut empilé tout ce qui m’est dû – tous les objets volés et les vies que je n’ai pu vivre • ou ce zéro-miroir où sont rassemblés tous mes malheurs • et ce chien non négociable dont le fidèle désastre m’a toujours accompagné •

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.

Le texte se présente ainsi, comme une suite de quatre-vingt-dix paragraphes titrés et numérotés scandés par des « • », sans majuscules, avec de nombreux « – », construisant un long poème de vers libres (où l’on préférera peut-être voir plutôt de la prose poétique). Un homme que l’on devine âgé dresse une sorte de bilan de sa vie, dans l’attente de la fin : oh ! mort, tu me hanterais comme un arbre invisible

Une telle déréliction s’accompagne de la conviction chez le poète que, si bien entouré qu’il soit chacun d’entre nous est irrémédiablement pris dans la corde violacée de la solitude, […] écho de l’âme profonde, sachant par ailleurs que son pessimisme radical (je prophétise mon angoisse perdue dans le bordel des oublis)  englobe l’humanité entière (• toute cette frange toxique de l’autre •) et que l’amour y tient peu de place.

voici la fille absurde avec ses seins blêmes • peut-être morte déjà – émergeant d’un miroir étranger • avec ses seins blêmes et durs – des prunes bizarres que l’on peut mâcher sans fin • et dans l’éclat obscur – le néant brisé où l’oubli avec son mirage trouble semblait me raconter son obscénité timide comme le reste d’un fantasme • et peut-être un soldat – ou deux ou trois – sortaient d’elle avec leurs uniformes rouges de sang • telles des croûtes de pain mâchées par une ultime guerre • des croûtes de pain ou des tablettes de chocolat déflorées •

De rares entractes, d’autant plus précieux, viennent éclairer un univers si sombre :

  • une barque passait à travers ma fenêtre en battant lentement des ailes – qu’elle était douce cette folie d’un sourire • plus douce – bien plus douce qu’un pot de confiture

On admire, au passage, la trivialité inattendue de la métaphore « pot de confiture » qui clôt le paragraphe 47 (« le chapeau plein les yeux »), à la mi-temps du livre.

Le poète, il est vrai, n’a pas peur des mots et ne recule pas devant les mots crus (bordel, ci dessus), les images directement sexuelles (la fellation des ténèbres ; l’érection de la mer ; la masturbation féministe des tombeaux ; des rivages de sperme ; mon éjaculation, sperme atomique ou enfer échoué ; les hospices m’envoient des folles en robe blanche pour les baiser), les précisions anatomiques (eurydice [sans majuscule] au vagin de lys blanc). Mais il ne s’agit là que de rares notations destinées à prouver que rien n’est interdit pour qui entend brûler la poésie avec des vers.

 Si une telle poésie est par essence source d’infinies énigmes, certaines formulations se réfèrent à la science la plus actuelle, telle : • voici une route déchiquetée d’où émergent les franges d’une femme quantique • ou les traces équivoques du chat de Schrödinger • À cet égard, on se référera utilement à la préface de Dana Shishmanian qui révèle la philosophie sous-jacente du recueil, une « méontologie » témoignant d’un monde où rien n’embrasse le commencement de nulle part sur le coussin nostalgique de jamais.

Le lecteur de La Létale de la lune retrouvera ici des obsessions chères au poète, ce titre  réapparaissant d’ailleurs au passage : • la fixité de cristal de la panique – de l’étrangère – la létale de la lune qui me regarde avec des yeux de sibylle saccagée • Le mot « lune » revient à maintes reprises, jusqu’à la fin : • hostile s’effondre la lune longuement attendue en féroce solitude

De même l’adjectif « létal » ou le substantif correspondant : – un mensonge à la létalité gelée • Cependant, comme dans l’ouvrage précédent, c’est le qualificatif « bleu » qui revient avec le plus d’insistance, au détriment des autres couleurs. Je suis malade de solitaire et de bleu […] • et à nouveau le bleu pleure sur mon visage. Il serait sans nul doute intéressant de percer le mystère d’une telle fascination pour le bleu (qui n’est pas que le bleu de l’âme), si cher à Jean-Michel Maulpoix (Une histoire de bleu, L’Instinct de ciel).

Et toi poète, sculpteur de cernes, héraut des dés, pantin onirique […] qui aspire notre chair des mystères, si tu crains peut-être le néant, c’est que tu ne fais pas suffisamment confiance aux livres qui ne sont pas, comme tu le crois, des sources asséchées où nous ne pourrions plus boire que les épis de la sécheresse

  • le mannequin du poète veille sur l’agonie des syllabes

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur • et les puits de l’inconscient se dressent avec leur perplexité pleine de bitume • Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise [...]




Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule

Roselyne Sibille depuis longtemps nous offre une poésie contemplative à déguster en silence, un silence descendu en nous grâce à ses mots  nous guidant vers une expérience et une qualité d’être au monde. Comme le souligne Florence Saint-Roch dans sa postface, suivre les pas de Roselyne, pas devenus mots par la magie de la complicité de la poétesse avec l’environnement traversé et observé, « suscite une joie merveilleusement surgie, qui nous enchante et devient notre respiration. »

Par la présence des rizières et de l’eau, le lecteur devine que les poèmes naissent de promenades et d’un séjour en Asie. Et se couler au fil de l’eau, devenir l’eau tient du prodige :

              On trouvera les passages dans les rêves  
              de la rivière

Et les passages on les trouve aussi grâce aux odeurs :

Seringats      sureaux
glycines        lilas

Grâce à leur parfum
nul besoin de plan
pour m’orienter

Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule, Collection Grand Ours, éditions l’Ail des Ours, 70 pages, 8 euros, avec des Illustrations (très bleues !) de Sophie Rousseau et une postface de Florence Saint-Roch.

Toute sensation, tout ce qui passe par le corps, assimilé, vibré, est restitué en mots, y compris ce qu’absorbe ou ce dont se nourrit la poétesse, bien souvent le paysage, comme bu. Dans le livre il apparaît souvent gris et brumeux. L’élan du regard est celui de devenir, de se fondre avec la réalité des éléments, jusqu’à se mêler aux sèves des arbres, d’accéder à leurs cimes et au-delà, accéder au ciel, avec la conscience aigüe du cosmos qui le contient, auquel la poétesse se sent pleinement appartenir. Ainsi : les lieux deviennent de l’air. La magie de l’évaporation physique et météorologique va de pair avec la forme de lâcher prise et d’oubli de soi qu’atteint Roselyne Sibille en se promenant.

Dans ce livre il est aussi un autre enjeu, assumé, avoué : je cherche une écriture plus nombreuse. C’est l’enjeu d’une conscience augmentée, d’une métamorphose en langage poétique, celui d’une traduction :

Sur l’île de mes mots
le ciel est blanc
et la montagne attend

Si le thé devient mon encre
je pourrai peut-être
descendre dans la couleur

On ne le sait peut-être pas, mais Roselyne Sibille a suivi une formation de géographe avant de poursuivre une carrière de bibliothécaire. Elle voit donc des cartes géographiques dessinées par les lichens et les rocailles, mais l’alphabet est aussi incorporé dans la lecture du paysage, et de cette manière R.S. tient ensemble les deux bouts de ses inclinations pour habiter le monde en poète.

Oiseaux, lucioles, abeilles, grillons, sauterelles, libellules, ces apparitions merveilleuses matérialisent le jaillissement de la vie, ressenti à l’intérieur en même temps que vu, et qui est toujours associé à un besoin de le traduire en mots, qui passe par l’expérience de l’envol, du rapt, et c’est alors qu’un chant s’élève, la poétesse passe ensuite le relais :

Avec le reflet des nuages
      la grenouille rousse
          écrira le poème

Et c’est bien comme une intention discrète et toute en délicatesse qui se dessine derrière la poésie de Roselyne Sibille. En cheminant elle s’augmente, se dilate, s’envole, et nous augmente aussi par l’expérience que nous faisons en la lisant. Elle nous tend la main, pour qu’à notre tour nous cheminions et partagions ces sensations, ce sentiment à la fois paisible et exalté de rayonnement intérieur, jusqu’à atteindre une qualité d’être et de vivre tout en fluidité.

Page 25, la poétesse affirme : la nature écrit.  Et c’est bien ce que les Indiens d’Amérique et les peuples autochtones nous rappellent, eux qui le savent depuis la nuit des temps. Il faut savoir lire les signes qu’elle nous montre, lire son histoire à même la végétation, les roches et leurs accidents, ils sont des témoins, ils racontent d’anciennes histoires, des histoires dont nous sommes le résultat et nous savons l’importance pour l’humain de savoir d’où il vient afin de choisir où il va. Comme le dit R.S. très justement, cette histoire est écrite par l’effet du temps qui passe : Le temps signe.

Il y a parfois comme des notes discrètes de mélancolie dans ce livre, avec la conscience plus large d’un monde en souffrance :

L’âpreté de l’histoire
s’est enfoncée entre les pierres
La montagne respire doucement

Sur la planète en pleurs
la lune passe sa douce main
Je tourne vers elle mon visage

Parfois le poème témoigne de ce que d’aucuns appelleraient hallucinations visionnaires :

La pleine lune
a étendu ses draps entre les arbres

 Sa lumière coule dans la rivière avec les mots
frissonne
crée et perd le poème

En conclusion, je dirais qu’à l’instar de Roberto Juarroz, un poète que R.S admire, elle nous offre une poésie verticale, limpide ; et dans les tumultes belliqueux du monde, elle nous offre un espace d’apaisement, sinon de  guérison.

Présentation de l’auteur

Roselyne Sibille

Roselyne Sibille est née en 1953 en provence  elle vit. Géographe de formation, bibliothécaire. Elle est écrivain de voyages et poète

Elle co-crée avec de nombreux artistes, fait des lectures musicales et participe à des expositions.
Ses poèmes ont été traduits en anglais, allemand, espagnol, italien, tchèque, écossais, et en quatre langues de l'Inde (hindi, bengali, tamil, manipuri).

Bibliographie

  • Au chant des transparences - Lavis de BANG Hai Ja  - Éd. Voix d’encre - 2001
  • Éclats de Corée  in Anthologie Triages - Éd. Tarabuste - 2002
  • Versants – Préface Jamel Eddine BENCHEIKH  - Éd. Théétète - 2005
  • Préludes, fugues et symphonie - Ed. Rapport d’étape - 2006
  • Tournoiements - Éd. Champ social - 2007
  • Un sourire de soleil - Photos Hélène SIMMEN - Trad. Masami UMEDA - Edition japonaise bilingue - 2007
  • Par la porte du silence - Peintures BANG Hai Ja - Trad. Michael FINEBERG / MOON Young-Houn - Edition coréenne trilingue - 2009
  • Lumière froissée - Encres Liliane-Ève BRENDEL - Éd. Voix d’encre - 2010
  • Implore la lumière, peintures de Sylvie Deparis, Éditions SD - 2011
  • L'appel muet, Éditions La Porte - 2012
Roselyne Sibille

Publications en revue

  • 1998 - Éclats de Corée - Revue Culture coréenne49 et 50
  • 2003 - Trois jours d’avant-printemps au temple des sept Bouddhas - Revue Culture coréenne n°64
  • 2010 - in Anthologie poétique « Terres de femmes »
  • 2010 - Calmes aventures au Pays du Matin Calme - Revue Culture coréenne n°80
  • 2011 - Les points cardinaux du temps - Revue Terre à ciel
  • 2011 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Pratilipi
  • 2011 - Les marchés de Corée : un présent multiple - Revue Culture coréenne n°84
  • 2012 - L'Ombre-monde - extraits (traductions en anglais) - Revue Asymptote
  • 2012 - Entre sable et ciel - Revue Qantara n°85 (Institut du monde arabe - Paris)




Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le « poète » (Dichter) est celui qui rend « dense » (dicht), Jean Marc Sourdillon est poète dès le titre qui réduit l’absence à son noyau : le manque. Placé sous le signe de la négativité, le titre pourrait laisser présager un ascendant du négatif dans la modernité poétique dont Yves Bonnefoy a donné la formule, empruntée à Kafka : « il reste à faire le négatif » (Entretiens sur la poésie, 1972-1990).

Mais dans ce livre composé en trois mouvements (« Terminal », « L’aspiration », « N’est pas là ») précédés de l’admirable poème inaugural « Nos années-lumière », Jean Marc Sourdillon se risque à « faire le négatif » d’une façon bien singulière, alchimique, qui transmue le « négatif » en la possibilité, certes difficile, d’une « naissance ». Mais le poète oeuvrant à la « naissance » qu’est Jean Marc Sourdillon dès ses livres précédents, de L’unique réponse (2020) à Aller vers (2023), peut-il procéder à cette alchimie face à l’épreuve de la séparation et de la mort ? C’est le défi qu’affronte N’est pas là.

Dans le premier mouvement, le « je » est confronté à la « séparation » (« quelqu’un n’est plus là », p. 15), définie en termes de « presque deuil » (p. 31). « Le négatif » est ici celui du départ du fils, qui laisse sa famille derrière lui et met son père en face d’une épreuve radicale, proche de celle de la mort : « c’est comme si l’on m’avait vidé de moi-même, comme si j’étais mort » (p. 16). Il y va aussi pour le poète de quelque chose comme une chute de cheval, au sens quasi biblique du terme : « Son départ a fait tellement de vent qu’il m’a déséquilibré et fait tomber de cheval » (p. 16). Mais, dans l’espace de la même page déjà, l’épreuve de la « séparation » devient le terreau d’une transmutation en possibilité d’une « naissance » : « Comme si je venais enfin, après vingt ans, de finir d’accoucher. // La fin de ma naissance » (p. 16). Cette transmutation est difficile, vécue en termes d’épreuve, sous le signe de la « douleur » qu’il faut « endurer » (p. 23) : « c’est d’une grande beauté et d’une grande violence. De la douleur pure, forte et transparente comme un alcool » (p. 24). 

Apparaît ici un maître mot de l’œuvre de Jean Marc Sourdillon, la « déhiscence », qui désigne une brusque ouverture d’un organe végétal parvenu à maturité et qui, pour le poète, est le centre générateur à la fois de la « naissance » et de l’« écriture » : « Il faut travailler cette douleur. La douleur de la déhiscence. Comme toujours l’alliée de l’écriture (…) Il faut voir où elle mène, à quelle vision, quel savoir sur soi-même, quelle naissance insoupçonnée ».

On est ici introduit au cœur de l’atelier poétique de Jean Marc Sourdillon, où la « déhiscence » est ce par quoi peuvent advenir la « naissance » et la poésie. La force de ce premier mouvement est aussi que cette méditation sur la triade « déhiscence » / « naissance » / « écriture » s’accomplit dans le creuset d’un lieu quotidien de la modernité : le « terminal » d’un « aéroport » et la « passerelle d’embarquement ». Le lecteur averti du poète de L’unique réponse se souvient ici que Jean Marc Sourdillon associe souvent l’expérience de la « passerelle » à celle de l’écriture poétique. Il n’est sans doute pas impossible de lire aussi ce premier mouvement de N’est pas là comme une forme de très libre réécriture de l’épisode biblique du « fils prodigue ». Là où dans la Bible le fils part et finalement revient, ici le fils part sans revenir, mais dans les deux textes ce départ est vécu par le père comme une métamorphose intérieure profonde.

Qu’en est-il de la possible transmutation de l’absence en « naissance » lorsque, comme dans le deuxième mouvement du livre, le manque vécu n’est pas un « presque deuil » (p.31) mais bien un deuil, qui plus est parmi les pires qu’il soit donné à un être humain de vivre : la perte de la mère ? Le « n’est pas là » de la mort de la mère est-il transmuable comme l’a été le « n’est pas là » de l’absence du fils ? La confrontation avec le corps mort « compact et gelé » (p.42) de la mère est sans appel : « Il n’y a plus personne ici. Cherche-moi longtemps, trouve ou ne trouve pas mais pour l’amour de Dieu cherche ailleurs » (p.42). C’est au-delà de l’œil, dans la « voix », que « cherche » alors le fils : « voix qui me soutient me soulève et puis m’abandonne, à quoi je tiens, par quoi je tiens » (p. 44). Très émouvant est le moment où, dans la géologie profonde de l’écriture, la mère n’est plus évoquée à la troisième personne (« elle ») mais à la deuxième, « tu » : « Pour elle, le moindre geste c’était douleur. / Je ne me mettais pas dans sa perspective, jamais assez. Je ne voulais pas savoir que tu souffrais » (p. 49). La souffrance causée par le manque est immense : « Ma tristesse vient non pas du fait qu’elle soit partie mais de ce que je ne lui ai pas assez dit que je l’aimais » (p. 49). L’amour de la mère et l’amour du fils échangent une réciprocité de preuves aux limites du dicible : « Jusqu’à la fin ou presque j’aurai été ce fils qui repousse sa mère parce qu’elle l’aime trop et que lui aussi aime trop ». A la mesure de cette douleur est l’acte par lequel le fils parvient, sur la ligne de crête de la souffrance et de l’écriture, comme au-dessus d’un précipice mental, à convertir la mort de la mère en expérience de la « naissance ». Cette « naissance » est d’abord perçue sur le mode de l’imminence : « Parler comme si je n’étais pas encore né mais que je pressentais l’imminence de la naissance » (p.39). C’est dans les actes les plus quotidiens et simples que le « je » s’approche le plus de l’expérience de la « naissance ». Ainsi dans le souvenir de la « sieste » (p. 58-59), moment où la mère lui a appris à lire et à écrire, projetant par là même à jamais une lumière indestructible sur les mots et sur l’acte d’écrire. La confiance de Jean Marc Sourdillon dans les mots, sa vocation de poète trouvent ici une origine nimbée de lumière. La transmutation du deuil en expérience de la « naissance » est comprise par le poète en termes de « travail » : « Tout mon travail : faire passer une morte encore très vivante, douloureusement vivante, dans le dedans » (p. 67). Il y va ici de l’ouverture par Jean Marc Sourdillon d’une nouvelle voie vers l’acte d’assumer le deuil, en le transmuant en matrice d’une possible « naissance » pour celui qui souffre. On pourrait qualifier cette voie inédite de « saut » spirituel, en donnant au mot « saut » la connotation que lui confère Kierkegaard lorsqu’il évoque le « saut » du « stade esthétique » au « stade éthique ». Dès lors, la mère n’est plus morte mais « vivante » dans et par le fils : « Je ne porte pas le deuil de ma mère, je porte ma mère vivante, inscrite en moi, jusque dans ma voix » (p. 65). Désormais le deuil transmué devient une « danse de la naissance » : « Danser la danse de la naissance à l’intérieur du vide laissé par ta mort » (p. 71).

Le troisième mouvement du livre, plus bref, s’ouvre sur un passage au verset qui transforme la langue en cantus : chant du « n’est pas là », formule dont la force est d’être ici, au-delà du deuil personnel, un « n’est pas là » anonyme, universel, tâche de la poésie, et dans lequel le lecteur peut projeter ses propres expériences de l’absence.

Aussi N’est pas là peut-il se lire comme un grand livre de la transmutation dont la poésie est capable. A la lumière de cette transmutation séminale, le titre peut s’écouter autrement : comment ne pas entendre et déchiffrer, au profond du signifiant N’est, le signifiant « naît », comme si la négation contenait déjà le possible d’une « naissance » ? Ce « saut » spirituel qu’est la conversion du négatif en chance d’une « naissance » va de pair, dans ce livre, avec un profond rejet de la « mélancolie » : « Voici ce que je suis devenu depuis : un refus absolu de la mélancolie et un sens très aigu du tragique » (p. 31). A cet égard, Jean Marc Sourdillon est proche d’Yves Bonnefoy qui, dans sa préface « La mélancolie, la folie, le génie, - la poésie », écrite pour le catalogue « Mélancolie : Génie et folie en Occident » dirigé par Jean Clair (2006), identifie le « refus » de la « mélancolie » à l’acte poétique lui-même, rompant par là avec des siècles de poésie sous le signe de la « mélancolie ». S’il y a ainsi, autour du « refus » de la « mélancolie », des affinités électives entre Sourdillon et Bonnefoy, c’est surtout au plus près des œuvres de Philippe Jaccottet et de Maria Zambrano, mais aussi de la correspondance entre Simone Weil et de Joë Bousquet (Naissance mutuelle, 2010), que le poète de N’est pas là puise la force de transmutation du « négatif » (ici du deuil) en expérience de la possibilité d’une « naissance ». Cette transmutation, qui est la signature du poète, pourquoi ne pas l’appeler le « théorème » (au sens pasolinien de ce terme) de Jean Marc Sourdillon , sur lequel le lecteur pourra désormais prendre appui pour assumer ses propres épreuves du « n’est pas là » ?

 

Rencontre lecture avec Jean Marc Sourdillon (poète et traducteur) à l'occasion de la sortie du livre Cantique spirituel de Jean de la Croix aux Éditions Illador, le 2 mai 2024.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sourdillon est né en 1961.  A publié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d'onze heures, préface de Philippe Jaccottet, encres d'Isabelle Raviolo, 2009).
  • Les Miens de personne (La Dame d'onze heures, préface de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sacksick, 2010),
  • Dix secondes tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L'Arrière-pays, 2017),
  • La vie discontinue (La part commune, 2017),
  • des essais et des nouvelles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fantôme, 2017).

A traduit María Zambrano et édité les Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

Autres lectures

Jean-Marc Sourdillon La vie discontinue 

Exaltations et angoisses, heurs et malheurs, fureurs et silences, émerveillements et désolations : la vie « discontinue » peut nous faire passer, on le sait, de charybde en scylla. Dans huit textes [...]

Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon

Le premier livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet, Les Tourterelles (éditions La Dame d’onze heures) avait obtenu en 2009 le prix du premier recueil de [...]

Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse

La vie discontinue. En vue de naître. Les titres des derniers recueils de Jean Marc Sourdillon, programmatiques, semblent mener tout droit à L’unique réponse avec une force tranquille, une [...]

Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le [...]




François Prunier, Un poker avec l’Ange, Srečko Kosovel, Les Intégrales

François  Prunier génie du jeu

Dans cette exploration le poète François Prunier devient un adepte du compromis puisqu’écrire engage une expérimentation avec des coups de dés (dirait Mallarmé) ou des coups de tonnerre. L’auteur prend note de ses découvertes, de ses menaces, de ses insoumissions. 

Et haro sur les symboles. Prunier devient à la fois chirurgien de l’âme et de l’écriture. Son but :  ouvrir diverses entrailles mais en s’érigeant aussi maître des métaphores de différents régimes et pour une raison majeure : telles des actrices qui rentrent dans le jeu de l’être, et enfoncent ‘leurs racines en l’inconscient pour éclore dans l’espace de la pensée. « Il ne faut pas la traquer comme un chasseur mais l’aimer comme un jardinier » et ses plantes. D’où, et après tout, ce qu’Apollinaire enseigna : le poète reste « l’enchanteur pourrissant » idéal qui s’évade par le putrides et les miasmes vers l’intense, et la lumière par le corps intermédiaire que représente la poésie.

Celle-ci renvoie loin de toutes démissions humaines même jusqu’au risque de l’indétermination que du miracle (misérable ou non).  Quitte au besoin à remettre René Char sa place au prétendu « c’était mieux avant » et aux contradictions de poète plus abstrait que consistant. Prunier renverse la donne. Il ne craint jamais l’image face au « péto-Char » et aux maitres d’école. Bref il élève le niveau, ose des questions difficiles des contradictions.

François Prunier, Un poker avec l’Ange, Douro, 2025, 270 p., 17 €.

Responsable de sa politique poétique et épris du Minotaure notre poète ne craint jamais de mordre la poussière et ose le ciel de la terre – ce qui reste l’essentiel. Et plus fort que le temps car vivre et disparaître sont des impératifs acceptés (car humains très humains). Avant le dernier verbe ci-dessus, le Verbe reste de l’origine et juste avant la fin. Le rêve pas moins, pas plus et tant que ce n’est pas encore la nuit. Alors jouons car à l’aune du poker ; le menteur ne nuit guère. Ange noir ou lumineux qu’importe.

∗∗∗

 

A ce titre la collection de Fata Morgana « Le neuvième pays » va accueillir des traductions inédites de poètes de l’Europe centrale et de l’est, anciens ou contemporains. Elles sont l’apanage du traducteur Mathias Rambaud qui fut attaché culturel à l’Institut Français de Slovénie à Ljubljana.

Pour ouvrir cette collection « Les Intégrales » est livre mythique du fondateur de la poésie d’avant-garde slovène, Srečko Kosovel (1904-1926). Sa poésie a longtemps souffert d’un malentendu. Mais, et pour la sauver, cette édition ouvre la genèse mystérieuse et tourmentée au milieu des années 1920, entre échos de la Révolution d’Octobre et naissance de la Yougoslavie, entre constructivisme russe et les avant-gardes européennes.

La publication posthume il y a quarante ans plus tard, fut éditée sous la double impulsion de la néo-avant-garde des années 1960 en une première édition française qui fit date. Mais sans nouvelle version inédite et à la forme originale est inspirée par la connaissance actuelle de l’œuvre de Kosovel. 

A la veille du centenaire de sa mort, ce livre permet la découverte d’un auteur parmi les plus marquantes de la poésie d’Europe centrale du début du XXe siècle, celui qui fut définit comme “fier jeune homme chantant dans la nuit”. Il fut surtout fut un visionnaire comparé à Rimbaud ou Maïakovski. Mort seulement à 22 ans, son œuvre demeure riche et révolutionnaire, zébrée d’une critique sociale acerbe et inspirée par un monde nouveau.

Dès le début ses créations influencées par les modernes et l'impressionnisme et les thèmes prédominants sont la figure de la mère et la mort. Plus tard il se rapproche de l’expressionnisme. Les impressions fugitives laissent place à l'évocation crue des sentiments. Il développe une thématique visionnaire, sociale et religieuse avec en son centre l'idée d'une apocalypse personnelle et collective qui porte en elle la purification des fautes et l'établissement d'un nouvel éros

Le Visionnaire Srečko Kosovel dans la nouvelle collection de Fata Morgana Srečko Kosovel, « Les Intégrales »,gravures de Zdenko Huzjan, traduction et préface par Mathias Rambaud. Coll. Le neuvième pays, Fata Morgana,  Fontfroide le Haut,, 2025 ? 216 p., 23 €

Les « Intégrales » ne sont pas l'œuvre d’un illuminé. Il trouva son destin. Il devint le poète qui sut s’afficher avec bien des risques mais sans honte et « avec la dignité et la simplicité d’un maçon » écrit Mathias Rambaud. Sa poésie est un mixage de complexité et de la poésie d’un brutalisme de décoffrage, exubérante, irrévérencieuse jamais absurde. Ce fut – et demeure – une réponse anarchique aux pouvoirs du langage et aux puissances de la vie.

Présentation de l’auteur

François Prunier

rançois Prunier est né en 1968 à Maisons-Alfort. Outre sa carrière littéraire, il travaille depuis une trentaine d’années dans le renseignement économique. Il a publié son premier roman en 2003, à l’âge de 35 ans, aux Editions Stock (réédition deux ans plus tard au Livre de Poche). D’autres ont suivi, chez Belfond, La Margouline, Douro et MVO.

Bibliographie 

  • Martin Roi, roman, Stock 2003 et Le livre de poche 2005
  • En terre hostile, roman, Stock, 2005
  • Mise au poing, roman, Belfond, 2013
  • Ma laisse, roman, La Margouline, 2016
  • Mort d’un monstre, nouvelle, recueil du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2019 édité par la ville de Mennecy
  • Je est un autre, nouvelle mise en ligne en 2021 dans le Borges Projet, initié par les écrivains Jean-Philippe Toussaint et Laurent Demoulin
  • L'endroit idéal, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2021
  • Dostoïevski une sentence éternelle, roman, Douro, 2021
  • Sur la route 66, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2022
  • Les orphelins, roman, Douro, 2022
  • Personne ne le saura jamais, nouvelle éditée par la ville de Mennecy dans son recueil collectif du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle 2023
  • Swann Page, roman, Douro, 2023
  • Un concert pour la poussière, roman, MVO, 2025

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Srečko Kosovel

Srečko Kosovel est un poète slovène, né à Sežana le et mort à Tomaj le , à l'âge de 22 ans. Poète visionnaire, avant-gardiste, il a écrit plus de 1 000 poèmes, quelques textes en prose et divers articles dont la plupart publiés après sa mort.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie 

  • Pesmi (1927)
  • Izbrane pesmi (1931)
  • Zbrano delo I (1946)
  • Izbrane pesmi (1949)
  • Zlati čoln (1954)
  • Moja pesem (1964)
  • Ekstaza smrti (1964)
  • Integrali 26 (1967)
  • Zbrano delo II (1974)
  • Zbrano delo III (1977)

Poèmes choisis

Autres lectures




Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars

Ce qui frappe d’abord chez Gérard Leyzieux, c’est l’attention qu’il porte à chacun des mots qu’il dresse sur la page. Au point de les désosser parfois, comme on la fait d’une poupée pour voir ce qu’elle contient. Il en va ainsi dès le titre, avec son balancement entre « je » et « jeu » … qui fait qu’on n’est ni ici ni là… Le vocabulaire est donc minutieusement choisi : tout bavardage est exclu !

Ce qui n’exclut pourtant pas un certain lyrisme : un lyrisme de la rareté ?  Le recueil entier balance entre deux postulations. Celle d’un reflux  

Au je si fluet qui s’enrobe
De replis

Soit une dissimulation derrière des semblants, voire l’évanouissement d’une identité, sa mise en question suite à un sévère travail critique qui conduirait à abandonner toute illusion. D’où une thématique de l’indéterminé, du trou, du vide – et donc du repli en soi.

Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars, éd. Tarmac, 2025, 60 pages, 15 €

La seconde postulation tient à la chaleur du désir, de la joie :

Le sourire était en moi
Vertical
Et m’ouvrait à la vie:

Cela tiendrait au hasard, à des avatars (du sanskrit avatāra : descente sur la terre d'une divinité), à « l’indétermination des actions sur les corps », alors

T’émousse l’inattendu
Te boule et te verse
Aux sons inarticulés

À moins d’être envahi par un éternel retour :

Ta voix écoute ses sons insensés
Cohorte du fond de l’âge
Le regard éteint alors le souvenir
Pour t’unir à la couleur du temps

Gérard Leyzieux nous offre ainsi des fragments d’instants, des « étincellements » qui sont autant des illuminations de pensée que des bouffées de sensations :  autant d’épiphanies qui le gagnent. Il s’en fait d’autant plus facilement l’écho qu’une vacuité l’habite, est-ce une sagesse ? On pourrait parler d’une dialectique du vide et du plein.

En synthèse, l’écriture donne à exister. Jouerait-elle un rôle salvateur ?

Un coup de pinceau anéantit l’indécelable
Ton geste donne naissance à l’essence d’un instant
Et chaque être du monde en ressort grandi

Au sein d’une dévastation, ces lumières…

 

Présentation de l’auteur

Gérard Leyzieux

Gérard Leyzieux écrit principalement de la poésie mais il écrit aussi de la prose. Ses textes poétiques ont été publiés dans des revues papier en France ainsi qu’à l’étranger (Canada, Roumanie, Belgique). Il publie également régulièrement ses mots modelés à l’émotion dans diverses revues électroniques.

Bibliographie 

 

  1. Aux éditions Stellamaris :

  • Et langue disparaît, poésie, 2018

  • Gestuaire, poésie, 2019

  • Et l’attente attend, poésie, 2019

  • L’Européelle, roman, 2020

  • Tes mots dits et tu/s, poésie, 2020

  • …À distance, roman, 2021

  • Basile le bienheureux, roman, 2022

  • Décortiqué, poésie, 2022

  • Basile n’est pas heureux, roman, 2023

  1. Aux éditions Tarmac :

  • Impression vide devant, poésie, 2022

  • Passage, poésie, 2023

  • Aux éditions Z4 :

  • Qu’en flue l’incertitude…, poésie, 2023

Autres lectures

Gérard Leyzieux, Tout en tremble

Le livre s’ouvre avec ce premier mot : TOUT. Que j’ai tendance à considérer comme un mot valise pour l’ensemble du poème, lequel nous décrirait une ouverture vers la liberté de s’inventer. [...]

Gérard Leyzieux, Je(u) d’avatars

Ce qui frappe d’abord chez Gérard Leyzieux, c’est l’attention qu’il porte à chacun des mots qu’il dresse sur la page. Au point de les désosser parfois, comme on la fait d’une poupée pour [...]




Catherine Andrieu, À la marge

Écrire, écrire, écrire

Un grand signe apparaît dans le ciel, une femme enveloppée de soleil. La lune sous ses pieds (la nuit est aussi un soleil chez Zarathoustra) et sur sa tête une couronne d’étoiles. Elle l’a dans le ventre, elle crie de douleur en tourment… tourment d’enfanter ? non pas, mais d’écrire son tourment sans repos admissible.

Il en est ainsi dès l’instant où l’expérience révèle, à tel point que la lumière est rayon de ténèbres. C’est confirmé par Denys l’Aréopagite et Georges Bataille. J’oubliais Dante : « Que je ravive, tu veux, cette douleur, qui même si j’en pense me serre le cœur, et de la langue fait nœud. » Enfer, chant XXXIII, traduction Kolja Micévic. Et c’est là l’essentiel chez Catherine Andrieu, la langue funambule fait corde à nœuds tendue entre son corps et sa main crevassée. Cette main qui fait saigner les mots et les murs de l’enfermement. Oui Catherine est entrée en écriture comme en entre en religion. Elle s’est enfermée dans une cage d’os (les siens) et d’histoire (la sienne) tout en attendant à la lisière, À la marge, de retenir les mots par les griffes de ses mains devenues serres.

« Quand j’écris, j’écris en général une note d’un trait mais cela ne suffit pas et je cherche à prolonger l’action de ce que j’ai écrit dans l’atmosphère. » Artaud. Catherine elle aussi cherche à prolonger l’écrit dans l’espace en fracassant l’horizon afin de dévorer l’instant jusqu’à l’os, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à aimer, plus rien à perdre. Et tout à écrire. Écrire comme nue sous le manque des évanouis, glissements et vols ainsi qu’en nuits infinies le vent court dans l’exil long et la main atmosphérique pleine de désespoir muet brûle l’air enfin saturé de lettres/hurlements.

Catherine Andrieu, À la marge, 50 pages, 12 euros, éditions Unicité, 2025.

Pour conclure, en apportant à ce que j’ai écrit plus haut une noire lueur comme un éclairage, voici les premiers mots d’un courrier que Catherine a adressé à quelques-uns de ses lecteurs : « Vous avez, chacun d'entre vous, déjà pris soin de mon œuvre plusieurs fois, toujours avec talent et souvent avec une grande bienveillance, et j'ai conscience de vous avoir un peu « usés » au cours de cette année 2025 où écrire quinze heures par jour a été pour moi la seule solution pour ne pas crever. » Tout est dit !

Présentation de l’auteur

Catherine Andrieu

 Peintre plasticienne et poète, elle est l'auteure  d'une vingtaine de récits et recueils.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Catherine Andrieu, À la marge

Écrire, écrire, écrire Un grand signe apparaît dans le ciel, une femme enveloppée de soleil. La lune sous ses pieds (la nuit est aussi un soleil chez Zarathoustra) et sur sa tête une [...]




Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure

Le pacte menteur de l’autobiographie

Roubaud finit par oser une portion d’autobiographie après l'échec premier transformé en autobiographie de cet échec ( raconté dans "Le grand incendie de Londres"). Il s’ouvre sur un quatrain de Galaup de Chasteuil : « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray sans qu’à jamais je soys / Ce que je fus icy mais non ce que j’estoys /S emblable me pouvant dissemblable cognoistre ».

Comme lui le poète de notre temps invente des choses de sa vie et prouve que le biographe se doit liberté et désinvolture par rapport à la vérité de sa vie (qui dans un tel genre ne cesse de changer). ; Il connaît donc l’écueil d’une forme forcément floue.

La force de la poésie est pour lui de ne pas faire de la biographie : elle a mieux à faire. Se raconter elle-même. Si bien que pour l’auteur le titre de chaque livre est sa seule autobiographie car immédiatement la vérité bouge. Et le texte bascule « dans le faux » en une suite de variations.

Sceptique sur tout et surtout au sujet rêve qui n’existe que dans son récit éveillé, l’auteur tombe dans l’invention jusqu’à aborder par son écriture sinon dans le roman du moins du romanesque en 23 chapitres en cinq modes de police de caractères, de couleurs (qui n’apparaît pas ici) et de type narratif. Tout s’écrit depuis une forme étrange et étrangère même si le poète a toujours tourné autour de plus en plus étranger à lui-même et dans une distance (celle du temps passé) qui le rend plus jeune.

Il rappelle que tout texte littéraire est en quête de son « nom propre », (chapitre 3) mais il reste incertain. Tout reste hypothèse et « opération » aussi mathématique que médicale. Au moment où sa « mémoire n’est plus qu’un souvenir » de plus en plus incertain, l’auteur revendique une « irresponsabilité brouillonne » qui néanmoins permet d’approcher un secret dont la révélation est d’autant plus sûre que lorsqu’elle paraît douteuse. L’« Autobiographe » est donc un roman presque vrai dont la « prose incongrue » prouve simplement que "Ce qui dépend du futur antérieur, c'est par exemple la conviction que l'on a que le soleil se lèvera demain."

Jacques Roubaud, Peut-être ou La Nuit de dimanche (Brouillon de prose). Autobiographie romanesque, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2018, 192 p., 20 €.

C’est la manière de ne pas aliéner l’écriture par l’existence. Parler la vie revient à affirmer que ce vœu (comme celui de l’amour ?) reste impossible.  Ajoutons toutefois qu’à celui à qui poserait la question Qu’est-ce que le “ sujet ” dans l’œuvre de Roubaud ? Sera répondu que le sujet est l’écriture elle-même, car c'est par elle que tout passe (infuse) et ne passe pas (barre). C'est elle qui pénètre le sujet plus que le sujet la pénètre. Preuve que la dichotomie fond/forme n’est pas aussi fallacieuse qu’on le prétend.

L’« excès » de proses prouve qu’il n’existe pas une vie mais des interprétations. Et que cette mise en forme devient la mise en place d’un auto-commentaire. C’est pourquoi il est toujours intéressant de revenir à  un texte dévoré, dévorant, troué, multiple mais néanmoins « un » qui s'approche de quelque chose d'essentiel en déliant les purs effets de réel de la pensée, de la spiritualité, de la sensualité.

∗∗∗

Voix et voie de Cixous

Dans ce superbe et rare hommage le devoir de la réalité est de rêver. Mais  pas n’importe laquelle. A sa manière « Monsieu songe ». Sa mémoire ici ne se perd pas dans le passé d’Hélène Cixous mais dans sa voix, son écriture, son physique, son érotisme. Colin Lemoine imagine des souvenirs devenant le prédateur physique, métaphysique et ailé ce celle dont la « bouche est un fruit de fraise et de cerise » et ses « ventre et vulve » son havre.

 

Pour lui tout l’enchante et le fascine dans ce qu’Hélène Cixous crée : à savoir de  l’infini sans trêves. Par sa passion pour il avance dans son secret, remonte à sa surface car forcément les mots le noircissent. Existe là un travail de piété, franchise et de presque folie, entre liberté et désinvolture. L’un est l’irresponsable brouillon. L’autre la fée autobiographe.

Telle est donc leur parlure en un vocabulaire parfois tordu chez la poétesse mais dont ses lignes sont droites. A chacun d’ailleurs  leurs cavernes  où universaux et animaux s’épanchent. Après tout sont leurs locuteurs semblables à un tel couple. 

Jamais n’existait jusque-là un texte aussi beau et intense sur une telle auteure. Peut-être lisant de tels mots elle est (parfois)  en colère, mais sa patience et son impatience à dévorer de telles pages l’apaise. Elle comprend et savoure que son laudateur sait que son inconnu l’attire. D’autant que de la propre ignorance de l’auteur,  la créatrice a toujours réglé ses erreurs.

En conséquence, un tel livre libère deux renaissances  Colin Lemoine sait que les recherches de l’auteure trouvent leur place au-delà de l’Histoire. Dans cette « adresse », l’émissaire et la réceptrice sont   enchaînés à une parole qui libère le silence parfois plus bas que le divin.. Mais si l’une et l’autre parfois s’endorment avec des souvenirs de la pensée, tout est fait pour réveiller un rêve oublié contre les cauchemars.

Colin Lemoine, Hélène Cixous, Parlure, Editions des cendres, 2025, 24 p.

Dans cette ode première la parole devient naturelle au risque de connaitre les limites de deux existences. Les mots de Lemoine disent la voix et l’écriture de celle qui voulut  sauver son enfance avec et au besoin des lettres « illisibles ». Par amour le « parleur » les traduit. Et c’est magnifique. Son cœur bat au rythme de Cixous. Son vide danse entre chaque lettre. Pensons alors à seux vers de Galaup de Chasteuil :  « Je suis je ne suis plus je changerai mon estre / Cependant je seray tant que tu soys  icy ». Et ici Cixous comprend ce que de tels mots de Colin Lemoine font et fondent.

Présentation de l’auteur

Jacques Roubaud

Jacques Roubaud, né le à Caluire-et-Cuire (Rhône) et mort le à Paris, est un poète, écrivain et mathématicien français.

Membre de l'Oulipo, il développe une œuvre abondante, qui comprend des ouvrages de prose, de poésie, des écrits autobiographiques et des essais. Il s'intéresse également à l'utilisation des mathématiques et de l'informatique pour l'écriture à contraintes oulipienne.

Jacques Roubaud reçoit plusieurs prix littéraires couronnant l'ensemble de son œuvre, notamment le grand prix national de la poésie (1990) et le grand prix de littérature Paul-Morand de l'Académie française (2008).

© Crédits photos Babelio

Bibliographie 

Poésie

  • , Gallimard, Paris, 1967
  • Trente et un au cube, Gallimard, Paris, 1973
  • Mezura, Éditions d'Atelier, Paris, 1975
  • Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, Paris, 1981
  • Les Animaux de tout le monde, Paris, Ramsay, 1983 ; réédité en 1990 par Seghers.
  • Les Animaux de personne, Paris, Seghers, 1991
  • La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard, Paris, 1991
  • La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. Cent cinquante poèmes (1991-1998), Gallimard, Paris, 1999
  • Churchill 40 et autres sonnets de voyage, Gallimard, Paris, 2004
  • Quelque chose noir, recueil de poèmes, Gallimard, Paris, 1986 Ce recueil a été inscrit au programme d'admission de l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud en 2007-2008 et au programme de la session 2026 des agrégations externes de lettres classiques, de lettres modernes et de grammaire.
  • Poésie, etcetera, ménage, Stock, Paris, 1995
  • La Fenêtre veuve. Prose orale, Théâtre Typographique, Courbevoie, 1996
  • Kyrielle, NOUS, Caen, 2003
  • Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, Attila, 2012 (ISBN 978-2-917084-58-8)
  • Octogone. Livre de poésie, quelquefois prose, Gallimard, Paris, 2014
  • C et autre poésie (1962-2012), NOUS, Caen, 2015 (ISBN 978-2-370840-21-9)
  • Je suis un crabe ponctuel. Anthologie personnelle (1967-2014), Gallimard, Paris, 2016 (ISBN 978-2-910227-95-1).
  • Tridents, NOUS, Caen, 2019 (ISBN 978-2-370840-72-1)
  • Strophes reverdie, L'Usage, Paris, 2019 (ISBN 978-2-9566481-0-9)
  • Chutes, rebonds et autres poèmes simples, Paris, Gallimard, 2021[34],[35]
  • Cent sept plantes, L'Usage, Paris, 2023 (ISBN 978-2-9566481-7-8)

Prose

  • Trilogie d'Hortense (3 volumes publiés sur 6 prévus) :
    • La Belle Hortense, Ramsay, Paris, 1985 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
    • L'Enlèvement d'Hortense, Ramsay, Paris, 1987 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
    • L'Exil d'Hortense, Seghers (coll. « Mots »), Paris, 1990 (rééd. Seuil, coll. « Points »)
  • Le Grand Incendie de Londres
    • Le grand incendie de Londres : récit, avec incises et bifurcations : 1985-1987, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », no 117, 1989, 411 p. (ISBN 2-02-010472-5)
    • La Boucle, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1993, 579 p. (ISBN 2-02-019119-9)
    • Mathématique :, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1997, 279 p. (ISBN 2-02-030683-2)
    • Poésie :, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2000, 538 p. (ISBN 2-02-038176-1)
    • La Bibliothèque de Warburg : version mixte, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2002, 313 p. (ISBN 2-02-053461-4)
    • Impératif catégorique : récit, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2008, 255 p. (ISBN 978-2-02-091242-6)
      Ce volume constitue la deuxième partie de la troisième branche
    • La Dissolution, Caen, Nous, 2008, 532 p. (ISBN 978-2-913549-27-2)
  • L'Abominable Tisonnier de John McTaggart Ellis McTaggart, et autres vies plus ou moins brèves, Seuil, Paris, 1997
  • Ma vie avec le docteur Lacan, L'Attente, 2004
  • Nous, les moins-que-rien, fils aînés de personne. 12 (+1) autobiographies, Fayard, Paris, 2006

Essais

  • La Fleur inverse : essai sur l'art formel des troubadours, Ramsay, Paris, 1986
  • Quel avenir pour la mémoire ?, avec Maurice Bernard, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard / Littératures » (no 349), Paris, 1998
  • La Vieillesse d'Alexandre : essai sur quelques états récents du vers français, F. Maspero, Paris, 1978 (rééd. éditions Ivrea, 2000)
  • L'Invention du fils de Leoprépès, Circé, Saulxures, 1993
  • La Ballade et le chant royal, Les Belles Lettres, coll. « Architecture du verbe» , Paris, 1997
  • Sous le Soleil : vanité des vanités, Bayard, Paris, 2004
  • Lire, écrire ou comment je suis devenu collectionneur de bibliothèques, Presses de l'Enssib, 2012 (ISBN 978-2-910227-95-1)
  • Description du projet, NOUS, Caen, 2014
  • Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme, contrainte, forme, etc., Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », Paris, 2016 (ISBN 978-2-02-129549-8)
  • Co Va Ru - Vol. I Mètres, Rimes, formes, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2021 (ISBN 978-2-9540208-1-5)
  • Co Va Ru - Vol. II Expositions, Célébrations, Fabrications, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2021 (ISBN 978-2-9540208-2-2)

Conte

  • La Princesse Hoppy ou le Conte du Labrador, Hatier (coll. « Fées et gestes »), Paris, 1990 (rééd. Absalon, Nancy, 2008)

Écrits autobiographiques

  • Autobiographie, chapitre dix. Poèmes avec des moments de repos en prose, Gallimard, Paris, 1977
  • Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, Flohic, Charenton, 1997
  • Peut-être ou la Nuit de dimanche (Brouillon de prose), Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », Paris, 2018 (ISBN 978-2-02-138823-7)

Bibliothèque oulipienne

  • 22 fascicules de La Bibliothèque oulipienne (dont 2 sous le pseudonyme de La Reine Haugure)

Préface

  • Entretiens d'Étretat, avec Michel Chaillou, Canoë, 2020 (ISBN 978-2-490251-14-8)

Anthologies

  • Les troubadours : anthologie bilingue, Seghers, Paris, 1971
  • Soleil du soleil : anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Gallimard, Paris, 1990
  • Quasi-Cristaux, Martine Aboucaya & Yvon Lambert, Paris, 2013 ; également disponible en ligne 
  • Esprit de résistance, dir. Jean-Yves Reuzeau pour la série L'Année poétique : 118 poètes d'aujourd'hui, Seghers, Paris, 2025 (ISBN 9782232148095)

Traductions

  • Mono no aware. Le Sentiment des choses. Cent quarante-trois poèmes empruntés au japonais, Paris, Gallimard, 1970.
  • Lewis Carroll, La Chasse au Snark, Paris, Garance, 1981 (réédition : Paris, Ramsay, 1986).
  • Charles Reznikoff, Testimony : the United States, 1885-1890 / Témoignage : les États-Unis, 1885-1890 : récitatif, Paris, hachette, 1981.
  • Traduire, journal, Paris, éditions NOUS, 2000 (ISBN 2-913549-03-9).
  • « Yhwh convoque » et « Dans le désert » (avec Marie Borel et Jean l'Hour), « Livre de Joël » (avec Jean l'Hour), « Paroles de Qohélet » et « Esther (grec) » (avec Marie Borel et Jean l'Hour), dans La Bible, Paris, Bayard, 2001.

En collaboration

  • avec Pierre Lusson et Georges Perec :
    • Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go, Paris, Bourgois, 1969.
  • avec Octavio Paz, Edoardo Sanguineti & Charles Tomlinson
    • Renga (écriture poétique collective), Paris, Gallimard, 1971.
  • avec Florence Delay :
    • Graal théâtre : Gauvain et le chevalier vert, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois, L'enlèvement de Guenièvre, Paris, Gallimard, 1977 De ce futur cycle de dix pièces, ils publient celles qui seront les III, IV, V et VI de la décalogie.
    • Graal théâtre : Joseph d'Arimathie, Merlin l'enchanteur, Paris, Gallimard, 1981 (pièces I et II de la décalogie)
    • Graal théâtre : Joseph d'Arimathie, Merlin l'enchanteur, Gauvain et le Chevalier vert, Perceval le Gallois, Lancelot du Lac, L'enlèvement de la reine, Morgane contre Guenièvre, Fin des temps aventureux, Galaad ou la Quête, La tragédie du roi Arthur, Paris, Gallimard, 2005.
  • avec Michel Chaillou, Michel Deguy, Florence Delay, Natacha Michel et Denis Roche :
    • L'Hexaméron, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1990.
  • avec Michelle Grangaud et Jacques Jouet :
    • La Bibliothèque de Poitiers, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999.
  • avec Anne F. Garréta :
    • Éros mélancolique, Paris, Grasset, 2009.
  • avec Jean-Paul Marcheschi :
    • Les Fastes, Montreuil-sous-Bois, Lienart, 2009 (ISBN 978-2-35906-009-6)
  • avec Jacques Jouet :
    • À Lorient, Rennes, éditions Apogée, 2010.

Thèses

  • Morphismes rationnels et algébriques dans les types d'A-algèbres discrètes à une dimension, thèse de doctorat, université de Rennes, 1967, Publications de l'Institut de statistique de l'université de Paris, vol. XVII, no 4, 1968, p. 1-77.
  • La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe : recherche de seconde rhétorique, thèse de doctorat d'État, université Paris IV, 1990.

Prix et distinctions

Prix

  • 1986 : Prix France Culture, pour Quelque chose noir
  • 1990 : Grand prix national de la poésie du ministère de la Culture, pour l'ensemble de son œuvre
  • 1996 : Prix Théophile-Gautier pour Poésie, et cetera : Ménage
  • 2008 : Grand prix de littérature Paul-Morand de l'Académie française, pour l'ensemble de son œuvre
  • 2021 : Prix Goncourt de la poésie, pour l'ensemble de son œuvre
  • 2023 : Grand prix de poésie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre poétique

Décoration

  •  Commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres (2014)

Poèmes choisis

Autres lectures




Éric Brogniet, Le nuage et la rivière

 Glissés entre des pages de neige, le nuage et la rivière d’Éric Brogniet

Le nuage et la rivière, deux éléments du monde, avec pour cadre le silence dans ce bord à bord avec l’infini comme un surcroît de présence : « Il n’est de livre sans blessure / Neige l’hiver, neige la vie ». Dans l’œuvre d’Éric Brogniet, le maximum d’appropriation est constitué par le maximum de dépropriation : « Il faudra donc se dénuder à l’os ». Le texte, « Le poème aux lèvres/ Nues » prend totalement sens lorsqu’on comprend, en un seul mouvement, les termes de réversion comme un « inaudible cri » dans l’échange des qualités opposées : « la brûlure et la glace ».

« La détresse et la clarté » évoquent paradoxalement une harmonie dans une tenue réciproque des contraires entre dehors et dedans : « Le paysage est à l’intérieur / De qui le regarde ». La montée en puissance ne se fait plus linéairement mais dans la courbe qu’implique l’équilibre des forces en tension : « Et la lucidité de ses décombres », intersectant deux mouvements recourbés contraires d’une logique dichotomique reprenant la phrase nervalienne : « La nuit est blanche et noire ». La force du poème rend possible l’échange, le vertige : « Un silence est-il aveu ou désaveu / Ou peut-être un simple vacillement / entre l’un et l’autre ? ». Cette démarche s’impose alors dans l’évidence immédiate d’une seule tenue, d’un même souffle : « Parce qu’il n’est nulle issue / Où l’on puisse dire / C’est ceci ou cela ».

Dans cet art poétique où le poète parlant « avec des lèvres de verre / Avec les mains du givre », doit pourtant laisser une trace et écrire « sur la neige le récit de [sa] vie », paraît la facilité parfaite de l’esprit poétique au plus haut du difficile, tout proche et difficile à saisir. « Mystère » que met également en exergue Éric Brogniet : « A chacun son énigme », son mystère, sa part d’ombre, et « sa part claire » qui constitue aussi « la réponse » : « Être […] / Et ne pas être n’est pas une option ». Le poème d’Éric Brogniet dans ce va-et-vient oxymorique manifeste une présence énigmatique, écliptique, comme un clin ou un battement, présence qui déroute toujours de nouveau le sens, la situation, la substance. 

Éric Brogniet, Le nuage et la rivière, La Taillis Pré, 2025.

Telle est l’exigence nécessaire, propre à cette poésie. Elle ne se donne qu’à côté d’elle-même, soudain et toujours de nouveau. Le poème est arrachement mais aussi rencontre, par un double mouvement, un rythme tout à la fois de séparation et de réconciliation, la poésie n’étant possible que dans la déchirure même et la nostalgie qu’elle induit comme un contrepoint nécessaire à la création d’un cristal de rythme : « Ni le cœur la clarté d’un cristal ». La poésie, c’est la vie, la question forant la question, la rencontre avec une couleur, des instants de merveille : « La rose est dans la rose ».

Quelque chose passe entre les bords du poème, des événements éclatent, des phénomènes fulgurent, la splendide apparition est constituée d’un air plus léger : « Ce qui vous traverse / Vous élève/ Vous allège ». Le soleil et un « bleu silence » créent la sublimité : « Ce qui en l’homme / Indique le sublime et la hauteur ». Malgré le petit univers souffrant de l’homme « son aptitude à se pourrir la vie », il reste, la surprise, la création, la soudaineté absolue : « La danse éblouie de l’univers », l’être étant l’unique événement où les événements communiquent. Comment ne pas reconnaître ce monde qui se donne à voir comblant comme une offrande le champ du regard : « Le saule sous la neige / Calligraphie / Du silence ». Voici la pulsation désirante l’être : « Ce fut sous le signe du soleil / Dans un jardin aux multiples charmes / Vertu des plus lointaines magies ». Ici, s’ouvre la possibilité d’une révolution poétique, venue sur des pattes de colombe. Et ce sont lignes nécessaires que ces retours aux événements fondateurs et aux origines du monde, là où se bâtissaient les montagnes et se dessinait la course des fleuves. Là où, portés par la poésie, nous rencontrerons la belle image du ciel et du fleuve « engendreurs de nuages ».

Le poète doit lier, transmettre l’éclair, restaurer le nuage de consonance, rapprocher l’infini et les hommes, devenir l’accord qui comme Empédocle défait et renouvelle le monde, « épargner », au sens de Rilke, de l’humain et du divin. La neige, la transparence, la lumière, le cristal. Chute de neige, chute de signes. « Rose noire » posée sur la neige.  Poudre sur le paysage. Gaze de givre sur les branches. Dans le poème, on écoute tomber la neige qui ne fait aucun bruit, on sourit au silence qui s’épaissit, au ciel qui se vide de sa nuit, à la terre qui redevient blanche. La blancheur du papier évoque la neige, l’encre est elle aussi comme une nuit blanche qui vous attend. Il s’agit alors de créer la neige, de faire neiger sur le papier « laisse vierge la page », de tenter de saisir par des signes l’insaisissable de la neige, et de la page.  Pourtant si la neige est bien de ce monde ci, elle est aussi autre chose, elle reste l’énigme, elle demeure le nom d’autre chose comme l’ouverture d’une dimension autre.

La neige constitue cet art poétique du retrait : « Ne rien écrire sur la neige », suggérant l’inscription d’une absence. L’écriture insaisissable de la neige reste de l’ordre de la retenue, du dessaisissement et d’une langue qui se dérobe constituée par des traces et des effacements. Le geste de l’écrivain est geste de distanciation, de dessaisissement, de retrait. Désormais la nudité est dénuement comme vœu de pauvreté « Sans craindre la neige ajoutée à la neige », comme voie de pauvreté.  La poésie, elle, se décline dans un dessaisir de brasier blanc et de neige. Le monde est tiré vers le blanc confondant la fin et le commencement. La poétique d’Éric Brogniet, est celle du fragile, de l’intouché qui forment une image de l’infini. La profusion du blanc, vite devenue l’idée d’une fuite ou d’un envol, enjoint de saisir avant que tout n’échappe, se contrastant de l’impression d’un noli tangere de neige. Le désir, l’impossibilité, de toucher la merveille laissent chance à la fragilité car le poète « a eu le temps d’imprimer leur filigrane sur la page ».

Présentation de l’auteur