Marc Dugardin, poème, passant

2018-01-07T22:19:31+01:00
pour Armand et Nicolas

 

 

 

 

 

 

table
simplement

paroles
enracinées
dans le silence

mie de pain
à cœur ouvert

 

 

 

 

 

 

oiseaux, dehors,

et dedans, un peu,
pour le réveil des chambres

 

 

 

 

 

 

ce qui s’écrira

avec quelques mots malvenus

(ceux dont per­son­ne ne voulait)

 

 

 

 

 

 

fon­da­tions

qui se taisent
depuis longtemps

puis les murs
le vent dans les charpentes

et la fenêtre

 

 

 

 

 

 

giclures sur le papier

et déchire­ments

cris, brais­es
flammes
et la danse, la danse

 

 

 

 

 

 

ciel avec nuages

on y devine
le présent
le sans preuves

nuages
pour être l’étranger

 

 

 

 

 

 

 

le jardin

ne se trompe pas
de désordre

ni l’enfance
dévorée
dévorante

rire
qui entame le jour

 

 

 

 

 

 

une rose dans la chambre

tant de ros­es alors
sous les paupières

ça ne veut rien dire

ça dit :
venir au monde,
le quitter

 

 

 

 

 

 

chan­ton­ner —  bercer le

berce­ment qui manque

chanter par défaut

c’est chanter tout de même

 

 

 

 

 

 

 

II

ce n’est pas une sim­ple parenthèse

papyrus de cauchemar

Je sais qui me pour­suit (…) … Je sais qu’ils ont des machettes.
(Scholas­tique Mukasonga)

d’un  coup, poitrine
ouverte, une nou­velle fois

ce n’est pas rien qu’une cicatrice

 

 

 

 

 

 

ce que les par­ents taisent

tas de fumi­er de la honte,
à ne plus savoir qu’en faire

Bien sûr, il y eut des sur­vivants. Un géno­cide n’est jamais parfait.

 

 

 

 

 

 

Boucle. Ca revient

en boucle. Fugue,
à la vie, à la mort.

Mai­son, ronde, comme
un sein où se blottir.
Sen­tier qui n’y ramène
pas.

 

 

 

 

 

 

 

III

elle
la mère
si elle avait pu…
(au moins juste ce qu’il faut)

sur la langue
le lait a pris feu

indul­gence
de la rosée
tout de même

 

 

 

 

 

 

plus tard

parole
qui s’ébranle

cherche l’embouchure

 

 

 

 

 

 

 

retour à la

table
douce­ment (on aimerait)
pour disparaître

silence
à la fin
sans clôture

 

 

à Kigali
août 2013

 

 

 

 

Notes au retour du Rwan­da, où j’ai passé trois semaines. Je les rédi­ge à par­tir de ce que j’ai grif­fon­né sur place, dans un petit car­net de poche. Et sachant que, d’abord, c’est un poème (un long poème con­sti­tué de séquences très brèves) qui s’est écrit là-bas. Tout comme en févri­er 2012, cette écri­t­ure « à chaud » témoigne de l’intensité de ce qui a été vécu, dans la rela­tion d’amitié, dans le rap­port com­plexe à ce pays, mag­nifique et ter­ri­ble à la fois.

Je ne sais trop alors ce qui « mérite » d’être retran­scrit ici, de ces notes de chantier dont le poème est sor­ti avant que j’y mette « de l’ordre ». Poème qui a choisi (cela s’est imposé) la con­ci­sion, le peu de mots, la sim­plic­ité de l’écriture (puisse cette sim­plic­ité-là ren­dre compte de toute la richesse à laque­lle me ren­voie l’expression « table simple » !)

Lec­tures à Kigali (et à Remera, dans le Nord du pays ; mais là, j’ai sou­vent déposé le livre pour repren­dre la con­tem­pla­tion – silen­cieuse­ment, longue­ment – du paysage : les mon­tagnes, la chaîne des vol­cans qui émergeait par­fois des nuages, le lac Ruhon­do en con­tre­bas, mais aus­si les vil­lages à l’avant plan, sur les collines, les gens au tra­vail, avec les cris d’enfants, leurs pleurs ou leurs rires, l’esquisse d’un chant de temps à autre, les hurlements d’un cochon que sans doute on égorgeait…) : Cui­sine d’Antoine Emaz (tan­dis que Nico­las lisait le Jour­nal de Lucien…), Inyen­zi ou les cafards et La femme aux pieds nus de Scholas­tique Muka­songa, relec­ture de Juan Gel­man (Let­tre ouverte suiv­ie de sous la pluie étrangère) et de pas­sages de Mieux taire d’Armand Dupuy, et de pas­sages encore de Poèmes de Paul Celan (les tra­duc­tions et l’essai de John E. Jack­son), livre lu lors de mon précé­dent séjour à Kigali, que j’y avais lais­sé pour que Nico­las puisse le lire à son tour…  Des fils dans tout cela, comme ce rap­proche­ment trou­blant entre la sit­u­a­tion de Paul Celan (sur­vivant à la mort de ses par­ents) et S. Muka­songa, seule de sa famille à sur­vivre aux mas­sacres de 94 (elle était en France à ce moment, mais elle avait con­nu tous les pogroms qui s’étaient suc­cédé depuis 20 ans à l’encontre des Tutsi)…

Mais que dire, juste­ment, de tout cela, sinon écouter les témoignages, y enten­dre toute l’atrocité qu’il y a à y enten­dre, jusqu’à l’insoutenable, et y enten­dre ce qui reste pos­si­ble d’humain, mal­gré tout, mal­gré tout, fût-ce seule­ment dans le fait de faire porter par une langue humaine la charge de ce qui sem­ble à ce point inhu­main… Assumer les liens, les échos avec des sit­u­a­tions per­son­nelles (ou ce que l’on sait de celles des amis), parce que l’on ne peut par­ler qu’à par­tir de sa pro­pre incli­nai­son, comme l’écrit pré­cisé­ment Paul Celan. Mais dans une extrême pudeur aus­si. Ne pas ramen­er à soi, ne pas faire de ces mas­sacres la toile de fond de ses pro­pres blessures, si brûlantes soient-elles encore par­fois (et si vive encore, la ter­reur dans le ven­tre). A d’autres, les proches, les « sur­vivants »,  de hurler ou  de se taire, pour ceux qui sont morts en hurlant ou dans un mutisme ter­ri­fié. A nous de ne pas nous bouch­er les oreilles, ou de ne pas cou­vrir leur silence de paroles d’imposture.

La belle voix, si sen­si­ble, de Rokia Tra­oré, chanteuse mali­enne… Musique africaine dont j’ai ramené des enreg­istrements (d’autres aus­si, d’Ouganda, du Con­go). Grande émo­tion, hier, pour Madame S., la dame d’origine burk­in­abé, qui net­toie ici, en enten­dant ces chants, surtout ceux du Mali (dans la même langue que celle par­lée au Burk­i­na Faso). Et pour moi, c’est une façon de me rep­longer « là-bas », dans ces rythmes, ces tonal­ités, cette « insou­ciance » (du moins est-ce comme cela que nos clichés qual­i­fient sou­vent une cer­taine manière qu’ont les Africains d’aborder la vie…)   « Les Africains » ! C’est déjà une fameuse approx­i­ma­tion de con­sid­ér­er qu’ils sont « tous pareils », vus par des Européens qui croient sou­vent que le reste du monde n’est qu’une annexe de leur pro­pre con­ti­nent.  Par­ler d’ « insou­ciance » à pro­pos du Rwan­da serait par­ti­c­ulière­ment cynique, même s’il est vrai que j’y ai éprou­vé ce « quelque chose » (plus intu­itif que raison­né, sans doute, et peut-être bien forte­ment imprégné de « musique ») qui rend « l’Afrique noire » si attachante…

Je pour­rais par­ler en effet des sons, des cris, des voix, de ce goût pour la parole, la « pal­abre » (mais, para­doxale­ment, avec ce côté « réservé » de beau­coup de Rwandais). Des bruits de la nature aus­si (mais je les imag­ine bien dif­férents dans d’autres régions de l’Afrique), de la présence extra­or­di­naire des oiseaux (leurs chants, leurs couleurs, comme les rues, dans les villes, sont pleines de bruits et de couleurs). Mais revenir alors égale­ment sur les moqueries ou les remar­ques par­fois « hos­tiles » (ou … les silences) des Rwandais lorsqu’ils voient pass­er des « muzun­gu », et cela surtout dans les cam­pagnes, dans les vil­lages. Il est vrai que le « promeneur », admi­rant le paysage (si admirable en effet), dans la région mon­tag­neuse du Nord, n’est rien d’autre que totale­ment étranger à ce que cela sig­ni­fie de tra­vailler là, de cul­tiv­er ces ter­res sèch­es (ou au con­traire trans­for­mées en bour­bier, à d’autres saisons), de grimper inter­minable­ment ces pentes raides (on les cul­tive jusque bien haut sou­vent… ). Oui, j’en ai vu marcher, des Rwandais­es, des Rwandais, partout, sur les sen­tiers de mon­tagnes, le long des routes, les out­ils à la main (la machette…), les charges sur la tête (les bananes, mais pas seule­ment), et tout cela était bien autre chose que des images « exo­tiques ». J’en ai vu marcher aus­si, il est vrai, pour se ren­dre à un mariage, presque dansants au bord des routes, et tout de même on pense alors à ce « sens de la fête » que « les Africains » sont cen­sés vivre, plus que nous. Mais j’entends déjà ceux qui vont affirmer qu’il s’agit là de leur capac­ité « à se con­tenter de peu » (du peu qu’ils ont, bien sou­vent), et là-dessus, je préfér­erai me taire…

Présentation de l’auteur

Marc Dugardin

Marc Dugardin est né à Water­­mael-Boit­s­­fort le 27 novem­bre 1946. Habite actuelle­ment à Namur. A tra­vail­lé comme édu­ca­teur spé­cial­isé puis dans l’Enseignement de Pro­mo­tion Sociale. Mem­bre du comité de rédac­tion du Jour­nal des Poètes. Lau­réat de la Bourse Spes de poésie en 2005. A pub­lié, unique­ment en poésie, une dizaine de titres depuis 1982. Une poésie nour­rie par l’écoute de la musique, un chem­ine­ment d’homme entre désar­roi et émer­veille­ment, une soli­tude qui entre en réso­nance avec le chœur des vivants.

Marc Dugardin

 

Bib­li­ogra­phie

  • Con­nivences, Flé­malle, Vérités, 1982
  • Itinéraires de la patience, Brux­elles, Le Cormi­er, 1984
  • Ricer­care, Flé­malle, L’Arbre à paroles, 1984
  • Poème des matins exigeants, Mortemart, Rougerie, 1986
  • Une par­en­thèse pour le vent, Mortemart, Rougerie, 1989
  • Un pas pour l’éphémère, un pas pour l’éternel, Mortemart, Rougerie, 1993
  • La peur la pléni­tude, Amay, L’Arbre à paroles, 1994
  • L’écoute infin­i­ment, Mortemart, Rougerie, 1999
  • Adieux, en col­lab­o­ra­tion avec Lucien Noullez, Brux­elles, Edi­tions de l’Ours, 2000
  • Soli­tude du chœur, Mortemart, Rougerie, 2002
  • Hov­e­nieren in ver­getel­heid / Jar­diner dans l’oubli, Leu­ven, Edi­tions P, 2002
  • Stances, Amay, L’Arbre à paroles (col­lec­tion Tex­tim­age – avec deux gravures de Jean Ver­ly), 2004
  • Frag­ments du jour, Mortemart, Rougerie, 2004
  • Een­zame samen­zang en andere gedicht­en / Soli­tude du chœur et autres poèmes, Leu­ven, Edi­tions P, 2005
  • Soupi­rail d’enfance, Mortemart, Rougerie, 2007
  • A la escucha, Mex­i­co, Edi­tions Fos­foro, 2009
  • Voyageurs que nous sommes  (avec des pho­togra­phies de Muriel Claude), Brux­elles, La Ravine, 2009
  • Dans l’oreille pro­fonde, Châte­lin­eau, le Tail­lis Pré, 2010
  • Over en weer/ De part et d’autre  (en col­lab­o­ra­tion avec Mar­leen De Crée, gravures de Goedele Peeters), Leu­ven, Edi­tions P, 2011
  • D’écluse en écorce (en col­lab­o­ra­tion avec Alexan­dre Valas­sidis), Paris, L’herbe qui trem­ble, 2011
  • In memo­ri­am, tirage lim­ité à 20 exem­plaires avec des col­lages de Max Partezana, édi­tions Cen­trifuges, 2011
  • Quelqu’un a déjà creusé le puits, Mortemart, Rougerie, 2012

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