Marc Dugardin, quelque chose /quelqu’un (rhapsodie)

2018-01-07T22:25:02+01:00
pour Nico­las, Blan­dine et Noah

1

mais que s’est-il passé au Rwanda ?

cette ques­tion pas sûr
qu’on la pose vraiment
à celui
qui sera revenu de là-bas

pas sûr que quelqu’un la pose

ou per­son­ne

on / je / tu

nous

 

 

 2

non pas là-bas
mais ici encore
où j’écris

        où je note :

on regarde
les collines
la terre rouge aux semelles

(rouge aus­si sur le corps
après la chute)

pous­sière
et l’eau si lourde à porter

 

 

 3

nous voy­ant pass­er, les enfants cri­ent : Muzun­gu !
(c’est-à-dire : celui qui a pris la place de
c’est-à-dire : le blanc)

ce n’est pas une question

il n’y a rien à répondre

 

 

4

là-haut
une maison
abandonnée
incendiée

on ne pose pas
de question
non plus

la brûlure vient au ventre
et le paysage se tait
d’un silence
qu’on ne lui con­nais­sait pas

 

 

5

au cœur
pourtant
              de la question

 

 

6

presque jetés sur la table
les poèmes

comme d’autres jettent
les bouteilles à la mer

les poèmes
 
    sont en chemin
ils font route vers quelque chose
écrivait Celan

et vivre
écris
tu

 

 

7

tu fis un feu
après cela

il n’avait pas un goût de cendre

il y a peut-être une langue

pour
ce que j’écris là

 

 

8

les oiseaux
juste un peu
avant le jour

cette longue insom­nie du poème
puis sa douceur

comme si quelqu’un
alors
nous la donnait

(en rêve
ain­si qu’à la fin
d’un autre voyage
la femme
     revenue
puis perdue
une nou­velle fois)

 

 

9

car
quelque chose
a eu lieu

toute la nuit dans la tête
le manège a tourné

et le vis­age ce matin
regarde sa honte en face

       il faut toujours
      que
      quelqu’un
       vienne

 

 

10

(…) près d’une cen­taine de sol­dats belges de la MINUAR aban­don­na env­i­ron 2000 civils non armés, les lais­sant sans défense con­tre les attaques des mili­ciens et des mil­i­taires. Les assail­lants entrèrent par une porte, pen­dant que les Belges sor­taient de l’autre côté. Plus d’un mil­li­er de Rwandais sont morts sur place ou en fuyant pour essay­er de rejoin­dre un autre poste des Nations Unies.

(Extrait de « Aucun témoin ne doit sur­vivre / Le géno­cide au Rwan­da », Fédéra­tion Inter­na­tionale des Ligues des Droits de l’Homme, Paris, Edi­tions Kartha­la, 1999, pages 30, 31)

 

 

11

la pirogue était vieille
sur le lac Kivu

sûre­ment qu’il fallait
écop­er de temps à autre
l’eau qui stagnait
dans le fond

de sa voix
(peut-on dire qu’il chantait ?)
l’homme écopait
quelque chose
en lui aus­si sans doute

 

 

12

Kigali
retour à la maison

les murs
et plus que les murs
     ce qu’il faut pour tenir

la pre­mière fois
des syllabes
     ou même avant

un beau jour
écrivait Janos Pilinszky

douce­ment m’accueilleront
la vieille cour, le silence de lierre
de notre demeure, son chuchotement.

 

 

13

mais l’enfance ramenée à coups de gifles

lire le poème où il commence :
c’est tou­jours la cuil­lère en fer blanc au rebut
le bric-à-brac de la mis­ère que j’ai cherchés

à cha­cun ses boues
ses charniers

son trop de parole
ou de silence

 

 

14

à per­son­ne
le lieu sans nom
de ce qui peut être sauvé

 

 

15

lui / le juif
      revenu à soi
mal­gré que
      la nuit le chevauchait

        comme si
sa mère
comme si
la mère / la mienne / la tienne

        comme si
nous
renaissant
dans la langue qui
mal­gré / avec son goût de cendre
dans la langue
qui
ne s’effondre
pas

 

 

(à Kigali, févri­er 2012)

 

 


NOTE :

Les tra­duc­tions de Paul Celan  (textes 6 et 15) sont de John E. Jack­son ; celles de Janos Pilin­szky (textes 12 et 13) sont de Lorand Gas­par et Sarah Clair.

Présentation de l’auteur

Marc Dugardin

Marc Dugardin est né à Water­­mael-Boit­s­­fort le 27 novem­bre 1946. Habite actuelle­ment à Namur. A tra­vail­lé comme édu­ca­teur spé­cial­isé puis dans l’Enseignement de Pro­mo­tion Sociale. Mem­bre du comité de rédac­tion du Jour­nal des Poètes. Lau­réat de la Bourse Spes de poésie en 2005. A pub­lié, unique­ment en poésie, une dizaine de titres depuis 1982. Une poésie nour­rie par l’écoute de la musique, un chem­ine­ment d’homme entre désar­roi et émer­veille­ment, une soli­tude qui entre en réso­nance avec le chœur des vivants.

Marc Dugardin

 

Bib­li­ogra­phie

  • Con­nivences, Flé­malle, Vérités, 1982
  • Itinéraires de la patience, Brux­elles, Le Cormi­er, 1984
  • Ricer­care, Flé­malle, L’Arbre à paroles, 1984
  • Poème des matins exigeants, Mortemart, Rougerie, 1986
  • Une par­en­thèse pour le vent, Mortemart, Rougerie, 1989
  • Un pas pour l’éphémère, un pas pour l’éternel, Mortemart, Rougerie, 1993
  • La peur la pléni­tude, Amay, L’Arbre à paroles, 1994
  • L’écoute infin­i­ment, Mortemart, Rougerie, 1999
  • Adieux, en col­lab­o­ra­tion avec Lucien Noullez, Brux­elles, Edi­tions de l’Ours, 2000
  • Soli­tude du chœur, Mortemart, Rougerie, 2002
  • Hov­e­nieren in ver­getel­heid / Jar­diner dans l’oubli, Leu­ven, Edi­tions P, 2002
  • Stances, Amay, L’Arbre à paroles (col­lec­tion Tex­tim­age – avec deux gravures de Jean Ver­ly), 2004
  • Frag­ments du jour, Mortemart, Rougerie, 2004
  • Een­zame samen­zang en andere gedicht­en / Soli­tude du chœur et autres poèmes, Leu­ven, Edi­tions P, 2005
  • Soupi­rail d’enfance, Mortemart, Rougerie, 2007
  • A la escucha, Mex­i­co, Edi­tions Fos­foro, 2009
  • Voyageurs que nous sommes  (avec des pho­togra­phies de Muriel Claude), Brux­elles, La Ravine, 2009
  • Dans l’oreille pro­fonde, Châte­lin­eau, le Tail­lis Pré, 2010
  • Over en weer/ De part et d’autre  (en col­lab­o­ra­tion avec Mar­leen De Crée, gravures de Goedele Peeters), Leu­ven, Edi­tions P, 2011
  • D’écluse en écorce (en col­lab­o­ra­tion avec Alexan­dre Valas­sidis), Paris, L’herbe qui trem­ble, 2011
  • In memo­ri­am, tirage lim­ité à 20 exem­plaires avec des col­lages de Max Partezana, édi­tions Cen­trifuges, 2011
  • Quelqu’un a déjà creusé le puits, Mortemart, Rougerie, 2012

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