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Amont dévers — une anthologie poétique (5)

Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : dont signifier ne serait qu’un domaine, sans doute dominant mais ouvert à de nombreuses autres aventures de l’esprit et du corps. On a pu parler, ainsi, de poésie pensante, das dichtende Denken ou « pensée en poésie » (j’ai proposé naguère cette traduction pour le pensiero poetante d’Antonio Prete, dans un discours pour Yves Bonnefoy au Collège de France). Là encore, l’Alighieri puis Leopardi tracent, en italien, un chemin assuré qui passerait aussi par certaine poésie didactique du XVIIIe siècle, pour aboutir enfin à Luzi, Fortini – dont le clair discours est toujours aussi politique – ou Valerio Magrelli. Mais la poésie pensante fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant selon une logique singulière (alogique, a-t-on pu dire naguère) des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. Le jeu gratuit des signifiants en fait partie parfois, en allégresse, tout comme le court-circuit vertigineux entre les visions du rêve et les idées dont nous sommes tous traversés, sans réussir généralement à arrêter son cours ; lorsque le poète l’a fait, nous reconnaissons dans ses vers non pas le compromis philosophique mais notre image invisible la plus vraie, la plus profonde, ainsi que parfois notre propre destinée d’humains, entrevue « en un éclair et puis c’est tout / comme on peut savoir quelque chose de la mort » (G. Raboni, Représentation de la croix). Encore une fois, jamais fixée sinon en la luminescence de sa disparition même.   

 

  • La « pensée-en-poésie »

 

                       L’infini

 

Toujours cher me fut ce coteau isolé

et cette haie qui interdit au regard

tant de parties d’un horizon plus lointain.

Mais assis devant cette vue, des espaces

au delà sans limites, de surhumains

silences, la tranquillité très-profonde

je forme en ma pensée ; à quoi, pour un peu,

s’effraierait le cœur. Et comme j’entends bruire

le vent parmi ces plantes, près, le silence

infini là-bas je le compare encore

à cette voix : et me revient l’éternel,

et les saisons défuntes, et la présente

et vive, et le son d’elle. Ainsi, parmi cette

immensité ma pensée va s’engloutir :

et le naufrage m’est doux dans cette mer.

 

                 À soi-même

 

Or à jamais repose,

mon cœur lassé. L’extrême illusion est morte,

que je crus éternelle. Morte. Et je sens

qu’en nous, des illusions

non l’espoir seul, mais le désir est éteint.

Dors à jamais. Assez

tu palpitas. Aucune chose ne vaut

tes émotions, et de soupirs est indigne

la terre. Amer ennui

la vie, jamais rien d’autre ; et boue est le monde.

Sois calme. Désespère

une ultime fois. Le sort, à notre espèce

ne donna que mourir. Désormais méprise

toi, la nature, l’âpre

pouvoir caché qui régente notre mal,

et la vanité infinie de ce tout.

                                                             G. Leopardi, Canti (1831)

 

               Le cafetier phisolophe

 

Les hommes en ce mond’ sont tout pareils

à des grain’s de café dans le moulin ;

car l’un d’abord, puis l’autre, et l’autre après,

ils vont pour finir vers le mêm’ destin.

 

Ils changent souvent d’place et souvent chasse

la graine gross’ la graine plus petite,

et tous au-d’sus d’l’entrée ils se compressent

vers le fer broyeur qui en fait d’la poudre.

 

Et c’est ainsi qu’ les homm’s vivent au monde,

mélangés par les mains d’la destinée

qui s’les remue et retourne à la ronde ;

 

et chacun se mouvant, tout doux ou fort,

sans s’rendre compte ils ne font que descendre

jusqu’au plongeon dans la gorg’ de la mort.

 

                                                         G. G. Belli, Sonnets (22 janvier 1833)

Voir :  http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf

 

                 Les trois grappes

 

Elle a trois grappes, Hyacinthe, la vigne.

Bois à la première un plaisir limpide ;

de l’autre bois l’oubli doux et rapide,

                    et puis… ne bois plus :

 

la troisième est sommeil ; et, l’œil aigu,

dans le noir sommeil veille, d’un côté,

sache, la douleur ; et crie un muet

                    pleur déjà pleuré.

                                                         G. Pascoli, Myricae (1892) - à un ami journaliste

 

                                                 (Le Nolain à mi-hauteur)

 

Campo dei Fiori est un marché particulier

On y sent le brûlé plus que le poisson de mer

 

Dans une volée d’injures finit la partie

Le philosophe a repris valeur sur la vie

 

On aligne en paille un œuf à côté d’un œuf

La foule est variée réellement rien de neuf

 

Têtes de mouton aux yeux doux céruléens

L’évidence historique écrase les crétins

 

Commis mal formés responsables comateux

Les descendants courent derrière leurs aïeux

 

Qui hurle là au fond c’est quelqu’un qui délire

La liberté gratis des gens qui crient ou pire

 

La liberté toujours a un prix incroyable

Ce qui est bon marché c’est denrée périssable

 

Les balayeurs lancent l’eau généralement

Le sang se nettoie affirment les bien-pensants

 

Le sang fait corps avec les choses d’occasion

Un peu chaque jour incapable de rançon

 

Entre des murs civils chacun est du gibier

La peur mondaine fait un mutuel mortier

 

Le chasseur lui aussi devient à la fin chasse

L’un et l’autre ensemble laissent une vraie trace.

 

                                                                  Edoardo Cacciatore, La restituzione, 1955

                                                                                               [statue de Giordano Bruno à Rome]

 

– Sais-tu ce qu’est l’âme ?  

– Une partie du corps.

– Peut-être, mais dans cette partie

  habitent les dieux.

– Mais quelle différence entre dieux   

  et hommes ?

 

Le battement de cils

ouvre la digue,

et en trombe dévale

l’eau du glacier.

L’image de joie

ne mourra pas :

rien d’autre ne compte.

 

                                         Giorgio Colli, La ragione errabonda [1976], 1983

 

                      (sonnet)

 

   quel pli expulse cette pulsation

qui plaque sons sur les plaies infligées

pulsant sa poix dans les failles forcées

où devient affection chaque émotion

   et quel plexus encore prédispose

de perceptions données pour inexpertes

la niche dans laquelle attend inerte

une pensée pour chaque envie qui n'ose

   et d'où affleure ensuite cette forme

porteuse de désirs quand elle tend

à congeler toute vie dans la norme

   comme si à la fin ce qui prétend

vivre ne vivait que pour calquer l'ombre

de la tête à la tête répondant

 

                                 Gabriele Frasca, Rame, Milan, 1984  

 

* * *

Je ne sais, je ne comprends pas si j’aurais

plus de joie en disparaissant en vous, en

devenant vous, ou en revenant pareil

à alors, proche, avec le cœur d’aujourd’hui.

Et si l’un n’excluait pas l’autre ? En tout cas

n’est-ce pas ça – sortir de soi, y restant –

que voudrait plus que toute autre chose, plus

que cette douceur d’être aimé en retour,

celui qui aime ? Ainsi, c’est mon illusion,

ce qui n’est pas donné à qui est mortel

l’est peut-être à qui ne l’est pas, étant mort.

                                                               G. Raboni, Barlumi di storia, 2002

 

                        Berceuse

 

Pourquoi, dis-tu, je ne te fais pas de caresses,

pourquoi je n'essaie plus de rester près de toi.

Mais tu dois comprendre, c'est la queue, ton aiguillon,

qui m'épouvante,

 

[…],

car chaque fois que je me rapproche

siffle ce harpon et je sens le gel

du venin plonger au fond de mes os.

 

Est-ce encore toi, la lame qui pénètre

dans mes reins quand nous nous embrassons ?

C'est elle, qui frappe alors que je te parle

et doucement descend sur ma nuque ?

 

Je t'aime beaucoup, mais pas toute entière,

juste une moitié peut avoir mon amour,

l'autre non, pardonne-moi, mais c'est trop

demander de baiser aussi le rasoir.

                                 Valerio Magrelli, Geologia di un padre, 72 (2013)  

 

                    

* * *

mourir n’est pas d’être à nouveau réuni avec l’infini

c’est de l’abandonner après avoir éprouvé

la puissance de son idée

 

quand l’espèce humaine sera éteinte

cet ensemble de savoir accumulé

en vols et désarrois

sera dispersé

et l’univers ne pourra savoir

qu’il s’est résumé pour une période limitée

en une infime fraction de soi

                                                            mesure

 

ici je ne dis pas pourquoi la faible nuit

descend et se fait tuer

d’où ces présences inquiètes à travers la plaine

 

le froid entre dans la maison nue

et atteint la surface de la mémoire

le bac est passé inutilement sur le bras de fleuve

le son diminue de fréquence

les feuilles salissent le vent

 

il y a deux ans longeant les hésitations de la lumière

la respiration découpée

il commençait sa tentative sans espoir

 

on ne pourrait pas ramener ces arbres

ces tendres échafaudages

                                                         courbure

 

                                       Bruno Galluccio, La misura dello zero, 2015

 

_______________

 

  • Voire l’impensé

  

 

                            (Madrigal)  

Quelle rosée, quel pleur,

quelles larmes étaient-ce

que du manteau de nuit je vis épandre

et du pâle visage des étoiles ?

Et pourquoi a semé la blanche lune

de cristallines gouttes, pur essaim,

de l’herbe fraîche au sein ?

Pourquoi dans l’ombre brune

entendait-on, se plaignant alentour,

les brises jusqu’au jour ?

Étaient-ce signes que tu es partie,

chère vie de ma vie ?

                                         T. Tasso, Rime, 1591    

 

                     D’un talus

 

Repose le plein midi sur la prairie.

   Nul vol ombre onde passant dans le bleu vert.

   Un fil de fumée au soleil blanchoie ; puis

   fond et se perd.

 

J’ai dans l’oreille un tourbillon qui tintille,

   peut-être d’un lointain troupeau ses clochettes ;

   et, comme suspendus dans l’azur, les trilles

   de l’alouette.

                           G. Pascoli, Myricae 1891-94. (Une version collective, bien différente, publiée en 2001 avec mon équipe CIRCE)

 

                       Mes poèmes…

 

Je n’ai pas de semence à répandre par le monde

je ne peux pas inonder les pissotières ni

les matelas. Mon avare semence de femme

c’est trop peu pour atteindre. Que puis-je

laisser dans les rues dans les maisons

dans les ventres infécondés ? Des mots

ça oui, en abondance

mais déjà ils ne me ressemblent plus

ils ont oublié la fureur

et la malédiction, ils sont devenus demoiselles

un peu malfamées sans doute

mais toujours demoiselles.

                           Patrizia Cavalli, Le mie poesie non cambieranno il mondo, 1974

                                   [une version presque identique dans mon Printemps italien, A.P. 1977]

 

            Luino-Luvino

 

Au détour du vent

par des vallées exposées ou profondes

je me demandais justement si c’était

argent de nuages ou sierra enneigée

dont encore s’éblouit l’hiver

quand voici

la frange qui retombe sur cette face

et la restitue à un passé d’ombre

d’époques hurlantes

et un instant encore les yeux percèrent

à travers cette épaisse toison

étincelèrent les dents

pour se rembûcher ensuite dans la meute

qui autour se presse

des lieux touffus des noms rupestres

au son parfois doux

de racine âpre

Valtravaglia Runo Dumènza Agre.

 

                                                         V. Sereni, Stella variabile, 1979

 

Adriano Spatola, poésie visuelle :

 

barrrrrrricade

r come rivoluzione

 

 

- dans le Printemps italien (cité)

 

Michele Sovente [poète en latin, en italien et dans une langue minorée de la région napolitaine]

 

C’u scuro a viérno se sente

fuì ’u viento ca se scarduléa

ac ventus per schidias

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents e carréa

il vento chissà dove

l’anima trascolorante l’anima

fluttuante di spettrali presenze

tandis que la nature

cutem aliam monstrat

rint’a nu munno ’i mbruóglie.

 

 

 

Au crépuscule l’hiver on entend

fuir le vent qui se démène

et puis ventus par les copeaux

loin beaucoup s’en va avec

les plus petites particules

de tous les vents et entraîne

le vent dieu sait où

l’âme pâlissante l’âme

fluctuante de présences spectrales

tandis que la nature

montre une peau différente

d’dans un tas d’embrouilles.

De : Superstiti, 2009

(version légèrement différente dans la

revue “Siècle 21”, n° 25, hiver 2015.)

 

            * * *

 

l'amande la perle

la chair,

une mesure nette

entaille

entre deux bords de blanc

 

tu sens moins circuler le sang

ou pas du tout

 

redevient plein le temps

dis-tu, il est lavé comme lin

comme étoffe

 

ce temps s'interrompt il est

laine

blanche qui tombe des mains

ne se ferme pas

l'habit –

 

le sable dans l'esprit

a formé la perle –

 

et n'a pas de lumière

cette masse n'a pas de capsule

coule comme acide, racinant

 

en ce corps s'interrompt

se recoquille

 

l'esprit caille, est un lait

qui devient plus acide

condense

des grumeaux de blanc

 

ils deviennent cailloux dans l'écran vrai

tu les lances au milieu du lac où

affleure le corps

 

il y a quelque chose derrière

l'esprit, c'est affilé

tient en respect

des bandes de chiens

 

de toi brusquement c'est une figure

debout,

qui vient vers, d'une fenêtre

tu refais les derniers mètres

tu as fixé tes genoux

les as coulés de nouveau dans la forme

de ton corps

 

Laura Pugno, La mente paesaggio, 2010.

(une première édition dans “Le bateau fantôme” 8, 2009)

 

L'esprit balance, l'œil n'a de repos.  

L'esprit se balance. L'œil n'a aucun repos.

 

Il imagine des prisons dans la brise.

Il invente des barreaux dans l'air.

 

Il est maître de la douleur.

Il sait maîtriser sa douleur. 

 

L'amincit de la bouche à la tempe

L’amoindrit de sa bouche à sa tempe 

 

il multiplie les buissons  

multiplie ce buisson  

 

brandissant les rameaux il fouette les os 

dilate le feu dans ses reins.  

Il répand un feu dans le dos.   

 

Le bac vire de bord. Juste la vague  

après la coupure referme le sillage. 

                                Antonella Anedda, Salva con nome (2012)

                                   (déjà traduit sur le site “Poezibao”, 2015)   

 

[les vers en italiques sont en langue sarde (logudorese) dans l’original] 

 

______________________

 




Amont dévers — une anthologie poétique (4) : La poésie, le disparaissant…

 

 

Nous savons que le mot « rose » peut éveiller, mieux que sa savante description, au delà même de sa « réminiscence » plus ou moins sentimentale, la surprise neuve de « l’absente de tous bouquets ». C’est que sa « presque disparition vibratoire », le quasi-mutisme du mot – conformément ici à l’étymologie – va (re)créer une réalité différente, immatérielle et efficace pour qui veut bien la lire, agissante, plus durable enfin que les êtres et les objets caducs qui nous entourent et parfois nous rassurent. Le poème « fait » (réalise), dans tous les sens, précisément ce qu’il « dit » (énonce) : souveraine présence au monde alors, que son énergie interne continue de soutenir. De ranimer pour chaque nouvelle lecture. Il est, affirmait déjà Dante Alighieri, une pure invention, une fiction, certes, mais construite, fabriquée, forgée (poïta) avec musicalité et suivant les règles esthétiques (alogiques) du langage : « fictio rhetoricâ musicâque poïta » (De Vulgari Eloquentia, II, iv, 2). Touchant donc à l’action, et même à l’action future « en avant » (Rimbaud), que l’on pourra reconnaître ensuite sans l’avoir jamais rencontrée ni conçue. « Je suis une flamme qui attend », écrivait Palazzeschi en 1910, alors que la folie guerrière couvait déjà. Fragile action, compromise parfois par l’ivresse du jeu, mais jamais abolie ; du moins lorsque l’invention est soutenue par l’enérgeia et le rhuthmós, ces ingrédients internes pour une « présence » manifeste – que la traduction (texte de destination) s’efforce non pas de singer, de réinventer à sa manière. 

 

-       La poésie, le disparaissant…

 

 

 

                           (Ballade) 

Ah larmes, ah douleur :
la vie passe et se dissout et s’enfuit,
comme glace aux chaleurs.
    Toute hauteur s’incline et rend à terre
tout solide soutien ;
tout royaume puissant
en paix enfin tomba, grandi en guerre,
et comme rais l’hiver ternit, et meurt
la gloire des splendeurs.
    Et comme alpestre rapide torrent,
comme un éclair soudain
en nocturne serein,
comme brise, fumée ou dard filant
s’envole renommée, et chaque honneur
semble fragile fleur.
    Qu’espère-t-on, qu’attend-on désormais ?
Après triomphe et palmes
ne reste plus à l’âme
que deuil, plaintes et larmes désolées.
De quoi sert l’amitié, de quoi l’amour ?
Ah larmes, ah douleur.

                                           T. Tasso, Torrismondo [1586]      

 

 

 

      Horloges à roues, à poussière et à soleil

Celui qui vole et trahit la vie des autres,
le voilà tournant, condamné sur cent roues ;
lui qui transforme les hommes en poussière,
d’un peu de poussière on le mesure et noue.

Et s’il assombrit de ses ombres nos jours,
lui-même au soleil en ombre se résout ;
apprends par là, mortel, comment sur la terre
dissolvent toutes choses Temps et Nature.

Sur ces roues-là il triomphe et il glisse ;
de sa poussière il voudrait t’aveugler ;
et parmi cette ombre il médite ta perte.

Sur ces roues-là il torture tes pensées ;
dans sa poussière il inscrit tes délices ;
parmi cette ombre, ombres de mort il verse.

                                                  Giovan Leone Sempronio, La Selva poetica (1633)

 

 

 

 

             Stabat nuda aestas

En premier j’entrevis son pied mince
glisser sur les aiguilles sèches des pins
où bouillonnait l’air avec un grand
frisson, comme une flamme blanche diffuse.
Les cigales se turent. Plus rauques
se firent les ruisseaux. À foison
la résine suinta par les fûts.
Je reconnus le serpent à son odeur.

Dans le bois d’oliviers je la rejoignis.
J’ai vu les ombres bleuâtres des rameaux
sur le dos sinueux, et les cheveux fauves
onduler dans l’argent de Pallas
sans un bruit. Dans les chaumes, plus loin,
l’alouette bondit du sillon fauché,
l’appela, l’appela par son nom là-haut.
Alors moi aussi je dis son nom.

Je la vis se tourner, vers les oléandres.
Elle entra comme en des moissons brunes
au milieu des joncs, vivement refermés.
Plus loin, vers le rivage, parmi la paille
marine, un faux pas lui fit tordre le pied,
tomber étendue entre le sable et l’eau.
Le couchant moussa dans ses cheveux.
Immense elle parut, nudité immense.

                                           Gabriele D’Annunzio, Alcione, 1903 (une version

                                                          légèrement différente dans Po&sie 56, 1991)  

 

 

 

              Le port enseveli

                                       Mariano, 29 juin 1916

Là parvient le poète
puis il retourne à la lumière avec ses chants
et les disperse

De cette poésie
me reste
ce rien
d’inépuisable secret

 

                                              G. Ungaretti, Il Porto Sepolto, 1916

 

 

 

 

Mais c’est vrai pourtant qu’aux vieux,
dépouillés de la beauté,
reste ce signe, dans l’âme,
de son rapide apparaître
et disparaître, ce sillon de chose
qui a été, qui saigne encore,
lourde, dans la conscience ;
mais qui, goutte à goutte, ensuite
va lentement s’enfonçant dans une presque,
dans une presque rancœur
de blanche innocence…

                                           C. Betocchi, Poèmes épars [1965-70]    

 

 

 

 

 

Le froid ça fait peur et le sang aussi
la mer a des sources empaillées dans la secrète
splendeur de son écroulement : le froid
ça fait froid et le chaud ne se montre pas pour
trahir ses camarades.

Esseulé le froid adore la chaude
saison mais sévèrement est interdit de se crever
par les choses basses et c’est pourquoi éclairante
se fait la ressource du pauvre : tamiser
l’univers en vue d’un repas.

J’ai froid aujourd’hui et je ne sais pourquoi dans le
cœur se tamise une nouvelle aptitude :
celle de s’en ficher du lendemain : mais
il n’est pas vrai que le lendemain soit sûr
et il n’est pas vrai que l’aujourd’hui est calme.

                                                                Amelia Rosselli, Documento, 1976    

 

 

 

                       Morts

J’ai écrasé des herbes plutôt tendres,
j’ai livré passage à des voix diverses,
et j’ai vu
avec quel sacrifice nous peuplons nos corps
et nos pas qui diminuent.
Attirés par quelques mots et insouciants
comme si nous étions déjà les autres parmi eux,
comme si nous étions loin
de tout avertissement et de toute étreinte. 

                                                  Nicola Ghiglione, Ritmi (éd. F. De Nicola, 1983)     

 

 

 

 

             La voix des ancêtres

 

1.

Le soleil d’hiver fait obstacle au chant
qui se brise contre sa barrière
tiède. Comme dans le désert tu attends
la nuit glaciale, c’est du froid
que renaissent les chants assoupis
dans le tiède hiver de Rome.
Comme du désert dans le froid
avant la nuit se chuchotent des chants
plus hauts peu à peu, miaulements
sur les violons des femmes.

28.12.1987

 

2.

Affleure dans l’Europe de mars
après plusieurs naufrages
après avoir perdu ses dents sur les rochers
jaillissent les notes et puis s’abattent.

28.12.1987

 

 

3.

Aimée, je veux qu’ils nous écoutent
qu’ils entendent le gargouillis que je ne retiens pas,
comment se forme le chant
comment il se calme dans la poitrine
comment il peut sectionner la gorge,
comment la langue s’est épluchée.

28.12.1987

                                                  Antonio Porta, Yellow (2002, version rectifiée) 

 

 

 

 

                     (un inédit)

 

Le marchand de fruits pouillais
célèbre dans le quartier
pour rester ouvert même en août
s’en est allé, je ne sais si dans l’autre monde
ou aux Seychelles ou aux Maldives,
en tout cas pour jouir du très mérité
fruit de sa sueur.
Jusqu’aujourd’hui le trou de sa boutique
n’a pas été obturé
si bien que ce tronçon de la rue Tadino
où Clemente Rèbora a habité
avant de devenir prêtre
a quelque chose d’incertain, d’inachevé,
de mélancoliquement hésitant
comme le sourire d’un brèche-dents.

                                                   G. Raboni, Altri versi [2006] 

 

 

 

 

 

 

 

                      Augenlicht

... miro este querido
 mundo que se deforma y que se apaga
en una pálida ceniza vaga…

J.L. Borges, Poema de los dones

I.

C’est comme de se trouver à l’intérieur d’un jeu vidéo
et d’être l’ours, le grizzly que l’on vise ;
à chaque coup du laser qui rapièce,
un éclair vert, un élancement subtil.
Le microscope fouille, met au point
la rétine déchirée, et tu contemples
une lande lunaire, une plaine toute fendillée :
tu peux penser, si tu veux, aux Fissures de Burri.

 

II.

« L’œil est un organe clos, mais keine Angst,
la légère hémorragie devrait se résorber. »
Elle ne se résorbe pas, non, et voici alors
des hippocampes, des ombres chinoises,
de volantes figures noires et étranges.
Mouches volantes ? Tu parles,
plutôt de gros corbeaux aux ailes déployées.
Techniquement, eine massive Blutung.

 

III.

Une poix tenace
bleuâtre et jaune encrasse le cristallin :
si tu bouges la tête, si tu tournes le regard
tout dans l’œil se met à mixer
et une partie du monde se dérobe.
Quand apparaît un nuage
très noir, effiloché,
et dessous, le long du bord,
des éclairs qui fusent
en lignes horizontales,
il n’y a pas de temps à perdre
c’est au chirurgien d’intervenir.

 

IV.

Avec grâce l’Augenschwester
libère ta joue des pansements, soulève
la coquille en plastique, la gaze, entrouvre
les cils encombrés de pommade et de sang :
merveilleusement
tout retrouve sa place, le plafond,
la fenêtre, les maisons, les collines
là derrière la haute tour qui se dresse
vers le ciel, à Züri West.

 

Pietro De Marchi, La carta delle arance, Bellinzona, 2016.

 

 

-       Et son énigme

 

 

Peut-être un matin allant dans un air de verre,
aride, me retournant, je verrai se produire le miracle :
le néant dans mon dos, le vide derrière
moi, avec une terreur d'ivrogne.

Puis comme sur un écran se camperont d'un jet
arbres maisons collines pour la duperie habituelle.
Mais ce sera trop tard ; et je m'en irai en silence
parmi les hommes qui ne se tournent pas, avec mon secret.

                                            (E. Montale, Ossi di seppia, 1925)

 

 

 

. . .

 

Qu’est-il arrivé, la plage était vide et maintenant
je vois quelqu’un assis, là là sur une pierre.
Un dieu y est assis et il regarde la mer en silence.
Et c’est tout.

                                                                 [1911-12 ?]

                                              Giorgio de Chirico, Poèmes Poesie (éd. 1981),
écrit directement en français

 

 

 

 

 

                            toi !
réentrai       née        parla        main(on)

                                                     Giancarlo Majorino, Provvisorio, 1984  

 

 

 

* * *

un dieu se jette continûment sur nous.
Pour cela tu pleures, tu ne dors pas la nuit,
tu vois les champs par les files de vitres botaniques
se défigurer, le blé transformé en sombre tabac,
des sables soulevés en amas pour couvrir l’azur
très tendre.

– Grand Jardinier, chef (instamment je demande),
Étant donné l’irrécupérabilité de tout ça, sera-ce possible
De le changer en un futur d’eaux et de plantes pérennes…… –

                                                   Remo Pagnanelli, Le Poesie, 2000 (posthume)

 

 

 

 

         pour une poétesse analphabète
Maintenant dans sa vieillesse
la tension des vers
enfermés entre les parois des os
augmente. Vivante est l’image
des lettres tracées il y a une vie.
Mais le crayon se brise
sous l’étreinte des doigts enflés.
Qui n’obéissent pas.
Autres étaient les devoirs
des filles des paysans
et durant des siècles l’écriture
privilège de quelques-uns.
Claire est la poésie
dans l’enclos de la mémoire.
Elle y restera encore un peu
puis s’en ira en même temps qu’elle.

                                        Barbara Pumhösel, Prugni, 2008    

 

 

 

 

 

ils s’orientent
apparemment
à l’intuition
sans cartes ou croquis
ne demandent pas
d’indications
flegmatiques
ne donnent jamais l’impression
de se perdre

maîtres d’eux-mêmes
et sur leurs gardes
en chaque situation

 

ils errent
dans les zones industrielles
aux marges
des habitations
apparaissent
dans la brume épaisse
sur les berges
hauts sur l’horizon
défilent
sombres et solennels

 

par les nuits claires
on les voit
sortir des wagons
qui gisent
abandonnés
aux dépôts
des gares
ils s’engagent
le long des voies
et disparaissent
dans le lointain
on les aperçoit
ensuite des trains qui passent
apparaissent
dans la vision
et en un instant
comme animaux sauvages
s’évanouissent

                                           Italo Testa, i camminatori, 2013

 

 

 

____________________________________

 

 

 

 




Amont dévers — une anthologie poétique (3)

 

Dante, Varano, Ungaretti, Taylor, Signoribus etc.

 

La donnée essentielle du monde des références, l’environnement géographique et humain, le paysage dans lequel nous vivons, la demeure intime ou étrangère (l’espace), n’est pas un thème : pas plus que la poésie n’est un genre, dans l’expression esthétique ayant pour base unique le langage. Il s’agit bien dans l’un et l’autre cas des fondements sur lesquels le je – l’anthropos – trouve son assise, dans le seul monde visible qui lui soit donné – son cosmos –, et sans lequel sa voix même – en tant que logos souverain – ne trouverait pas à s’éployer pour atteindre l’autre semblable, le lecteur, la lectrice. Il est l’horizon absolu, si nous voulons recourir d’emblée à un terme qui en soit éminemment tributaire, sur la ligne de fuite duquel s’inscrit l’écriture : « horizon fabuleux » (Michel Collot) et limite toujours mouvante, par laquelle l’idée même d’infini (Leopardi) nous serait provisoirement accessible. Grund et appui, en même temps que « naufrage » sans espoir de havre définitif, de paix assurée dans le lieu clos, l’abri dérisoire, le tombeau érigé contre la mort. Non pas monument, d’ailleurs, mais plutôt radeau éphémère, dont la dégradation désormais est sous les yeux de tous.

 

 

-       Au fond de l’enfer…

À cette époque de la jeunette année
    où le soleil trempe en Verseau ses cheveux,
    que les nuits, des jours en durée approchent,
quand le givre couvrant la terre imite
    fidèlement l’image de sa sœur blanche,
    mais peu de temps dure à sa plume la teinte,
le villageois à qui manque le fourrage
    se lève, regarde, et voit que la campagne
    toute blanchoie : et il se bat les flancs,
rentre au logis en geignant çà et là,
    comme un chétif qui ne sait à quoi se prendre ;
    puis il retourne, et récupère l’espoir
en voyant que le monde a changé de face
    en quelques heures ; il saisit sa houlette
    et sort ses brebis pour les mener paître…
Ainsi, m’avait fait m’effrayer mon maître
    […]

Dante Alighieri, Enfer, XXIV (incipit)
Cf. mon éd. bilingue La Comédie, Gallimard 2014, p. 275

 

 

 

 

 

-      Et tout près du paradis :

                      (Sonnet)

Zéphyr revient, et beau temps il ramène,
et les fleurs et l’herbe, sa douce famille,
et trilles de Progné, pleurs de Philomèle,
et le printemps tout de blanc et vermeil.
Sourient les prés, le ciel se rassérène ;
Zeus est réjoui de contempler sa fille ;
l’air et l’eau et la terre d’amour sont pleins ;
chaque animal d’aimer reprend conseil.

Mais pour moi, las ! reviennent les plus âpres
soupirs, que du fond de mon cœur fait monter
Celle qui en emporta les clefs au ciel ;
et les chants des oiseaux, les plaines en fleurs,
et en gentes dames gestes de douceur
sont un désert, et durs, fauves cruels.

 

                                                           F. Petrarca, R.V.F., cccx

 

 

 

-       Paysage pays :

 

             Les sources de l’Arno
 

Brûlant de découvrir pourquoi la nature
n’épuise jamais toute l’eau de l’Arno,
et doutant que de la mer une onde impure
   par souterrains graviers, ronciers perméables
monte filtrée jusqu’aux cimes, puis descende
divisée en rus et torrents perpétuels,
   je gravis l’abrupt d’une roche effroyable
qui au centre enneigé du haut Apennin
disjoint les voies toscanes des émiliennes :
   car, trouvant là toujours aussi abondantes
les eaux vives dès leur première origine,
je crus en dévoiler les occultes sources.
   Largement s’étendait ce sommet alpestre
en prés rocailleux certes, mais verdoyants,
malgré le joug d’un climat rude inflexible.
   D’informes talus et de profonds sillons
pentus, de mares, et d’inégales fosses
aux étranges contours, ils étaient marqués.
   L’on voyait en eux plus de cent (où s’assemble
la pluie) vastes bassins : certains déjà vides
d’eau, certains maigres, d’autres pleins à ras bord.
   De là, je montai plus haut des à-pic, sus
des rapaces seuls, et je trouvai des bois,
des spélonques, des puits où gisaient durables
   neiges et glaces, que le jour brille ou sombre,
jamais fondues parce qu’un soleil trop faible
peut juste tiédir ces antres ténébreux.
   Je vis à ciel ouvert, en d’autres cavernes
ruisseler le long de leur pente les eaux
des terres gorgées offertes aux rayons ;
   et, de plus hautes forêts coulant à flots
des sources lancées par l’abîme des tufs
se perdre en falaises fendues et en grottes.

                                                  Alfonso Varano, “Vision” xii (c. 1755).

 

 

 

 

                          (Sonnet)

Je ne toucherai plus, sacrés, tes rivages
où tout petit reposa mon corps enfant,
ô chère Zante qui te mires dans l’onde
de la mer grecque d’où naquit virginale

Vénus, elle qui fit ces îles fécondes
de son premier sourire ; aussi ne put taire
tes frondaisons et tes limpides nuages
l’illustre poème du grand qui fatales

chanta les eaux, et l’imprévisible exil
par où, embelli de gloire et d’infortune,
revint baiser sa pierreuse Ithaque Ulysse.

Toi tu n’auras rien que le chant de ton fils,
ô maternelle terre : la destinée
nous prescrivit une impleurée sépulture.

                                                  Ugo Foscolo, Sonetti - “A Zacinto” (1803)  

 

 

 

 

                              Éblouissement

            les gîtes et les êtres                  la verdure et les nuages
le sable et les ruisseaux            les métaux et
les pierres              la boue              et les volutes
de la route                 qui râcle                    le mont
et dans un précipice             de vallées                   s’interrompt
           mes yeux                     tout se délie
en gerbes                  d’arcs en ciel

                                                          G. Ungaretti, La Guerre, une poésie, 1918-19

(écrit directement en français)

 

 

 

 

La mer est toute – un ris.
La mer est toute calme.
Dans le cœur presque un cri
De joie. Et tout est calme.

                                                            S. Penna, Poesie (1939)

 

 

 

 

Généreuses riaient les vallées unies
sous la lune pleine qui était mort.
Diaphanes des astres parvenaient
aux grottes compatissantes
pendant que sur l’herbe tendre
qui était pour moi demain
paissaient des chevaux
et outre je ne me rappelle pas ;
puis il y eut là une femme mince,
elle s’assit sur le bord des fleuves
et commença à me raconter.
La terre de formes chéries
naviguait incertaine
dans l’aube qui devint. 

                                            Lorenzo Calogero, Come in dittici, 1954-56 

 

 

 

Ô ma ville je vois les portes, les arcs
qui autrefois délimitaient ton prudent
entrelacs d’immeubles, de rues et de parcs
aujourd’hui te briser comme une frontière
ou comme quelque chaîne d’appontements
reconnecter tes parties les plus vulgaires
aux box du centre là où de grandes banques
rivales ou associées sous enveloppe
donnent vie ou mort par leurs crédits d’usure
reliées par leur cordon ombilical
du capital et en elles transformées
d’autres en celles-ci rythmique symbiose
tous les sièges rationnels de l’industrie
et l’âne à la meule et les nouveaux locaux
la rapide ascension – la dégringolade
plus rapide encore – au fauteuil des trente ans
alentour les dos courbés des magasins
la Galerie au tronc en forme de croix

au fond passée la Scala la grande place
Cavour la préfecture congestionnée
la pierre de l’Angelicum passations
violentes lumineuses rue Manzoni
le tuf est encore à la base des tours ?

                                                    Giancarlo Majorino, La capitale del nord, 1959 

 

 

Ce sont de beaux moments : tout fait silence,
le rythme d’un poumon, si tu regardes par la vitre
ces gens qui marchent à leur travail
droits intéressés nécessaires
qui ont tant de souffle chaud dans leur bouche
quand ils disent bonjour

la décision, c’est eux
et je suis des leurs
il n’y a rien d’autre à dire

Et ce ciel contemporain
en haut, qui fait redresser le dos, en haut mais pas tellement
ce ciel couleur de tôle
sur la place à Sesto, à Cinisello, à la Bovisa
sur tous les traminots aux terminus
il ne prolonge pas à l’infini
les côtés, les flèches, les gratte-ciels, les hangars Pirelli
couverts de tôle ?

Ce ciel d’acier est le nôtre, il ne joue pas
à l’Éden et n’admet aucun désarroi,
c’est le nôtre et il est moral, le ciel
qui ne promet pas d’échappatoire à la terre,
justement parce que sur terre il n’y a
pas d’échappatoire à nous-mêmes dans la vie.

                                                 Elio Pagliarani, La ragazza Carla, “Il Menabò” 1960

 

 

 

        Passage (ou Paysage)

Le long de la plage de sable fin
sur la rive d'une mer qui moutonne,
lentement s'avance en triple colonne
un petit groupe de jeunes canards.
           Ils marchent d'un pas régulier
comme une sortie de séminaristes,
tournant la tête juste pour avoir
           des insectes primesautiers.
Derrière, la mer qui frémit, sauvage,
dessus, le soleil qui flamboie en lion.
Restent, en traces du léger passage,
de petites croix au ras du sablon.

 

                                                            D. Valeri,  Poesie piccole, 1969

 

 

                  (Qui, sous la haute direction)

Ô bois non défoliés
des guerres d’il y a si longtemps,
quand le cerisier opposait
aux cris de désespoir un saut qualitatif.

À l’heure où plus appliquée à son étal la bataille équarrissait,
lorsqu’on attribuait comme à des poux les destinées,
neutres restaient entre soi les bêtesplantes des fourrés
et à de divines pauses feuillues portaient les chemins.

Le cerisier restait avec ses gouttes rouges
par privilège oublié et oublieux,
parmi des plantes çà et là par erreur blessées, parmi des trous
d’obus et le brouoûm des artilleries ardentes.

Giovanni Comisso* grimpait sur le cerisier,
en goûtait à satiété l’hilare sang :
de Giovanni et du cerisier ce privilège
laisse-le à chaque vivant, ô humanité.

                                                   
* Cf. son récit Jours de guerre, « La bataille du Montello », 1930 

                                    

                                                                      A. Zanzotto, Il Galateo in bosco, 1978

 

             Quitter chez soi

Tu as vu, disait la mère,
tu as entendu, disait le père :
ils cherchaient un pays derrière les pierres.

Loin du lieu destiné
en mouvement nocturne vers ailleurs.
Fuir, disaient-ils, et :
si nous étions restés.
Entre ces deux phrases
j’erre sans but.

                                                     Eva Taylor, Volti di parole, 2010

 

* * *

 

                                                                          - souvenir d’Andrea Zanzotto

Les fleurs toutes les nuits ouvertes, tu me regardes, scrutant alentour
ou par la fenêtre le champ pareil au champ d’autrefois.
Venus par les prés, pour ne pouvoir les dire juste herbes et arbres.
Nous pouvions être faits d’un simple fer, d’un museau.
Le potager est seulement une chose que nous faisions, une demande.

                                                                        M. Benedetti, Tersa morte, 2013

(déjà paru dans Siècle 21, n°25, 2014)

 

 

                       Jeunesse

Comme cette barque, retournée sur l’herbe,
tu attends encore la saison ouverte,
et jamais n’écoutas qui t’a dite acerbe,
tu dors au fleuve, rêve la mer, couverte ?...

Comme âme dans le corps, tu es découverte,
comme diable au corps, tu restes éternelle,
rose tardive, que relève une attelle,
prudence des mots, puisqu’on compte nos pertes ?...

Voilà notre histoire, qui ici hiverne,
l’air du Vingtième siècle plein les poumons,
la neige de l’an Deux Mille, qui confirme
Sibérie l’Adriatique là devant,

oubli de victimes, exil de témoins,
oh chère vieille jeunesse de nos cœurs…
Oh, toi qui fus et Radio et Librairie,
chœur immense de la crise de l’action,

notre autel dispersé le long de la route
de la fin de la révolution,
le dédommagement de la poésie,
la bénédiction de l’imagination,

Cinéma et Lutte, houle de l’Utopie,
coquillage perdu, avec sa chanson…

                                                        G. D’Elia, Fiori del mare, 2015  

Traduction déjà publiée en 2016 par  http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/media/01/01/1148672039.pdf

 

-       Et la dégradation…

 

                 Ruines 1945

Ce n’est pas vrai qu’ils ont détruit
les maisons, n’est pas vrai :
seul est vrai dans ce mur en ruines
l’avancement du ciel

à pleines mains, à pleine poitrine,
où inconnus rêvèrent,
ou bien, vivant, crurent rêver,
ceux qui ont disparu…

Maintenant c’est à l’ombre brisée
de jouer comme autrefois,
sur les murs, dans l’aube au soleil,
imiter les aléas…

et dans le vide, à l’hirondelle qui passe.

 

                                                         (C. Betocchi, Notizie, 1947)

 

                     L’herbe et l’animal

Une herbe existe qui se nomme pourprée
là où les pentes sont longtemps dessous l’ombre
qui ne varie pas durant les jours d’hiver.
Je la connais, elle qui blesse à la prise
et brûle si je tire pour l’arracher.
Comment, me dis-je, qu’en rien elle ne cède ?
Comment se tient-elle serrée à la pierre ?
Et il n’est pas sûr qu’elle se rende entière.
Alors je regarde dans l’air qui m’entoure.

Je ne vois rien qui me parle tout autour.
Le bois ne parle pas si le vent se tait
et le gris reste l’unique vision fixe.
Plus rien, je crois, qui sur la terre devienne,
et l’herbe cruelle pend sur l’étendue
où la mer elle-même assourdit sa guerre.
Les forteresses des îles de l’hiver
et le cri occidental de l’étourneau
probablement appareillent vers la nuit.

Tombent dedans la tanière de la nuit
les tristesses des granites et du sel
et elles s’en vont sous l’échine des eaux.
Mais comment, je demande alors à l’air libre
pendant que ma main s’enflamme de cette herbe,
comment se fait-il qu’ici rien ne me parle ?
Un animal est monté sur le rivage
ou c’est une vague noire qui paraît
monter en forme d’animal sur la rive.

Phoque ou bien méduse ou sirène ou serpent
qui parmi les pierres bruyantes se brise
lui-même et perd par chaque lambeau un lait.
Il est tout fermé, le groupe de la nuit. 
La bête articule du fond de sa bave :
« Si tu veux savoir, toi, tu dois demeurer
pour toute la nuit très attentivement
éveillé, écoutant les bruits dans les pierres ».
Ainsi va et vient sur le bord de la mer.

                                                                  F. Fortini, Questo muro, 1973 

 

 

cryon, 7 a.m.

       rien d'autre
que pavots et genêts
       ne brille dans les chantiers :

       sous un câble un merle
regarde le ciel d'émail, immobile
       sur la boue qui luit

       entre les pylônes
un filet de lumière déroule
filaments et trames végétales
       au-dessus de la Cryon

       dans le blanc éclatant
un nuage de fumée
encore pour peu
       suspendu, déjà effacé. 

 

                                                                       Italo Testa, La divisione della gioia, 2010

(une version différente, collective, sur :

http://uneautrepoesieitalienne.blogspot.fr/2010/12/italo-testa.html , 2010)

 

 

 

 

Petite élégie

                                                                                                 (à Yves Bonnefoy)       

Quand un vaste désert
couvrira la terre et de rares échos
et luminescentes bavures
d’une vallée reculée monteront

alors seulement se verront les chevelures
d’arbres ayant survécu aux bûchers
par auto-combustion de la forêt

(elle était, oui, de grimpantes spires
et de branches déportées, envahie…
et même le sous-bois emprisonnait
le pas volontaire du gardien)

et là, l’ombre rechercheront
les derniers venus… et peut-être là
entendront-ils à nouveau les paroles sauves
remontant d’une interne voix

(leur voix submergée
par l’épaisseur d’une époque vide)

en ce temps advenu
les présent-permanents connaîtront
qui a préservé pour eux
la lymphe de la langue

la graine de demain,
l’anneau qui tiendra

(pendant que de l’exil le chant
des ailés reviendra
construire son nid)

 

                                                               E. De Signoribus, inédit en volume ; trad. sur :

http://www.recoursaupoeme.fr/chroniques/eugenio-de-signoribus-petite-%C3%A9l%C3%A9gie-%C3%A0-yves-bonnefoy/j-ch-vegliante

 




Amont dévers — une anthologie poétique (2)

 

 

La mort n’est peut-être que l’envers de la vie, l’une et l’autre au delà de (ou dans ?) un au-delà, déjà plus loin que tout le visible sans que nous le sachions. Sans oser le penser. Pas de religion là-dedans, tout au plus la bonne illusion de « sortir de soi en y restant », pour ceux du moins qui nous ont aimés (G. Raboni). Sur la route du mourir, écrivait Antonia Pozzi cinq ans avant son suicide. En une Littérature qui commence par la douceur d’être là-bas, “lonh et auprès de son amour disparu (les premiers Siciliens, parallèlement à nos troubadours et à certains poètes arabo-andalous), qui continue ensuite avec la gloire de célébrer sa Béatrice ou béatrice morte – et puis sa Laure (et la suite) –, il y a ici plus qu’un thème, un lieu commun, et une espèce d’obsession. Comme si la mort de l’être aimé avait partie liée avec la poésie. Son unique cible possible. Ou bien encore : quand le poème de « louange » devient finalement le seul digne d’être poursuivi :

« Je me proposai donc de prendre à tout jamais pour matière de mes vers ce qui serait louange de cette Très-Gentille [Béatrice] »

(Dante Alighieri, Vie nouvelle, 10, 11 – cf. mon éd. Classiques Garnier, 2011, p. 61),

par delà, croyait-on encore, toutes les séparations…    

 

 

-       Repartons donc de Dante (en ton mineur ?)…

(et le sonnet encore,

d’effroi prémonitoire)

 

                        (Sonnet)

Un jour s’en vint à moi Mélancolie,
et dit : « Je veux un peu être avec toi » ;
et je vis qu’avec elle, elle amenait
Douleur et Ire pour sa compagnie.
Et je lui dis : « Laisse-moi, va ailleurs » ;
or à la grecque elle me répondit.
Et comme à l’aise elle m’entretenait,
tournant les yeux je vis Amour venir,
vêtu d’un tissu noir de frais taillé
et portant sur la tête une guirlande ;
et pour sûr il versait des larmes vraies.
Et je lui dis : « Qu’as-tu, petit pauvret ? »
Il répondit : « J’ai grand peine et angoisse,
car notre dame, doux frère, est mourante ».

Dante Alighieri, Rime 25.

-       … et de Leopardi :

 

                   À Silvia

Silvia, te souviens-tu
encore de ce temps de ta vie mortelle,
quand la beauté brillait
dans le rire furtif de tes yeux en liesse,
et que tu gravissais, joyeuse et pensive,
le seuil de la jeunesse ?

Sonnaient les chambres calmes
et les rues à l’entour
de ton chant continu
alors qu’assise à tes travaux féminins
tu t’appliquais, heureuse
des rêves d’avenir qui en toi vaguaient.
C’était mai parfumé, et tu étais là,
ainsi passant le jour.

Moi, l’étude adorable
laissant parfois aux pages exténuées,
où mon temps juvénile
et ma part la meilleure se consumaient,
du haut des balcons du palais paternel
j’étais à l’écoute du son de ta voix
et de ta main véloce
qui parcourait le dur trajet de la toile.
Je goûtais le ciel clair,
voies dorées et jardins,
de-ci la mer au loin, de-là les hauteurs.
Ne dit langue mortelle
ce trouble dans mon sein.

Que de douces pensées,
quels espoirs, et quels nos cœurs, ô ma Silvia !
Quelle, alors, nous semblait
notre vie, et le sort !
Quand je me rappelle une telle espérance,
une angoisse m’étreint
acerbe, inconsolable,
et je souffre comme au temps de ma disgrâce.
Ô nature, nature,
pourquoi jamais ne tiens
ce que tu promettais ? pourquoi à ce point
trompes-tu tes enfants ?

Toi, avant que l’hiver eût desséché l’herbe,
d’un mal sournois assaillie et terrassée,
tu périssais, très tendre. Et ne voyais pas
de tes années la fleur ;
ton cœur ne s’émouvait
aux doux compliments ou de tes noirs cheveux,
ou de tes regards désireux et craintifs ;
et tes amies avec toi aux jours de fête
n’ont pas parlé d’amour.

Bientôt aussi périrent
tous mes espoirs les plus doux : à mes années
le sort aussi nia
la jeunesse. Hélas comme,
comme tu es passée,
chère compagne de mon âge nouveau,
mon espérance en larmes !
C’est là le monde ? là
les plaisirs, l’amour, les œuvres, l’aventure
dont nous avions ensemble tant devisé ?
c’est là le destin de notre humaine espèce ?
Dès qu’apparut le vrai,
toi, fragile, tu tombas, et de la main
la froide mort et une tombe déserte
tu désignais au loin.

 

G. Leopardi, Canti xxi (1831)

Cf. http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/07/anthologie-permanente-giacomo-leopardi-par-jean-charles-vegliante.html

_________________

 

 

       Commençant à mourir

Quand je t'ai donné
ces images de moi enfant
tu me remercias : tu disais que c'était
comme si je voulais
recommencer la vie
pour te la donner tout entière.

Or plus personne
ne tire de l'ombre
la petite légère
personne qui fut
en une aube
brève - la Poupée infante ;

plus personne ne se penche
au bord
de mon berceau d'oubli -
Âme -

et tu es entrée
dans la route du mourir

 

                                   Antonia Pozzi, 28 août 1933

 

 

-       Une autre voix féminine, à la marge :     

 

Assunta Finiguerra [en une langue minorée de Lucanie]

 

 

 

I fuoche de novembre só appecciate  .  

cu na viulenze ca me mbaurissce   

resorge palummelle e mmóre cane

nda na vijanove ca nun téne anzute

Oje mamma mije e vita benedette

appene tocche fierre nassce viende

m’accerchje cume fosse delinguende

me daje a bbeve miére fatte acite

Me só stangate de èsse n’impotende

si mette r’asscedde fazze mala fine

nun póte vuluà chi nun pusséde abbuole

chi scarpe de cemende porte e piede

nghiuvuate nderre reste ósce e ssembe

ósce e ssembe spere ca Dije nge sije

 

 

 

 

 

Les feux de novembre sont allumés       .   

avec une violence qui me fait peur

je renais tourterelle et meurs chien

dans une ruelle qui n’a pas d’issue.

Ô ma mère, ma vie bénie,

dès que je touche du bois se lève un vent

qui m’entoure comme si j’étais coupable,

me donne à boire un vin pur tourné acide.

Je suis fatiguée d’être sans puissance,

s’il me pousse des ailes je finirai mal,

il ne peut voler celui qui n’a le vol,

qui porte aux pieds des souliers de ciment

restera pour toujours cloué à terre,

espérant chaque jour que Dieu existe.

                     “Questo dolore che mangia”,

                               Le Voci della Luna, 2009

 

Voir aussi : https://nositaliesparis3.wordpress.com/2014/05/18/frontiere-marches-20-in-memoriam/

[A. Finiguerra]

 

 

-       Les jeunes filles et la mort

           Pierre tombale

Derrière des fleurs de molène,
   dans la ronce où bat une aile
imprévue, on lit sur la pierre :
  CI-GÎT PIA, JEUNE FILLE.

Chicorée à l’œil bleu, dïanthe
   de pourpre, et toi, liseron
sais-tu de Pia quelque chose ?
   vous l’avez vue, libellules ?

Elle dort. Depuis quand a-t-elle
   au cœur ce suave oubli ?
Combien, oh ! de nues en-allées,
   de feuilles, de pleurs sans bruit ?

Combien, Pia, sont morts depuis
   que tu dors ! Toi, pure d’autres
êtres créés pour mourir : si
   calme, les mains sur ton sein. 

Dors là, vierge, en paix ; ton léger
   souffle dans l’air, je l’entends
s’accorder au vol des andrènes
   avec le frisson du vent.

Le chardon laisse, où tu respires
   quelques aigrettes d’argent
comme, à la mort, qui meurt confie
   en pensée l’ombre d’un nom.

 

                                                             G. Pascoli, Myricae (1894)

- déjà publié sur le site de ‘Recours au Poème’, avril 2014

 

              Paul et Virginie, IX

C’était l’aube et ton corps si beau renversé
immobile dans les algues, les méduses,
semblait paisible comme en paisible sieste.
Je me penchai silencieux sur ce visage
où les violettes déjà de la mort
se mélangeaient aux roses de la pudeur…
Désespérée douleur !
Douleur sans le moindre cri, sans une larme !
Morte tu gisais avec ton rêve intact,
tu revenais morte à celui qui t’aimait !
Dans la main droite tu serrais mon portrait,
de la gauche tu pressais ton cœur détruit…
– Virginie ! Tous mes rêves !
Virginie ! – Et je t’appelai, les yeux fixes…
– Virginie ! Amour qui reviens et qui es
la Mort ! Amour… Mort… – Et je ne parlai plus.

                                                                                 Guido Gozzano, I colloqui, 1911

 

 

 

           À une jeune morte

Tu avais une âme blanche de mouette
et des mains tièdes comme vols d’oiseaux :
par toi le vent m’était serein
et ce doux sourire des morts.
Mais toi, jeune fille, qui fleurissais les prés,
tu as donné la lumière,
et le jour calme a pleuré à nos yeux
et mon visage n’aura plus l’ombre
de tes longs cheveux.

Sur tes cils tombent des feuilles.

Au-dessus de ta tombe le ciel s’endort,
et en ce tendre abandon de l’eau
le son ailé de tes pas
revient, comme alors, par les haies.

                                                                      Roberto Roversi (éd. M. Landi, 1942) 

 

 

             Ennemie de la mort

                                                             à Rossana Sironi
                                                                  [suicidée le 05-07-1948]

Tu ne devais pas, chère,
arracher de ce monde ton image,
nous prendre une mesure de beauté.
Ennemis de la mort, que ferons-nous
courbés à tes pieds roses,
sur ton flanc de violette ?
Tu n’as laissé ni feuille ni parole
de ton ultime jour, un non à toute chose
sur terre apparue, non au monotone
journal des hommes. La triste, estivale
ancre de la lune entraîna au loin
tes rêves : collines, arbres, lumière
nuit, eaux ; et non confuses
pensées, mais rêves vrais
détachés de l’esprit qui décida
pour toi à l’improviste
du temps, du lâche futur. À présent
tu sais les dures portes,
ennemie de la mort. – Qui crie, qui crie ? –
Tu as tué d’un souffle la beauté,
frappée pour toujours, tu l’as dévastée
sans une lamentation pour sa folle
ombre étendue sur nous. Insuffisante
alors, beauté, défaite solitude.
Tu as fait dans le noir un geste, écrit
ton nom dans l’air, ou mieux ce Non à tout
ce qui fourmille ici et au delà du vent.
Je sais ce que tu voulais, forme neuve,
je sais la demande qui revient vide.
Il n’y a pour nous, pour toi, de réponse,
ou mousse et fleurs, ô chère
ennemie de la mort.

                                                 Salvatore Quasimodo, Il falso e vero verde, 1954

 

 

                    Le lac d’Annecy

Je ne sais pourquoi mon souvenir t’attache
au lac d’Annecy
que je visitai des années avant ta mort.
Mais alors je n’eus pas une pensée pour toi, j’étais jeune
et me croyais maître de mon destin.
Pourquoi peut ressurgir une mémoire
aussi enlisée, je ne sais ; toi-même
sûrement m’as-tu enterré sans le savoir.
Or tu reparais vivante et tu n’es plus. Je pouvais
m’informer alors de ton pensionnat,
en voir sortir les jeunes filles en rang,
trouver une pensée tienne du temps où tu étais
en vie, et n’y ai pas pensé. Maintenant c’est inutile,
je me contente de la photographie du lac.

                                                                                      (06-VI-1971)

                                                                                  Eugenio Montale, Diario del ’71

- texte exclu, je ne sais plus pourquoi, de ma suite pour la

NRF 370, 1983, Poèmes de son grand âge (1975-1980)

_____________

 

-       Et après ?

 

Oh pas ainsi, non ! moi, cet égouttement ?
un limaçon qui se défait… moi vraiment ?
avec le cœur qui fond, part en grandes eaux
par les viscères, les cuisses… toute en eau…
Et si ça continue – comment en douter ? –
peu à peu cette chair aussi, en entier,
va creuser son lit, trouver sa propre veine.
Oh, pas encore, non non, non pas la mienne,
pas déjà, j’ai le temps, disais-je, le temps.
Mais quel temps, un vrai os affamé, un temps
du chien ! Voilà, tout pour moi s’est déroulé,
en années à mordre, et années et années,
à me ronger le cerveau en chaque écorce.
Maintenue de force, sans un brin de force,
de mes viscères je me forge des bas.
Mais ce n’est pas ça, ce n’est même pas ça,
je n’ai plus de jambes peut-être, ou de bras…
Alors, sans tête alors ? sans une face ?
qu’est-ce qui me reste ? il ne me reste rien ?
Il me reste l’esprit. En espoir si fin
l’esprit reste là. Et non l’esprit tout seul.
Et cet autre écoulement, d’une rigole,
c’est à moi aussi ? c’est déjà le cerveau ?
Moi ici, comme à l’abattoir un bestiau
écorché, équarri, pendu à couler,
comment pourrais-je encore penser marcher
si la porte est clouée ? Ah, c’est par pitié,
pour qu’on ne puisse pas me voir, car qui sait,
un collapsus peut frapper qui me regarde.
Je n’en sais rien, moi, rien là qui me regarde,
mais mes yeux, oh mes yeux, toutes les horreurs
qu’ont vues mes yeux, oh, si lourdes de terreur !

 

Patrizia Valduga, Donna di dolori (1985-1990)

 

 

Où t’es. Mère.

Y’a d’mourir, et ça n’paraît vrai.
Il faut mourir, et ça ne semble pas vrai.

Ainsi les feuilles. Ainsi,
peut-être, feuilles n’ont pas été.

                                                      Mario Benedetti, Pitture nere su carta, 2008

 

 

_____________________




Claudia Azzola, Poemetto delle api e ciclo degli insetti / Poème des abeilles et cycle des insectes

On pourrait qualifier l’ouvrage de « plaquette », un document que l’on distribue, par exemple, gratuitement, lors d’une exposition temporaire ; mais, à mon avis, il s’agit de bien plus que cela : cet ouvrage est le témoignage d’une vraie amitié intellectuelle entre Claudia Azzola et Jean-Charles Vegliante qui écrivent et traduisent, tout en étant sensibles à la forme typographique des textes et au choix des mots1.

Observons d’abord l’objet car il est très joli à voir. Sous la direction artistique de Renzo Disperati, la couverture est d’une grande qualité d’impression pour y accueillir les dessins de Chloé Menous et, en 4 de couverture, un extrait de La Commedia de Dante Alighieri, tiré du « Paradis » XXXI, vv.7-9, est traduit par Jean-Charles Vegliante2. Et cet objet est aussi (voire surtout) d’une très grande qualité de mise en page typographique : la longueur des vers et leurs décrochements sont fidèlement reproduits dans la version originale et surtout dans la traduction en français.

Ces huit poésies sont en fait issues de la première partie du recueil de Claudia Azzola intitulé Tutte le forme di vita, ed. La vita felice, 2020. C’est Silvio Aman qui le présente en France et en propose, à l’occasion, des extraits en français dans le site « Terre à ciel »3.

Pouvoir lire au moins deux traductions d’un même texte original est une expérience enrichissante. L’objectif n’est pas de défendre l’une ou l’autre, bien entendu. Ce que je propose est plutôt une invitation à l’observation (comme lorsque l’on prend une loupe d’agrandissement) afin de réfléchir à l’acte de traduction (et donc à l’écriture dans une autre langue de ce que l’on comprend ou perçoit de la version originale).

Comparer un texte original avec plusieurs de ses traductions met inévitablement en lumière des choix de traduction. Observons par exemple, le dernier vers de l’une des poésies en italien (e il bombo* e la bombarda** terra.). Claudia Azzola a placé deux astérisques pour donner des informations sur les mots « bombo » et « bombarda » en pied de page. Ses notes sont traduites par Jean-Charles Vegliante qui ajoute, entre parenthèses carrées, une information supplémentaire « [Les deux termes, en it. Bombo et Bombarda, du lat. Bombus, "bruit sourd"] ». On comprend implicitement que la philologie est un élément important dans son choix de traduction. Ces deux mots sont également commentés par Silvio Aman qui se réfère à un insecte et à des instruments : «  "bombo", bourdon (insecte : bumbus terrestris) mais aussi à la bombarde, à double valeur sémantique, comme instrument à vent et instrument de guerre. ». Les deux traductions vont forcément être différentes puisque l’une va être davantage sensible au bruit (et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre) en faisant le choix d’ajouter les mots « gros » et « bombinant », pour recréer un effet d’harmonie imitative ou suggestive d’un bruit d’une grande intensité (les allitérations en /b/ et en /o/) que le lecteur va attribuer à l’insecte, tandis que l’autre traduction (et le bourdon et la bombarde terre.) va être sensible seulement au « mot à mot » pour que le sens caché de l’original reste caché dans la traduction.

Bien entendu, la traduction « mot à mot » est, comme on peut souvent le lire, la plus « fidèle ». Mais… elle est fidèle à quoi ? Aux mots, ou à leur surplus de signification qu’ils organisent dans le texte poétique ? Selon moi, la traduction est « fidèle » quand elle est capable de transmettre le surplus de communication de l’original. Et il est donc légitime d’ajouter des mots dans la traduction car ils ne modifient pas ce que « dit » implicitement le texte d’origine.

À l’inverse, lorsque les mots n’organisent pas un surplus de communication, la traduction « mot à mot » est vraiment la bienvenue. Lisons par exemple le premier vers tiré de la même poésie (Questa è la legge della verità,). La traduction de Vegliante (Ceci est la loi de la vérité)  reprend mot pour mot la version originale. Il est alors très étonnant, dans ce cas, de penser à changer la nature grammaticale des mots ou la syntaxe. Pourtant, c’est ce que donne à lire la traduction de Aman (Voici la loi de la vérité). Pourquoi remplacer le démonstratif « questa » par l’adverbe « voici » ? Pourquoi transformer la proposition complétive par une proposition nominale ? Qu’est-ce que ces changements apportent sinon de dire autrement ce qui peut être dit de la même façon ?

À partir de ces axes d’observation, voici le texte original et ses deux traductions dans leur intégralité au cas où un lecteur ou une lectrice voudrait s’amuser en autonomie à repérer les autres différences :

 

Questa è la legge di verità,
tra lo stantio e il rinnovarsi:
hai una forma, falla sbocciare,
come la rosa mundi, rosa gallica,
versicŏlοr, e speranza fior del verde,
le cose si formano da sole,
come l’insetto giallo sotto il sole,
esaltiamo i momenti della gloria,
e il bombo e la bombarda terra.

Voici la loi de vérité                                                  
entre le suranné et le renouveau :                              
ta forme à toi, fais qu’elle s’épanouisse,
comme la rosa mundi, rosa gallica,
versicolor, et speranza fior del verde,
les choses prennent leur forme,
comme l’insecte jaune en plein soleil,
élevons donc les temps de la gloire,
et le bourdon et la bombarde terre. (SA)

Ceci est la loi de la vérité,
entre le ranci et le renouveau :
tu as une forme, fais-la éclore,
comme la rosa mundi, rose gauloise,
versicŏlοr, et espérance qui verdoie encore,
les choses se forment toutes seules,
comme l’insecte jaune sous le soleil,
exaltons les moments de la gloire
et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre. (JCV)

 

Les variations grammaticales sont bien entendu envisageables mais, selon moi, elles sont nécessaires seulement pour respecter les règles grammaticales de chacune des langues. Un extrait d’une autre poésie peut illustrer notre propos : (Nel frattempo umore è mutato / del gatto che svolta la stradina/). Les deux traductions présentent des variations grammaticales “(Entretemps les humeurs ont changé / du chat tournant la ruelle /)” et “(Entre-temps l’humeur a changé / du chat qui tourne dans la ruelle /)”. Cela dit, l’une transforme le singulier (umore) en pluriel (les humeurs) et transforme la syntaxe (il est légitime de se demander ce que signifie en français « chat tournant la ruelle ») ; l’autre n’ajoute que la préposition (dans) car elle est indispensable en français.

Nous le voyons bien, traduire, c’est avant tout savoir créer un juste équilibre entre une langue et une autre. Comme la vraie amitié, en somme.

Notes

[1] Et ce n’est pas la première fois que Jean-Charles Vegliante traduit les poésies de Claudia Azzola. L’une de ses poésies, tirée du recueil Il mondo vivibile, 2016, figure dans son anthologie de poésies italiennes traduites en français intitulée Amont dévers (« Tout devient vieux si vite ») à côté, par exemple, de poésies de Eugenio Montale ou de Giorgio Caproni, https://www.recoursaupoeme.fr/amont-devers-douzieme-livraison/). Signalons aussi d’autres traductions en français par Angèle Paoli tirées du même recueil https://www.terreaciel.net/Le-monde-vivable-extraits-de-Claudia-Azzola#.YTdt1I4zY2w.

[2] Jean-Charles Vegliante, La Comédie: poème sacré, Gallimard, 2012 puis, 2021.

[3] https://www.terreaciel.net/Toutes-les-formes-de-la-vie-de-Claudia-Azzola-par-Silvio-Aman#.YTdivo4zY2w

Présentation de l’auteur




Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Amelia Rosselli, Corrado Govoni

Suite. Episodes précédents : Questionnements politiques et poétiques 5, Questionnements politiques et poétiques 4, Questionnements politiques et poétiques 3

 

Questionnements politiques et poétiques 6

 

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). Et déjà en 2003 Giovanni Raboni avait, dans des circonstances semblables, essayé de faire mieux connaître cette littérature foisonnante de l’autre côté des Alpes. À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en plusieurs épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

Amelia Rosselli

 Le temps peut s'arrêter...

Le temps peut s'arrêter en bien
ou en mal ; il frissonne impertinent
de toute sa large bouche obscure, ou s'arrête
et hurle qu'il en a assez : de
cette belligérance.

Le Temps n'est pas un ventre ; c'est un croc
qui sourit sagement ou persifle
pendant que tu sers son maître, le cœur
brisé.

Le Temps coud et raccommode ! et demande
dans ton rapide, brisé penser
pourquoi tu as laissé la confiture
se gâter ? Je ne suis pas un croc dit
le jongleur, le Temps ne s'arrête pas pour moi
dit le poissonnier ; le tout est
le tout, le Temps est le Temps, bouté hors
des ciels.

Une perle, un sacrifice, un psalmodier
reportages de morts... Je ne suis pas un jongleur
cria le poissonnier, ma main
ma tête, chantent que le temps a
tous ses frissons coordonnés avec le Temps.

Onze chevaux allaient cueillant des mûres
pensant qu'ils deviendraient
vieux, mais le Temps, lui, était assis et
cousait, sans égards pour leurs
larges bouches ouvertes, leurs cavernes
qui désiraient davantage.

Commencèrent onze courses, la "free
lance" pensée vieillissait encore : le Temps
était assis encore pensant, qu'il ne
vieillirait jamais. Accidents indéfinis, paradis
aigris - tous sont dans les bouches
des chevaux, dans leurs ventres terrorisés.
Le Temps-pensant cadra le trou
le Temps-soucieux cherchait à devenir
vieux. Le Temps-assis se collait
à sa place : il n'y avait bataille plus terrifiante
que celle qui était mienne.

J'ai accroché le Temps : il est assis
cueillant des mûres collé à sa
place : mais des cris brisés glissent
de la bouche : le Temps n'a pas de frissons
n'a pas d'autre lieu que la terre !

Puis nous marquerons le Temps, qui
devint énorme beaucoup, portant des barils
à la terre déserte, ou transformant
les carottes en raves, ou différemment
occupant son âme désintéressée. Le Temps
n'a pas de butins ! il peut devenir
vieux, n'était pour mes butins,
qui partagent le total.

Des raves à gorge déployée sourirent :

n'es-tu pas préparée pour
la bataille encore ? Ta flèche est-elle si
légère ? L'encombrante nature
restituera le vol : tu mourras,
et deviendras forte, fumant des fournitures
ou autres maux.

Qui fumant des plats d'argent, creusèrent
leurs fosses légères assez pour
mener droit à ce paradis
où le Temps n'a aucun tort, ni
ornières pour t'agripper. Et encore
pendant que ton sourire blesse, avec
un vouloir de pleurs, qui mène la chanson
une misère brodée de blanc
Temps, plus moëlleux que la grâce
de mon ventre, son faire en te trop-faisant,
pendant que tu te dresses fort.

 

(Il tempo può fermarsiauto-traduction it., de : "Sleep"  
une version aussi dans le Nouveau recueil) 

 

 

 

Amelia Rosselli dice Amelia Rosselli (gitz6666).

 

∗∗∗

Et aussi, proposé par Edoardo Sanguineti :

Corrado Govoni

 

souffle d’éventail

 

Près d’un canal une fillette triste
aux yeux en amande, fleurs de lotus,
suavement désenfile de son koto
des sons comme grains d’améthyste.

L’aube, de ses mains ornemanistes
teinte avec soin le paysage inconnu
et le soleil surgit pareil à un ex-voto
bordé de filets violacés-bistres.

Des boqueteaux de graciles arbustes
frémissent tous d’ignorés oiseaux,
semblables parfois à des piverts ;

et c’est un matin paisible et clair
presque comme les aubades d’Outamaro,
le peintre dit des Maisons vertes.

 

 

 

crépuscule sur le Pô

 

Comme un fruit mûr tombe le jour.
Du pont qui enjambe le fleuve sonne un cor.
Avec un fracas de cascade élevée
un train perce le vide sur la voie ferrée.
Les bruits par le silence sténographe
s’effacent comme figures d’un cinématographe.
Le vent travaille ses gammes de flûtiste.
Le ciel est prompt autant qu’un transformiste.
L’eau qui court court à la mer
se teint le visage de lilas crépusculaire.
Dedans, les maisons mirent à la rive
leur image qui semble fugitive.
Dans une barque pleine de légumes
pendant que les maisons de lumières s’allument,
une femme avec un éventoir mangé aux mites
pousse le feu sous sa vieille marmite.

 

          De :  “les feux d’artifice

 

                            1

            Promenade romantique

 

Un trio de sœurs scrupuleuses
se sont assises parmi les roses.
En chemin ont mangé du massepain
et des figues fraîches sur du pain,
et ont cueilli des primevères
à enfiler dans leurs livres de prières.
Elles font la sieste dans la cour pavée
d’un château rouge tout déchaussé,
près d’une petite grange
où une jeune enfant doit s’appeler Solange.
– Ah, si nous avions cette belle vachette,
qui fait si bien du lait! Et cette courgette
Dieu sait comme elle doit être bonne frite! –
Sais-tu sais que tu pèches par désir ? Chut!
Allons plutôt visiter les salons
du château! Sur les marches attention! –
Les couloirs sont pleins de cadres écaillés
et de lambeaux d’étoffes bariolées.
Une pièce contient une cage à araignée
et des bouts de miroir encore argentés.
La plus jeune des sœurs hors piste
en cache deux dans son mouchoir de batiste,
tout heureuse. Un chat-huant s’enfuit
par le plafond. En bas dans le pré ça mugit.
– Regardez, une perruque! – Jette-la donc,
elle peut te faire avoir des boutons! –
Les heures doucement descendent la pente du Carmel
du jour comme des brebis à la blanche laine.
Dans la chambre la plus solitaire
poussière et mouches ont tant vicié l’air
que les sœurs pour pouvoir mieux respirer
ouvrent une fenêtre sur les prés-salés.

 

 

                             2

             Crépuscule ferrarais

 

Le minou s’étire sur le rebord
en bâillant dans la vitre à miroir.
Dans la marmite de terre moussue
le géranium ouvre ses fleurs embues.
Le rideau de la chambre étale
ses roses de fine percale.
Les portraits qui savent tant d’histoires
sont disposés en éventail de mémoires.
Dans le calme plat de la psyché ornée
la lampe semble un navire coulé.
Sur le toit d’une proche maisonnette
au bout d’une perche une girouette
agite ses ailes comme un oiselet
pris par les pieds dans un lacet.
Très haut, en l’air, depuis les remparts
cabriolent des cerfs-volants pleins d’art.
Les hirondelles murmurent dans les nids.
Un grillon au jardin fait son cricri.
Le ciel enferme dans un filet d’or
la terre comme un insecte chanteur.
Parmi de jaunâtres écumes, dans la glace
la pieuvre de la lampe remonte à la surface.
La tristesse s’appuie contre un accoudoir
pendant que les églises bercent le soir.

                                                                               (1905)

 

Corrado Govoni, Il Palombaro (Symphony DSCH).

 

air de danse en mélancolie

 

La vendange du couchant fait don à la verrière
du dernier ambré grappillon crépusculaire ;
le ciel inaugure sa palpitation d’étoiles
comme une immense géométrie de neige.
Deux blanches colombes qui roucoulent sur la gouttière
font croire un instant à l’âme qu’elle est comme au jour de la première  communion ;
ma joie est une marmotte qui danse sans excitation
sur l’épaule d’un savoyard qui fait pleurer sa vielle.
L’ombre compatissante avec son voile noir
s’assied au chevet de ma tristesse,
essayant de me consoler avec des mots de gentillesse
que la pendule dément de son déni sans espoir.
L’ampoule nue en frissonnant rince
sa maigre virginité dans le miroir comme en un flot profond,
pendant que des fleurs essuient la sueur de sang de leur front
dans le suaire charitable de l’eau.

 

 

 

                 Automne

 

Ô triste vent!
Voltigent comme des volants
les fruits ailés des samares.
Entre les arbres le froment
s’étend au loin très loin
comme une verte neige d’astres.
Les oies en triangle s’en vont
en nombre pair
vers les marais.
Adieu beaux nuages klecksographiques!
Adieu beaux couchants de cinabre!
Crissent sous les pieds
les petits obus des glands
(pensez au fils prodigue!).
Un triste refrain siffle sur ta lèvre.
Adieu belles nuits cryptographiques!
Et le sommeil qui ne vient plus...
Oh mais quand tu seras là>
et mettras entre les draps
des bouquets odorants de lavande!

 

 

 

 

Corrado Govoni, La Trombettina (Alamano Capecchi).

                   

beautés

Le champ de blé n’est si beau
que parce qu’il y a dedans
les fleurs de coquelicot et de vesce ;
et ton pâle visage
parce qu’il est tiré un peu en arrière
par le poids de ta longue tresse.

 

 

 

                       le soleil

 

Pendant que les bœufs labourent la terre luisante et brune,
énormes incertaines choses blanches tombées de l’œuf de coton de la lune,
saluée par les rauques coqs tôt réveillés
et saluée par les fouets des charretiers
qui claquent fort parce qu’imbibés de gouttes
rassemblées dans la nuit le long de la musicale route,
entre les peupliers, éternels inquiets pâles, elle est douce ta basse face
ronde de saine joie, brillante de grenache.

 

 

 

 

matin avec colombe imposée

 

“Colombe qui as les ailes d’argent”
ô colombe qui éveilles la lumière
avec tes ailes d’ange lascif
et apprends comment roucoule des mots
d’amour le vent aux feuilles et à l’herbe
“colombe qui as les ailes d’argent”
tu as les pattes fleuries de corail
et tu entraînes des colliers de sanglots
recouvrant de pudeur la rosée
tu gonfles l’ardoise de tes lisses plumes
tu emportes le toit roucouler au paradis
l’anneau de ton col est pour la terre le soleil
est une plume que murmure la mer
“colombe qui as les ailes d’argent”
colombe cendrée
tes pattes sont imprégnées d’aurore
de tes sanglots est enflé le matin
ô colombe qui détaches la lumière du chéneau
et la tapes et la fais vivre et la lances
avec un battement d’aile blonde
éternelle assoiffée d’amour colombe
martèlent la soif les cigales
pour toi de courageuses femmes nues
brilleront pour toi des gués limpides
“colombe qui as les ailes d’argent”
si dans le trèfle glapira le renard
dénonçant la lune parmi les fougères
qui cache ses fautes nocturnes
“colombe qui as les ailes d’argent”.

 

automne

Je suis tout épuisé
par le dur labeur solitaire
d’extraire la lumière chaude d’une femme
qu’elle ne s’écoule pas en pleurant
me glaçant pieds mains et cœur
hors de toute cette boue aqueuse alentour
fervent malchanceux inepte
pendant qu’un sein riait parfait
et que de la fraise brune du mamelon
j’ôtais le dernier petit nœud
l’autre restait laid et aveugle
comme une petite noix de coco
glorieusement nue était une jambe
mais l’autre était enserrée
dans une atroce jupe
de chiffons de lanternes ferroviaires
les yeux étaient deux pures aigues-marines
mais le lièvre barbarement tué
par moi avec la crosse du fusil
se vengeait sur sa bouche
inébranlable à l’horreur de mes baisers
à me faire sombre déçu dans le sang
par les verres d’hiver filé
avec mon visage de poisson asséché
annoncée par les coqs
de nausée des fanaux
je t’attends comme une aube sale ô brume.

 

 

 

le roitelet

 

En haut, en bas, il va et vient toujours inquiet,
fouille et becquette parmi les ronces :
ici une graine, là une goutte et une feuille
sans que de manger il ait très envie,
sans savoir s’il vole ou s’il marche.
Il ressemble aux filles les plus vives :
on ne les arrête qu’avec des baisers.

 

Corrado Govoni, La primavera del mare, voce di Karl Esse (Sergio Carlacchiani).

 

* * *

 

La pluie est ton habit.
La boue est tes souliers.
Ton fichu est le vent.
Mais le soleil est ton sourire et ta bouche
et la nuit des foins tes cheveux.
Mais ton sourire et ta peau chaude
est le feu de la terre et des étoiles.

 

 

 

Trad. de l’italien : J.-Ch. Vegliante 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Questionnements politiques et poétiques 6 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Andrea Zanzotto, Giovanni Raboni

Suite. Episodes précédents : Questionnements politiques et poétiques 5, Questionnements politiques et poétiques 4, Questionnements politiques et poétiques 3

 

 

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé. Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

Andrea Zanzotto

 

 

(Sonnet de l’esquive et de la révérence)

 

Bienséances, énoncés épars, suavités
d’insigne code qui vous sied, couverts ombreux...
Code dont lourd, ô bois, tu te délectes
et abondes et surplombes, en naissances putrides...

Laissez partout courir le fil des brides,
liant et défaisant glomes et nœuds...
Désengluez partout forces et gloires, ou modestes
bouillons d’ingrédients, indices, pâleurs...

Pas plus qu’en brise aragne, ou filigrane
douteusement filmé en échos et lueurs,
soit ton esquive, plume, et révérence...

Que rien ne pèse aux rais qui t’en émanent,
prescrivant et tranchant ; à toi réduis,
signe, toi-même, et tes arts défaillants...

Le Galathé au bois, (Hypersonnet, 1978), voir RaP n° 201.

 

 

Andrea Zanzotto, Al mondo.

Giovanni Raboni

 

Représentation de la Croix 

(début)

 

1.ZACHARIE

 

Seuls les muets peuvent parler
des machinations célestes. Moi, Zacharie,
officiant de l’autel des parfums,
je fus visité par un ange, et élevé
incroyablement au rôle de père
dans la fleur de ma décrépitude.
Et pour que, d’un événement si étrange
il fût fait silence, ce fut le silence
jusque dedans ma gorge... Mais lui, l’ange,
parla de nouveau, et cette fois ce fut
à une femme de Nazareth, Marie,
une parente éloignée de mon épouse,
et il lui annonça qu’elle accoucherait
non à cause de son mari, qu’elle n’avait pas encore,
mais à cause de l’Esprit. Ainsi,
à quelques mois de distance l’un
de l’autre, deux enfants
vinrent au monde de manière incompréhensible
et le premier, fils d'Elisabeth et de moi
fut appelé Jean,
l’autre, de Marie et de l’Esprit, Jésus.
Et moi, de tels mystères,
je suis ici pour en dire ce que peut dire
quelqu’un qui bouge en vain les lèvres, un de la bouche duquel
ne sortent qu'avortons de paroles.

 

2. HOMMES ET FEMMES DE BETHLEEM 

 

Mais comment! vous ne savez donc rien ?

De quoi ?

                 Des soldats.

                                          Quels soldats ?

Les soldats d’Hérode.

                                     Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?

De quoi parle-t-il ?

                                 Il parle de soldats.

Je parle de ce dont tout le monde parle.

Hérode ? notre roi ?
                                        Taisez-vous un peu,
laissez-le finir.

                            Cela fait plusieurs jours
que les soldats s’attardent dans les villages,
entrent dans les maisons...

                                            C’est vrai!

                                                                 C’est vrai!

Ma femme aussi l’a entendu dire!

L’homme qui porte l’eau
les a vus de ses yeux!

                                     Au marché
tout le monde en parle!

                                        Ils sont si nombreux...

Ils abattent les portes...

Ils fouillent sous les lits, dans la cendre...

Ils cherchent quoi ?

                                  Et que veux-tu qu’ils cherchent ?
comme d’habitude : à manger, de l’argent...

Oh non, ni à manger ni argent. Pire :
ils emportent les enfants.

Tu es fou ? que veux-tu qu’ils en fassent
des enfants ?

                        Moi je sais ce qu’ils en font :
ils les tuent.

                         Comment ? Je n’ai pas compris.
Parle plus fort.

                          J’ai dit qu’ils les tuent.

Ils tuent les enfants!

                                   Mais pourquoi ?

Ordre d’Hérode.

                             Vous avez entendu ?
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Ils vont venir aussi chez nous : tiens, écoutez,
on entend déjà le bruit des épées...

Mais pourquoi ? pourquoi ?

                                               Ordre d’Hérode :
dans toute la région
aucun garçon de moins de deux ans
ne doit rester en vie.

                                  Mais pourquoi ?

Ils viennent aussi chez nous!
ils emportent les enfants! ils tuent les enfants!

Pourquoi ? Parce que quelqu’un est allé lui dire
qu’un enfant né dans ces contrées
deviendrait roi à sa place.

Ils viennent par ici! ils nous prennent nos enfants!
ils tuent nos enfants!

Ils arrivent!

                     Je les vois!
                                           Ils sont là
parmi les dernières maisons, au fond de la venelle...

J’entends le bruit de épées! je vois
la lueur des casques et des épées!

 

 

 

 

 

3. ZACHARIE

Tous ces anges, dans si peu de ciel!
L’air est encore convulsé par les ailes
des grands anges de l’annonciation
et déjà plus foncés, plus discrets se hâtent
les mini-anges de l’avertissement :
l’un a pris son vol pour conseiller aux mages
de passer à distance
du palais d’Hérode, un autre vole
vers l’Egypte, il doit trouver Joseph
et lui dire qu’Hérode, l’assassin, est mort,
qu’il peut revenir avec Marie et Jésus
en Israël, à Nazareth, chez lui...
Entre un vol et l'autre, le carnage.

4. UNE FEMME, MARIE

FEMME
Marie! ne pars pas. N’y a-t-il rien
que tu veuilles raconter à une amie ?

MARIE
Oh si, bien sûr je veux. Mais depuis
que nous sommes revenus à Nazareth
tout est si tranquille, si clair,
tout se répète avec tant d’ordre
que je pourrais raconter seulement ce
qui ne se peut raconter : la joie.

FEMME
Pourtant, si je te regarde, j’ai l’impression
que tu as quelque part, qui sait où,
un trésor tellement rare et précieux
que tu as oublié où tu l’avais caché...

MARIE
Trésor ? caché ? tu veux rire!
Mais c’est étrange : j’ai compris tout à coup
que j’ai quelque chose, oui, à te raconter.

FEMME
Tu vois ? j’en étais sûre.

MARIE
                                                  Voici, de temps en temps,
quand je range ou prépare à manger,
il me semble que je réentends une voix
que j’ai rêvée un matin, bien avant
que naquît mon bébé, une voix
qui disait des mots de salut
mais aussi de réconfort, qui essayait
de m’encourager, de me préparer
à je ne sais quelle histoire effroyable
encore à venir : mais laquelle,
justement, je ne sais, je ne me souviens pas,
je me rappelle seulement quelques phrases, ou plutôt
morceaux de phrases : “je te salue,
pleine de grâce” et puis “dans tes entrailles”,
“ne crains pas”, “trône”, “il sera appelé”,
“règnera sur la maison”... Mais ce n’était
qu’un songe - ou du moins c’est ce
que j’ai pris l’habitude de croire
pour demeurer en sûreté
parmi mes douceurs de chaque jour,
pour que rien, pour moi et pour mes chers,
puisse changer...

FEMME
                                                 Au contraire beaucoup de choses
vont changer, tu le sais bien, le bébé
deviendra un garçon,
un homme, s’en ira au loin...

MARIE
                                               Mais pas maintenant,
pas maintenant! Mais dis-moi : si cette voix
je ne l’avais pas rêvée,
si je l’avais entendue vraiment ?
et si, ensuite, Syméon...

FEMME
                                              Syméon ?

MARIE
Oui, un homme, un vieux qui, à Jérusalem,
quand nous avons présenté Jésus,
s’est approché et a dit des choses
que personne n’a comprises...

FEMME
                                           Bon, calme-toi,
ma sœur, c’est un tort de chercher à comprendre
ce que notre cœur
n’est pas encore prêt à supporter.

MARIE
                                          Mais prêt, mon cœur ne le sera
jamais, même pas après, même pas...

FEMME
                                         Ecoute-moi,
ne te laisse pas faire, ne serre pas
cette main qui pointe du futur!
Il est tard : rentre chez toi, ma fille,
et dis à ton mari qu’il me pardonne
si je t’ai retenue dehors aussi longtemps.
A cette heure, j’imagine, il a fini
de travailler ; et le petit Jésus
joue sur le sol à côté du feu
et t’attend, il attend que tu le prennes
dans tes bras et le lèves jusqu’au ciel.

                                                                    Milan, Garzanti, 2000

 

 

Giovanni Raboni, Il dolore.

Photo de une : Patrizia Valduga et Giovanni Baroni.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Questionnements politiques et poétiques 4 : Quelques poètes italiens à Paris (2009), Jolanda Insana

Il y a dix ans – mais que cela semble loin, au vu de la vie parisienne étriquée et si entre soi d’aujourd’hui ! –, à l’initiative du dramaturge Maurizio Scaparro et d’un certain nombre d’intellectuels des deux côtés des Alpes, auprès du Théâtre des Champs-Élysées (et aussi à l’Institut Culturel Italien de Paris) fut organisée une série de rencontres, lectures, débats autour de la poésie et de l’écriture dramatique italiennes au XXème siècle juste alors écoulé.

Occasion aussi de diverses dégustations plus terrestres, hélas impossibles à ressusciter ici, en un temps où le Slow Food (invention piémontaise comme son nom ne l’indique pas) se répandait de par le monde. Nous en proposons ci-après une toute petite trace, telle que retrouvée, en fait, dans l’ordinateur de l’un de ces intervenants (et donc éminemment partielle et sans doute partiale… pour qui en aurait conservé son propre souvenir). Où, avec un détour surprenant par la Belle Époque – mais un précédent épisode de cette rubrique ne portait-il pas sur Pascoli et son formidable Gog et Magog au tournant du siècle ? – nous pouvons bien toucher du doigt l’implication éminemment politique de la poésie la plus exigeante au plan linguistique et littéraire. Tel était le sens d’une présentation par Edoardo Sanguineti, dont nous n’avons pas réussi à retrouver la trace, mais que ses nombreux écrits engagés laissent imaginer sans peine. (Telle aussi l’intention des extraits théâtraux, dont il ne sera pas fait état). 

Rencontre avec Jolanda Insana, à Messine en novembre 2017.

À méditer encore, au delà de l’occasion et de l’anniversaire, alors que la « rentrée littéraire » occupe l’essentiel des médias culturels, comme chaque année désormais – pendant que nombre d’écrivains et en particulier des poètes cherchent en vain un éditeur digne de ce nom…

Cela étant redit, et écrit noir sur blanc, sans animosité aucune ; avec, tout au plus, peut-être une certaine tristesse. Et le regret de ne pas voir disponibles sur papier, en France, les textes d’un certain nombre d’auteurs étrangers considérables, qui n’ont pas eu la chance de s’exprimer dans une langue aussi répandue que l’anglo-saxonne par exemple. Citons encore Pascoli, s’il faut n’en citer qu’un ; ou Saba lui-même, dont Gérard Macé vient de redonner un choix des proses-récits des émouvants Ricordi, racconti. Mais bon : que de grandes maisons d’édition cherchent à préserver l’environnement en économisant les ressources premières nécessaires à la fabrication du papier, doit-on supposer, est tout à leur honneur. Les publications en ligne, après tout, sont faites aussi pour pallier la frilosité de ces vertueux et prudents opérateurs.

Pour des raisons d’espace et de lisibilité, cet ensemble est présenté aujourd’hui en trois épisodes. Il complète, en quelque sorte, l’anthologie Amont dévers qui a également paru ici entre 2016 et 2019

∗∗∗∗∗∗

Jolanda Insana

I

 

les mots aussi vers leur calvaire
portent la croix
et sortent morts du dictionnaire

 

jamais senti autant le froid
et je noue à mon cou les fichus des jours de deuil
pour les tenir au chaud qu’ils ne se refroidissent pas
si jamais elle revenait et avait froid au cou
comme en rêve elle revient et son menton tremble et elle claque des dents
et pas de chaleur d’août qui la réchauffe et l’anime

 

ailes grand ouvertes elle volette la petite pie
qui se gave jamais rassasiée d’insectes et de rongeurs

l’année finit
et les baleines grises laissent l’Alaska
et se mettent en voyage
pour la longue route de la mer
et nous perchés sur ces chaises de bonne assise
nous ne bougeons pas d’un millimètre
pour procréer et conserver
aussi n’allons-nous nulle part
et sommes craintifs de tout

à la baisse est la foi et l’espérance

 

je suis ici
à une distance de cinq cents milles
et je pense à toi qui penses à moi
et dans le rêve tu approches la main de mon nez
et tu as un tremblement de cils

 

tu as les pieds tu as les chaussures qui puent
amour déchanté
et pourtant jamais je n’ai dégainé l’épée

m’éblouit et obscurcit la lumineuse créature
qui devient ténébreuse et dresse la muraille

 

poussé le long des grillages à coups de rame
le thon entre dans la chambre de la mort
sans chansons ni hourras

 

comprendre où s’est enfoncé ce moi éreinté
qui à temps perdu fit échec à son univers

 

plus facile de sauver la vie
que sauver de la vie

 

elle est perturbée la résidence du cœur
et les nerfs oscillent du dedans au dehors
quand en navette entre le passé le plus lointain
et le présent bloqué dans son cours
des échos retrouvés de pensée se cognent aux parois
et des voix rendent des jugements sans appel
et demandent qu’on barricade portes et fenêtres
ricanant et murmurant
qu’il n’est pas question que l’on ne peut que l’on ne doit
ou pour appâter putassent
et empestent le chaud morceau
qui reste là sur le plat du jour à refroidir

mutilés tous nous sommes mutilés
par le super-censeur qui coupe les fils
avec ses cent-treize dents
et rumine et se tache en restant à la garde
de l’égout conservatoire de merde et autorité
Cerbère œillu et dévoreur

mais palper la blessure qui menace
et soigner le mal en renouant le dialogue
exactement au point qu’il s’est interrompu
où et quand il sortit des rails

 

il sautille se balance
reste pendu à la branche et fait de l’œil
à la prune juteuse avant de la becqueter
le moineau gourmand qui attendit tout l’hiver
en rêvant de graines joyeuses

 

ne se mettra plus en route la nuit
pour le pèlerinage à la Vierge Noire
ou au sanctuaire de l’Antenne-en-mer
ni n’allumera de cierges contre le mal
et les diables qui sous forme de vers
entrent dans le ventre de chaque mortel
et lui ôtent la lumière des yeux
excitent son esprit le rendent fou
mortuaire sous son suaire

 

et plus ne me nourrira
de pain-perdu et blanc-manger
ni ne découvrira la marmite
avec le pot-au-feu de chèvre
la bonne soyeuse viande de chèvre
que je ne mange plus depuis des lustres

 

 

 

Jovana Insana, Da dove mi venne quest'amore Selene (D'où venait cet amour Séléné), 2009.

II

 

on peut même écrire avec du jus
d'échalote ou de citron ou d’autre fruit aigre
et aucun signe ne sera visible
tant qu’on ne l’expose au feu
et qu’il redevienne mot
pour disparaître loin du feu

 

le requin mort
continue d’avaler
vivants poissons

 

la fenêtre claque
change décor et réplique
aussi après tant d’énervement
j’ai envie de brailler des chansons
parce que le dernier mot n’est pas dit

voix de silence est la voix du père et du fils
pendant que le patron crie
à moi tous les micros

raidis par le gel cet hiver les oiseaux tombèrent

 

 

dans la plénitude de l’heure chaude
rongée par les acides de la sueur
méprise l’esprit oublieux
puisque derrière le mur la vie continue à respirer
harassante
et j’existe en équilibre à cette hauteur
pour ne pas être dé-tournée

 

 

la douleur qui par le corps se meut
et n’est jamais en certain lieu
diversement remue
encombre la vue
fracasse les membres
et quand le col s’affaisse
comme si défaits étaient les nerfs
peine à soutenir la tête qui tombe morte
et ne veut pas tomber

 

tremble le balcon avec tous les jasmins
et les guirlandes d’oignons
mais je ne suis pas proche parente de la mort
et ne veux pas embrasser qui s’en va

 

l’ennemi est archi-victorieux ?
mais le dernier mot n’est pas dit
et je m’en irai par le monde
avec mon petit caillou en poche
parce que la vitrine ne m’attire pas
ni la boucherie où pendent boyaux et malecordes

 

 

 

III

 

tu l’infibules et la lorgnes
la courtises et réévoques et la soufflettes
presses décharnes et te la fais – la langue

 

oppressé par ce qui travaille dans la nuit
il ne pleure ne hurle et se désespère en dormant
rêvant qu’il s’écroule
et son goût est brûlé par trop de soif
et ce voile devant les yeux
il tombe si tu ne le serres pas à la taille

 

il n’est précaution qui vaille contre la peur
à trois ans lorsque s’ouvre le premier gouffre
et que sous les bombes on perd terre et eau
mais je crains que ce ne fut pas là le dernier avis
expédié par le patron

personne ne saura quel mal ce fut
d’avoir blessé l’ouïe

 

je suis ici et tu dis non au baiser enchanteur
parce que tu veux que l’on voie combien la mesure est sans comparaison
mais je peux témoigner que ce ne fut pas illusion et que la vue
dura aiguë pendant deux nuits
puis la vision pendant plus d’un mois et maintenant au froid
l’extase perd en envergure et s’abat en stase

 

contre l’outrecuidance de l’empire
l’âme se lève et dit
– donnez-moi une gorgée d’air et je renierai l’ennemi

quelque chose
il doit y avoir quelque chose
contre les assaillants des barrières du moment
et donc ce n’est pas une chose bizarre
que l’irrespectueuse distance de ce lieu à ici
où je me consume dans un incendiesoleil
apercevant en procession les porteurs de reliques
qui ne savent jamais comment s’étend outre mesure
l’arrogance de camoufler la mort
mais aveuglée je ne reconnais pas la bête fauve qui engloutit ma vie
alors que je voulais à petites gorgées

 

 

 

Jolanda Insana, Frammenti di un oratorio (Fragments d'un oratoire).

 

IV

 

je suis marionnettiste
et je fais mon petit théâtre avec deux seules marionnettes
elle et elle
elle s’appelle vie
et elle s’appelle mort
la première elle pourainsidire a des couilles
la seconde est une petite conne
et quand il arrive que compénétration s’ensuive
la vie meurt carrément de plaisir

 

mais qui pense à te foutre
bêtasse d’une truie
toute en rogne après la vie

 

c’est moi la vie
et je t’enfourche
mort foutue
toute en tremblotement

 

semblant qu’elle me voit pas
suffit d’un revers de main
et adieu pain et plaisir
le strict nécessaire
pour subsister

 

nous ne finirons jamais de faire
bagarre amère
aucun copain n’y mettra
son mot de paix
tu souffles les bougies
que je rallume

 

la vie sent bon la vie
si douce
qu’elle décolle les saints
de leur croix

 

 

V

 

que veux-tu Sibylle ?
– je suis voix et ne veux r’mourir
– parle-parle pendant que j’t’emmielle et survole

 

à la poésie point de remède
qui l’a se la gratte comme gale

 

et pourtant le poète infortuné
ou se pend ou est tourmenté

 

et de toi les autres diront
il est mort et va chantant

 

je me retranche et ne me déboîte pas
là où le pain est le plus salé
et je laisse la mélasse aux fourmis

 

quand ça vaut la peine
je baisse ma visière
et frappe des coups de beauté

 

(d’un recueil en construction)

à suivre

 

Présentation de l’auteur




3 JUIN — n°175 — Recours au Poème : SOMMAIRE

 

 

Focus : 
Une poésie par le chemin d'une voix irremplaçable, à propos des Elégies de Bierville de Carles Riba, par Didier Ayres

 

Rencontre :

Trois questions à J-C Morera, par Eric Pistouley

 

Poèmes

Laurent Maindon

Carino Bucciarelli

Jeanne Sétian

Nadia Gilard

Thomas Demoulin

Eve de Laudec

Sophie Brassart

 

Chroniques & essais

Au pied levé sur l'écriture spirite - Hugo s'attable, par Thomas Demoulin

La nouvelle poésie mexicaine, par Lucien Wasselin

MEXICO 20, une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine, par Jean-Christophe Belleveaux

Le livre somme d’un enfant de Chine, devenu poète-goûteur de miel en Occident, sur François Cheng, par Olivia Elias

Entre poésie et philosophie (6) - Antonio Porchia et l'enfance -, par Yves Humann

PING-PONG : La Dernière Oeuvre de Phidias, une lecture personnelle de Jean-Luc Proulx

Amont dévers 4 La poésie, le disparaissant… par Jean-Charles Vegliante

 

Revues et collections :

POSSIBLES, et INFINIE GÉO-LOCALISATION DU DOUTE n° 2 & 3, par Lucien Wasselin

Tombeau de Jointure (100), par Lucien Wasselin

 

Critiques

Il y a des choses que non, de Claude Ber, par  Marie-Hélène Prouteau

  1. Arthur Rimbaud Paul Verlaine – Un concert d’enfers , par Xavier Bordes

Marina Skalova, Atemnot (Souffle court), par Félix de Montety

Fil de lectures de Jeanne Hervé, autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine, Jasna Samic

Antoine Choplin, Olivier Deschizeaux, dans la collection Lorpiment, par Denis Heudré

Une lumière venue du fleuve, de Leandro Calle, par Marie-Christine Masset

 

Ordre de marche, d’Eric Duvoisin, pa




Edito et sommaire du numéro spécial Mémoire — n. 209

Ce numéro de Recours au Poème est un numéro spécial, consacré à la « mémoire » ; nous avons choisi d’accompagner votre été en vous permettant de retrouver en ligne une sélection de poèmes et d’articles publiés dans les débuts de la revue, en mettant à l’honneur nos collaborateurs les plus anciens (Recours au Poème a vu le jour en 2012…) dont certains ont depuis quitté ce monde matériel, mais pas celui de la poésie, pas plus que nos coeurs . (les articles sont par ailleurs toujours disponibles en cliquant sur les onglets de nos archives, et nous vous invitons à poursuivre vos lectures en les parcourant).

© Marilyne Bertoncini.

Nos lecteurs fidèles se souviennent sans doute qu’en 2017, un piratage nous avait amenées à changer de logiciel et de maquette – l’aide de Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, nous avait permis de sauvegarder les archives, parfois dans des conditions d’étiquetage telles qu’il ne nous a pas été facile de remettre en ligne des textes dépourvus de leur auteur. Carole Mesrobian a systématiquement remonté des fonds les articles et poèmes identifiables, mais ils avaient été pour certains si longtemps enfouis, qu’il nous a semblé important de leur redonner une nouvelle jeunesse, sous le soleil retrouvé de l’été, et dans l’espérance suscitée par la pause de la pandémie, et la fin de la longue période de claustration que nous avons subie.

Parmi les articles et poèmes exhumés, ceux de notre collaborateur, Michel Host, disparu le 6 juin dernier, de la Covid-19, à l’âge de 79 ans. Ecrivain discret, il avait été enseignant, traducteur de l’espagnol (notamment du poète Nuno Judice et des sonnets de Gongora)  chroniqueur à la Revue des Deux Mondes et à Révolution, il avait fondé la revue l’Art du Bref, était président d’honneur de la revue numérique La Cause Littéraire, et il accompagnait Recours au Poème depuis sa création, revues auxquelles il confiait ses « carnets d’un fou ».

Auteur de poèmes, de nouvelles et romans,  il avait obtenu le Grand Prix de la nouvelle de la SGDL en 2003 et le Prix du livre de Picardie en 1996.  L’Ombre, le Fleuve, l’Eté, chez Grasset, en 1983, fut couronné du prix Robert-Walzer en 1983 , et il obtint le Goncourt en 1986, pour son roman, chez Grasset encore, Valet de nuit.

De Michel Host, vous pourrez donc redécouvrir la suite poétique Les Jardins d’Atalante et le premier numéro Scalp en feu , chronique irrégulière et intermittente, dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie, ainsi qu’un article sur la poésie de Marc Kober, L’ours des mers.

A l’honneur également, parmi les poètes, nos collaborateurs de longue date : nous vous reproposons les extraits de Pépins de pastèque, d’Eric Pistouley, qui de 2015 à 2017 codirigea la revue avec Marilyne Bertoncini  - dont sont republiés des extraits d’Aeonde, et le poème Les Noms d’Isis, - et Vincent Motard-Avargues, membre du comité de rédaction, ici présent avec Là ou ici.

Parmi les collaborateurs de toujours, Béatrice Machet, dont les chroniques sur la poésie amérindienne a fait découvrir en France un très grand nombre de voix native-american féminines, ici présente à travers la poésie de Diane Clancy, et  à retrouver également en tant que poète avec Best If  used by .

Parmi nos collaborateurs-poètes fondateurs de la revue à l’honneur en tant que poètes sont aussi Gérard Bocholier, dont la revue Arpa fait référence, ici présent avec Les Fleurs de l’amandier, Xavier Bordes, avec Poème de l’irréversible, Denis Heudré, et des extraits d'une couverture noire,   Pierre Tanguy qui se posait la question Ai-je tout dit ? et Lucien Wasselin, membre du comité de rédaction, pour un Saint-Didier.

Miguel Angel Real, également traducteur de l’espagnol et collaborateur pour les chroniques, Ghislaine Lejard, artiste et critique, Marie-Hélène Prouteau, Marilyse Leroux, et bien sûr Carole Mesrobian qui codirige la revue, complètent notre sélection hommage à nos fidèles compagnons de route ! De Carole Mesrobian, on lira aussi l’originale réflexion La quatrième dimension du signe

L’un des focus permet de relire un article du fondateur de Recours au poème, Gwen Garnier-Duguy, que nous remercions de nous avoir permis de poursuivre après son départ : c’est L’honneur des Poètes.

Nous redonnons aussi le premier numéro du Grenier du bel amour, du regretté Michel Cazenave, inoubliable mythologue et homme de radio, lui aussi compagnon des débuts de la revue, et le deuxième volet des Livres en vie de Thomas Demoulin, consacré à Pierre Dhainaut. A redécouvrir également un article de Christophe Dauphin sur Jacques Simonomis, de Mathieu Hilfiger à propos d’Yves Bonnefoy, et une lecture d’ Isabelle Lévesque qui tint cette rubrique  Rouge contre nuit  de novembre 2014 à novembre 2016. Parmi les traducteurs, nous avons le plaisir de vous redonner l’article de Joelle Gardes, dans sa chronique « Nos aînés », sur Roger Caillois, et l’une des denses contributions de Jean-Charles Vegliante, dans le domaine de la poésie italienne avec Amont-dévers. Nous retrouvons le premier épisode du feuilleton inachevé de Jean Migrenne, Un Américain à Séville, et l’une des premières apparitions de la rubrique « ping-pong » consacrée aux échanges très forts et souvent occultés entre auteurs et traducteurs, avec les trois poèmes de Finlande de Shizue Ogawa, par Rome Deguergue, rubrique à laquelle appartient également la traduction des poèmes de Shuhrid Shahidullah, auteur du Bangladesh, qui confia également à sa traductrice, Marilyne Bertoncini, un entretien ici reproposé à la suite, sur la situation de la poésie dans son pays.