Une des toutes pre­mières ren­con­tres à avoir été pub­liée sur Recours au poème, parue en octo­bre 2012.

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Nat­acha Lafond et moi-même avions ren­con­tré Yves Bon­nefoy en jan­vi­er 2004, dans son bureau du Col­lège de France, pour un long et pas­sion­nant entre­tien, qui était des­tiné au numéro de la revue Le Bateau Fan­tôme por­tant sur le thème du « livre ». Cet échange con­sista prin­ci­pale­ment dans la dis­cus­sion des ques­tions que nous avions pré­parées, mais aus­si dans l’évocation chaleureuse de nom­breux sou­venirs littéraires.

Comme le lecteur pour­ra le con­stater, le poète a répon­du à nos ques­tions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue let­tre adressée aux ques­tion­neurs ; mais il demeure, dans son dis­cours et son esprit, un entretien.

Sur les trois par­ties de ce texte, la pre­mière, la plus longue (elle cou­vre la moitié de l’ensemble) est repro­duite ici pour Recours au poème. Le texte com­plet a paru la pre­mière fois dans la revue Le Bateau Fan­tôme, n°4, « le livre », 2004.

Math­ieu Hilfiger

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Cher Math­ieu Hil­figer, chère Nat­acha Lafond, j’ai lu vos ques­tions, je leur ai trou­vé beau­coup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les plac­i­ez, toutes ou au moins cer­taines, au seuil de ces réflex­ions. Mais per­me­t­tez-moi de vous répon­dre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande ques­tion, celle du rap­port que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un prob­lème que je suis loin de maîtris­er, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus par­ti­c­uliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de pren­dre tout mon temps.

Un retour qui doit pour com­mencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peu­vent man­quer de pro­duire sur leur lecteur prenant con­science de soi leurs effets les plus forts, par­fois même boulever­sants. Je l’ai déjà rap­pelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pen­sée con­ceptuelle, celle qui abor­de les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacu­naire encore, insuff­isam­ment cohérente, d’où des failles entre ses propo­si­tions par lesquelles la pléni­tude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se mar­que dans l’esprit avec du coup un relief, une qual­ité de mys­tère, qui pour­ront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce sou­venir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserv­er dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que con­céder ou aban­don­ner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ain­si se retrou­ver aux pris­es les deux regards, celui du logos con­ceptuel organ­isa­teur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes per­son­nes vivent, et celui d’auparavant, qui perce­vait les êtres et les choses dans leur immé­di­ateté, leur unité, où se présen­tent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est don­né de lire ?  Je me pro­pose donc de retrou­ver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De com­pren­dre com­ment un livre peut, comme tel, trou­bler la pen­sée, par sol­lic­i­ta­tion de ce que j’appellerai l’imagination méta­physique : non celle qui se com­plait à rêver de sit­u­a­tions sim­ple­ment inactuelles, inac­ces­si­bles, dans la réal­ité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remar­quons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aus­si bien une œuvre lit­téraire, par nature immatérielle, que le vol­ume où on peut la lire, en ce cas du papi­er, de la chose imprimée, une cou­ver­ture, neuve ou usée, tous élé­ments offerts au regard sans rela­tion évi­dente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le pre­mier, ayant sa vie indépen­dam­ment de l’œuvre. Le même voca­ble a deux accep­tions pro­fondé­ment dif­férentes. Et pour­tant ! N’y a‑t-il pas entre ces deux réal­ités, l’entité pure­ment men­tale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le sim­ple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la ques­tion que je dois me pos­er sans plus atten­dre, car je vois bien qu’elle peut expli­quer beau­coup de mes ren­con­tres les plus anci­ennes avec les livres. Très impor­tants furent pour moi les petits vol­umes d’une cer­taine col­lec­tion Print­emps à laque­lle j’ai déjà fait allu­sion dans d’autres écrits mais dont il me faut repar­ler, de ce nou­veau point de vue. On m’avait abon­né quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimen­su­elle, je les rece­vais par la poste, 64 pages de min­ime for­mat gardées ensem­ble par deux agrafes avec trois ou qua­tre illus­tra­tions, du dessin au trait, sous une cou­ver­ture en couleur, elle aus­si une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impa­tience un jeu­di sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressem­blance aux pub­li­ca­tions antérieures que l’on est ravi de con­stater dans la livrai­son nou­velle, avec beau­coup d’affection pour cette typogra­phie, cette minceur sou­ple qui ont déjà apporté de si séduisants réc­its. Ces livres, je ne les abolis­sais pas dans l’acte de la lec­ture, je les con­ser­vais, avec respect, avec com­pas­sion aus­si pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprou­vé tôt après cette pre­mière expéri­ence de lec­ture dans l’espace plus austère mais tout aus­si fasci­nant des Clas­siques Vaubour­dolle, petits livrets voués à tou­jours la même présen­ta­tion matérielle et eux aus­si très minces et bien frag­iles, dans leur refer­me­ment sur des textes cette fois imprimés ser­rés et avec une encre un peu trop grise mais qui me parais­sait annon­cer ain­si une dif­fi­culté essen­tielle. Il y avait à la mai­son un cer­tain nom­bre de ces brochures, aus­si quelques autres de chez Hati­er, et j’y décou­vrais Andro­maque, Bri­tan­ni­cus ou Le Cid, je lisais sub­jugué ces tragédies, mais cette fas­ci­na­tion pour des textes ne me fai­sait pas oubli­er leur vêture, et quand je regar­dais en qua­trième page de cou­ver­ture la longue liste des ouvrages « de la même col­lec­tion », c’est à celle-ci que je pen­sais tout autant qu’à des œuvres encore incon­nues de moi. Je per­dais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais par­mi eux, présences à la fois invis­i­bles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres loin­taines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans atten­dre, et qui me recon­duit à ma pre­mière remar­que, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres — dans cette fois le sens lit­téraire du mot, et en par­ti­c­uli­er ceux de la col­lec­tion Print­emps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le réc­it d’événements ou de sit­u­a­tions d’un monde réel, d’un monde certes inex­ploré encore mais bien réel ici même, et que mon imag­i­na­tion, mon désir, auraient voulu pénétr­er, antic­i­pant sur les années à venir, non, c’était l’imagination méta­physique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressen­tais ain­si, de façon aus­si instinc­tive que pro­fonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invis­i­ble.  La réal­ité dite par ces livres, et que rien ne dis­tin­guait de la mienne, en fait tran­scendait celle-ci, elle se situ­ait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inap­prochable sinon par la pen­sée qui ne ces­sait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière par­faite­ment mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impres­sion, j’imagine, c’est sim­ple­ment la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remar­ques, qui cherche à s’inscrire dans la fig­ure du monde à mesure que des réc­its élar­gis­sent cette dernière. La mémoire pro­duit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un ves­tige de l’expérience orig­inelle préservé aux loin­tains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui appa­raît main­tenant et que je dois soulign­er, c’est le lien que cette rêver­ie ontologique fait appa­raître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le con­tenant et le con­tenu : le pre­mier se révélant davan­tage qu’un sim­ple por­teur du sec­ond, sans effet sur l’œuvre. Exis­tence qu’il est bien, comme le mon­trait déjà l’affection qu’il sait provo­quer, il peut être non tant le guide que je dis­ais tout à l’heure, vers de la lit­téra­ture encore non lue, que le mes­sager qui vient à nous de cet ailleurs où les per­son­nages et les sit­u­a­tions des réc­its, des drames, parais­sent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui cer­taine­ment, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du vis­i­ble. Le livre, le sup­port matériel de l’œuvre, quel est son rap­port à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de con­firmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par con­séquent, ce papi­er, ces car­ac­tères typographiques, ces cou­ver­tures comme des portes de tem­ple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un out­re-espace, un leurre car cette imag­i­na­tion d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut com­bat­tre. Le sen­ti­ment de présence, avoir com­pris — avoir su — que la réal­ité, c’est l’intensité dans la fig­ure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le dan­ger com­mence, c’est quand cette impres­sion de réal­ité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être recon­nu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représen­ta­tions sans épais­seur d’existence, c’est de l’image, rien qui pour­ra répon­dre aux besoins de la per­son­ne comme il faut pour­tant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment pre­mier de présence, présence aus­si de soi-même à soi. De telles rêver­ies sont des leur­res, et la poésie, ce sera de se per­suad­er de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes con­vic­tions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dan­gereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expéri­ence, c’est de com­pren­dre la rai­son pour laque­lle un tel leurre se met en place. Pourquoi, com­ment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il don­ner lieu à une trans­mu­ta­tion des fig­ures qu’on y ren­con­tre, alchimie qui de leur statut ordi­naire de sim­ples sténo­gra­phies de choses et de per­son­nes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tan­gi­ble, manip­u­la­ble, le livre a une forme et des lim­ites.  D’où suit que le texte qu’il con­tient est lui-même délim­ité, séparé de tous ces pos­si­bles qu’auraient été une suite don­née à son réc­it, par exem­ple, ou une objec­tion apportée par un cri­tique. Il lui est per­mis d’exister en soi, resser­ré sur soi : et c’est de cette vir­tu­al­ité, si le lecteur s’y attache, que la trans­mu­ta­tion est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on ren­con­tre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heur­tant à gauche et à droite aux bor­ds du cadre, lesquels ren­voient vers le cen­tre, là où sont les phras­es du texte, avec leurs indi­ca­tions ain­si abso­lutisées ? Ces mots ne peu­vent par­ler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peu­vent enten­dre ce qu’on leur dit, rien en eux par con­séquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, pure­ment et sim­ple­ment, qu’une langue, la langue que con­stituent leurs rap­ports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déploy­er ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la fini­tude, celui qui dans nos vies, par la pen­sée de la mort qui en résulte, oblige à pren­dre au sérieux les sit­u­a­tions du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être pro­pre, qu’on préfère en percevoir les struc­tures plutôt que les employ­er, et ces struc­tures se font un intel­li­gi­ble, au sens pla­toni­cien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intel­li­gi­ble dans les quelques fig­ures — c’est le réc­it — qu’il puise dans le monde sen­si­ble pour, en somme, se sig­ni­fi­er à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a per­dues pour ce monde, ici, où on peut bien con­tin­uer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cess­er ain­si d’exister, c’est évidem­ment une ten­ta­tion, puisque c’est cess­er aus­si bien d’être mor­tel, et je crois donc que cette façon de se laiss­er séduire par le livre — autrement dit de prof­iter de son car­ac­tère fon­da­men­tal, sa capac­ité de tailler dans la con­ti­nu­ité de la parole, de fer­mer du texte sur soi -, c’est un fait assez répan­du dans la com­mu­nauté des lecteurs, quitte à pren­dre divers aspects, qui sont divers­es manières de pro­mou­voir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nom­bre de façons de le faire, soit géo­graphique­ment, soit comme nos­tal­gie d’autres moments de l’histoire, mais aus­si on peut imag­in­er l’ailleurs éro­tique­ment, pas­sion­nelle­ment, la pas­sion amoureuse, décou­verte dans des poèmes avant d’être ten­tée dans la vie sup­posée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, prof­iterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharg­er le vivant du sérieux de l’existence, pour se met­tre à jouer avec les sig­nifi­ants de l’idiome ain­si offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analy­ses cri­tiques comme on en voit sou­vent aujourd’hui, analy­ses-jeux faites à l’aide des sim­ples formes, ou ces livres puisés dans le matéri­au de rien que la langue par une com­bi­na­toire qui élargi­rait son champ à, rêve-t-on, pau­vre­ment, tout ce qu’on pour­rait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du con­sen­te­ment au mirage, régions plutôt déser­tiques, que je com­mence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait par­fois mon­tre à l’égard du livre, com­pris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trou­vant son bon­heur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trem­bler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au sup­posé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mal­lar­méenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureuse­ment, con­tra­dic­toire. J’aime pro­fondé­ment Borgès pour son sens exac­er­bé, en fait douloureux, de la fini­tude, mais quelle épou­vante que la bib­lio­thèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expéri­ence per­son­nelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évo­ca­tion que je me sens en mesure de répon­dre à votre attente. Les mirages pro­duits par la col­lec­tion Print­emps ou par les clas­siques Vaubour­dolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sol­lic­i­ta­tions, ce furent par exem­ple, au lycée, les édi­tions ana­logues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de gram­maire latine, syn­taxe mais mor­pholo­gie presque autant, surtout dans ses « pre­mières années ». Et la même sorte de trans­mu­ta­tion du con­tenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée tou­jours, j’ai pris con­science de l’existence des livres sur­réal­istes. Quel para­doxe ! André Bre­ton y par­lait d’ajouter des dimen­sions à la vie, de lui don­ner plus de réal­ité, et pour­tant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images main­tenant explicite­ment sug­ges­tives d’une autre réal­ité — plutôt pau­vre­ment d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chiri­co en était capa­ble, s’attacher aux énigmes de l’évidence immé­di­ate -, le tirage très lim­ité, indice qu’ils n’étaient des­tinés qu’à un petit nom­bre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de com­pagnons sur la voie à suiv­re, fai­saient d’eux claire­ment, indu­bitable­ment, des mes­sagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me con­duisirent, ces mes­sagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui exis­taient dans ce monde, belle occa­sion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aus­si je com­mençai à écrire, et à pub­li­er, je voy­ais d’autres per­son­nes pub­li­er à côté de moi : ce qui changea mon rap­port au livre. Bien naturelle­ment ! Le livre-mes­sager dont je viens de par­ler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir ren­con­tré l’auteur, avoir dû con­stater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte rai­son perd tout pres­tige pos­si­ble le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui pub­lions et qui nous par­lons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des ques­tions se posent, qui décol­orent les rêver­ies de l’adolescence qui veut dur­er aus­si effi­cace­ment que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait com­mencé à par­ler très fort. Un autre texte que celui des œuvres lit­téraires se fai­sait de plus en plus une incon­tourn­able évi­dence, dans un imprimé, le jour­nal, et aus­si un par­lé, à la radio, dans les rues, qui bous­cu­laient la forme des livres, la forme inhérente au livre, lais­sant du coup échap­per de leur dis­cours mul­ti­ple et con­tra­dic­toire l’aveu de la dis­tor­sion par les struc­tures ver­bales de la réal­ité comme il faut la vivre. Bien dif­fi­cile aurait-il été dans ces années-là de ne pas com­pren­dre que la société tout entière, privée ain­si de parole, était soumise à des sys­tèmes con­ceptuels – philoso­phies autori­taires, dogmes des églis­es, idéolo­gies por­tant ce passé déjà dan­gereux et coupable à des con­séquences sin­istres – qu’il fal­lait cri­ti­quer comme pré­cisé­ment des mirages dans la pen­sée. C’est de ce point de vue que le sur­réal­isme, aus­si chimérique parût-il aux yeux de beau­coup, était un guide vers l’existence vécue le plus quo­ti­di­en­nement : vers la « vraie vie », réclamée par Rim­baud, celle qui se sait « réal­ité rugueuse », anges oubliés, fini­tude. – Je com­pris ain­si, en tout cas, ce que sug­gérait André Bre­ton. J’écrivis un « Don­ner à vivre » pour le cat­a­logue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Pla­ton. Et je me mis à lut­ter con­tre ces ten­ta­tions – je les ai plus tard appelées gnos­tiques – qui don­nent pres­tige aux livres des autres et à tra­vers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en pub­li­er un moi-même, un qui aurait à cir­culer tant soit peu et qu’il fal­lait ren­dre présentable, je fis atten­tion à sa présen­ta­tion, à sa typogra­phie, prof­i­tant de la lib­erté que me lais­sait l’éditeur, mais il n’en met­tait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le pro­jet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fal­lait bien que se don­nât des points d’appui au dehors — des occa­sions de souf­fler — le mou­ve­ment d’une écri­t­ure dont la réflex­ion sur l’existence incar­née ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désor­mais la seule val­able rai­son d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et pub­liés, ces vol­umes, plus ou moins gros.  Leur con­tenu, leurs moments suc­ces­sifs, je les ai assuré­ment en esprit, autant que ma mémoire me le per­met, mais je les garde en désor­dre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop ser­rés con­tre lui ou le tir­er de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lau­ri­ers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas dis­posée au dessus d’un beau meu­ble où mes pub­li­ca­tions vieil­li­raient agréable­ment côte à côte, drapées de papi­er cristal. 

[…]

Pho­to © Télérama.

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Mathieu Hilfiger

Math­ieu Hil­figer, né en 1979 à Stras­bourg, crée une œuvre poly­mor­phe sans dis­crim­i­na­tion de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, frag­ments, pros­es, arti­cles, lec­tures, entre­tiens, etc., sou­vent présen­tés dans de nom­breux ouvrages et revues (dont la Revue des Belles-Let­tres, OsirisArpaNuncPas­sage d’encresThau­maPhoenixLe Coq-HéronLes Cahiers du sens et Recours au poème). Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion de l’origine, qui tra­verse toute son œuvre, jusqu’à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de doc­tor­at en littérature.

Il dirige la mai­son d’édition lit­téraire Le Bateau Fan­tôme (http://lebateaufantome.com), dont les titres sont conçus et imprimés en France sur des papiers écologiques d’excellence. Il dirige égale­ment les édi­tions Le Bal­let Roy­al : www.leballetroyal.com.

Livres parus en 2017 : Ful­mi­na­tions (Hen­ry, poésie) et Aux Archives (Édilivre, théâtre).

À paraître en 2018 : Sam­son sur la colline (Thot, théâtre) et Braver la nuit (Le Silence qui roule, poésie).

Lire son entre­tien sur Recours au Poème

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