Un arti­cle paru en mars 2014, signé par le fon­da­teur de Recours au poème, Gwen Garnier-Duguy.

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A l’oc­ca­sion de l’an­niver­saire des soix­ante-dix ans de la Libéra­tion, le Min­istère de la Défense, l’un des nom­breux (et sur­prenant) sou­tiens du Print­emps des Poètes, a demandé à ses organ­isa­teurs de repub­li­er L’Hon­neur des Poètes, recueil de poèmes paru en 1943 aux édi­tions de Minu­it alors clan­des­tines. Ce livre n’é­tait plus disponible, et ce sont les édi­tions Le Temps des Ceris­es qui le remet­tent dans le circuit.

L’Hon­neur des Poètes rassem­blait, par l’en­trem­ise de Paul Elu­ard,  des poèmes signés par des noms incon­nus : Jacques Destaing, Louis Maste, Camille Meunel, Lucien Gal­lois, Pierre Andi­er, Jean Dela­maille, Roland Dolée, Daniel Thérésin, Ser­pières, Jean Silence, Malo Lebleu, Ben­jamin Phélisse, Paul Vaille, Jean Fos­sane, Jean Amy­ot, Anne, Robert Barade, Roland Mars, Ambroise Mail­lard, René Dous­saint et Mau­rice Hervent.

Dans le livre con­sacré à la Résis­tance et à ses poètes, Pierre Seghers écrivait : “En dépit de l’ini­tial et mod­este tirage de l’Hon­neur des poètes (qui sera très rapi­de­ment plusieurs fois réédité), le reten­tisse­ment est immense”.

Effec­tive­ment, on savait que der­rière ces incon­nus se cachaient des poètes à la parole féconde, que l’époque d’alors savait lire et récla­mait. C’é­tait Elu­ard, Aragon, Seghers, Desnos, Jean Les­cure, Ver­cors, Tardieu, Guille­vic, Lucien Schel­er, Georges Hugnet, André Fré­naud, Loys Mas­son, René Blech, Pierre Emmanuel, Edith Thomas, Charles Vil­drac, Fran­cis Ponge et Claude Sernet.

L’Oc­cu­pa­tion pri­vait les poètes du droit à la parole, et cette action rel­e­vait de l’acte de Résis­tance. Un poète comme René Char avait fait le choix de ne rien pub­li­er pen­dant la guerre, déplo­rant “l’in­croy­able exhi­bi­tion­nisme” dont fai­saient preuve “trop d’in­tel­lectuels”, nour­ris­sant depuis les replis du maquis, masqué en Cap­i­taine Alexan­dre, ses Feuil­lets d’Hyp­nos, parole inépuis­able pour com­pren­dre le rap­port réel entre ce que représente l’acte de Résis­tance et le Poème, c’est à dire pour com­pren­dre le principe du vivant.

Remet­tre L’hon­neur des poètes entre nos mains, c’est bien sûr réveiller un pan de notre His­toire douloureuse et mon­tr­er aux jeunes généra­tions à qui on reproche de ne pas savoir s’indign­er com­ment peu­vent être util­isés l’acte et la parole lorsque le péril menace.

Cet hon­neur auquel les poètes avaient recours représen­tait un chœur français, où une parole de colère, de fra­ter­nité, de dénon­ci­a­tion, de sou­tien, de soin, se mur­mu­rait dans l’om­bre et fédérait les cœurs. Les con­sciences étaient au tra­vail, en prise avec la volon­té de demeur­er libres, en proie à la peur, à la néan­ti­sa­tion d’un peu­ple. Seghers pré­cise : “A Lon­dres, aux Etats-Unis, au Québec, partout dans le monde libre l’Hon­neur des poètes est un événement.”

Il faut lire cet Hon­neur des Poètes pour com­pren­dre ce qui menaçait les êtres et la parole, pour enten­dre le soulève­ment de tout le corps men­acé, sup­pli­cié, tor­turé, organ­isé pour résister.

Il faut le lire et se deman­der quels seraient les actes de Résis­tance face à la guerre aujour­d’hui en cours, cette guerre qui ne dit pas son nom, cette guerre répan­due sur tout le ter­ri­toire plané­taire, cette guerre où les enne­mis ne sont plus dis­tin­guables des alliés au regard de l’in­ter­dépen­dance des intérêts com­muns, orchestrée par une finance ayant semé la con­fu­sion économique et l’av­ilisse­ment de la per­son­ne humaine privée de pro­jets et de sens. Cette guerre fait de beau­coup un col­lab­o­ra­teur en puis­sance, obligé d’obéir à un sys­tème ultra­l­ibéral cap­i­tal­iste devenu total­i­taire, et ne per­me­t­tant pas de s’en­gager aus­si dis­tincte­ment qu’en 1940 dans le camp de la Résis­tance. Cette guerre pour­rait bien faire de nous de poten­tiels schiz­o­phrènes, jouant le jour le jeu qu’on nous demande de jouer avec le sourire, et détis­sant la nuit ce jeu mor­tifère avec les armes de la fer­veur et du désir de vivre, dans les nou­veaux maquis. Cette guerre nous demande de penser comme nos enne­mis, sous peine de dis­qual­i­fi­ca­tion, de con­damna­tion, et d’as­sumer nos dif­férences pourvu que l’on se fonde dans le mod­èle imposé. Cette guerre idéologique, cette guerre matérielle, cette guerre soumet­tant la plus grande part de l’hu­man­ité aux intérêts de quelques uns, cette guerre du nihilisme total­i­taire va à l’en­con­tre de la vie.

Sous quelle forme s’or­gan­is­erait aujour­d’hui l’Hon­neur des poètes ? Des lec­tures, les pieds dans l’eau ? Des rassem­ble­ments mil­i­tants et laïcs où les gens vont lire des poèmes dans la rue ? Des ran­don­nées poé­tiques ? Des bouteilles con­tenant des poèmes lancés à la fureur des vagues ?

Imag­inez-vous Char, rassem­blant ses feuil­lets sor­tis de l’en­fer, s’a­vançant vers un audi­toire assis sur des chais­es pli­antes et cou­vert de cha­peaux de pailles, et dis­ant sa parole face à un pub­lic pieds nus, dans la rivière ? 

Imag­inez-vous Robert Desnos réc­i­tant J’ai tant rêvé de toi en chaus­sures de ran­don­née, avec un sac sur le dos et son sand­wich dedans, accom­pa­g­né par une flopée de rebelles New Age ?

Ces poètes de la Résis­tance, dépas­sant les cli­vages poli­tiques d’alors, se réu­nis­saient dans un patri­o­tisme et ce patri­o­tisme leur tenait lieu d’hon­neur. Ils chan­taient en français. Ils chan­taient pour crier leur assen­ti­ment à la lib­erté, à la dig­nité de la per­son­ne humaine, au mer­veilleux con­tenu dans la grâce d’ex­is­ter sur Terre. Ils dis­aient “oui”, “oui” à la France, “oui” à la lib­erté, “oui” à la vie, con­tre le “non” qui s’a­bat­tait sur eux.

Or ce “non” est devenu le grand pro­jet actuel, que l’on pro­pose au monde ain­si qu’aux jeunes généra­tions à tra­vers l’u­nique réal­i­sa­tion sociale. Mais cette jeune généra­tion n’est pas aveu­gle devant le Sim­u­lacre qu’on lui pro­pose et com­prend que cet accom­plisse­ment social fait fruc­ti­fi­er le chô­mage, l’ex­clu­sion, l’ap­pau­vrisse­ment, la mis­ère humaine. Le “non” général­isé a con­gédié l’ex­tase d’être en vie, le mir­a­cle d’ex­is­ter, de respir­er, de par­ler, de penser, de rêver, de com­pos­er, et de ten­dre toutes ces lignes de forces pour com­pos­er l’or intérieur, celui de l’œu­vre qu’il est pos­si­ble à chaque être humain de pro­pos­er en réponse et en remer­ciement à la vie, d’affin­er son corps mor­tel, d’affin­er la matière humaine par l’aven­ture qu’of­fre l’e­sprit, c’est à dire par le sésame que donne le spir­ituel. Ce chant com­mun, inter­ro­geant les étoiles, son­dant le cos­mos qui n’a pas livré tous ses secrets, n’aimante-il plus les Résis­tants de maintenant ?

Car où se cachent-ils ? Ont-ils trop honte d’avoir reçu le français pour langue mère ? Sont-ils dis­simulés der­rière la cul­pa­bil­ité et la mau­vaise con­science qui partout se sont dilatées dans le pays ? Sont-ils tétanisés par le déni de soi au point de renier ce que représente la force de Résis­tance du Poème, qui est égal à la vie comme le dis­ait Baude­laire, qui est atteint dans son cœur et dans son esprit, à qui on a demandé d’a­ban­don­ner l’év­i­dence d’être ?

Il serait intéres­sant de voir com­ment les Aragon, Elu­ard, Desnos, Char, Seghers, aujour­d’hui, organ­is­eraient cette Résis­tance et revendi­queraient cet hon­neur des poètes.

Il y a fort à pari­er qu’ils rassem­bleraient leur parole et leur action dans le maquis de la toile. Il y a fort à pari­er qu’au sein de ce lieu stratégique, où la lib­erté et la men­ace coex­is­tent, ils ver­raient une brèche. Nous met­tons notre main au feu qu’ils organ­is­eraient un réseau de Résis­tance pour con­jur­er les attaques per­ma­nentes du nihilisme con­tre la pul­sion de vie. Nous met­tons notre main au feu qu’ils ver­raient là une pos­si­bil­ité de recours. Un recours à l’hon­neur. Un recours au Poème.

Cela se passerait des ministères.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.