Bon­jour Marc Dugardin. Vous avez pub­lié votre pre­mier livre de poèmes en 1982, il y a de cela 32 ans. Depuis, une quin­zaine de livres est venue nour­rir votre œuvre. Pou­vez-vous nous dire pourquoi vous êtes entré en poésie ?

 

Non, cher Gwen, je ne peux pas vous dire « pourquoi »… Mais, ras­surez-vous, je ne vais pas entamer notre dia­logue avec une dérobade. Le mot « pourquoi » sus­cite ma résis­tance, mais il me tend peut-être aus­si un élé­ment de réponse. Car chez beau­coup de ceux qui sont touchés par la poésie (elle entre en eux avant qu’ils n’y entrent…), il se peut que l’on trou­ve pré­cisé­ment une intu­ition de cette sorte : l’essentiel de ce qui nous fait vivre est dans ce qui échappe aux explications.

Au fond de cha­cun de nous, il y a cette part pour laque­lle les mots ne suf­firont jamais, mais c’est elle, para­doxale­ment, qui nous pousse vers le poème, nous met à l’écoute de ce qui, à tra­vers le poème, nous sur­prend, nous déborde.

Cela dit, je peux aus­si répon­dre à la ques­tion plus sim­ple­ment, plus con­crète­ment. En dis­ant que, dès l’enfance, la poésie m’a retenu, que j’ai sen­ti qu’en elle quelque chose, forte­ment, me con­cer­nait – les antholo­gies étaient, à chaque début d’année sco­laire, les livres sur lesquels je me jetais.  J’ai donc lu très tôt de la poésie, mais sans beau­coup de repères d’abord, car ni l’école ni la famille ne m’en pro­po­saient vrai­ment dans ce domaine. Ensuite – et trop vite, cer­taine­ment – j’ai voulu écrire à mon tour.

Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade —  je devi­enne enfin un vrai débutant…

 

 

 

“Au fond de cha­cun de nous, il y a cette part pour laque­lle les mots ne suf­firont jamais”, dites-vous. L’al­pha­bet, et le nom­bre ; le lan­gage en somme, serait-il une con­struc­tion humaine nous per­me­t­tant d’ap­préhen­der con­crète­ment l’ex­is­tence ? Prison et/ou lib­erté ? L’e­sprit humain peut-il envis­ager d’autres voies que celles du lan­gage pour s’u­nir au vivant, ou se “dépa­touiller” avec la vie, ou s’ori­en­ter, par­tant du principe que musique, archi­tec­ture, math­é­ma­tiques, silence, tout, en défini­tive, étant lan­gage ? Cette inter­ro­ga­tion me vient en lisant votre poème tiré de Frag­ments du jour, pub­lié chez Rougerie en 2004, et notam­ment les 3 vers con­cer­nant l’étoile : 

 

 


dans ce qui la pre­mière fois
a été entendu
dans cette nuit où l’étoile
a brillé
plus fort que son nom
dans ce qui depuis l’origine
ne cesse de se retirer
— afin que tout
ne soit pas perdu

 

 

Tout à fait d’accord, Gwen : le lan­gage, la langue, la parole (ter­mes que, bien sûr, il con­viendrait  de pré­cis­er, de dis­tinguer), c’est bien ce qui nous per­met, humains soli­taires et néan­moins reliés aux autres, de nous inscrire dans le mou­ve­ment de la vie. « Se dépa­touiller » avec elle, comme vous l’écrivez et je veux garder cette expres­sion directe, famil­ière en mémoire pour la suite, comme une invi­ta­tion à main­tenir notre dia­logue dans une cer­taine sim­plic­ité. Car le poème ne doit pas être réduit à un dis­cours intellectuel.

Les trois vers que vous citez sont extraits d’une suite née à l’écoute d’une œuvre musi­cale (le con­cer­to pour vio­lon­celle d’Henri Dutilleux), et pour laque­lle j’ai mis en exer­gue une cita­tion d’Henry Bauchau : L’innocence de l’oreille / Se prosterne plus pro­fond. C’est plac­er l’écoute (dégagée autant que pos­si­ble de ce qui l’encombre) au cœur de l’écriture du poème. C’est ne pas vouloir pré­ten­dre maîtris­er la parole, mais au con­traire recon­naître ce qu’elle révèle en nous d’inconnu, de sauvage, de com­plexe, de red­outable, d’inexpliqué… Devant quoi il ne nous resterait plus qu’à nous inclin­er – à nous « prosterner »…

Ecouter de la musique – et inscrire le poème dans l’écoute de la musique – ce serait une façon d’être hum­ble avec les mots qu’on utilise, lucide sur leur inca­pac­ité à tout dire, à tout saisir – à saisir le tout. C’est bien le prix à pay­er (si j’ose cette expres­sion) pour une vie d’homme : ce désir en nous, ce manque qui le fonde, ce lan­gage qui cherche à rejoin­dre et, en même temps, sépare (me vient ici un écho des élé­gies de Rilke, mais ce n’est qu’une référence par­mi beau­coup d’autres que je pour­rais rappeler).

Se dépa­touiller avec cela !

Alors, cette étoile / (qui) a bril­lé / plus fort que son nom ?  Après coup, je remonte (comme, au réveil, on éla­bore le sou­venir d’un rêve) vers les sig­ni­fi­ca­tions pos­si­bles de ces vers… l’étoile, dans sa réal­ité con­crète et ses mul­ti­ples sig­ni­fi­ca­tions sym­bol­iques, dans l’émotion qu’elle sus­cite en cha­cun de nous sans doute, depuis les images loin­taines de l’enfance, avec leurs frayeurs et leurs émer­veille­ments… l’étoile, dont l’éclat ne nous doit rien, mais dont le lan­gage humain ne cesse de rap­pel­er ce que l’humanité lui doit. Dans l’émerveillement. Mais aus­si dans la terreur.

Je ne veux pas de l’étoile pour carte postale ou pour image pieuse. C’est pour cela sans doute que, dans un poème récent, j’ai par­lé de son piétine­ment, comme pour la ramen­er au sol, là où nous l’avons fait descen­dre de la plus hor­ri­ble des façons.

Le poème nous mène tou­jours plus loin, plus pro­fond, il nous bous­cule, il ne va pas for­cé­ment dans le sens de notre con­fort. C’est le risque que l’on prend, en l’écoutant, en l’écrivant… A chaque fois, et de plus en plus, comme un débutant.

 

 

 

 

Comme vous venez de le dire, le poème “mène” ; c’est lui qui con­duit, pour peu qu’on se laisse agir par sa volon­té insai­siss­able, si je com­prends bien. Vous explorez, par le poème, des ter­ri­toires peu cou­rus me sem­ble-t-il par les poètes. Je pense notam­ment au poème inau­gur­al de votre recueil Frag­ments du jour :

 

 

quatuor — on entend les archets
se répon­dre comme si
une réponse infiniment
se cher­chait un visage
— peut-être le tien sauvé
bien avant que tu naisses
peut-être sans nom celui
où d’autres auront à se reconnaître

 

 

Ces ter­ri­toires envis­agent l’in­vis­i­ble ou l’in­con­naiss­able , qui demeure toute­fois à dire ?

 

Autant que pos­si­ble, oui, je crois qu’il s’agit de se laiss­er « men­er » par le poème. Que son sur­gisse­ment au moins nous soit une sur­prise (on peut songer au « vers don­né » de Valéry, à la « dic­tée du poème » dont par­le Bauchau, au poète «  pas maître chez lui » selon Michaux, etc.)   Que le tra­vail du poème en nous précède notre tra­vail sur le poème. Qu’il nous désta­bilise. Cela ne va pas sans ver­tiges, sans risques, sans abimes par­fois (je pense à Ale­jan­dra Pizarnik, entre autres, pour qui la poésie fut une ques­tion de vie ou de mort, littéralement).

Certes, cette remise en ques­tion du lan­gage con­ven­tion­nel, la poésie peut l’atteindre aus­si dans la fan­taisie, le jeu, la fête. Il suf­fit de penser à cer­taines comptines avec lesquelles les enfants, joyeuse­ment, déca­lent les mots de toute logique pour le seul plaisir de leurs rythmes, de leurs sonorités, pour la jubi­la­tion partagée qu’ils y trouvent.

Mon pro­pre reg­istre est plus grave, mais je trou­ve impor­tant de ne pas oubli­er cet aspect ludique de la poésie.

Mais quoi qu’il en soit, celle-ci se trou­ve dans une sit­u­a­tion para­doxale. Sans les mots, dont en quelque sorte elle nous demande de nous méfi­er, elle ne serait rien. Et eux, les mots, rien sans le silence où, en creux, ils se don­nent à enten­dre. Et nous, rien sans cette langue avec laque­lle, vaille que vaille, nous apprenons à vivre, cette langue avec laque­lle, pour le meilleur et pour le pire, nous sommes des humains.

C’est avec tout cela que je tâtonne — quelque­fois en bre­douil­lant, en me con­tre­dis­ant sans doute plus qu’à mon tour — depuis que j’écris des poèmes. En me jetant franche­ment dans la mêlée (aujourd’hui plus qu’hier je crois, quand une cer­taine idéal­i­sa­tion de la poésie me rete­nait encore ?)

Quant au poème que vous citez dans votre ques­tion, une fois de plus, il est né à l’écoute de la musique. Les mots sont venus comme une réso­nance. En sug­gérant, je l’espère, qu’il y aurait plus à dire encore, que dire n’aura décidé­ment pas tout épuisé. Et que le silence peut revenir ensuite, un peu plus habité. Soli­taire, et néan­moins un peu plus solidaire ?

Ce vis­age à « sauver » ? Le poème m’a entraîné jusque là, mais seule­ment « comme si », ou « peut-être ». Il ne répond pas vrai­ment aux ques­tions qu’il soulève. Les ques­tions sont pos­si­bles, c’est déjà beaucoup…

 

 

 

 

Ce vis­age à “sauver”, mais aus­si, et peut-être surtout “bien avant que tu naiss­es”. Nous sommes ici dans la réversibil­ité du Temps cher à Léon Bloy, si mes sou­venirs sont bons, réal­ité mys­tique con­gédiée par les héritages récents de la moder­nité, mais qui inter­roge aujour­d’hui la sci­ence astro­physique depuis les insond­ables décou­vertes quan­tiques. L’imag­i­na­tion, bien sur, serait un réel pou­voir capa­ble de créer la réal­ité, elle est aus­si un lan­gage qui attendrait des mots, et donc du poème, la sol­i­dar­ité que vous évo­quez. Face à cela, après une vie passée à servir le poème, vous vous vivez comme un vrai débu­tant. La matu­rité du poète est-elle de se savoir de plus en plus débu­tant à mesure qu’il maîtrise la com­po­si­tion de son art ? Para­doxe physique, métaphysique ?

 

Les références que vous faites à Léon Bloy ou à « la réal­ité mys­tique con­gédiée par les héritages récents de la moder­nité » mar­quent sans doute, cher Gwen, une dif­férence, et même peut-être une diver­gence, dans notre approche de la poésie et de ses « enjeux ». Dif­férence qui ne nous empêche pas, bien sûr, de men­er cet échange, que je trou­ve très stim­u­lant (j’espère qu’il en ira de même pour celles et ceux qui nous liront ensuite). 

Il n’y a, der­rière ma poésie et ma façon de vivre, ni théorie, ni cre­do. Des repères, oui, bien enten­du, entre autres ceux que j’ai trou­vés auprès des auteurs que j’ai lus, très divers, très opposés par­fois (cela traduit sans doute à quel point ma démarche est faite d’interrogations – cer­tains diront d’hésitations – plus que de cer­ti­tudes). Référence à la psy­ch­analyse aus­si, non comme un dogme, mais tout au con­traire comme un chem­ine­ment avec ce qu’il en est de l’inconnu, et d’abord en cha­cun de nous ; et aus­si, para­doxale­ment, comme une forme d’ « espérance » (je tiens absol­u­ment aux guillemets), c’est-à-dire une ouver­ture à un « pos­si­ble mal­gré tout », sans lequel vivre s’enfoncerait défini­tive­ment dans l’ornière des répéti­tions, des ressen­ti­ments, des refus. « Espérance » frag­ile donc, « espérance » de toute justesse, si je puis dire…

Mais j’assume, aus­si sim­ple­ment que pos­si­ble, l’ambiguïté que peut sus­citer ce qu’il m’arrive d’écrire, les ter­mes que par­fois j’utilise, les allu­sions qu’il m’arrive de faire (y com­pris les allu­sions « religieuses », qui ne man­quent pas). Je tente d’assumer aus­si ce bal­ance­ment qui me car­ac­térise (mais suis-je en cela bien orig­i­nal ?) entre « la peur » et « la pléni­tude », pour repren­dre le titre d’un livre que j’ai publié.

J’y avais placé en exer­gue cette phrase de Porchia (un auteur auquel je ne cesse de revenir, depuis bien des années déjà) : Tout ce que je porte attaché en moi se trou­ve libre quelque part (tra­duc­tion de Roger Munier). C’est une propo­si­tion que l’on peut enten­dre dans dif­férents reg­istres. Par exem­ple du côté de la « mys­tique » (j’ai moi-même cité à plusieurs repris­es la fameuse « rose sans pourquoi » de Sile­sius), même si je ne saurais dire pré­cisé­ment à quoi ren­voie cette notion. Ou encore du côté du tra­vail de l’analysant (comme il con­vient de dire pour celui qui « fait une psy­ch­analyse »), expéri­ence que l’on peut envis­ager comme un proces­sus d’allègement, de décen­tra­tion de soi. 

… et du côté de la poésie, surtout. C’est-à-dire, il me sem­ble, comme une inci­ta­tion, une invi­ta­tion, pour moi écrivant, pour celles et ceux qui ensuite me lisent, à accepter cette part « d’autre » qui nous habite, à se laiss­er gag­n­er par elle. Tan­dis que j’écris cela, des lec­tures me revi­en­nent en mémoire (Lev­inas par exem­ple, mais je ne pré­tends pas pou­voir m’appuyer ici sur de telles références théoriques). Je songe aus­si, tout sim­ple­ment, à des ren­con­tres vécues, à des liens d’affection et d’amitié, à des moments d’émerveillement (qui n’effacent pas les ter­reurs, mais qui ont bel et bien existé, qui le peu­vent encore…), je me dis que c’est « pour cela » que j’écris.

Pour ce que la phrase de Porchia ouvre d’inexprimable (mais qu’il a tout de même ten­té, avec ses mots, de nous sug­gér­er), d’inépuisable, d’inatteignable sans doute, du fait même de notre con­di­tion d’homme : cela, libre, quelque part…

 

 

 

 

Aucun désac­cord je pense, ni diver­gence ici entre nous cher Marc. J’en­vis­ageais vos vers cités plus haut à la mémoire d’une phrase célèbre de Bloy, dont je com­prends que vous ne vouliez pas vous réclamer, mémoire per­son­nelle et sub­jec­tive qui n’en­gage ni ma con­cep­tion du poème, si j’en ai une, ni n’en­tend piéger votre parole. 

Désac­cord peut-être main­tenant, lorsque je sug­gère que nous pou­vons faire une lec­ture méta­physique de votre poésie. C’est ain­si en tous cas que j’en abor­de un ver­sant. Vous sem­blez oppos­er au silence l’acte de nais­sance du poème. Avec cette nuance, quand vous dites : 

 

 

du silence inviolé
per­son­ne ne serait
revenu

alors la main saisit
l’ar­chet comme
on assume la naissance
comme on s’engage
jusqu’à l’extrême
du songe de vivre

 

 

Nuance qui établit que nous ne par­tons pas du silence mais que nous en revenons en ne le respec­tant pas. Serait-ce la fon­da­tion, à pri­ori con­tra­dic­toire, per­me­t­tant le drame, ou le mir­a­cle, de la vie ? Et l’en­ten­de­ment du “vivre” ne peut-il s’ap­procher que par le con­tra­dic­toire que per­met le poème ?

 

J’ai par­lé de la ren­con­tre de « l’autre » dans le poème, cher Gwen, il serait mal­venu que je la refuse ici où, généreuse­ment, elle m’est pro­posée… Soulign­er telle dif­férence de point de vue qu’il me sem­ble percevoir dans votre ques­tion, ce n’est en rien, en tout cas, vous soupçon­ner de vouloir me « piéger ».

Je trou­ve pas­sion­nant ce regain de vie (là est bien l’enjeu) que rend pos­si­ble pour le poème l’échange avec un lecteur, que ce soit dans un dia­logue comme le nôtre ou dans d’autres occa­sions (comme, par exem­ple, une présen­ta­tion dans une librairie ou une bib­lio­thèque – j’en prof­ite pour dire ici ma recon­nais­sance à quelques amis libraires et bib­lio­thé­caires, de Brux­elles à Tulle, de Bel­lac ou Tour­nai à Namur…). Oui, le poème est vivant, il est donc bien dans un mou­ve­ment, ce qu’il va per­dre, ce qui va l’enrichir, ce n’est pas de ma volon­té que cela dépend. Dans toute écri­t­ure, on prend ce risque, et cela est peut-être encore plus vrai pour l’écriture du poème.

Votre ques­tion me ramène à nou­veau vers cette suite pub­liée il y a dix ans déjà (et donc écrite il y a plus de dix ans), ma sur­prise est donc dou­ble : celle de décou­vrir votre manière de l’approcher, celle qui me vient en la relisant.

Nous sommes tou­jours à l’écoute de cette très belle œuvre d’Henri Dutilleux (inutile de dire, je crois, qu’écrire dans l’écoute d’une oeu­vre musi­cale ne sig­ni­fie pas que l’on cherche à la décrire ou à l’ « illus­tr­er » / dévelop­per ce point néces­sit­erait une trop longue digres­sion, mais je peux ren­voy­er aux réflex­ions très éclairantes de Lorand Gas­par, entre autres à ce sujet, dans un livre qui représente une véri­ta­ble balise sur mon par­cours d’écriture : Approche de la parole suivi de Appren­tis­sage, pub­lié chez Gal­li­mard en 2004).

Com­ment ai-je enten­du en moi, à cette époque, les réso­nances de cette com­po­si­tion, quels fils con­duc­teurs m’ont con­duit ensuite à leur don­ner un pro­longe­ment dans une suite de poèmes ? Qu’ai-je « voulu dire »… car, bien sûr, à par­tir de l’impulsion ini­tiale (venue de la musique elle-même, des mots qu’elle a enclenchés d’une manière qui devait beau­coup, dans un pre­mier temps, aux proces­sus incon­scients), il m’a fal­lu struc­tur­er l’écriture du texte autour de quelques axes dont, peu à peu, je pre­nais con­science. «Vouloir dire » est en l’occurrence une for­mu­la­tion plus que dis­cutable, mais je n’ai pas voulu la gom­mer, car elle indique bien je pense, hon­nête­ment, la dif­fi­culté de l’élaboration d’un poème. Eton­nons-nous, après cela, que si peu de poèmes nous sat­is­fassent vrai­ment !  Car on ne cesse d’y marcher sur un fil, on ne peut s’y tenir en équili­bre bien longtemps, lorsqu’il s’agit, selon les ter­mes si justes de Jean-Pierre Lemaire, de ne pas sub­stituer un sens voulu à l’amorce du sens offert. 

Alors, ce silence invi­o­lé / (dont) per­son­ne ne serait / revenu ? Après coup, et en me sai­sis­sant des ter­mes que vous me ten­dez comme de perch­es, j’y ver­rais bien un drame, en effet, un nœud de con­tra­dic­tions, une ten­sion qu’à sa manière le poème tend à « résoudre » (non pour l’annuler, mais pour la ren­dre viv­able). Il n’y a pas de silence « pur ». Ou alors celui qui précède ou suit la vie de cha­cun, le silence d’un néant ?

Pour que quelque chose ait lieu, pour qu’une vie appa­raisse (ou renaisse), il faut qu’une déchirure se pro­duise, plus ou moins vio­lente (dans mon texte, le glisse­ment vers le mot « viol » me sem­ble par­ti­c­ulière­ment dur). Il faut donc saisir (l’archet sinon le couteau ?), assumer la nais­sance (son « trau­ma­tisme » ?), s’engager jusqu’à l’extrême… ?

Le mot « mir­a­cle » que vous avancez (c’est bien dans un ques­tion­nement que vous le faites), je ne le récuse pas, même si je l’entends sans aucune con­no­ta­tion « religieuse ». Il faut bien quelque chose de « mirac­uleux » pour que la vie (et le poème) l’emporte, et même pour qu’elle reprenne, à chaque fois que, indi­vidu­elle­ment et col­lec­tive­ment, de nou­velles blessures lui sont infligées.

Si je reviens si sou­vent à des auteurs comme Hen­ry Bauchau (qui se recon­nais­sait mem­bre de ce qu’il appelait « le peu­ple du désas­tre »), Ale­jan­dra Pizarnik (pour elle, le « je n’en peux plus » l’a finale­ment emporté, et elle s’est sui­cidée), János Pilin­szky ou encore Juan Gel­man, c’est bien parce que ce sont des poètes qui  refusent le mirage de l’embellissement, de l’enjolivement, qui nous met­tent notre nez dans…

Si le poème peut « célébr­er » (mais oui !) la beauté du monde, la bon­té pos­si­ble en ce monde (et ce sont là des mots que je ne peux pronon­cer sans penser aus­sitôt à Pri­mo Levi ou à Robert Antelme, qui les ont util­isés en sachant très bien de quoi ils par­laient, à quoi surtout il leur a fal­lu les arracher), c’est seule­ment, de mon point de vue, à la con­di­tion de ne pas dénier les réal­ités les plus sor­dides, les plus inhu­maines, les plus insouten­ables. Il s’impose même – je par­le tou­jours, bien enten­du, à par­tir de mon pro­pre « angle d’inclinaison » (Paul Celan) —  que le poème, avec obsti­na­tion, rap­pelle ces réal­ités, s’y arc-boute en quelque sorte, sans quoi il ne serait plus qu’un cam­ou­flage, qu’une imposture.

Qu’un « chant » puisse naître dans de telles con­di­tions, oui, cela tient du mir­a­cle ! Pas éton­nant alors, qu’au chanteur il arrive bien sou­vent de bal­bu­ti­er, de bégay­er. Qu’à la mélodie, il arrive fréquem­ment de venir buter sur un amon­celle­ment de dis­so­nances, d’être frap­pée par la vio­lente irrup­tion des tim­bales ou des cuiv­res cri­ards. Je me per­me­ts de ter­min­er cette réponse (pas trop embrouil­lée j’espère) par une auto- cita­tion de Table sim­ple, à paraître très prochaine­ment chez Rougerie :

 

chan­ton­ner – bercer le
berce­ment qui manque

chanter par défaut

c’est chanter tout de même   

 

 

 

 

 

On croise, dans toute votre poésie, la récur­rence des mots “silence”, “rose”, “givre”, “étoile”, “paume”, “neige”. For­ment-ils des amers — comme des stan­dards, vous pour qui la musique sem­ble être con­san­guine au poème —  au tra­vers desquels se tisse l’aven­ture exploratoire du poème ?

 

Oui, cer­taine­ment, ma poésie se tisse autour de quelques stan­dards, selon le terme que vous utilisez (et qu’on utilise en effet en musique, et surtout pour le jazz). D’autres listes de mots que j’emploie fréquem­ment pour­raient s’y ajouter (je pense entre autres, pré­cisé­ment au vocab­u­laire lié à la musique, mais aus­si à tout ce qui a rap­port aux oiseaux, ou encore à ce qui con­cerne le thème « mater­nel »…), mais la récur­rence des mots que vous utilisez est indéniable.

Ce sont évidem­ment des mots à forte charge sym­bol­ique et le dan­ger exis­terait d’en abuser, dans la per­spec­tive d’une poésie idéal­isée, idéal­isante, dont je tiens – de plus en plus net­te­ment sans doute – à me démar­quer. Mais, bien enten­du, la rose, le givre, la neige… pas ques­tion pour autant de les évac­uer avec l’eau du bain, pour para­phras­er une expres­sion bien con­nue ! Et d’abord parce que j’ai, avec ce que ces mots « recou­vrent » comme on dit, un rap­port très « réel », très con­cret (sans cela, l’imposture ne serait pas loin). Ain­si ces ros­es que, lorsque j’avais un jardin, j’allais regarder, humer, le matin (l’herbe encore mouil­lée par le givre…), dont je cueil­lais sou­vent l’un ou l’autre bou­ton pour les dépos­er ensuite à l’intérieur (je fai­sais cela aus­si pour le chèvrefeuille, dont j’aime telle­ment le parfum).

Dans la tra­di­tion poé­tique, les ros­es ne man­quent pas non plus, évidem­ment, et pas unique­ment d’une manière qui relèverait de la mièvrerie. Ain­si, dans la célèbre épi­taphe de Rilke, à laque­lle j’ai fait allu­sion plusieurs fois dans des poèmes (et encore récem­ment) : Rose, ô pure con­tra­dic­tion, volup­té de n’être / le som­meil de per­son­ne sous tant de paupières (tra­duc­tion de Mau­rice Betz). Rilke, rien que pour ces deux vers-là ! Mais pas vrai­ment rien que pour eux, bien enten­du… Mais pré­cisé­ment, Rilke, c’est aus­si ce lyrisme dont on sait com­ment l’après Auschwitz a été amené en quelque sorte à le décon­stru­ire…  Plus ques­tion de pure célébra­tion de la beauté, impos­si­ble de détourn­er les yeux des crachats (et c’est peu dire encore) qui dégouli­nent de sa stat­ue. On sait ce que Celan, rageuse­ment, mais aus­si dans l’intensité de la volon­té de vivre en homme qui, mal­gré tout, était la sienne, ce que Celan donc a fait des jolies ros­es de Ver­laine : Quand, / quand fleuris­sent, quand, / quand fleuris­sent les, / flhuerissentles, oui, les, / ros­es de sep­tem­bre ? // Hue —  « on tue » — Mais quand ? (tra­duc­tion de Mar­tine Broda).

On pour­rait par­ler longue­ment (et cer­tains sont plus qual­i­fiés que moi pour le dévelop­per de manière théorique) de la dif­fi­culté aujourd’hui de pro­pos­er une poésie (ou une musique ou une pein­ture) qui serait d’emblée har­monieuse, flu­ide, sans heurts. Non, de nos jours, c’est à par­tir des miettes, sinon des décom­bres, qu’il nous faut ten­ter quelque chose,  nous met­tre en quête, encore, d’un pos­si­ble (sans quoi c’est le désen­chante­ment sans mer­ci, l’effondrement irrémé­di­a­ble et il me sem­ble essen­tiel, vital, de résis­ter aus­si à cette pente-là).

Je prendrais bien, une fois encore, des exem­ples du côté de la musique. Dans cette manière dont Brit­ten, dans son très beau Lachry­mae pour alto et orchestre, laisse enten­dre, tout à la fin, le thème (emprun­té à Dow­land), que le début du morceau, tout en frag­men­ta­tions, en éclats, lais­sait à peine devin­er. Ou chez Berg, dans cet exem­ple auquel je ne me lasse pas de revenir, celui de l’air de Bach qui vient, mirac­uleuse­ment, se dépos­er à la fin de son con­cer­to pour vio­lon, comme si ce thème, et toute l’œuvre avec lui, était gag­né sur le chaos.

C’est alors le chant tout de même qui vient, qui advient, qui revient – et c’est comme si on en savait alors le prix, mieux que jamais. Un apaise­ment, pro­vi­soire, frag­ile, mais pro­fond, comme une pro­fonde res­pi­ra­tion que l’on reprend.

Ma réponse devient un peu longue il me sem­ble. Je ne peux pas dévelop­per cha­cun des mots que vous relevez. Mais la paume, tout de même (ou l’épaule, qui revient assez sou­vent aus­si, je crois).

Pas seule­ment le sym­bole, ou l’idée, mais aus­si sa réal­ité très sen­si­ble : ce touch­er, cet effleure­ment d’un recevoir ou d’un don­ner sur la peau, ou alors cette main sur l’épaule, pater­nelle ou ami­cale ou encore, amoureuse, cette tête dans le creux du cou…

Une dernière chose encore. Cer­tains mots, je les ai util­isés surtout en rap­port avec les march­es que je fai­sais, dans la cam­pagne (et qu’il m’arrive encore de faire, mais plus rarement) ou à par­tir du tra­vail dans mon jardin. Mais à présent, je suis revenu habiter en ville (même si c’est une ville, Namur, qui n’est heureuse­ment pas trop grise ou terne, car elle a ses collines, sa riv­ière, son fleuve), comme mon enfance avait eu la ville (Brux­elles) pour cadre.

Mon vocab­u­laire poé­tique s’en trou­ve influ­encé. Mais pas seule­ment à cause de cet aspect per­son­nel, anec­do­tique si l’on veut, de mon retour en ville. Mais aus­si parce que la ville me con­fronte pré­cisé­ment à une sit­u­a­tion plus mélangée, moins « pure », celle de la beauté et celle de la crasse, le chant du mer­le le matin et la vio­lence des klax­ons, et les palis­sades cou­vertes de tags (et une beauté peut s’en dégager aus­si, même si par­fois elle provoque, ou, car­ré­ment, saccage).

D’où ces rhap­sodies que j’ai écrites (la pre­mière en 2007), fruits, notam­ment, de quelques voy­ages que j’ai eu la chance de faire (Mex­ique, Rwan­da…) et de ren­con­tres avec « l’étranger », grâce auquel, même si ce n’est pas tou­jours facile, nos stan­dards sont, heureuse­ment, bous­culés, mis en ques­tion, remis à neuf…

 

 

 

 

Vous par­lez de la stat­ue lyrique de Rilke, décon­stru­ite et cou­verte de crachats, de la défig­u­ra­tion des ros­es de Ver­laine par Celan. Ces réac­tions poé­tiques vio­lentes appar­ti­en­nent à l’his­toire du XXème siè­cle, et la réal­ité de pogroms, si elle fut sans précé­dent pour les juifs au niveau de l’am­pleur par la machi­na­tion nazie que per­me­t­tait le pro­grès, ne fut pas sans précé­dent dans l’His­toire elle-même. Cela n’a jamais mis fin au lyrisme, ni à la pure célébra­tion de la beauté. Tous les poètes qui pren­nent la parole ont en com­mun la con­di­tion humaine, même si la réal­ité con­crète de cette con­di­tion ne s’in­car­ne pas de même pour tout le monde, sur le chemin, même pour Rilke, même pour Ver­laine, même pour les auteur d’é­g­logues, il y eut la tor­ture de la con­tem­pla­tion des abysses, il y eut, éprou­vée dans leur chair spir­ituelle ou men­tale, l’étreinte mor­tifère du Mal. Cela doit-il met­tre un terme à la Joie, ou à sa quête, cela con­duit-il à sa néces­saire mise en sour­dine, et, si oui, ne serait-ce pas alors une vic­toire absolue du Mal sur le Verbe, sur la Vie ?

 

Cher Gwen, j’ai envie de vous répon­dre sans tarder, et, si pos­si­ble, briève­ment. Non parce que je veux écarter ou min­imiser votre ques­tion, mais sim­ple­ment parce que je crois que quelques nuances par rap­port à ce que j’ai déjà dit, clar­i­fieront la réponse (la ten­ta­tive de réponse) qui est la mienne.

Nuance d’abord en ce qui con­cerne ce crachat sur la stat­ue. Je pen­sais plutôt à la stat­ue de la Beauté, une beauté avec un grand « b » (mais vous voyez que je le lui retire), et posée sur un socle qui la pro­tégerait de la boue dans laque­lle il nous arrive si sou­vent de patauger. Nuance aus­si pour dire que,  en  par­lant de l’ « après-Auschwitz » (allu­sion aux débats soulevés entre autres par Adorno), je ne veux en rien affirmer que la vio­lence est seule­ment le fait de notre époque. Je vous rejoins : elle est inhérente à notre con­di­tion, à ce que nous sommes.

Si je me suis exprimé moi-même avec une cer­taine vio­lence, c’est à moi d’abord que je l’adresse. Con­tre ce qui pour­rait, dans une poésie qui se lais­serait aller à poé­tis­er,  chercher  à mas­quer un « vivre dif­fi­cile » que je crois pour­tant con­naître – et que tant de gens, ici et ailleurs, con­nais­sent bien plus dra­ma­tique­ment que moi. Vio­lence aus­si d’une révolte, car rien à mes yeux ne peut « légitimer » l’injustice qui pré­vaut  dans la « répar­ti­tion » du malheur.

Mais à par­tir de là, je ne pré­tends rien inter­dire (et surtout pas qu’il puisse exis­ter, sinon une joie, du moins quelque chose comme des min­utes heureuses, pour emprunter l’expression de Georges Hal­das), rien proclamer de défini­tif (et surtout pas que seul le mal­heur est vrai).

J’ai même réha­bil­ité, dans mon pro­pre par­cours de vie (et l’écriture essaie d’en témoign­er), le mot « espérance », selon la « déf­i­ni­tion » que j’en ai don­né précédem­ment… Et qui est ban­cale, évidem­ment. Mais juste, si le poème, sans se trahir, peut en répondre…

 

 

 

Dans Soupi­rail d’en­fance, pub­lié par les édi­tions Rougerie, vous par­lez du poème en ces ter­mes : ” que sait-on du poème sinon / qu’il est ignorance.” 

Si le poème est igno­rance, est-il un vecteur de con­nais­sance du monde, vecteur… ignoré, par­ti­c­ulière­ment par cette époque qui est la notre ?

 

Le poème, Gwen, que vous citez, n’est lui-même qu’une suite de ques­tions que je (me) pose. C’est le mois de novem­bre, mois de nais­sance (en ce qui me con­cerne) et de mort, qui a enclenché ce texte assez ten­du, où je par­le, entre autres, d’une douceur désirée en vain et d’un mas­sacre dont il aurait fal­lu sauver « l’enfant » ; où « de quoi ?», « à qui ? » et « quel nom ? » sont des inter­ro­ga­tions  lais­sées sans réponse. Alors, effec­tive­ment, le poète, l’homme ne sait pas, ne sait plus, le doute se fait oppressant.

Mais, para­doxale­ment, le poème affirme tout de même quelque chose : c’est qu’il est l’ignorance  et la fête de ce jour – et que ce jour n’en est qu’un par­mi les autres. Comme s’il s’agissait d’accepter une igno­rance mais, à par­tir de cette accep­ta­tion, de faire du présent vécu une fête – c’est-à-dire peut-être – « tout sim­ple­ment » — un jour à vivre.

Je suis retourné aux deux poèmes qui précè­dent celui que vous citez, puisqu’il s’agit d’une suc­ces­sion de trois textes por­tant le titre Ephéméride. Le pre­mier évoque János Pilin­szky, qui était né le 27 novem­bre 1921 et il y est fait appel à une migra­tion dans le corps / de ce qui est. Le sec­ond rap­pelle l’enterrement du poète Mar­cel Hen­nart (novem­bre 2005) et il y est ques­tion de ce que le poème restitue aux vivants.

Ain­si, je suis frap­pé après coup, et grâce à vous qui me rep­longez dans mes poèmes… et dans mon igno­rance, de voir qu’il s’y dégage tout de même une cer­taine (re)connaissance de la vie : ce qui est / ce que l’on restitue au vivant / la fête du jour.

Décidé­ment, si vous me per­me­t­tez cette petite allu­sion à un grand mys­tique (Juan de la Cruz), pour aller où il ne savait pas, le poème est allé par où il ne savait pas.

 

 

 

 

Le poème, pour le dire tel que je com­prends votre réponse, vit sa pro­pre vie à tra­vers l’ex­is­tence des êtres à son écoute, et de même qu’elle peut inspir­er le poète, elle peut aus­si en inspir­er le lecteur. Evo­quer des paysages insoupçon­nés, lui per­me­t­tre de par­ticiper à la beauté. Ouvrir aus­si des gouf­fres à sa con­science. Dans Soupi­rail d’en­fance, nous lisons ceci : 

 

 

Oui ou non -
le reste :
mascarade
vom­is­sure pour les tièdes !

oui ou non -
ceci n’est
pas une question
pas un poème

ceci est
l’im­ma­nence d’un corps
une musique
ver­sée comme le sang

 

Si cette parole n’est pas poème, qu’est-elle alors ? Et quels sont les enjeux si elle n’est pas poème ?

 

« Le poème vit sa pro­pre vie à tra­vers l’existence des êtres à son écoute » — je n’ai rien à ajouter à cela, cher Gwen, sinon vous remerci­er pour votre pro­pre écoute, pour cette refor­mu­la­tion dans laque­lle je me retrou­ve parfaitement.

J’en viens à ce poème que vous citez entière­ment et qui est extrait du cycle Pour voix de femmes écrit, entre autres, à la mémoire d’Alejandra Pizarnik. Quelque chose de très intime (mais pas seule­ment pour moi je pense…) est en jeu dans ces textes. Du côté de femmes en souf­france, de leurs cris, du côté de cette douceur qu’elles peu­vent don­ner (qu’on me com­prenne bien : je me situe ici loin de tout cliché), d’une douceur qu’elles ont (ou auraient eu) besoin de recevoir, aussi…

Tout cela, le poème l’a enten­du comme un remue­ment dans le ven­tre, là où sont les cris, les peurs, là où les désirs se font brûlants, où ils se con­sument quelquefois.

Alors ce poème a jail­li comme une rage con­tre tout « dis­cours poé­tique » qui chercherait à enten­dre de telles voix sans en être (trop) dérangé, … qui ne serait finale­ment qu’une façon de les étouf­fer. Ce que j’ai écrit est vio­lent, à la mesure des ques­tions que j’ai à me pos­er moi-même sur ce que j’ai été capa­ble d’entendre… et de ne pas enten­dre dans la souf­france des autres. Je me sou­viens qu’écrivant ces poèmes, j’avais été relire, très ému, des let­tres que m’avait adressées Mimy Kinet (amie proche, décédée en 1996, poète pub­liée à l’époque par l’Arbres à Paroles), et aus­si un long cour­ri­er de Fer­nand Ver­he­sen à pro­pos d’Alejandra Pizarnik (dont il avait traduit et pub­lié des poèmes au Cormi­er, qu’il avait hésité à aller ren­con­tr­er lorsqu’elle séjour­nait à Paris – finale­ment cela ne s’était pas réal­isé). Je retrou­ve ce cour­ri­er, j’y lis : (…) l’offre du poème se détru­i­sait selon l’effet de son pro­pre don. Rup­ture absolue, il ne lais­sait aucune chance à la blancheur de la page à jamais blessée. L’écriture ne pou­vait miser  que sur le silence aveuglant d’une parole foudroyée.

Alors, il me sem­ble que tout autre com­men­taire serait scan­daleux, qu’il faut pou­voir enten­dre que rien  (pas même le poème…) n’a pu sauver cette femme de l’inexorable.

Oui ou non ? Ques­tion de vie ou de mort, on ne badine pas avec cette ques­tion lorsqu’elle est posée. Bien sûr tout poème, tout poète ne met­tent pas devant des enjeux aus­si dra­ma­tiques. Et il ne s’agirait pas de se com­plaire (cela aurait des relents un peu trop roman­tiques) dans une dés­espérance qui, seule, serait capa­ble de don­ner de « beaux poèmes ».

Mais savoir écouter jusque là, oui, ces voix qui témoignent d’un effon­drement per­son­nel (ou col­lec­tif), être soi-même, sim­ple­ment, mod­este­ment, à leur écoute, sans rien pré­ten­dre « expli­quer » de ce qui rend pos­si­ble que nous, nous soyons, mal­gré tout, des sur­vivants.

 

 

En 2012 parait, chez Rougerie, Quelqu’un a déjà creusé le puits, recueil qui débute par les vers célèbres de Patrice de La Tour du Pin : “Tous les pays qui n’ont plus de légende/seront con­damnés à mourir de froid…”, vers “qui ne con­damnent que leur pro­pre impos­ture” dites-vous ensuite.

Leur pro­pre imposture ?

 

Quelqu’un a déjà creusé le puits com­mence par une suite  inti­t­ulée Frag­ments d’un prélude inachevé et qui a été écrite sous le signe  — mais aus­si en quelque sorte en réplique – des deux vers de Patrice de la Tour du Pin. Ces deux vers, je les ai en effet en mémoire depuis l’adolescence, je les sais « par cœur ». Ils sont naturelle­ment venus comme le point de départ  — et même le seul pos­si­ble sans doute – pour un texte que m’avait demandé notre ami Jean Mai­son, à l’occasion du cen­tième anniver­saire de la nais­sance du poète.

Car des cer­ti­tudes de mon ado­les­cence (de celles du moins que je croy­ais pou­voir proclamer pour esquiver ce qui me tarau­dait), de ce qui aurait pu m’accorder avec les con­vic­tions de Patrice de la Tour du Pin, il ne me restait autant dire rien. Rien, sauf que ces deux vers réson­naient tou­jours avec force en moi. Rien, sauf que relisant l’ensemble de ce Prélude à La quête de joie et d’autres de ses poèmes, je pou­vais y enten­dre quelque chose, me sen­tir invité à cette écoute dont nous avons déjà par­lé, sans devoir nier pour autant ce qui, dans le ton des poèmes ou l’idéologie qui les sous-tend, m’était devenu étranger.

Ecoute. C’est le mot qui con­vient, plus que jamais. Car, tour­nant (ou plutôt, lais­sant tourn­er) ces vers de du Pin, longue­ment, dans ma tête, je n’ai plus eu, un jour, qu’à jeter sur le papi­er les deux vers qui m’ont été « don­nés » et qui ont enclenché, comme naturelle­ment,  la suite (en prose) de mon pro­pre poème. Et je suis resté stupé­fait lorsque j’ai remar­qué et véri­fié (en comp­tant sur mes doigts, comme un débu­tant !) que ces deux vers ini­ti­aux comp­taient dix pieds,  très exacte­ment comme ceux de du Pin : tout ne tient que par ce qui le défait / et d’abord la légende de soi-même

La suite du poème pou­vait s’écrire, dans une sorte de con­tre­point avec celui de du Pin, comme un prélude, en ce qui me con­cerne, bien sûr inachevé et bien sûr en frag­ments. Les vers qui ne con­damnent que leur pro­pre impos­ture, ce sont donc les miens, non ceux de du Pin. Les miens, sans doute plus dans ce qu’ils con­tre­dis­ent que dans ce qu’ils dis­ent, s’ils se pré­tendaient por­teurs d’une affir­ma­tion, d’une vie qui se défini­rait comme sûre de son impor­tance et de la tra­jec­toire qu’elle se donne. Mais non s’ils se recon­nais­sent tra­ver­sés par ce qui leur échappe, guidés (si l’on peut dire) par des forces con­tra­dic­toires et cela jusqu’au naufrage. Non s’ils s’inscrivent dans la per­spec­tive ouverte par Porchia – voilà encore quelques mots que j’ai telle­ment lais­sé tourn­er en moi, que je les con­nais désor­mais par cœur : Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais.

Je pense qu’on peut l’entendre autrement que comme une défaite…

 

 

 

Dans votre livre Dans l’or­eille pro­fonde paru au Tail­lis Pré, vous écrivez — j’ex­trais d’un poème qui marie le vers et la prose ce frag­ment — “sur la table trô­nait quelque chose d’in­véri­fi­able et tout autour il n’é­tait pas ques­tion du poème mais seule­ment de vivre, de la somme des mal­heurs et des bon­heurs, d’un fait divers et du salut de son âme”.

Je com­prends votre util­i­sa­tion du mot poème, ici, comme la chose écrite. Mais, le poème, que l’on pour­rait écrire le Poème, comme nous l’en­ten­dons dans Recours au Poème, n’est-ce pas, juste­ment, vivre, la somme des mal­heurs et bon­heurs, le salut, mot que vous employez maintes fois au cours de ce beau livre, bref, non pas la lit­téra­ture, mais le vivant ?

 

Ce à quoi le texte fait allu­sion ici, c’est à la dis­cus­sion autour du poème plus qu’au poème pro­pre­ment dit. Et ceci d’ailleurs, sans mépris­er le moins du monde le fait de par­ler du poème, ce que nous sommes d’ailleurs en train de faire. Mais il faut à un moment pou­voir pass­er à autre chose, où le poème n’est pas / où on pour­rait croire qu’il n’a pas sa place, mais où il la prend peut-être quand même…  Je vais expliciter mes pro­pos, qui doivent paraître un peu énigmatiques.

Il faut remet­tre mon poème dans son con­texte, celui d’un voy­age au Mex­ique, en octo­bre 2006, dans le cadre de la Encuen­treo de Poet­as del Mun­do lati­no. Je venais pré­cisé­ment, en com­pag­nie du poète colom­bi­en Juan Manuel Roca, de vivre un très bel échange avec des étu­di­ants, dans une Uni­ver­sité, à San Luis Poto­sí. Après la ren­con­tre, avec le chauf­feur du minibus qui devait nous ramen­er au cen­tre ville, avec Juan Manuel Roca et deux ou trois autres per­son­nes, nous nous sommes arrêtés dans un petit bistrot, pour partager la tequi­la et écouter les dis­ques de musique pop­u­laire que mes com­pagnons met­taient dans le vieux juke-box.

Je racon­te ce moment, que j’avais trou­vé par­ti­c­ulière­ment chaleureux, sur une des pages de ma rhap­sodie (c’est-à-dire pour moi, une suite de poèmes où peu­vent pren­dre place de la nar­ra­tion,  l’évocation d’événements de l’histoire ou de l’actualité, des anec­dotes, dans un type d’écriture poé­tique assez libre, peu con­ven­tion­nel). Et dans la com­po­si­tion de cette rhap­sodie (je garde le mot qui m’est venu, com­po­si­tion, qui est musi­cal aus­si), ce réc­it s’est mêlé au sou­venir d’une page de Pes­soa, où il ques­tion d’un chanteur et d’une petite extase de coin de rue.

Ne par­lant pas du poème, nous étions bien, dans ce bistrot, en train de vivre un de ces moments où le poème s’enracine… c’est pourquoi j’ai voulu en garder la trace dans un poème ! Ma for­mu­la­tion est un peu tara­bis­cotée, je le crains, alors qu’il s’agissait de la chose la plus simple.

Tout sim­ples aus­si, ces mots avec lesquels Pes­soa, tou­jours dans ce pas­sage du Livre de l’intranquillité, touche peut-être bien ce qui fait le cœur de la poésie : La chan­son dis­ait, d’après ses phras­es voilées et sa mélodie, si humaine, des choses qui se trou­vent dans l’âme de cha­cun de nous et que per­son­ne ne connaît.

 

 

Nous voici, cher Marc, au terme de notre entre­tien, où nous avons abor­dé le poème par vos pro­pres poèmes, à tra­vers cer­tains de vos recueils, et par votre vision sur la poésie. Ter­mi­nons par là où nous avons com­mencé. ” Il se peut qu’aujourd’hui – et ceci est plus qu’une boutade —  je devi­enne enfin un vrai débu­tant…”, c’est ain­si que vous acheviez votre pre­mière réponse à cet entre­tien. Vous pub­liez bien­tôt un nou­veau recueil chez Rougerie. Qu’est-ce que le vrai débu­tant à appris, a à trans­met­tre à tra­vers ce nou­veau livre ? Pou­vez-vous nous le présenter ?

 

Mer­ci, cher Gwen, de me per­me­t­tre de ter­min­er en « rebondis­sant », comme on dit aujourd’hui, sur ce qui était en effet, au début de notre entre­tien, plus qu’une boutade de ma part.

C’est vrai, je crois, et de plus en plus, que l’écriture, à chaque livre nou­veau, à chaque poème nou­veau, est une prise de risque, une aven­ture. Que, à chaque fois, on se lance dans cette aven­ture sans savoir où elle va nous men­er, qu’on ne le décou­vri­ra, pro­gres­sive­ment et jamais totale­ment, qu’après-coup. A tra­vers notre pro­pre regard rétro­spec­tif sur ce qui s’est écrit, et, bien sûr, à tra­vers le regard des autres, sans lequel le poème serait rapi­de­ment réduit à l’état de let­tre morte…

C’est d’autant plus vrai sans doute pour ce prochain livre, Table sim­ple, et je remer­cie très vive­ment Olivi­er Rougerie d’avoir accep­té de partager avec moi cette aventure.

Ce que j’ai appris, ce serait peut-être de con­tre­car­rer un peu moins cette tra­ver­sée de l’incertitude qu’exige l’écriture. Que je pou­vais, par exem­ple, écrire un ensem­ble comme la par­tie Thème et vari­a­tions qui fig­ur­era dans ce prochain livre, oser ce tra­vail sur les sonorités et les asso­ci­a­tions qu’elles provo­quent, me laiss­er men­er jusqu’à l’invention du mot sur lequel il se ter­mine (et cette « chute » du texte m’a alors éton­né et ému). C’est comme un débu­tant que j’en suis arrivé à écrire, directe­ment sur place, à Kigali (mer­ci encore, de tout cœur, à ceux qui m’y ont accueil­li), à deux repris­es, des textes à la fois sim­ples dans leur énon­cé et com­plex­es dans ce que j’oserais appel­er leur con­tre­point. Que j’ai pris le risque de n’en dévoil­er la portée (et d’abord pour moi-même, une fois de plus), qu’une fois l’écriture des poèmes ter­minée, au tra­vers d’une note extraite de mes car­nets per­son­nels, rédigée à mon retour et pub­liée dans le livre, à la suite des poèmes (et non pas, ceci est délibéré, pour les introduire).

C’est ain­si encore, dans cette expéri­ence, dans cet appren­tis­sage tou­jours renou­velé, que je n’ai adop­té  le titre et écrit la dernière par­tie du livre qu’après avoir été accueil­li à …la table sim­ple d’une amie et avoir partagé avec elle une balade d’automne dont on trou­ve les traces dans cette sec­tion appelée Insis­tances.  Comme si dans la réca­pit­u­la­tion que cette suite met­tait en œuvre, je déchiffrais un peu l’itinéraire que j’avais suivi, le retour où vivre s’invente.

Autrement dit, avec ses aspérités et ses inachève­ments, ce livre a été écrit, peut-être  plus encore que les précé­dents, au beau milieu de ce que j’appelle le chantier de vivre. C’est peut-être pour cela qu’il m’a fait, à la fin, le don  de ce que je n’aurais osé espér­er (vu la dureté tout de même de beau­coup de ses pages) : le mot pos­si­ble. Il ne m’appartient pas. Il est écrit dans le livre, et le livre est déposé sur la table, notre table…

 

 

Mer­ci cher Marc Dugardin.

 

 

 

 

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.