Avec ce tren­tième numéro de Supérieur Incon­nu s’achève l’aven­ture de cette revue fondée par Sarane Alexan­dri­an en octo­bre 1995, aven­ture qui dura donc 16 ans et con­nut trois séries dif­férentes. Ce dernier numéro con­siste en un hom­mage à la fig­ure tutélaire de Sarane Alexan­dri­an, dis­paru le 11 sep­tem­bre 2009. Nous y trou­vons les sig­na­tures des acteurs majeurs ayant fait l’his­toire de cette revue qui se revendi­quait du non-con­formisme intégral.

C’est à César Birène que revient la tâche d’ou­vrir ce numéro mémo­r­i­al par un texte retraçant claire­ment les grandes étapes de Supérieur Incon­nu. A l’o­rig­ine imag­inée par André Bre­ton, la revue aurait dû voir le jour en 1947 chez Gal­li­mard sur les con­seils de Jean Paul­han. Une revue ayant l’am­bi­tion d’u­nir les con­ser­va­teurs fidèles à l’e­sprit du Sec­ond man­i­feste, et les nova­teurs. Le nom même de la revue vient directe­ment de Bre­ton qui voy­ait dans le “Supérieur Incon­nu” l’ob­jec­tif idéal de la recherche poé­tique de l’avenir. Elever l’e­sprit vers les hau­teurs et explor­er l’in­con­nu. Un désac­cord empêcha ce pro­jet que Sarane Alexan­dri­an, en héri­ti­er légitime du Sur­réal­isme – il avait été le secré­taire général du mou­ve­ment – reprend et mène à son point d’é­panouisse­ment au moment charnière du pas­sage au troisième mil­lé­naire. Une revue issue du Sur­réal­isme mais désireuse d’ac­cueil­lir dans ses pages les voix d’un avenir poé­tique éman­cipé du passé, et fer­vente admi­ra­trice de fig­ures peut-être injuste­ment mal con­nues telles celles de Claude Tar­naud, Charles Duits, Stanis­las Rodan­s­ki, Gilbert Lely, Jeanne Buch­er par exemple.

César Birène retrace avec fidél­ité ces quelques quinze années d’en­gage­ment lit­téraire autour de Sarane Alexan­dri­an. Il en syn­thé­tise l’e­sprit, les con­tenus, évoque les grands acteurs tels Alain Jouf­froy et Jean-Dominique Rey, à la fon­da­tion de l’aven­ture avec Sarane. Puis rejoints par la jeune généra­tion des Christophe Dauphin, Marc Kober, Ali­na Reyes. Je me per­me­ts d’a­jouter Pablo Duran, Renaud Ego, Jong N’Woo, Malek Abbou, etc. Les tran­si­tions des séries 1 à 2 et 2 à 3 sont bien explic­itées, ain­si que les raisons qui présidèrent chaque fois au change­ment de vis­age par ces nou­velles mou­tures de la revue. On notera avec éton­nement au moins deux grands absents sous la plume de César Birène, deux absents de taille qui con­tribuèrent pour­tant à l’en­ver­gure de la revue par le rôle qu’ils y tin­rent au sein du comité de rédac­tion de la pre­mière série, en les per­son­nes d’Alain Vuil­lot et de Matthieu Baumier…

La revue pour­suit ensuite son hom­mage à Sarane avec les textes de Christophe Dauphin, les pho­tos de Sarane et de sa femme Madeleine Nova­ri­na, les poèmes de Madeleine Nova­ri­na, les pho­tos du bureau de Sarane où nous eûmes tous l’hon­neur, à un moment, d’être reçu pour une con­ver­sa­tion d’une politesse exquise  sous le charme silen­cieux et mag­iques des œuvres de Vic­tor Brauner.

Des textes inédits de Sarane, comme illus­trés par des repro­duc­tions de toiles de Lju­ba, sont ici pub­liés, comme La créa­tion romanesque issue de ses Idées pour un Art de vivre, Art de vivre qui était la pas­sion de sa vie tant il con­sid­érait que cet Art induit tous les plans de l’é­man­ci­pa­tion de l’hu­main. Nous y trou­vons égale­ment trois let­tres inédites adressées à Sarane, deux par André Bre­ton, la troisième par Mal­colm de Chaz­al, let­tres qui témoignent de l’en­gage­ment intel­lectuel inté­gral qui était celui d’Alexandrian.

Suit un entre­tien d’Alain Jouf­froy par Jean-Dominique Rey autour de la fig­ure de Sarane, entre­tien sur­prenant au sein d’un hom­mage tant Jouf­froy n’use d’au­cune langue de bois pour évo­quer le sou­venir de son ami Sarane. A juste titre d’ailleurs car Alexan­dri­an, non-con­formiste revendiqué, aurait eu en hor­reur les pas­sages de pom­made de cir­con­stance. Jouf­froy évoque un Alexan­dri­an sup­por­t­ant mal la con­tra­dic­tion qu’on pou­vait lui oppos­er et nom­breux sont, par­mi ceux qui le fréquen­tèrent, à avoir essuyé ses colères et sa sus­cep­ti­bil­ité. J’ai, per­son­nelle­ment, — mais com­bi­en sommes-nous à en pos­séder les mêmes – deux sou­venirs avec le recul plutôt amu­sants, de ses indig­na­tions héritées de la mécanique du Sur­réal­isme des pre­miers âges, lorsqu’il s’agis­sait de juger et d’ex­clure des mem­bres non-con­formes à la ligne offi­cielle. Le pre­mier con­siste en une let­tre reçue alors que je tra­ver­sais des dif­fi­cultés intimes. Je m’é­tais replié dans le silence mais en sor­tis un jour, tra­vail­lé par le souci de ne pas avoir infor­mé Sarane des prob­lèmes que je ren­con­trais. Je lui écriv­is donc et reçus deux jours plus tard une mis­sive m’an­nonçant la fin de ma col­lab­o­ra­tion à Supérieur Incon­nu faute d’avoir don­né des nou­velles depuis plusieurs mois. Nos let­tres s’é­taient en réal­ité croisées et je rece­vais dès le lende­main un mot me réha­bil­i­tant au sein de la revue. Le deux­ième sou­venir remonte au moment du pas­sage à la deux­ième série de Supérieur Incon­nu. Sarane venait d’en redéfinir la struc­ture, qu’il désir­ait calquée sur le tarot inven­té par les sur­réal­istes à Mar­seille lors de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Une revue organ­isée selon les 4 axes majeurs de ce tarot aux emblèmes nou­veaux, incar­nant par là “les 4 valeurs car­di­nales de l’hu­man­ité, désignées par le jeu de cartes des sur­réal­istes : l’amour, feu de l’e­sprit et du corps ; la con­nais­sance, scru­tant même l’in­con­naiss­able ; et la révo­lu­tion, roue à aube du des­tin, inscrivant le désir du meilleur dans les faits”, selon les mots même de Sarane. Je reçus une let­tre de sa main m’ex­plic­i­tant le nou­v­el axe de la revue, assor­tie d’une propo­si­tion de tenir la rubrique dédiée à la “Révo­lu­tion de la poésie”. Comme, après réflex­ion, je sig­nifi­ais à Sarane, par mis­sive inter­posée, mon souhait de déclin­er son invi­ta­tion, esti­mant alors que mieux valait pub­li­er des poèmes pour servir la poésie plutôt que des pro­pos Révo­lu­tion­naires cen­sés l’in­car­n­er, let­tre dans laque­lle je joignais l’un de mes derniers poèmes, “Amnios”, je reçus quelques jours plus tard ma pro­pre let­tre pho­to­copiée, cha­cune de mes phras­es com­men­tées en rouge à la marge, ain­si que le font les pro­fesseurs des mau­vais élèves. J’avais eu l’outre­cuid­ance de repouss­er incon­sciem­ment  la con­fi­ance placée en moi par Sarane, et il me sig­nifi­ait sa vex­a­tion en m’in­fligeant, lit­térale­ment, une cor­rec­tion. Deux jours plus tard, je rece­vais une nou­velle let­tre m’ex­pli­quant qu’il avait mal­gré tout décidé de pub­li­er mon poème “Amnios”, sans que ce poème soit toute­fois de la grandeur du Mahabara­ta. Tout Sarane est dans ce type d’anec­dotes. Un homme généreux. Une fig­ure tutélaire à qui l’on devait une manière d’al­légeance à par­tir du moment où il nous avait accueil­li dans son clan. Un écrivain ayant sa pro­pre con­cep­tion de la fidél­ité, souf­frant avec dif­fi­culté qu’on lui oppose des vues dif­férentes de ce en quoi il croy­ait. Mais généreux, je le répète, comme peu en sont capables.

Aus­si la ver­sion de Sarane par Alain Jouf­froy a‑t-elle lieu d’être tant elle rend fidèle­ment le car­ac­tère haut en couleur qui était le sien. D’ailleurs, s’en­suit la repro­duc­tion d’une réponse de Sarane à un mes­sage de Jouf­froy lais­sé sur son répon­deur télé­phonique. Illus­tra­tion sig­ni­fica­tive des rap­ports qui furent ceux des sur­réal­istes, faits de fran­chise, d’orgueil, de rodomon­tades, d’hys­térie sur­jouée, de joutes ora­toires, de rup­tures, de réconciliations.

Par­mi les textes, pas­sion­nants, de ce numéro hom­mage, (nous ne les citerons pas tous), men­tion­nons celui de Paul San­da con­sacré à l’ou­vrage majeur d’Alexan­dri­an, His­toire de la philoso­phie occulte, et aux pro­longe­ments de ce livre, d’abord dans le rap­port qu’en­tretint San­da avec Sarane, ensuite dans la vie de San­da. Remer­cions Christophe Dauphin, maître d’œu­vre de cette ultime livrai­son, pour ses con­tri­bu­tions à la réus­site de ce beau numéro, tant lorsqu’il se con­sacre au cou­ple Madeleine Nova­ri­na-Sarane Alexan­dri­an que lorsqu’il dresse un por­trait biographique de Sarane, situ­ant son impor­tance dans la deux­ième généra­tion sur­réal­iste mais aus­si dans le monde lit­téraire et intel­lectuel, lui dont l’œu­vre fut traduite partout dans le monde sans que jamais l’in­tel­li­gentsia offi­cielle et médi­a­tique ne lui rende le moin­dre hom­mage. Hom­mage encore à l’éru­di­tion épous­tou­flante d’un homme hors-norme, qui n’avait cure de savoir pour savoir mais entendait savoir pour vivre plus et trans­met­tre ses con­nais­sances pour aider à vivre plus.

Jean Binder, lui, choisit dans les mul­ti­ples vis­ages d’Alexan­dri­an, l’écrivain d’art. Il rap­pelle que le pre­mier livre de Sarane fut con­sacré au pein­tre Vic­tor Brauner, Brauner l’il­lu­mi­na­teur, dont on ne peut ici que con­seiller la lec­ture tant ce livre est, à mes yeux, fon­da­men­tal. Et pour­suit en dres­sant l’it­inéraire des écrits sur l’art de Sarane. Palpitant.

Gérald Mes­sadié quant à lui tire son cha­peau à l’im­per­ti­nence, pour employ­er un euphémisme, de Sarane, lui qui, en 2000, pub­lia un livre étrange inti­t­ulé Soix­ante sujets de romans au goût du jour et de la nuit, livre dans lequel Sarane pro­pose aux romanciers en mal d’in­spi­ra­tion 60 sujets mir­i­fiques pour surseoir à leur manque de tal­ent et d’imag­i­na­tion. Un livre volon­taire­ment passé inaperçu tant le bras d’hon­neur d’Alexan­dri­an aux plumi­tifs desséchés en tous gen­res relève, comme le souligne Mes­sadié, du terrorisme.

Il y  a aus­si le très beau texte de Marc Kober, d’une justesse et d’une mesure admirables, brossant l’im­age de sur­face qu’of­frit à beau­coup Sarane Alexan­dri­an pour nous mon­tr­er un peu le vrai cœur de cet homme : “Pour­tant, la vérité de Sarane est ailleurs, écrit Kober : moins dans l’homme de let­tres qu’il voulut être que dans une volon­té d’élargir le périmètre humain”.

Il y a enfin, et je m’ar­rêterai là, le beau poème que Matthieu Bau­mi­er offre ici à Sarane, inti­t­ulé A l’é­toile vive, assor­ti de cette émou­vante dédi­cace Pour Sarane, par-delà.

Ce tren­tième numéro rend ain­si un hom­mage mérité à un écrivain mécon­nu, dont l’œu­vre théorique con­tin­uera d’ir­riguer les temps à venir tant elle se situe à la croisée de la Tra­di­tion dont notre société se tar­gue de ne vouloir rien savoir, et de l’avenir qui l’aimante par un besoin vital de pren­dre sa respiration.

Supérieur Incon­nu, ce furent 30 vol­umes en quinze ans, mais aus­si des lec­tures publiques dont cha­cun des mem­bres garde en mémoire les éclats et les reliefs. (Concierg­erie de Paris, Mairie du XIIème arrondisse­ment de Paris, Bateau-lavoir). A titre per­son­nel, sans Supérieur Incon­nu, sans Sarane Alexan­dri­an, je n’au­rais sans doute pas ren­con­tré la danseuse Muriel Jaër, petite-fille de la galeriste Jeanne Buch­er avec qui, au sor­tir d’une lec­ture de poèmes, je devais me lier d’amitié.

Je n’au­rais pas non plus eu la grande chance de ren­con­tr­er Matthieu Bau­mi­er, dont l’ami­tié dans le Poème m’est absol­u­ment vitale.

Pour ceci, Sarane, merci.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.