PHILIPPE DELAVEAU

Par | 13 juillet 2014|Catégories : Rencontres|

 

- Quel chemin vous a con­duit à la poésie ?

Pour quiconque s’est décou­vert la voca­tion de poète (et je dis cela sans aucun roman­tisme, tout sim­ple­ment parce qu’à mon âge on s’aperçoit qu’une vie s’organise autour d’un appel auquel on est ou non resté  fidèle), tous les chemins mènent au poème – et par-là même à la poésie, mot dif­fi­cile, réal­ité encore plus com­plexe à définir.

En poésie, l’expérience des com­mence­ments est ain­si quelque peu banale : il s’agit tou­jours de l’acquisition d’un lan­gage à l’intérieur de la langue, selon des étapes qui mènent de la fonc­tion ludique à la fonc­tion ontologique, je veux dire du jeu à la célébra­tion.

Dès que j’ai com­mencé à être atten­tif au lan­gage, puis à la lec­ture des livres, les mots m’ont frap­pé à la fois par leurs com­bi­naisons, leurs ressem­blances, les jeux aux­quels ils invi­taient, et plus encore par ce qu’ils lais­saient sup­pos­er au-delà d’eux-mêmes, qui me fai­sait rêver. Mais entre cet intérêt pour les mots et l’artisanat du poème il y avait bien des obsta­cles à franchir ! D’autant que la bib­lio­thèque famil­iale était très mai­gre en livres de poèmes.

Puis l’adolescence a sus­cité une réflex­ion inquiète sur le fait d’être un « être humain », qui m’a fait rem­plir bien des pages ! Exis­tions-nous vrai­ment ? Tout cela était-il ? J’ignorais encore que cette inter­ro­ga­tion bien naïve allait ren­con­tr­er celle d’une par­tie de la philoso­phie du XXème siècle.

J’ai vécu l’angoisse d’une rela­tion au monde, la han­tise de ce trem­ble­ment général des êtres et des choses, la fragilité des feuilles. Tout cela, les mots devaient s’en empar­er. Ce que je pre­nais alors pour des poèmes n’était guère que l’expression d’un cer­tain désar­roi avec les mots des autres. Si un jour on décou­vre qu’écrire des poèmes est une des plus grandes joies qui soient, il faut avoir com­mencé par con­naître d’abord l’enthousiasme un peu naïf, l’impatience et la décep­tion. En somme, les gammes repris­es sans fin jusqu’à la note juste nous révè­lent que l’instrument ne sera jamais infail­li­ble parce qu’il n’existe pas vrai­ment : il n’y a guère que notre façon d’être au monde à tra­vers une trans­fig­u­ra­tion du lan­gage selon des formes néces­saires, et la fusion de nous-mêmes avec ce lan­gage dans une façon de vivre. Et vivre alors, c’est vivre à l’affût.

Voilà com­ment je suis venu à la poésie : au départ, je ne rêvais que de racon­ter des his­toires. La poésie me sem­blait une activ­ité par­al­lèle, très estimable certes, mais moins puis­sante que l’aptitude à faire sur­gir des per­son­nages et les impos­er à l’imagination de ceux à qui j’aimais racon­ter de petites « fic­tions ». Alors que l’expérience du poème, puisque j’en écrivais beau­coup et très médiocres – , m’a fait mesur­er très vite le piège d’un enfer­me­ment dans le seul lan­gage, dans le nar­cis­sisme du lan­gage qui se regarde lui-même dans le miroir plus ou moins sat­is­fait de son agencement. 

Un jour, vers les vingt ans, j’ai tout détru­it, déchi­queté, brûlé. Un geste sans doute idiot, et que je regrette. Mais j’étais furieux con­tre moi-même, je ne sup­por­t­ais pas de devoir relire des pages médiocres, qui devaient tant à Baude­laire, Rim­baud, Michaux, Saint-John Perse…

Alors j’ai recom­mencé à écrire de la poésie, après une crise de détes­ta­tion, qui a cor­re­spon­du aus­si à une crise de la foi. Et j’ai eu la chance de ne pas pub­li­er de livre avant 38 ans. Un écrivain ne doit pas chercher à oppos­er aux autres l’écriture de sa sin­gu­lar­ité, mais à com­mu­nier avec eux dans l’expérience de la dif­férence. En sachant qu’il ne doit rien au pub­lic, mais tout à son art.

 

 

- Sans vous deman­der de définir votre poésie, vous avez fait le choix d’écrire, de com­pos­er et de pub­li­er votre œuvre. Elle con­tient donc pour vous des élé­ments qui renou­vel­lent les voix antérieures à tra­vers lesquelles vous vous êtes nour­ri. Quels sont selon vous ces élé­ments sin­guliers que porte votre parole poétique ?

Je crois qu’il faudrait rap­pel­er l’époque dans laque­lle nous nous trou­vions alors. La référence demeure, d’une manière mythologique, mai 68, qui fait fig­ure de date fon­da­trice. Bien qu’il y eût beau­coup à dire là dessus, mais ce n’est pas le sujet… On pou­vait dis­cern­er deux grandes ori­en­ta­tions alors, dans la vie cul­turelle : l’exigence exhaus­tive du tout poli­tique ; l’exigence con­traire du tout formel.

Je m’en tiendrai à la sec­onde. Liée à la préémi­nence non pas de la forme, ce qui allait de soi en art, mais du for­mal­isme, celle-ci tenait à dis­tance la démarche poé­tique pro­pre­ment dite, dans sa rela­tion à une fin. Com­bi­en de fois ai-je enten­du répéter autour de moi cette cita­tion de Hegel qui sem­blait légitimer, pour ceux qui la prononçaient, la dis­pari­tion « his­torique » de la poésie : « L’art est mort, l’âge de l’esthétique est venu ». La ratio­nal­i­sa­tion devait l’emporter aus­si bien dans l’invention que dans l’interprétation, con­gé­di­ant l’essentiel, l’irréductible part secrète qui irradie dans tous les arts.

Les struc­tural­istes avaient raté la poésie, comme les écrivains for­mal­istes qui entendaient réin­ven­ter le roman, du moins pro­pos­er, et rien que cela, un « nou­veau roman ». Robbe-Gril­let et le pre­mier Butor, pro­po­saient des voies qui pou­vaient fascin­er des étu­di­ants, appren­tis-écrivains plus prompts à rechercher des expli­ca­tions à par­tir de démon­tages ou de théories, où les choses s’avéraient aisé­ment com­préhen­si­bles et sus­cep­ti­bles d’être repro­duites, qu’à entr­er dans le long et dif­fi­cile appren­tis­sage de la vie intérieure, en quête de formes néces­saires, ce qui n’est pas vrai­ment une mince affaire ! Pour­tant, cer­tains d’entre nous, les plus scep­tiques, devaient très vite décou­vrir com­bi­en le per­son­nage, qui par­ticipe du mys­tère même du roman, dis­parais­sait dans ces con­struc­tions ambitieuses. Quand il n’est pas réduit à une ombre sché­ma­tique dans la com­bi­nai­son ingénieuse d’une archi­tec­ture glacée. D’ailleurs beau­coup d’œuvres et de « théories » de l’époque étaient vouées à la glacia­tion, là où la poésie exige une forme de pas­sion – du moins cette émo­tion qu’il con­vient de trans­fig­ur­er. Vous voyez, je suis resté fidèle à Reverdy !

J’avais essayé d’écrire selon les normes du Nou­veau Roman… avant de me lass­er de ces ten­ta­tives. Et puis, dans le même temps, j’ai eu la chance de décou­vrir quelques voix mag­nifiques à tra­vers des livres qui m’ont lit­térale­ment boulever­sé. Ceux de poètes étrangers, à qui je suis demeuré fidèle par la suite. Mais aus­si des Français : le dernier Max Jacob, celui qui ne joue plus mais qui devient un maître spir­ituel ; Fol­lain, moins pour l’aspect rude, un peu dépe­nail­lé de ses poèmes que pour l’extraordinaire souci de l’humain, et de l’humain le plus hum­ble à tra­vers les signes émis par les objets ; Dadelsen, à cause de son tra­vail musi­cal de la prose dans son vers ample ; Réda, dont les recueils me sem­blaient attein­dre à l’équilibre le plus réus­si entre une expéri­ence humaine de l’émotion – une ten­dresse tou­jours dis­crète – mais aus­si de la vio­lence, et une forme de vers très sou­ple, avec d’admirables coupes, des rejets, et une prosodie très plas­tique. Je lisais aus­si, avec le même bon­heur Jean Gros­jean et Philippe Jaccottet.

Ce sont ces voix qui m’ont guidé, et quelques autres, de même que les con­seils reçus de poètes bien­veil­lants, puis amis comme Jean Gros­jean (encore) ou Pierre Oster, lecteur atten­tif et de bon conseil.

Cela dit, l’exercice de l’admiration qui cause un tel bon­heur parce qu’elle rend libre, nous fait aus­si mesur­er nos lim­ites. Et puis était-ce raisonnable de penser que l’on pou­vait ajouter quelque chose à tant d’œuvres remarquables ?

Mais vous avez rai­son d’insister sur ce point : il ne s’agit pas de suiv­re, ce qui s’avère bien dif­fi­cile quand ce sont de grandes œuvres, des voix majeures. Seul importe de com­pren­dre pourquoi cer­taines œuvres nous sont des­tinées, et la leçon ou les leçons que nous devons en tir­er dans notre pro­pre aventure.

Pour ce faire, il me man­quait encore la décou­verte des poètes anglais con­tem­po­rains (lus et/ou ren­con­trés), une réflex­ion sur leur prag­ma­tisme par rap­port aux objets du monde, et la com­para­i­son entre le sys­tème d’accentuation de l’anglais (mais aus­si de l’espagnol ou de l’italien) et celui du français, qui est une langue beau­coup plus terne, sans véri­ta­ble accent – et avec la seule ressource de l’admirable « e » de retrait – qu’on nomme mal­adroite­ment « e muet », alors qu’il ne l’est pas. Comme avec la pédale de gauche du piano – dite « d’appartement » — il per­met de créer un cer­tain effet d’atténuation en détachant, et de créer une nuance d’intériorité par la sus­pen­sion, par­tant un effet d’insistance sur les mots qui suivent.

Main­tenant il faudrait définir ce que je tente de faire, mais j’en suis inca­pable. « Les élé­ments sin­guliers » ? Ce que je fais me paraît naturel et cou­tu­mi­er. Je suis donc mal placé pour vous répondre.

 

 

- Quel est l’en­jeu du poème aujourd’hui ?

Je crois que l’on peut faire un cer­tain nom­bre de con­stats, à com­mencer par celui-ci : nous ne sommes plus dans une péri­ode de com­bats théoriques, ni de tumultes nova­teurs. La recherche du « nou­veau » pour le nou­veau, les petits trucs ingénieux dans le dis­posi­tif sur la page blanche ont per­du de leur audace et de leur orig­i­nal­ité, mais plus encore, leur rai­son d’être. Peut-être cette volon­té de destruc­tion était-elle plus jubi­la­toire à une époque heureuse et for­tunée, ce que n’est plus la nôtre qui voit de tous côtés se pro­fil­er la cat­a­stro­phe. Mais, à l’inverse, je com­prends l’agacement de cer­tains de ces poètes que je respecte et dont les recherch­es formelles m’ont paru intéres­santes, face au retour du pathos, au dan­ger de mol­lesse du vers, ou au lâch­er de tel ou tel type d’écriture.

Cela dit, je ne suis pas sûr qu’il y ait encore un enjeu pour beau­coup de ceux qui écrivent des poèmes. Pour eux, la « poésie » sem­ble aller de soi, et il suf­fit d’écrire au fil de la plume (ou de l’ordinateur). La recherche sys­té­ma­tique de la petite décou­verte orig­i­nale, tout ce qui pou­vait cass­er le vers ou la langue, remet­tre en ques­tion le poé­tique lui-même, et ce qui pou­vait causer une  (agréable ?) sur­prise dans cer­tains cas, me paraît quelque peu révolu. Il sem­ble aller de soi que le poème s’écrive de telle ou telle façon, la « moder­nité » com­mençant avec l’absence de ponctuation !

Est-il besoin de le rap­pel­er ? les grands poètes de la tra­di­tion n’ont pas cher­ché en pre­mier lieu l’ingéniosité pour elle-même, mais plus essen­tielle­ment la vérité humaine pro­fonde, à tra­vers l’invention de formes néces­saires, sans mécon­naître aus­si la part du jeu (songeons à l’invention et au per­fec­tion­nement du son­net). Ce point de départ a imposé des renou­velle­ments mais de l’intérieur, d’où les grandes œuvres, chaque fois d’une orig­i­nal­ité prodigieuse, et les chocs qu’elle provo­quent. Parce qu’elles pro­posent un ensem­ble achevé par la néces­sité interne d’une unité formelle autant que vision­naire. On pour­rait en dire autant dans l’ordre du roman.

La quête d’une néces­sité reliant l’aventure des mots à l’aventure spir­ituelle de l’artiste n’est plus tou­jours vécue comme une exi­gence fon­da­trice. Et ne lui sert plus de bous­sole. Or la poésie est aus­si un ter­ri­toire qui s’étend entre les points extrêmes et opposés de la vie intérieure.

 Du coup, il manque à la fois l’expérience vio­lente de l’émotion et sa méta­mor­phose par la justesse des mots. Sans pas­sion, la poésie n’est plus qu’un exer­ci­ce. Et rien n’est plus com­mode que d’imiter la pas­sion des autres (ou leur absence de pas­sion), en reprenant leurs procédés. 

Peut-être est-ce par là main­tenant que la poésie peut rejoin­dre son exi­gence fon­da­trice : par un sur­croît de vie, mais de la vie sub­limée par l’art du lan­gage. Voilà ce que j’entendrais par enjeu. En somme, nous atten­dons tou­jours de ren­con­tr­er quelqu’un, et de rejoin­dre son expéri­ence à tra­vers un lan­gage. Quelque chose qui donne le sens d’une expéri­ence de vie, mais selon le mode de la néces­sité. Ain­si le poème doit-il retrou­ver son orig­ine ardente dans la vie du poète, ce lieu incan­des­cent par quoi les mots acquièrent leur juste place. Alors un vécu par­ti­c­uli­er s’objective en expéri­ence uni­verselle. Dans la vie, c’est-à-dire en accord avec la vérité pro­fonde de la per­son­ne, non pas dans les détails du sin­guli­er anecdotique.

La grande vérité de l’art, c’est tou­jours la trans­fig­u­ra­tion du com­mun – du lieu com­mun. Je veux dire ce qui est com­mun à tous. Mais le lieu com­mun – ce qui nous est com­mun – doit être renou­velé par la vigueur des images, par un cer­tain tra­vail du rythme et la com­bi­nai­son des mots, eux-mêmes inscrits dans des séquences. Le com­mun n’a rien à voir avec le « stéréo­type ». Plus large­ment, écrire, c’est tou­jours recom­mencer l’histoire d’une fon­da­tion, la fon­da­tion même de l’être et du lan­gage, ce par quoi nous sommes dif­férents et sem­blables, mais d’une manière nou­velle, à tra­vers des formes nou­velles, en accord avec la Tra­di­tion, qui est la vie tra­ver­sant la mémoire – non pas les tra­di­tions, qui sont des formes mortes, fos­sil­isées. Et s’accorder à la Tra­di­tion, c’est pren­dre toutes les lib­ertés avec elles, en tir­er les moyens d’une recon­quête de l’écriture pour affron­ter son temps.

 

  

- Vous pub­liez Eucharis en 1989. Ce livre mar­que l’his­toire du poème en France tant il indique pour la parole, la pen­sée et l’in­spi­ra­tion une autre voie que celles emprun­tées par la poésie de lab­o­ra­toire d’une part, nées de maniements de con­cepts formels, et la poésie uni­ver­si­taire, écrite par des pro­fesseurs d’u­ni­ver­sité, et donc essen­tielle­ment théorique, à tra­vers laque­lle ceux qui se définis­sent comme des poètes s’in­sur­gent con­tre l’im­age de « voleur de feu » attribué au poète. Pensez-vous, avec Eucharis, avoir ouvert une voie ?

D’abord, per­me­t­tez-moi de dire qu’aucun livre qui compte – qui compte pour nous-mêmes, pour notre vie – n’est écrit « pour ouvrir une voie » ou par­ticiper à un débat théorique. La con­séquence de l’apparition d’un livre, s’il est en accord avec une attente, se fait dans un sec­ond temps, sans que son auteur ait cher­ché autre chose qu’à ne pas men­tir, à soi-même, au lan­gage et aux autres, je veux dire à ceux qui seront ses lecteurs. Et finale­ment n’est-ce pas ce que nous atten­dons, même des auteurs de fic­tion, qu’ils soient en accord avec eux-mêmes, avec cette vérité au pro­fond d’eux qui attend son expres­sion formelle ?

En écrivant Eucharis à Lon­dres, j’ignorais tout, en fait, des débats fran­co-français, des théories poé­tiques, de la vio­lence assez sur­prenante avec laque­lle ils se fai­saient – je m’étais davan­tage intéressé, en lecteur ent­hou­si­aste, au roman, et par­ti­c­ulière­ment au roman anglo-sax­on, que je trou­ve infin­i­ment supérieur au roman français. C’est d’ailleurs pour cela que mes poèmes sont ceux d’un prosa­teur, et que le vers que j’essaie d’écrire est un vers de prose. Je déteste l’aspect « bibelot » de la poésie, la fig­urine pré­cieuse à ranger pieuse­ment dans la vit­rine de la lit­téra­ture. La poésie est une parole d’homme en marche. Et aus­si la tran­scrip­tion mal­adroite d’une aven­ture spir­ituelle, une aven­ture pour laque­lle les mots trop sou­vent font défaut. Et puis je ne sais pas aus­si bien faire que ces poètes des formes brèves, dont la con­ci­sion m’émerveille.

Par ailleurs j’ai tou­jours été sur­pris devant l’attitude de cer­tains poètes savants, croisés ici ou là, qui pou­vaient à la fois écrire et com­menter ce qu’ils avaient écrit. J’en suis le plus sou­vent inca­pable. Cette sorte d’omniscience est éloignée de la divi­sion des tâch­es, en fonc­tion des grâces de ser­vice. Je songe ici à ce qu’écrit saint Paul : cer­tains pronon­ceront, dit-il, des « paroles mys­térieuses » et d’autres les inter­préteront. Dans l’ordre de la con­nais­sance, le cri­tique, l’universitaire en savent bien davan­tage que le poète ; mais dans l’ordre du sen­tir, le poète, en tant qu’artisan, a l’intuition qu’il dis­pose d’un tout autre savoir, un savoir de réel : je veux dire une expéri­ence du fait vécu, de la sen­sa­tion, qui passe par l’intuition et qui requiert la pré­ci­sion du « geste artisanal ».

Bien sûr le poème exige un tra­vail appliqué au matéri­au du lan­gage, à l’alliage des mots, et un poème est d’abord un cer­tain agence­ment des mots. Mais il ne faut pas mécon­naître que la poésie est un agence­ment des mots en vue d’une fin (d’ordre esthé­tique et spir­ituel), mais aus­si d’un effet.

Le lan­gage qui est le matéri­au du poème, dans l’instant même où il subit la méta­mor­phose, requiert trois fonc­tions inex­tri­ca­ble­ment mêlées : désig­na­tion, con­vo­ca­tion des êtres, de l’univers et les choses dans leur sin­gu­lar­ité ; com­mu­nion, par­tic­i­pa­tion du lecteur par l’émotion qui fait de lui un poète à son tour ; con­tem­pla­tion, dépasse­ment de la somme des par­ties par l’unité, pour ten­ter d’approcher l’indicible.  

Ces trois fonc­tions sont elles-mêmes ordon­nées à la musique sec­onde, si dif­fi­cile à définir mais essen­tielle, puisque c’est d’elle que résulte la trans­fig­u­ra­tion dernière. Tout cela, ce dosage si sub­til, rend le poème frag­ile jusqu’au moment où il atteint à son ampli­tude max­i­male quand on sait qu’on ne peut plus rien chang­er. Il accède alors à cet état d’apesanteur que l’on con­naît aux grandes œuvres d’art, à la fois lour­des de leur poids de réel et sus­pendues entre terre et ciel comme la libel­lule ou l’alouette du matin.

Le poème nous rap­pelle tou­jours que le lan­gage a part avec le verbe, c’est-à-dire qu’il exprime la vie intérieure. Et la vie intérieure est cette expéri­ence spir­ituelle par laque­lle nous décou­vrons ce que nous sommes.

Enfin, per­me­t­tez-moi encore cette remar­que. Vous utilisez l’expression « voleur de feu », que l’on con­naît bien, certes, et qui nous ren­voie une fois de plus à Rim­baud. Mais l’expression, très belle certes, est con­testable. D’abord parce qu’elle a été rabâchée au-delà du pos­si­ble, et de manière, si j’ose dire, ado­les­cente. Quand la for­mule s’élime à force d’être ressas­sée, finale­ment elle con­fine au cliché, et rien n’est plus con­traire à la poésie qu’un cliché – alors que son ter­reau est le com­mun.

Ensuite, et c’est plus grave, pourquoi devons-nous tou­jours envis­ager la poésie comme une trans­gres­sion, un acte rebelle ? N’est-ce pas d’abord ce par quoi nous nous accom­plis­sons ? Pourquoi entr­er dans la mai­son de l’être en posi­tion de « voleur » ? Le voleur – la forceur de cof­fres, à l’image de tant de « (anti)héros » de ciné­ma – , doit-il pass­er pour le mod­èle ? Je ne sais d’ailleurs si la fig­ure de ce Prométhée mod­este, qui joue son rôle à l’intérieur d’un con­texte pas même mythologique, peut dire encore quelque chose du poète con­tem­po­rain, même quand il allume en frot­tant son bri­quet la cig­a­rette qu’il a roulée entre ses doigts habiles. Cet ennoblisse­ment mythique, aus­si désir­able et val­orisant qu’il paraisse, ne sig­ni­fie plus grand chose, sinon la volon­té d’auto-encensement nar­cis­sique d’un artiste aujourd’hui inaudible.

En out­re, s’il fal­lait iden­ti­fi­er ce feu dérobé —  mais dérobé à qui ? à Dieu ? aux dieux ? à la tra­di­tion poé­tique ? – le seul feu qui importerait ne serait-il pas celui de l’Amour ?  Je mets la majus­cule en songeant au sens fort de ce mot chez les mys­tiques. Mais on ne voit pas com­ment on pour­rait le dérober, puisque par nature il se donne. Ne s’agit-il pas alors de répan­dre le feu sur la terre ?

Plutôt que « voleur de feu », je préfère veilleur de feu – le feu guet­té à la fin de la nuit, le petit jour qui vient, comme dans la Bible ou la pièce de Sopho­cle. Et tant qu’à faire dis­ons que le poète est un veilleur – et, un veilleur amoureux.

Cette per­spec­tive est bien plus red­outable pour une époque qui inter­dit le juge­ment déviant et la vérité qui libère.

 

 

- La deux­ième par­tie de votre livre Eucharis laisse entr­er dans le poème la mytholo­gie antique. Ce mou­ve­ment est-il né d’une néces­sité du retour des dieux à tra­vers un lan­gage qui, dans ses héritages récents, les avait écartés, réduits à une forme sym­bol­ique, voire détruits ?

Eucharis a été d’abord l’aboutissement d’une expéri­ence de vie, de tâton­nements en quête d’écriture et d’une recherche de la sim­plic­ité, tout cela mené hors de France, à Lon­dres, pen­dant les années qua­tre-vingt. Au cœur de cette expéri­ence, il entre ce que j’oserais appel­er une série de semi-hal­lu­ci­na­tions, ou plutôt des rêver­ies récur­rentes, qui se sont imposées au cours de march­es ou de prom­e­nades, pen­dant plusieurs hivers.

J’allais sou­vent tra­vailler à la British Library, prof­i­tant de ces journées d’étude pour retourn­er voir, à l’heure du déje­uner, les salles de sculp­ture grecque.

Puis, pour ren­tr­er, j’aimais à descen­dre vers la Tamise par Southamp­ton Row, ou marcher ici et là sur les berges de ce fleuve qui vit au rythme des marées : les docks près de la Tour, les quais ombragés autour de la Tate Gallery. De même que Lon­dres est un mélange de ville et de cam­pagne – les parcs, et même les squares privés –, Gracq a écrit là-dessus des choses mag­nifiques – ; de même, la Tamise est un mélange de grand fleuve – l’eau qui descend de manière inéluctable, comme l’ont répété Hér­a­clite et Borgès – et de mer, de mer jaune ou vert som­bre qui est la mer du Nord. D’où cette action vivante de la marée, promesse de recom­mence­ment mais aus­si de sur­gisse­ment : de l’ailleurs et de per­son­nages de l’ailleurs – les voyageurs. Tout cela je l’ai vu, je l’ai sen­ti le long des grandes bar­ques couchées sur le flanc et des bateaux couleur d’anthracite au milieu du fleuve, tirant sur leur câble pour fuir vers le soleil.

C’est là que j’ai vu se révéler la déso­la­tion de ces « héros » des mythes, et mesuré l’étrange et inquié­tante fas­ci­na­tion qu’ils exer­cent. Car à tra­vers la répéti­tion sans fin de leur his­toire, les héros nous con­damnent à vivre leur des­tin, à le vivre avec eux, je veux dire à agréer à la réponse humaine face au mal, dans le désar­roi de l’existence. Ain­si les poèmes appelés par ces moments lon­doniens n’avaient pas voca­tion à réin­tro­duire la mytholo­gie de manière métaphorique (Freud, Joyce) ou orne­men­tale (G. More­au) – mais à dire réelle­ment,  et de façon apopha­tique quelque chose d’essentiel : la bonne nou­velle d’aujourd’hui, à savoir la sor­tie du mythologique. Le mythologique nous oblige à retourn­er dans le mou­ve­ment cir­cu­laire de ce qu’il ne cesse de répéter, parce qu’en fait il n’a rien à nous dire à part l’identité de la démesure dans les actes qui la recom­men­cent : le mythe est une « parole » certes, mais non pas la Parole, je veux dire le Verbe, parole du Père, parole fon­da­trice et inchoa­t­ive qui a pris chair. Et le fait de ce retour du même, avec la même absence de sens, en défini­tive, est source de nos­tal­gie au sens très fort, la nos­tal­gie d’un temps imag­i­naire où il ne se passe rien, sinon la répéti­tion de la même parole, sur le mod­èle du ser­pent Ouroboros qui se mord la queue, promet­tant le retour du même dans la fig­u­ra­tion d’un temps cyclique. En somme un retour vers l’ombre, avec pour aboutisse­ment les cav­ernes sans soleil où Achille achève d’abrutir ses chevaux.

De fait, je me suis demandé ce que sig­nifi­aient ces mythes, par delà tout ce que l’accumulation de savoirs et de glos­es peut nous en dire. S’ils sont par­fois por­teurs d’une immense douleur – celle d’Iphigénie par exem­ple, mais elle échappe heureuse­ment à son « des­tin » ; celle d’Antigone, qui est poignante parce qu’elle est pré­fig­u­ra­tion dans la fic­tion d’une réal­ité, la réal­ité chris­tique – ; mais aus­si d’une extrême grandeur, mélange de dig­nité et de noblesse – ils ne peu­vent pas nous dire ce que nous sommes. Il faut sor­tir du mythe pour entr­er dans l’Histoire, parce que l’Histoire nous offre les aspérités du réel, et l’Histoire nous fait décou­vrir en dernière instance la dimen­sion ultime qui est le mys­tère. Enfances, mythes, His­toire, mys­tère, c’est finale­ment le plan d’Eucharis.

En médi­tant sur ces mythes, sur ce qui était notre savoir ancien, venu des Grecs, j’ai pris con­science de ce que sig­nifi­ait pré­cisé­ment la Bonne Nou­velle que nous offre le Christ, dans ce lieu même du mythe, assumé mais retourné : le chris­tian­isme – le fait de vivre dans la présence aimante du Christ – appa­raît bien – et cette fois, au cœur de l’expérience cul­turelle – comme l’issue, la seule issue pour notre monde, et pour cha­cun de nous. Vous me direz que ce n’est pas un scoop ! Deux mille ans de chris­tian­isme n’ont cessé de le proclamer de toutes les manières pos­si­bles, mais nous avons peut-être per­du la dimen­sion incroy­able­ment nova­trice du kérygme (je me refuse à dire révo­lu­tion­naire, tant ce terme a servi d’alibi aux actions les plus meur­trières) et dans un ordre par­ti­c­uli­er : celui de l’art et donc de la cul­ture. D’autant plus que, sous cou­vert de moder­nité, celle-ci se laisse ten­ter, à l’image de la société entière, par des fig­ures de la mytholo­gie, et en par­ti­c­uli­er la fas­ci­na­tion d’un âge d’or, un âge mythique, qui relève non pas du réel mais du désir.

La seule façon cer­taine d’échapper au cycle infer­nal du mythe – à son manège, et donc au des­tin, c’est encore et tou­jours le chris­tian­isme, prodigieux fer­ment de vraie libéra­tion de l’être et de la con­nais­sance, dont nos con­tem­po­rains n’ont même plus idée.

Cette décou­verte, dans l’ordre du savoir fut vrai­ment un coup de ton­nerre qui m’a per­mis de lire ou de relire d’une autre façon les auteurs dont l’œuvre s’enracinait dans le chris­tian­isme d’une manière vision­naire. Puis ce fut la décou­verte beau­coup plus tard, de l’œuvre con­sid­érable de René Girard qui apporte au débat une réponse bien plus puis­sante, si ce n’est la réponse, en reviv­i­fi­ant toute la Tradition.

C’est ain­si que le mot Eucharis s’est imposé comme titre d’un livre à venir, qui réu­ni­rait les poèmes les moins insat­is­faisants de ce que j’avais pu écrire depuis le début des années qua­tre-vingt. Eucharis, c’est le fait de ren­dre grâce, de remerci­er pour l’issue, le salut : enfin l’on sort, après l’enfance, de ce qui est la ten­ta­tion du mythe, en décou­vrant que tout est his­toire, et non pas cycle sans fin. On sort pour attein­dre au mys­tère. Car vivre, c’est s’accorder au mys­tère. Et le mys­tère est le noy­au ardent de la vie, à tra­vers d’innombrables signes qu’il nous revient de lire. Et c’est par le mys­tère que la poésie rede­vient pos­si­ble, à savoir la trans­po­si­tion de cet état par­ti­c­uli­er de l’être dans un équiv­a­lent qui soit un ordre fait de mots, ce qui fait le poème. 

J’ai com­pris qu’il fal­lait remerci­er d’abord – ren­dre grâce – pour la grâce à venir, la grâce de poésie, tout ce qui nous sera don­né gra­tu­ite­ment et à quoi il nous revien­dra de don­ner forme, la forme par­ti­c­ulière de chaque poème. Par nous, j’entends tous les poètes, la grâce de poésie étant ver­sée à cha­cun d’eux avec la même parci­monie, s’agissant d’un vin rare et non pas d’une piquette !

En fait la poésie est une anabase, une mon­tée hors du cer­cle, hors de l’enfermement, la sor­tie du manège, ce manège fou qui nous pro­pose ses vieux canas­sons fatigués mais repeints, les idéolo­gies vers lesquelles il est si ten­tant de ten­dre le bras ou le poing pour en saisir l’anneau métallique. Et le manège alors épouse la forme sym­bol­ique du cer­cle, tour­nant sur lui-même à l’infini, offrant la promesse de son leurre. Si la poésie est une anabase, elle doit renou­vel­er ses formes, elle doit éviter de se laiss­er enfer­mer dans de mau­vais débats, comme celui qui résulte du « résol­u­ment moderne ». 

La poésie – je veux dire cette réal­ité impal­pa­ble qui tran­scende les poèmes, est bien la réponse humaine avec ses moyens pro­pres à ce que nous vivons chaque jour – joies et peines, irré­so­lu­tions ou fauss­es cer­ti­tudes. La poésie ne peut retrou­ver sa place, par­mi nos con­tem­po­rains, que si elle prou­ve – si elle (se) donne pour preuve – son étroite rela­tion à ce que nous sommes dans l’exercice de l’exis­ter, aujourd’hui même. Alors le lan­gage en rythme les instants, et chaque instant appelle le poème comme achève­ment musi­cal offrant la bonne nou­velle du sens.

Eucharis pou­vait alors « [me dire] que c’était le printemps… »

 

 

- L’au­teur de la pré­face à l’édi­tion du Veilleur amoureux paru dans la col­lec­tion « Poésie/Gallimard », Michel Jar­rety, évoque les mots « lyrisme » « sacré, chré­tien » pour qual­i­fi­er votre œuvre. « Sacré » est devenu une sorte de gros mot, ou de mot inter­dit, ne recou­vrant plus de réal­ité pour l’époque de ter­ror­isme intel­lectuel dans laque­lle nous habitons en 2014, soit 25 ans après la pub­li­ca­tion de votre pre­mier livre. Com­ment définiriez-vous le sacré de la parole ? 

C’est une ques­tion dif­fi­cile. Michel Jar­rety, qui est fin lecteur de poèmes et à qui l’on doit une meilleure com­préhen­sion de Valéry, qu’il con­naît mieux que quiconque, a eu la gen­til­lesse d’accepter d’écrire une pré­face pour ces deux recueils réu­nis sous ce titre, Le Veilleur amoureux. Son analyse, je dois dire, m’a beau­coup apporté.

De fait il a util­isé le mot prob­lé­ma­tique de lyrisme, un mot inévitable dans les débats sur la poésie, mais qui met mal à l’aise. Pourquoi ? parce que c’est la déf­i­ni­tion d’une caté­gorie, et donc une éti­quette qui fige en immobilisant.

Or si la poésie exprime la vie, comme je dis­ais tout à l’heure, elle ne le fait pas dans le cadre des caté­gories, elle n’enferme pas dans un cadre imper­méable. Elle le fait – ryth­mer la vie – dans son mode pro­pre qui est l’accompagnement. Elle est l’expression de la vie, mais sur le mode de l’essentialité, à tra­vers la médi­a­tion de sa musique sec­onde, et dans la pro­fondeur du sens.

Je songe ici à Shel­ley : « Then what is life ? I cried » (« Alors, qu’est-ce que la vie ? m’écriais-je »). À quoi Shel­ley donne cette réponse mag­nifique : «amourous depth » (« l’amoureuse pro­fondeur »). « L’amoureuse pro­fondeur » est la désig­na­tion de la ver­ti­cal­ité, mais définie par ce qui est l’expérience la plus haute, à savoir l’amour – pas l’amour « à portée des canich­es », comme l’écrit Céline ! ni la « matrice » comme le note Stend­hal en marge d’un roman. Mais l’Amour (agapê) dans sa dimen­sion la plus haute, la plus atten­tive, qui rend dignes de respect le brin d’herbe, l’animal, et plus encore, bien évidem­ment, la per­son­ne humaine, tout ce qui relève d’une per­fec­tion ontologique. Alors on redé­cou­vre le « lieu » de la poésie, qui est pro­fondé­ment ancré dans l’humain, et qui n’interdit pas, bien au con­traire, l’utilisation d’un je, qu’il faudrait met­tre à sa vraie place, le je de poésie. Par­fois seule­ment sous-enten­du, à tra­vers l’humanisation des objets et des espaces, comme chez Fol­lain. Ce « je » cen­tral vis­i­ble ou invis­i­ble n’a rien d’une délé­ga­tion orgueilleuse, soli­taire – en un mot roman­tique. Mais il est l’expression de l’humanité uni­verselle, la tra­duc­tion recon­naiss­able de l’expérience d’exister, vécue par un seul, en tant qu’il représente la total­ité – le poète ou son sub­sti­tut, puis ceux que Patrice de la Tour du Pin appelait ses « confidents ».

Main­tenant je n’irai pas jusqu’à dire que la parole poé­tique est sacrée. Sinon de manière métaphorique.

La parole poé­tique n’est pas une parole liturgique. Elle peut inve­stir le sacré, désign­er le sacré par sa quête, mais elle n’appartient pas à ce reg­istre. Acca­parer le sacré serait encore une démarche ou bien nar­cis­sique, ou bien mythologique. Sauf dans l’intention assumée d’instrumentaliser le poème pour servir le Verbe : « chan­tons pour le Seigneur un chant nou­veau », dit le psalmiste au psaume 95. C’est ce que font de grands mys­tiques poètes, comme Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila. Mais quand Juan Gel­man relit leurs poèmes et en tire des matéri­aux pour con­stru­ire un livre, il mar­que une ten­sion très haute dans son œuvre pro­pre, belle et poignante, mais il n’écrit pas de poésie sacrée.

Pour­tant si la parole de poésie n’est pas sacrée, elle n’en est pas moins dif­férente de celle au moyen de laque­lle nous com­mu­niquons. Elle relève d’un ordre très par­ti­c­uli­er qui se situe pré­cisé­ment entre la parole sacrée, la parole de Dieu, per­for­ma­tive (Dieu dit… et cela fut… et cela était bon), et la parole humaine avec toute sa gamme de tonal­ités, de sig­ni­fi­ca­tions… Cette parole est en quelque sorte sus­pendue entre ce qui est la forme éphémère, par­fois vile, par­fois noble du lan­gage ; et la forme la plus élevée, tran­scen­dan­tale, qui dit l’essence même de Dieu (« Je suis »). Son statut est un peu celui du vol de l’aigle, qui peut plan­er dans les hau­teurs et fon­dre subite­ment sur sa proie. Elle par­court dans l’instant même de sa proféra­tion l’immensité de cet espace, qui n’est pas seule­ment espace, mais, au sens bergsonien, durée.

 

 

- Quant au lyrisme, cer­tains poètes par­lent de « lyrisme aride » comme pour tem­pér­er avec pru­dence ce mot d’un autre temps. Si on lit bien Michel Jar­rety, votre lyrisme n’a pas besoin qu’on lui accole un adjec­tif pour servir le poème. Com­ment voyez-vous la réal­ité du lyrisme ?

Pas­cal évoque quelque part ces mots fon­da­men­taux qui n’ont pas besoin d’être défi­nis tant ils sont évi­dents. Il est vrai qu’il cite pour ce faire « homme, lumière… ». Lyrisme est un peu à part, mais tout spé­cial­isé qu’il paraisse, c’est un mot fon­da­men­tal en lit­téra­ture, un mot qui nous dit quelque chose d’emblée, mais qui s’avère dif­fi­cile à définir : c’est un mot sta­ble qui désigne une réal­ité insta­ble à tra­vers le temps. Du moins nous rap­pelle-t-il à la fois une orig­ine, qui mar­que donc une péri­ode plus ou moins longue de com­mence­ments, mais aus­si un inter­dit, qui revient dans la moder­nité poé­tique et même qui la con­stituerait en France, grosso modo depuis Rimbaud.

L’origine du mot lyrisme ren­voie à l’alliance heureuse entre les mots et la musique par le moyen des cordes pincées, qui font inter­venir la dex­térité des doigts et la mesure des nom­bres. Il faut ajouter que la musique passe par le son de l’instrument (la lyre), mais aus­si par la voix humaine. La voix implique la présence de la per­son­ne à tra­vers qui, par le moyen de qui (poète ou inter­prète) on accède au texte, c’est-à-dire à la mise en forme d’un chant. Ain­si, les com­mence­ments nous rap­pel­lent que la poésie est asso­ciée à la per­son­nal­i­sa­tion (le tim­bre de la voix, la res­pi­ra­tion, la dimen­sion cor­porelle et donc ryth­mique d’une per­son­ne par­ti­c­ulière), et à la représen­ta­tion (mise à dis­tance, théâ­tral­i­sa­tion et donc dan­ger de pos­ture).

La poésie est un acte qui engage la total­ité du com­posé humain, en vue d’un lan­gage. La poésie est naturelle­ment lyrique, je veux dire expres­sion de cette total­ité. Ce qui varie, c’est l’intensité de fig­u­ra­tion de la per­son­ne, du je à l’absence de je.

L’interdit à l’inverse sig­ni­fie la pri­va­tion, l’éradication des traits con­sti­tu­tifs. La réduc­tion à quelque chose que l’on obtient par pri­va­tion et par arti­fice : efface­ment de la présence de la per­son­ne, d’où sou­vent la men­ace du procédé et la ressem­blance des textes écrits selon ces moyens. Les écri­t­ures à éti­quettes, « réel­listes, min­i­mal­istes », etc., ne sont que de petits sous-ensem­bles à l’intérieur de ce vaste fonds de la poésie (lyrique) mon­di­ale, des îlots que con­tourne impas­si­ble­ment le grand fleuve dans son mou­ve­ment large vers la mer.

Main­tenant il est vrai que le lyrisme en tant que tel est passé par d’innombrables for­mu­la­tions, depuis les trou­ba­dours jusqu’aux poètes roman­tiques. Le lyrisme d’un Charles d’Orléans est en rela­tion étroite avec la souf­france, très digne­ment vécue, de la cap­tiv­ité. Et que dire du lyrisme d’un Vil­lon, si boulever­sant dans l’expression de la pau­vreté spir­ituelle ! En revanche, avec les Roman­tiques, on théâ­tralise, on gon­fle, on sur­joue, et il est bien nor­mal que Baude­laire, puis Rim­baud aient man­i­festé leur refus devant les pos­tures – et l’imposture. Le lyrisme sat­is­fait d’un par­ler de soi est insup­port­able – « canaille » (Baude­laire) quand il résulte du débal­lage ou de l’étalage. Regardez à l’inverse com­bi­en le lyrisme davi­di­en, dans la con­ci­sion du psaume, est un éla­gage !

Le lyrisme des mod­ernes est sans doute davan­tage gou­verné par la mod­éra­tion, la retenue, voire en effet, dans cer­tains cas, une forme d’arid­ité. On pour­rait citer maints exem­ples de lyrismes, si dis­sem­blables, de Dylan Thomas à Eliot, qui sont des maîtres du chant. Chez ce dernier, la trans­po­si­tion d’une expéri­ence per­son­nelle, qua­si-privée, dans les admirables Quar­tets atteint à un chant uni­versel, sans le recours au je. Mais dans ses pre­miers poèmes, Eliot avait été mar­qué par l’ironie anti-lyrique de Laforgue.

C’est pourquoi la notion de lyrisme est ambiguë et même insat­is­faisante aujourd’hui. Et pour ma part, la ques­tion n’est pas de savoir si l’on est ou non lyrique, mais com­ment on peut pren­dre en charge, pour ce temps de désas­tre, la per­son­ne humaine blessée. Cette per­son­ne que la poésie a pour tâche d’affirmer face aux défis con­tem­po­rains. Le plus ter­ri­ble, dans cet univers d’images ani­mées (télévi­sion, ciné­ma, pub­lic­ité, poli­tique ludique, etc.), est d’un côté la dégra­da­tion de la langue, dans son apti­tude à attein­dre à la beauté pour témoign­er du vrai ; et de l’autre, l’incroyable assur­ance des men­songes à venir pavois­er devant nous, au fond de nous, piéti­nant l’aire frag­ile où nous devons survivre. 

Heureuse­ment, nous sommes les héri­tiers de Laforgue, de Baude­laire, Ver­laine et Rim­baud – et des grands poètes du XXe siè­cle, qui ont con­nu déjà des sit­u­a­tions ana­logues. Et la com­préhen­sion des enjeux véri­ta­bles nous per­met d’aimer des œuvres très dif­férentes, parce qu’elles répon­dent, selon leurs moyens pro­pres, à ce que nous pou­vons décel­er aujourd’hui. Admir­er aus­si bien Fol­lain que Saint-John Perse, Akhma­to­va ou Mario Luzi… Parce qu’ils ont témoigné cha­cun à leur façon de la souf­france et de la dig­nité de la per­son­ne humaine.

Seule­ment, en com­prenant ce temps où les choses s’aggravent, il nous reste à trou­ver « le lieu et la for­mule » pour recen­tr­er la poésie sur l’instrumentalisation de la per­son­ne, sans vers­er dans les pos­tures de l’individualisme, la sat­is­fac­tion de l’ego, la naïveté com­plaisante, etc. ; ni davan­tage, en sens con­traire, dans la sécher­esse, l’ironie ou la déri­sion, modal­ités aus­si néfastes à la styl­is­tique du poème qu’à ce recen­trement ontologique de l’être par le chant.

Tout est ouvert dans l’ordre de l’invention, et le chant est rede­venu licite. Aride, mesuré,  fort ou ténu, et pourquoi pas aus­si  joyeuse­ment con­scient de ses pos­si­bles ! C’est finale­ment de l’avenir de l’homme dont la poésie s’empare, ce qui lui inter­dit d’ajouter du désor­dre au désor­dre, des paroles vaines au grand désen­chante­ment post­mod­erne, ni saupoudr­er le mal­heur d’un nihilisme énervé ou tranquille.

Une fois de plus, l’aire de la poésie demeure étroit, comme le chemin de douaniers qui grav­it les falais­es avant de redescen­dre sur la côte, s’encombrant de galets et de ronces mais promet­tant l’horizon à nos yeux éblouis. Alors que bar­ques et douaniers depuis longtemps ont dis­paru et que seule demeure la promesse d’une étrange con­tre­bande, par quoi l’âme humaine peut retrou­ver, par la grâce du poème, la cer­ti­tude de sa liberté.

 

 

- Pou­vez-vous nous éclair­er sur la fonc­tion du rejet, qui est l’une des mar­ques styl­is­tiques de votre parole poétique ?

Le poème peut se fer­mer sur sa forme pro­pre, ses stro­phes ou l’ensemble de ses vers, les align­er de manière graphique sur le blanc de la page, les uns après les autres, sans recherche de mou­ve­ment. Le dan­ger toute­fois peut être l’immobilisme. Car le texte se dépose dans une suc­ces­sion de formes inertes, qui pren­nent dans cer­tains cas l’apparence de propo­si­tions découpées d’une phrase plus vaste, comme dans le démon­tage syn­tax­ique pré­con­isé naguère dans les écoles : chaque propo­si­tion est l’objet d’un mod­este développe­ment mis à la ligne, et l’on passe à la ligne suiv­ante avec la propo­si­tion qui suit. Ain­si Étiem­ble avait-il reproché à Super­vielle la dis­po­si­tion par­fois arti­fi­cielle de ses poèmes en vers libres.

Le rejet, en ce sens, per­met au vers d’échapper à l’immobilisme. Il favorise un effet d’anticipation. Il fait inter­venir une part de déséquili­bre pour rap­pel­er au poème son insta­bil­ité native, sa pro­gres­sion entre les deux abîmes, à la façon inquiète de l’aiguille qui pointe un doigt trem­blant vers le jour froid du Nord. J’aime à intro­duire ain­si, par une néces­sité de rythme – puisque le vers est tou­jours établi sur les sail­lies de l’accentuation – une rup­ture qui empêche l’arrêt, mais au con­traire fait effet de relance.

De la même manière, le nom­bre de syl­labes est chaque fois dif­férent, ce qui per­met de don­ner à quelques alexan­drins soigneuse­ment placés une sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière, comme s’ils étaient des pilo­tis plan­tés dans le sable et le miroir de l’eau (ce que fait la mil­large de Touraine aux angles des murs de tuffeau ten­dre). S’il me paraît dif­fi­cile d’écrire un poème selon les recettes anci­ennes (en alexan­drins clas­siques par exem­ple), l’intrusion d’un alexan­drin, en revanche, et un alexan­drin déhanché, me paraît un moyen heureux de mar­quer une pause ou un palier, surtout quand il survient après un autre vers plus long, plus court, affec­té d’une brisure interne.

Un tel mode d’enchaînement oblige la phrase à se pli­er à la forme du vers, et donc à refonder le poème sur le principe de la phrase et non du mot. Le vers, en accep­tant des rejets ou des enjambe­ments s’anime alors par dynamisme interne, de même qu’il recon­naît le principe d’accentuation qui dif­féren­cie cette prose par­ti­c­ulière de la prose de l’essai ou du roman, même si le roman, dans une tra­di­tion pas seule­ment française, par­ticipe de la poésie. D’ailleurs notre lit­téra­ture témoigne de la réus­site exem­plaire des grandes élab­o­ra­tions poé­tiques dans la prose. C’est sans doute dans la prose, en France, que l’on trou­ve les pages poé­tiques les plus accom­plies – Claudel avait rai­son de le remar­quer – ce dont témoignent aus­si bien Pas­cal, Bossuet ou La Bruyère, le Baude­laire de l’admirable Pein­tre de la vie mod­erne, le Mon­tesquieu privé dont la phrase anticipe ce que sera celle de Flaubert. Il faudrait citer Proust et tant d’auteurs que je ne puis nommer.

 

 

- Dans quelles con­di­tions com­posez-vous votre œuvre poé­tique puisqu’il n’ex­iste pas de « poète pro­fes­sion­nel » et  qu’il vous faut donc arracher au temps qui vous acca­pare pour sub­venir à vos besoins pri­maires, ce temps du Poème ?

D’abord j’accepte la règle du jeu que vous con­nais­sez comme moi-même : le poète ne décide pas, il fait certes des gammes comme le pianiste, mais la source comme le temps de la poésie demeurent hors du champ de sa volon­té et de sa com­préhen­sion. Pourquoi sommes-nous invités à cer­tains moments et aban­don­nés à d’autres ? Pourquoi, tout à coup, quelque chose vient-elle nous frap­per vive­ment et nous impose-t-elle sa for­mu­la­tion de mots, sa mélodie et son rythme, sans que nous en sachions la raison ?

Ain­si la sol­lic­i­ta­tion poé­tique peut-elle inter­venir à n’importe quel instant, et selon une fan­taisie qui nous échappe. Alors il nous revient de répon­dre ou de nous abstenir. Cette irrup­tion heureuse peut avoir lieu le matin tôt ou à d’autres moments du jour. Elle peut faire remon­ter quelque chose de très ancien, enfoui dans la mémoire, comme une source jail­lit à un endroit inat­ten­du. Et il est vrai que nous sommes par­fois dans l’impossibilité d’être atten­tifs et sus­cep­ti­bles de recueil­lir ces for­mu­la­tions dont nous savons que faute d’être notées elles ne revien­dront jamais, puisqu’elles sont rythme, images et non pas concepts.

Alors l’état poé­tique peut sur­gir dans les inter­stices de la vie active, en n’importe quelle cir­con­stance. Il s’agit seule­ment d’être atten­tif au monde autour de nous et au fond de nous, dans une sorte de con­tem­pla­tion. Le poète est tou­jours relié à la vie intérieure, qui assim­i­le le réel. Toute­fois ces instants d’émotion poé­tique ne sont pas l’équivalent du tra­vail du texte, dans l’atelier du poète – son car­net, son tra­vail sur écran d’ordinateur : les notes, les séquences de mots, les pages recueil­lies de cette manière ne sont pas des poèmes, mais des matéri­aux dont il sera pos­si­ble ou non de faire des poèmes. C’est alors qu’intervient le juge­ment intérieur qui aide au choix, en présen­tant avec une sorte d’évidence la solu­tion à retenir.

Aus­si, même si la notion de poète pro­fes­sion­nel n’existe pas en France, nous devons néan­moins vivre la poésie comme une pro­fes­sion – je ne dis pas comme méti­er. Et la pro­fes­sion poé­tique est un état de per­pétuelle disponi­bil­ité au monde et à soi-même à tra­vers le langage.

C’est ain­si – et je réponds à votre ques­tion – que le poète peut tra­vailler par­fois pen­dant de brefs instants au café, dans le métro ou l’autobus ; ou longue­ment, dans le silence de sa pièce de travail.

 

 

- Quel est, dans votre œuvre, le poème vous ayant apporté jusqu’i­ci le plus grand con­tente­ment et pourquoi ?

Je crains d’être inca­pable de répon­dre à cette ques­tion, ou du moins me répèterai-je encore ! Beau­coup de poèmes m’ont causé un grand désagré­ment, parce que l’expérience trop fréquente de la poésie aboutit sou­vent à une sorte de désen­chante­ment par rap­port à un état exis­ten­tiel antérieur que les mots ne parvi­en­nent pas vrai­ment à transcrire…

Si bien que le poème dont je serais le plus sat­is­fait serait celui que je porte au fond de moi et qu’aucun texte ne sait dire, et qu’aucune suite de mots n’épuisera jamais.

Ce poème serait celui qui s’illumine d’une con­nais­sance imprévis­i­ble, et qui accèderait à la plus grande pureté. C’est le poème que j’aurai peut-être la chance d’écrire un jour prochain, la main guidée par l’ange !

Les mots d’ailleurs sou­vent nous enchantent, nous égar­ent, et ain­si nous déçoivent. Regardez com­bi­en cer­tains d’entre eux nous hantent alors qu’ils sont en décalage avec ce qu’ils sig­ni­fient : l’aube, un mot mag­nifique, désigne un moment gris, bleuâtre, avec des brumes, un froid hos­tile. Alors que l’aurore est la belle irrup­tion dorée de la lumière qui offre aux paysages la chance de l’harmonie. Mais aurore con­tient trop de « r » et s’approche de trop près d’hor­reur (ce sont là des réac­tions très per­son­nelles !). Obscur ren­voie à quelque chose d’insatisfaisant pour nous qui cher­chons l’élucidation, et pour­tant le mot nous fascine à cause des couleurs de voyelles emportées par le « r » ! et ain­si de suite.

La suite de mots, qui est faite de ces voca­bles usés à force d’être employés, peut s’avérer mal­adroite quand nous la relisons à tête reposée. Et vouloir cisel­er à tout prix la trou­vaille heureuse rap­pelle ce dan­gereux attrait des Par­nassiens pour le beau vers final, sou­vent d’une grande réus­site plas­tique mais dénué de profondeur.

Par­fois, ce poème impos­si­ble effleure le dormeur dans l’instant qui précède le som­meil, ou plus encore il luit au moment du réveil, quand s’en estompe la « con­fu­sion morose » (Valéry). Il y a tou­jours au fond de nous ce sen­ti­ment du vide vain­cu par la promesse de pléni­tude, l’annonce du plaisir esthé­tique et sa dis­si­pa­tion, mais dans un ordre qui n’est pas celui des pas­sions, ni de la sex­u­al­ité, ni des sat­is­fac­tions sen­sorielles. Ce que nous nom­mons mal­adroite­ment inspi­ra­tion est peut-être cet instant où le corps est comme trans­porté par une cer­ti­tude bien­heureuse qui force l’attention. L’assurance d’approcher l’illumination ontologique que promet tout à coup une for­mu­la­tion maîtrisée. Quelque chose déjà close sur sa pro­pre évidence… 

Mais quand on relit les poèmes achevés, enfin, c’est mon expéri­ence ! on est sou­vent déçu. J’explique ain­si le fait que nous repre­nions sans fin les mêmes images, les mêmes chemins vers des lieux improb­a­bles, fix­ant tou­jours l’horizon qui s’éloigne.

Enfin, et ce n’est pas le moin­dre para­doxe, les poèmes les moins insat­is­faisants sont par­fois ceux qui ont été le plus large­ment don­nés par la muse, comme dit Valéry, et donc le moins gâchés par un tra­vail intense et laborieux !

 

 

- Dans votre poème “Scènes ordi­naires”, vous sem­blez définir le temps ordi­naire, qui est le temps chré­tien quo­ti­di­en, comme celui de la nou­velle reli­gion médi­a­tique se nour­ris­sant de faits divers. En creux, vous sem­blez indi­quer que le poème appar­tient à un autre temps : extraordinaire ?

Un autre para­doxe de la poésie procède de cette ren­con­tre apparem­ment con­tra­dic­toire, en fait qui ne l’est pas, entre l’ordinaire et non pas l’extraordinaire, mais l’intemporel.   

Tout demeure de fait ordi­naire : le poème provient d’une expéri­ence du quo­ti­di­en, avec ses relevés de réel, son robi­net qui fuit, le bitume déchiré, la petite herbe qui tres­saille, les gens qui passent dans la rue, les beaux vis­ages anx­ieux ou atten­tifs, et ceux qui cèdent seule­ment à la fatigue…., tout cela appar­tient au vaste quo­ti­di­en, au temps de l’ordinaire – le temps « ordi­naire » de la liturgie !

Et ce temps de l’ordinaire est le temps de la cir­con­stance  (ce qui se tient autour) : c’est à par­tir de la cir­con­stance que nous essayons de remon­ter vers le cen­tre, et pass­er de l’événement qui a déclenché le poème à ce que cet événe­ment sig­ni­fie. En ce sens, l’événement, le petit fait, l’objet déclencheur s’avèrent en dernier lieu un signe : tout nous fait signe, tout nous invite à remon­ter au cen­tre depuis la périphérie. Et c’est en tra­vail­lant au poème, en tant qu’il s’efforce de résoudre formelle­ment le dilemme, que nous pou­vons accéder au sens caché, com­pren­dre ce que la cir­con­stance nous invite à déchiffr­er pour nous-mêmes et pour les autres.

Si le mot extra­or­di­naire peut être sat­is­faisant, c’est en ce qu’il insiste sur le fait que la moin­dre chose qui survient, le moin­dre accid­it de la vie autour de nous est véri­ta­ble­ment extra­or­di­naire : tout est digne de sus­citer l’émerveillement. Et je crois davan­tage à l’émerveillement comme entrée en poésie plutôt qu’à la déri­sion, l’ironie ou la colère. L’émerveillement est l’acte par lequel nous admirons, et admir­er con­siste à recon­naître que quelque chose nous dépasse. Nous devons nous taire alors pour ten­ter de com­pren­dre, d’abord avec le cœur, d’où le silence qui se fait néces­saire­ment au fond de nous, suc­cé­dant à l’émoi.

Mais le poème n’existe qu’en tant que forme. Le tra­vail sur les mots implique la néces­saire adéqua­tion des séquences (les unités qui com­posent les vers) à la tran­scrip­tion – la tra­duc­tion – de ce qui est en train d’avoir lieu, ou qui s’est déroulé dans le passé, mais qui nous a mar­qués. Le poème est ain­si la tra­duc­tion d’un signe qui nous est adressé. La poésie est une exégèse du réel.

A par­tir de la cir­con­stance, de l’accid­it, nous nous élevons avec le poème, ensem­ble de séquences des­tinées à fix­er le tran­si­toire. Dans son traite­ment d’un événe­ment du temps ordi­naire, le poème instau­re une tran­scen­dance, qui touche à la fois au temps et à quelque chose qui dépasse le temps : hors du temps qui passe, il fait décou­vrir une réal­ité qui sub­siste, une réal­ité qui donne au temps fugace sa sig­ni­fi­ca­tion à tra­vers les êtres ou les objets. Ces moments, à tra­vers les êtres, les ciels et les objets, cor­re­spon­dent à ce que j’ai appelé « petites gloires ordi­naires ». Car chaque être, chaque ani­mal ou chaque objet sem­ble chercher à per­dur­er dans son être, à sauver son éter­nité, comme dit Follain.

Le poème n’appartient donc pas à un temps extra­or­di­naire, car son assise est l’ordinaire – et dans ordi­naire, je vois ordre, ordre des jours, ordre des mots, ordre des phras­es. C’est à force d’être ordi­naire, qu’il parvient à méta­mor­phoser cet ordi­naire en quelque chose qui demeure, qui est ren­du vis­i­ble, mais qui n’en est pas pour autant extra­or­di­naire – au sens de Poe. Et qui n’est pas l’éternité, au sens théologique, mais une fig­u­ra­tion ter­restre, une sorte d’aperçu de cet état, mais dans la fragilité, le trem­ble­ment – et le poème alors n’est qu’un « instant d’éternité faillible ».

 

 

- Dans Eucharis se trou­ve le poème « Art poé­tique », dont vous don­nez un pro­longe­ment dans Le Veilleur amoureux. Pou­vez-vous nous par­ler de ce poème ? Com­ment l’avez-vous reçu ?

Je vais vous décevoir : je suis inca­pable de com­menter ces deux poèmes. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils découlent d’une émo­tion devant un bois poly­chrome du Quattrocento.

En con­sid­érant le Christ sur un ânon, tel que le représen­tait le pein­tre, j’ai vu ce que pou­vait être la hiérar­chie des fig­ures dans le tableau, et donc des sig­ni­fi­ca­tions dans l’ordre de l’exister.

D’abord, l’ânon, le petit de l’âne : un roi qui vient sur un âne pose un geste très fort dans le monde antique. Le roi mon­té sur un cheval entre dans une ville en con­quérant, et donc avec une inten­tion belliqueuse. Au con­traire le roi mon­té sur un âne vient pro­pos­er la paix. A quoi répon­dent les palmes et les rameaux que l’on agite. Que peut être la fonc­tion de ce servi­teur quel­conque qu’est le poète ? De par­ticiper à cette belle nou­velle de la paix, mais à sa manière. Et enten­dons bien qu’il s’agit de la paix absolue, dans un ordre ontologique, et non pas de paix mondaine, de paix pré­caire et rel­a­tive – seule­ment his­torique.

Le poète ne saurait pré­ten­dre à l’état de prophète, à moins de vouloir pass­er pour un impos­teur. En revanche, il y a tou­jours du prophé­tique dans la parole de poésie, ce qui n’est pas la même chose. Le poète n’est guère qu’un semeur de paroles, qui étale « à terre » ce sur quoi peut se répan­dre la promesse de la paix. Et ce pas­sage si mod­este, sur l’ânon, est pour­tant une prodigieuse et décon­cer­tante théo­phanie : car tou­jours le Dieu biblique se man­i­feste non par la vio­lence, le gron­de­ment de l’orage, mais par cette incroy­able douceur, signe de sa ten­dresse. La série de poèmes est une suite de man­teaux sur la sur­face des choses, mais des man­teaux vêtus de signes, pour ren­dre vis­i­ble le pas­sage de la Présence.

Voilà, c’est ain­si que, peu à peu, à la suite d’une série de médi­ta­tions, les poèmes sont venus comme des répons­es par la poésie à l’interrogation sur la fonc­tion du poète : qu’est-ce que le poète, quelle est sa « mis­sion », puisqu’il ne sert à rien et qu’il n’est pas plus utile à l’État qu’un joueur de quilles (Mal­herbe) — enfin quelle est sa place dans cette économie du réel, par rap­port à la réal­ité la plus haute et la plus grande, qui se man­i­feste en retour­nant la hiérar­chie des valeurs mondaines. Je n’en con­clus pas à la néces­sité d’un ton néces­saire­ment irénique de tout poème, mais à ce que doit être la place de la poésie dans l’instauration de l’harmonie, si néces­saire au Bien com­mun. Et ce, par la musique sec­onde des poèmes. Du coup, le poète peut réfléchir aus­si à sa manière de répon­dre à l’appel qui lui est fait.

En ce sens, la poésie, qui organ­ise les séquences de mots sur la page, comme le peu­ple en liesse a assem­blé les man­teaux sur le sol, me sem­ble alors avoir sa place dans ce qui est le con­cert,  dans l’ordre de l’être, et la célébra­tion du monde. Ce qui per­met au sens de tra­vers­er les con­tra­dic­tions de sur­face pour exprimer la vérité ultime.

 

 

- Lorsqu’on cherche à situer votre poésie, on vous place dans le sil­lage de grands aînés, tels Bon­nefoy, Jac­cot­tet, Oster. Dans cette généra­tion, il y a aus­si Réda. Dans votre généra­tion, il y a Guy Gof­fette, André Vel­ter, pour ne par­ler que des poètes dits « Gal­li­mard ». Tous ces poètes sont issus d’une généra­tion allant de 60 à 85 ans. Voyez-vous, vous qui avez des respon­s­abil­ités au sein des prix majeurs de poésie en France, une relève dans la jeune génération ?

Vous me posez là une ques­tion déli­cate. Le Marché de la Poésie mon­tre bien, à tra­vers les écrivains présents, les édi­teurs et le pub­lic, non seule­ment l’intérêt indé­ni­able pour la poésie, mais aus­si la présence de jeunes et moins jeunes écrivains. Et par­mi les poètes présents il y a bien cer­taine­ment de jeunes auteurs qui don­neront à lire des livres essen­tiels quand ils auront achevé de con­quérir leur voix.

La poésie, con­traire­ment à l’idée habituelle­ment reçue, n’est pas affaire d’extrême jeunesse ou plus encore d’adolescence, même si à ces moments de la vie on peut con­naître à tra­vers elle quelques unes des plus grandes émo­tions d’une vie d’homme. La poésie invite à une maîtrise de la langue dans la rela­tion à une expéri­ence mature de la vie, ce qui implique une crois­sance intérieure et cor­réla­tive­ment une meilleure maîtrise de la langue. Non pas pour en tir­er plus de vir­tu­osité, mais pour en exiger plus de justesse.

Je me sou­viens à ce pro­pos d’avoir eu la respon­s­abil­ité d’un ate­lier de poésie, dans les années soix­ante-dix, à des­ti­na­tion d’enfants sur­doués. Quelle ne fut pas ma sur­prise de voir qu’ils étaient certes capa­bles de réus­sites épous­tou­flantes en math­é­ma­tiques – cer­tains étaient capa­bles de répon­dre à des ques­tions du grand oral de l’X à 8 ou 10 ans, avec une extrême rapid­ité – on pou­vait s’en ren­dre compte puisqu’on les chronomé­trait ! – ; en infor­ma­tique, parce qu’on leur fai­sait con­stru­ire leurs ordi­na­teurs, et générale­ment dans tous les domaines qui fai­saient inter­venir une tech­né. En revanche, dans le domaine de la poésie, sitôt que l’on quit­tait l’expérience un peu facile des jeux sur les mots, pas­tich­es ou cadavres exquis, on s’apercevait que ces enfants, incroy­able­ment pré­co­ces, étaient qua­si­ment infirmes dans leur apti­tude à approcher con­sciem­ment ou incon­sciem­ment, néan­moins à tra­vers une com­pé­tence de lan­gage, la moin­dre expéri­ence du vivant, de leur moi, de la langue en tant qu’elle pou­vait les con­vo­quer et les révéler à eux-mêmes. Tout cela leur demeu­rait étranger.

J’en viens main­tenant aux aînés, après les jeunes !

J’appartiens en effet à une généra­tion qui doit beau­coup à un cer­tain nom­bre d’aînés : Yves Bon­nefoy, dont le ques­tion­nement sur l’être et la présence est fon­da­men­tal ; Philippe Jac­cot­tet, dans sa quête de la sim­plic­ité, mais aus­si de la vérité de la parole poé­tique, en redé­cou­vrant la réal­ité pré­caire et mag­nifique du ter­ri­toire que nous foulons ; Pierre Oster, qui nous rap­pelle que la poésie est célébra­tion de l’univers, et la néces­sité d’une reprise de l’ouvrage jusqu’au moment de l’équilibre ; Jacques Réda enfin, qui, en pleine péri­ode hos­tile à la poésie, nous décou­vrait la pos­si­bil­ité d’un chant d’une extra­or­di­naire lib­erté, sans jamais nég­liger l’expression de la fragilité de la vie humaine, comme j’ai dit ci-dessus.

Mais d’autres voix, d’autres œuvres, sont égale­ment présentes. Je me rends compte de tout ce que nous devons à Paul Claudel, Apol­li­naire et Reverdy – mais aus­si à Cen­drars. Et j’avoue mon attache­ment à la poésie de Schehadé !…

J’appartiens ain­si à cette généra­tion qui a dû s’affirmer con­tre des théoriciens et chercher une nou­velle manière de dire la mer­veille de l’exister à par­tir du quo­ti­di­en, en recourant à une  écri­t­ure plutôt ample, soucieuse d’accorder la forme du vers à un cer­tain emploi de la prose. Peut-être y a‑t-il ain­si une « écri­t­ure Gal­li­mard » qui rap­procherait un cer­tain nom­bre de poètes, comme ceux que vous citez, pub­liés par cette Mai­son d’éditions autour de Gros­jean naguère, et de Jacques Réda.

 

- Dans votre dernier livre de poèmes, Ce que dis­ent les vents, paru chez Gal­li­mard fin 2011, il y a ce poème, « Voy­age intérieur », qui com­mence ain­si : « La pièce qui me sert de bureau, peut être la cabine/d’un navire improb­a­ble sur les eaux de la plaine/pour affron­ter les rigueurs du poème et ses déci­sions :/il s’ap­proche insuff­isam­ment de la côte et nous escaladons/ensemble les enchante­ments du monde. Ses caprices ». Pou­vez-vous nous par­ler des « rigueurs du poème » et de « ses décisions » ?

L’aventure spir­ituelle que nous vivons ressem­ble à un voy­age, moins vers une des­ti­na­tion côtière, ou un au-delà ter­restre après la tra­ver­sée des sables. Mais il y a pour­tant de tout cela au fond de nous : l’océan, le désert – de même que la ville et la cam­pagne ver­doy­ante. J’emploie le mot « pas­sion », qui nous ren­voie au XVI­Ie siè­cle, mais y a‑t-il encore des pas­sions ? Y a‑t-il encore de l’émotion chez l’homo fes­tivus ? Quant au désert, on songe plus volon­tiers à la soli­tude des êtres, à l’inquiétude, à l’angoisse et surtout à ce rel­a­tivisme général­isé qui sem­ble être la mar­que ultime de notre époque.

L’aventure intérieure doit néan­moins s’accomplir dans de telles con­di­tions peu prop­ices à la poésie… Elle nous amène à vivre une autre sorte d’équipée, bien évidem­ment sans les risques que l’on court en voy­age, mais avec cepen­dant – mutatis mutan­dis – des décou­vertes inso­lites, par­fois même des révéla­tions qui nous sur­pren­nent, nous réjouis­sent ou nous atter­rent. L’aventure poé­tique, par ses instants, nous fait mesur­er ce qu’est vrai­ment la vie dans sa pré­car­ité, la néces­sité de son dépasse­ment, l’étrange lien qui la relie à la sig­ni­fi­ca­tion ou à l’absence de sig­ni­fi­ca­tion, pour tant de nos con­tem­po­rains. Si notre texte débouche sur l’évidence (la mise en avant, sous les yeux) du sens, notre vie  doit chercher à décou­vrir sa sig­ni­fi­ca­tion, comme un texte à inter­préter. Et nous rejoignons alors la fonc­tion de la poésie.

De fait, c’est cela qu’elle s’efforce de recueil­lir, de déchiffr­er et de dépos­er dans ses poèmes. Et dans cet acte elle agit dans le même temps qu’elle est agie.

D’où le dou­ble mou­ve­ment qui inter­vient dans l’écriture : Je est un autre, mais non pas dans le sens habituel que nous ne ces­sons de dire, en offrant à Rim­baud la pater­nité de cette élu­ci­da­tion – peut-être réduc­trice ? Qu’entendait-il par là ? Pour notre époque matéri­al­iste, c’est le texte lui-même qui con­duirait l’opération.

Rim­baud dis­po­sait néan­moins d’une cul­ture religieuse trop solide pour n’avoir eu en tête que cette seule sig­ni­fi­ca­tion. Je est un autre fait bien évidem­ment allu­sion à la par­tic­i­pa­tion du poème, en tant qu’agent. Et le poème par­ticipe bien comme agent en tant qu’il est cause sec­onde de ce qu’il doit opér­er pour exis­ter en tant que poème (comme toute œuvre d’art, c’est-à-dire en unifi­ant et en dépas­sant tous les élé­ments qui inter­vi­en­nent dans sa mise en forme). Si bien qu’en effet, le poème impose un cer­tain regard au poète au moment de l’acte d’écriture, au point qu’il sem­ble doué d’autonomie et d’aptitude à la déci­sion. De fait il sem­ble exiger telle mod­i­fi­ca­tion selon des raisons esthé­tiques et com­man­der au poète d’assumer telle déci­sion, tout sim­ple­ment parce que le poète est lui-même instru­men­té au moment où il écrit. Cette instru­men­ta­tion sem­ble s’incarner alors dans un dou­ble act­if et efficace.

Mais pour Rim­baud, une telle for­mule rap­pelle aus­si le pas­sage de saint Paul dans lequel l’apôtre évoque cette présence active du Christ qui le con­duit là où il ne serait pas allé. Peut-être pou­vons-nous voir dans l’allusion à l’Autre, dans un ordre spir­ituel, la présence de quelqu’un qui viendrait guider le proces­sus de l’écriture… le Christ – mais invis­i­ble, ou encore l’Ange. Ce qui don­nerait un sens par­ti­c­uli­er à la notion de souf­fle – l’inspiration avant l’expiration, comme dit Claudel.

Mais si l’œuvre d’art est bien cer­taine­ment exigeante, elle l’est néan­moins de manière sec­onde, et métaphorique­ment, par rap­port à la con­science organ­isatrice de l’artiste, qui soupèse et juge, parce que l’artiste éprou­ve alors selon l’intelligence artis­tique – non con­ceptuelle – ce qu’il a vécu dans l’ordre de l’émotion.

Il n’empêche, l’œuvre est tou­jours une « coopéra­tion » entre un esprit et la matière par le moyen d’une inten­tion, et, si je puis para­phras­er Balzac, une créa­tion métaphorique­ment par­lant, qui s’ajoute à la création.

C’est pourquoi le poème que vous citez pré­cise aus­sitôt : « et nous escaladons/ensemble les enchante­ments du monde. Ses caprices. » « Nous escal­adons ensem­ble » : le poète, en tant que marin de son aven­ture intérieure, s’élève et retombe avec son esquif. Je veux dire que cette « escalade », qui est un mou­ve­ment dynamique, fait com­pren­dre de plus haut ce qu’il faut voir – le monde autour de soi et au fond de soi, avec cette part d’énigme dif­fi­cile à résoudre, qui relève du « caprice ». Mon­tée, élé­va­tion, à quoi suc­cède le retombement…

 

 

- Dans la note finale de ce même livre, vous dites, à pro­pos de ces poèmes : « J’ai con­nu alors cette ivresse enchan­tée, mais aus­si mal­heureuse, ne sachant guère traduire et m’ef­forçant cepen­dant de com­pren­dre ce que les mots voulaient peut-être sug­gér­er. Ce fut alors une obses­sion, comme un air de musique, guidant de sa lampe incer­taine vers les portes secrètes, dans ces pro­fondeurs spir­ituelles d’où tout procède ». Quels rap­ports existe-t-il entre ces « pro­fondeurs spir­ituelles d’où tout procède », et la néces­sité de traduire l’om­bre, puisque le dernier poème se nomme ain­si « Sept tra­duc­tions de l’ombre » ?

Si la vie spir­ituelle est reliée à l’ombre, à la tra­ver­sée de la Nuit dans la quête de la lumière, il en est un peu de même dans la démarche poé­tique, lorsque le poème tâtonne sous la direc­tion incer­taine du poète vers sa mise en réel.

Car tout ce qui a lieu dans ce temps qui précède le poème, et qui est la lente trans­for­ma­tion des matéri­aux en quête de la juste forme, des mots justes, de la musique néces­saire – nous fait mesur­er notre mal­adresse et par­fois notre inap­ti­tude. Et pour­tant, nous con­nais­sons des moments de ren­con­tre heureuse avec l’écriture.

De fait, il existe un cer­tain état qui annonce la pos­si­bil­ité du poème. Nous éprou­vons soudain une fébril­ité liée à une nos­tal­gie, mais aus­si l’assurance d’une joie à venir, toutes sen­sa­tions mêlées qui se traduisent par une sorte d’ébranlement de l’être. Cet état peut don­ner lieu à une ivresse – car l’écriture, je l’ai remar­quée, sus­cite une ébriété sem­blable à celle que l’on con­naît sur un bateau qui tangue. Bien enten­du, il n’entre dans tout cela aucun moyen arti­fi­ciel : l’invention seule et la vision qui s’ensuit arrachent le poète ou le romanci­er à la lucid­ité froide pour les plonger dans cette autre dimen­sion. Comme si le fait de l’extrême acuité de l’imagination et de la mémoire rendait la terre mou­vante sous les pieds du poème et sous nos pieds (je sais : on par­le de syl­labes !).

Nous devi­nons alors que nous nous sommes approchés de quelque chose qui passe par des for­mu­la­tions de mots par­fois qui nous échap­pent, mais dans le même temps nous éprou­vons l’incapacité des mots que nous util­isons, la pau­vreté de nos moyens esthé­tiques, l’impossibilité d’écrire cette musique sec­onde qui est celle de la poésie. Si bien que l’ivresse heureuse qui sem­ble nous délivr­er son enchante­ment fait place à un état de décep­tion où nous voyons la médi­ocrité du résul­tat, d’autant plus déplorable que nous entrons dans la phase de rature, de change­ment d’un mot pour un autre mot, et tous ces ajuste­ments de séquences de vers à cause d’effets de nom­bre et d’accentuation.

En ce sens le tra­vail poé­tique appa­raît comme une tra­duc­tion, le pas­sage d’une langue obscure à la langue lumineuse, la langue éclairée, la langue qui per­met de dire et de faire com­pren­dre. Il n’y a pas d’idée qui préex­iste au poème, rap­pelons-le, on se sent seule­ment appelé à quelque chose qui attend d’être amené ici, par la main qui tra­vaille, qui trace les signes. Et cette mise en réel dans le poème est telle­ment impérieuse qu’elle appa­raît comme une néces­sité. On ne saurait se dérober à ce qu’on éprou­ve si vio­lem­ment et que l’on désire si vive­ment ren­dre com­préhen­si­ble et donc sai­siss­able, même si une large par­tie de ce que l’on écrit échappe encore, comme je l’ai dit plus haut.

Pour­tant, et j’achève par où j’ai com­mencé, quoi qu’on fasse, quelque dis­cours qu’on tienne pour évo­quer l’art du poème et toutes les con­séquences esthé­tiques et sapi­en­tielles qui en découlent, la poésie – je reprends à des­sein ce mot dif­fi­cile – demeure une réal­ité indi­ci­ble, et plus encore, avec toute l’ampleur de sens qui s’y man­i­feste, un mys­tère. Peut-être même, dans l’ordre de l’existence humaine, l’un des plus grands mystères.

 

© — Philippe Delaveau. 

       Paris, Juil­let 2014.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.

Philippe Delaveau

Par | 5 décembre 2012|Catégories : Blog|

Enfance : Paris, Touraine et l’Angleterre. Six ans à Lon­dres (1982–88), avec sa femme et ses enfants. Trou­ve alors sa voi(e/x).
Refu­sant les jeux gra­tu­its de lan­gage, con­cilie moder­nité et tra­di­tion vivante. Une langue musi­cale sus­cep­ti­ble de dire l’éternel.
Le poète serait un veilleur dans un univers en proie au désas­tre, à qui la poésie offre un Logos, donc la pos­si­bil­ité de profér­er le sens.
Recueils : essen­tielle­ment aux éd. Gal­li­mard. Tra­duc­tions (anglais, espag­nol). Nom­breux livres d’artistes avec des peintres.

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