- Bon­jour, cher André Vel­ter. La mai­son Gal­li­mard fêtera, en mars prochain, l’an­niver­saire des 50 ans de la col­lec­tion Poésie/Gal­li­mard. Nais­sance, donc, en 1966, année de pub­li­ca­tion de votre pre­mier recueil, Aisha, juste­ment pub­lié en Blanche dans cette même mai­son, et coécrit avec Serge Sautreau. Vous devez avoir en l’oc­cur­rence un sou­venir par­ti­c­ulière­ment vif de l’émer­gence de cette col­lec­tion, n’est-ce pas ?

La con­cor­dance des temps est par­fois des plus réjouis­santes, surtout à pos­te­ri­ori. Si Aisha paraît en effet en même temps que les pre­miers titres de la col­lec­tion Poésie/Gal­li­mard, au début du print­emps 1966, la coïn­ci­dence ne s’arrête pas là, car c’est Alain Jouf­froy, le pré­faci­er de Aisha, qui a ébauché la pro­gram­ma­tion de la col­lec­tion et qui, bien avant la sor­tie des pre­miers recueils, nous a par­lé, à Serge et à moi, de ce qui allait être un véri­ta­ble événe­ment édi­to­r­i­al. Nous sommes même alors inter­venus directe­ment au cours de l’été 65 pour favoris­er une ren­con­tre à Rome entre Sartre et Jouf­froy. Alain voulait deman­der une pré­face pour l’édition des Poésies de Mal­lar­mé, et comme à cette époque nous par­tici­p­i­ons à des réu­nions régulières aux Temps Mod­ernes, nous avions le con­tact avec Sartre. Cepen­dant, ne vous méprenez pas : en dépit de ce que je viens de vous dire, je ne crois pas à la prédestination.

 

 

- Com­ment la col­lec­tion fut-elle lancée et par quels titres ?

Un peu d’histoire : c’est en 1953 qu’apparaît Le Livre de Poche chez Hachette. Les ouvrages les plus dif­fusés du fonds Gal­li­mard, notam­ment les romans de Mal­raux, Camus, Sartre, etc, pren­nent immé­di­ate­ment place dans cette col­lec­tion. Seuls quelques poètes (Apol­li­naire, Élu­ard, Prévert) y sont accueil­lis. Voilà pourquoi Claude Gal­li­mard imag­ine, en 1966, de créer un espace autonome exclu­sive­ment des­tiné à la poésie. Ce qui est remar­quable, c’est que cette déci­sion anticipe de cinq ans la rup­ture avec Hachette et le lance­ment de Folio en 1972.

L’idée de Claude Gal­li­mard était sim­ple, mais dans le con­texte de l’époque tout à fait auda­cieuse : pub­li­er en for­mat de poche (sur beau papi­er et avec une maque­tte inven­tive de Massin, d’inspiration warholi­enne), les grands poètes de sa mai­son d’édition. Je vous cite, par ordre de paru­tion, les noms des pre­miers pub­liés : Élu­ard, Gar­cia Lor­ca, Mal­lar­mé, Apol­li­naire, Claudel, Valéry, Aragon, Que­neau, Super­vielle, Bre­ton, Lar­baud, Jou­ve, Saint-John Perse, Char, Ponge… À l’exception de Mal­lar­mé, qui bien sûr était dans le domaine pub­lic, tous sont sous copy­right Gallimard.

 

 

- Pou­vez-vous nous racon­ter l’his­toire de la col­lec­tion, ses événe­ments mar­quants, ses dif­férentes péri­odes, ses coups d’éclats ?

Le lance­ment de la col­lec­tion a été le fait d’Alain Jouf­froy et de Robert Car­li­er. Alain Jouf­froy, poète, romanci­er, cri­tique d’art, était mem­bre du comité de lec­ture de Gal­li­mard. Robert Car­li­er avait assuré la direc­tion lit­téraire du Club français du livre : il devait assez vite pren­dre seul la respon­s­abil­ité de l’entreprise, en assur­er le suivi édi­to­r­i­al pen­dant cinq ans en respec­tant stricte­ment le « cahi­er des charges » ini­tial : pro­gram­mer les œuvres poé­tiques majeures éditées par Gal­li­mard au XX° siè­cle. Quant à Alain Jouf­froy, sa présence devait per­dur­er à tra­vers les pré­faces qu’il allait con­sacr­er à Aragon, Artaud, Bre­ton, Leiris ou encore Jean-Pierre Duprey.

André Fer­migi­er, agrégé de let­tres, pro­fesseur d’histoire de l’art et cri­tique d’art, prit la direc­tion de la col­lec­tion à un moment cru­cial : après la rup­ture des rela­tions com­mer­ciales entre Gal­li­mard et Hachette en 1971, ce qui met­tait fin à la col­lec­tion Le Livre de poche clas­sique, jusque là exploitée en com­mun. D’où l’entrée qua­si immé­di­ate, au cat­a­logue de Poésie/Gallimard, de Baude­laire, Hölder­lin, Rim­baud, Lautréa­mont, Vigny, Hugo, Cor­bière, Ver­laine, Vil­lon, etc. À par­tir de cette date, la col­lec­tion ne se lim­ite plus au fonds Gal­li­mard, même si les con­tem­po­rains désor­mais pro­gram­més con­tin­u­ent d’en être issus, y com­pris les poètes étrangers. Jusque là, il n’y avait eu que Gar­cia Lor­ca, Tagore et Octavio Paz à être retenus, arrivent alors Neru­da, Rilke, Pavese, Pasoli­ni, Macha­do, etc.

 

André Fer­migi­er

 

Jusqu’en 1988, André Fer­migi­er, assisté de Cather­ine Fotia­di, développe la col­lec­tion avec les grands poètes clas­siques de la lit­téra­ture française et de la lit­téra­ture mon­di­ale, avec aus­si Guille­vic, Fré­naud, Bon­nefoy, Césaire, Jac­cot­tet, Lorand Gas­par, Édouard Glis­sant, Armand Robin, Georges Per­ros, Jacques Roubaud, etc. À not­er que le for­mat des livres a changé, s’apparentant à celui des Folio en per­dant 4 mil­limètres en largeur et en gag­nant 12 en hauteur.

Autre entrée d’importance dans la col­lec­tion à par­tir de 1985 : Hen­ri Michaux. À ce pro­pos, je voudrais apporter un témoignage qui fait référence à une dis­cus­sion que j’ai eu avec Michaux quelques temps avant sa mort (pré­cisé­ment en 1984 quand il a réal­isé un dessin de cou­ver­ture pour la revue Nulle part, dont je m’occupais avec Jean-Louis Clavé, Bernard Noël et Serge Sautreau). On a sou­vent dit que l’auteur de Plume refu­sait de voir ses livres en « poche », ce qui est exact, mais on en dédui­sait une hos­til­ité mar­quée de sa part pour ce genre d’édition. En fait, ce qu’il red­outait par dessus tout c’était la dif­fu­sion expo­nen­tielle de ses livres et la mul­ti­pli­ca­tion inévitable du nom­bre de ses lecteurs. Michaux souf­frait, et il en était par­faite­ment con­scient (il en par­lait même avec une franche auto-déri­sion) d’une irré­press­ible pho­bie : la foule, la sim­ple idée d’une foule, l’oppressait. Il n’est que de regarder ses encres, sat­urées de signes et de per­son­nages qui dévorent l’espace, pour com­pren­dre ce phénomène-panique. Et c’est très sim­ple­ment qu’il avouait (Miche­line Phankim, son héri­tière lit­téraire peut le con­firmer) qu’après sa mort, ne red­outant plus d’être envahi par une meute incon­trôlée de lecteurs, il lui était indif­férent que ses textes passent en « poche ».

En 1989, c’est Jean-Loup Cham­pi­on, écrivain et cri­tique d’art, qui suc­cède briève­ment à André Fer­migi­er, avant que Marc de Lau­nay, philosophe et tra­duc­teur d’allemand, ne pour­suive l’aventure de 1992 à 1997. Pen­dant ces années là, une muta­tion de la col­lec­tion est amor­cée. Si les auteurs Gal­li­mard sont tou­jours priv­ilégiés (Pichette, Claude Roy, Réda, Dadelsen, Jabès, etc), des poètes venus d’autres maisons d’édition entrent au cat­a­logue (Norge, Sabati­er, Bernard Noël, Calaferte, etc), et c’est encore plus vrai pour les étrangers (Ado­nis, Valente, Ramos Rosa, Celan, etc).

 

Marc de Launay

 

En arrivant en 1998, je n’ai fait au fond qu’amplifier le mou­ve­ment. À cela une rai­son évi­dente : on ne pou­vait pas puis­er indéfin­i­ment et unique­ment dans le cat­a­logue de la nrf. Il fal­lait certes con­tin­uer à explor­er les œuvres de ceux qui étaient devenus « les grand clas­siques du XX° siè­cle », par exem­ple ajouter des titres d’Aragon (Le Fou d’Elsa, Elsa), d’Artaud (Pour en finir avec le juge­ment de Dieu, Sup­pôts et sup­pli­ci­a­tions), et ain­si de suite jusqu’à Valéry (Poésie per­due), mais il fal­lait égale­ment accueil­lir des « extra-ter­ri­to­ri­aux », autrement dit des auteurs venus d’ailleurs comme Pierre Albert-Birot, François Cheng, Jean-Pierre Duprey, Ghérasim Luca, Lubicz-Milosz, Gas­ton Miron, Marie Noël, Valère Nova­ri­na, etc. Et cela con­cer­nait plus encore les poètes étrangers qui néces­si­taient sou­vent la com­mande de tra­duc­tions inédites, d’où un change­ment édi­to­r­i­al majeur : la col­lec­tion n’était plus seule­ment un pas­sage en « poche » d’ouvrages pré-exis­tants, mais elle devait sus­citer d’emblée des livres pour son pro­pre compte. Il suf­fit d’évoquer les vol­umes con­sacrés à Anna Akhma­to­va, Inge­borg Bach­mann, mais aus­si William Blake ou Queve­do pour mesur­er ce dont je par­le. En plus d’être le lieu priv­ilégié des réédi­tions poé­tiques, Poésie/Gallimard deve­nait un lieu de créa­tion, voire de re-créa­tion. Ain­si, des ouvrages déjà pub­liés furent entière­ment revus, aug­men­tés, repen­sés afin d’offrir de véri­ta­bles édi­tions cri­tiques. C’est exem­plaire­ment le cas de Baude­laire, Ner­val, Mal­lar­mé, égale­ment de Reverdy, égale­ment de Bon­nefoy, Dupin et Deguy qui ont vu leurs œuvres lit­térale­ment « ré-architecturées ».

 

Venons-en main­tenant à ce que vous appelez des « coups d’éclats ». Je com­mencerai par le moins écla­tant, le plus souter­rain, et qui est en quelque sorte le signe que la col­lec­tion entend rester vivante : tous les titres à réim­primer (il y en a 150 à 200 par an) sont remis à jour (cor­rec­tions, biogra­phie, bib­li­ogra­phie, par­fois nou­velle cou­ver­ture). Quant aux « exploits édi­to­ri­aux », ils sont d’abord le fait des pro­grès tech­niques. Il est désor­mais pos­si­ble (grâce à un papi­er qua­si Bible et à une colle résis­tante et sou­ple) de réalis­er impec­ca­ble­ment des livres de « poche » de 1500 pages. Sans cela, je n’aurais pas mis en chantier l’intégrale de La légende des siè­cles de Hugo, l’intégrale de Feuilles d’herbe de Whit­man, l’intégrale bilingue de La Comédie (enfer . pur­ga­toire . par­adis) de Dante. Dans un autre reg­istre, je n’aurais pas imag­iné non plus une trans­la­tion en « poche » d’ouvrages de haute bib­lio­philie, avec des repro­duc­tions ne trahissant pas les lith­o­gra­phies ou les gravures orig­i­nales : Let­tera Amorosa de René Char, Georges Braque et Jean Arp, Les Mains libres d’Éluard et Man Ray, Glos­saire j’y serre mes glos­es, de Michel Leiris, André Mas­son et Joan Miro.

 

J’insisterai encore sur un autre genre de « coup d’éclat », parce que celui-là, étant imprévu, s’est révélé le plus sur­prenant et le plus créatif. J’avais pro­posé à Pas­cal Quig­nard de repren­dre sa tra­duc­tion de l’Alexan­dra de Lycophron en y ajoutant une sub­stantielle pré­face, et quelques mois plus tard, j’ai reçu un man­u­scrit qui ne ressem­blait à rien de con­nu. À la suite de l’Alexan­dra, Pas­cal avait écrit, à la manière de ses Petits Traités, un texte pas­sion­nant, en grande par­tie auto­bi­ographique, qui reve­nait sur la genèse de sa tra­duc­tion et sur ses ami­tiés d’alors. Zétès appa­rais­sait comme un hétéronyme (à la Pes­soa) de Quig­nard, comme le poète qu’il por­tait en lui sans le revendi­quer tout à fait. C’est ain­si qu’avec un inti­t­ulé plutôt énig­ma­tique, Lycophron et Zétès, Pas­cal Quig­nard a fait, pour mon plus grand plaisir, son entrée en Poésie/Gallimard !

 

 

_  Quel a été votre pro­pre rap­port à cette col­lec­tion, depuis sa créa­tion et avant que vous en deve­niez le directeur ? Le voyageur que vous êtes a‑t-il tou­jours eu un exem­plaire en poche durant ses pérégrinations ?

       J’ai sans doute été un des pre­miers lecteurs de la col­lec­tion. Avant 1966, j’étais à l’affût de tout ce qui parais­sait en poésie, mais il y avait deux prob­lèmes : l’argent et la disponi­bil­ité des titres. Je me rap­pelle qu’Alain Jouf­froy nous prê­tait, à Serge et à moi, beau­coup de livres, et que pour cer­tains d’entre eux, indisponibles en librairie, nous en réal­i­sions de véri­ta­bles édi­tions (les pages pho­to­copiées étaient ensuite reliées avec de la colle qui imprég­nait une com­presse de gaze). C’étaient nos samiz­dats ! Le plus réus­si : Pour en finir avec le juge­ment de Dieu, décliné de l’édition K.

      Après 66, j’ai acheté au fur et à mesure pra­tique­ment tous les vol­umes qui parais­saient, et d’autant plus vite que j’étais alors libraire à La Joie de lire (40 rue Saint-Séverin), en charge pré­cisé­ment du ray­on « poésie » ! Mais pour être franc, je n’abordais pas tous les recueils avec la même envie, la même vorac­ité. J’avais des a pri­ori (cer­tains ont per­duré, d’autres pas du tout), par exem­ple les anathèmes lancés par Bre­ton con­tre Cocteau m’ont longtemps éloigné de l’auteur du Cap de Bonne-Espérance. Et je ne par­le pas de Claudel ou de Jou­ve que j’ai mis des années à décou­vrir vrai­ment… En revanche, même si j’en avais surtout pour Rim­baud et les Sur­réal­istes, j’ai immé­di­ate­ment dévoré (il n’y a pas d’autre mot) Lar­baud, Cen­drars, Perse, Char, Gar­cia Lor­ca et, étrange­ment un peu plus tard, Apol­li­naire, qui allait pour­tant devenir une de mes plus sûres boussoles.

      En voy­age, j’emportais, pour une ques­tion de poids dans le sac à dos, exclu­sive­ment des livres de « poche », pas seule­ment des Poésie/Gallimard. J’ai tou­jours beau­coup aimé les romans, et lire Con­rad à Makas­sar, Prokosch dans le désert du Tak­la­makan ou Kipling partout en Inde m’a con­stam­ment enchan­té. Cepen­dant, je dois admet­tre qu’une fois lus, j’abandonnais sou­vent ces vol­umes, car je savais que je ne les reli­rais pas de sitôt et qu’il fal­lait m’alléger, alors que je gar­dais avec moi les poèmes, qui eux peu­vent être revis­ités tous les jours sans qu’il y ait accou­tu­mance ni las­si­tude. On est chaque matin dif­férent au réveil et, pour cela, chaque poème, serait-il le même, s’entend dif­férem­ment. J’ai bivouaqué sou­vent avec ceux que j’ai déjà cités, mais je me dois d’ajouter d’autres alliés sub­stantiels : Segalen, Rilke, Reverdy, Daumal…

      Avant de pren­dre la respon­s­abil­ité de la col­lec­tion en 1998, j’y avais déjà col­laboré en tant qu’anthologue et pré­faci­er. À la demande de Jean-Loup Cham­pi­on, j’avais coor­don­né et présen­té le recueil Mémoire du vent d’Adonis. Sol­lic­ité par Marc de Lau­nay, j’avais conçu et réal­isé Les Poètes du Chat Noir, puis pré­facé les Rubay­at d’Omar Khayam. Grâce à ces inter­ven­tions, j’avais ren­con­tré Cather­ine Fotia­di qui, plus que la cheville ouvrière, était l’âme, voire la vestale de la col­lec­tion, puisqu’elle l’accompagnait presque depuis les orig­ines. C’est une grande chance de l’avoir eu à mes côtés (ou plutôt d’avoir été à ses côtés) pen­dant tant d’années.

 

- 1966, c’est un temps où la poésie jouit encore d’une cer­taine autorité en France. Saint-John Perse a obtenu six ans plus tôt le prix Nobel de lit­téra­ture. La mort d’An­dré Bre­ton, cette même année, con­stitue une dis­pari­tion d’im­por­tance, la rumeur dit que la poésie aurait envahi les rues deux ans plus tard. Les enjeux de la col­lec­tion, aujour­d’hui, sont-ils exacte­ment les mêmes qu’au jour de son lancement ?

Les enjeux sont les mêmes, exacte­ment, rigoureuse­ment, folle­ment les mêmes. Ce qui était auda­cieux, nova­teur, révo­lu­tion­naire au sens d’un boule­verse­ment des habi­tudes, en 1966, doit trou­ver aujourd’hui un sur­croît d’audace, d’invention, d’effraction. De résis­tance aus­si. Je ne suis pas aveu­gle quant aux trans­for­ma­tions sociales, cul­turelles, voire civil­i­sa­tion­nelles. D’un côté la loi meur­trière de la marchan­dise, de l’autre l’outrecuidance de la vul­gar­ité médi­a­tique, agressent en per­ma­nence notre espace qui, pour le coup, peut être dit vital. Alors à quoi bon la poésie ? Mais la ques­tion n’est pas nou­velle, Hölder­lin l’avait for­mulée il y a deux siè­cles. Car la poésie ne peut-être que sur le qui-vive, jamais instal­lée à demeure, jamais assurée d’un quel­conque bon droit. Que l’environnement soit aujourd’hui plus rude, plus hos­tile, eh bien tant mieux ! Le com­bat n’en est que plus décisif, il requiert comme jamais des paroles capa­bles de tenir parole.

 

 

- Vous dirigez cette col­lec­tion depuis 1998, soit depuis presque 20 ans. Qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ? Quel chemin vous a mené jusqu’à cette fonc­tion, et quelles dis­po­si­tions faut-il pour l’exercer ?

1998 a été pour moi, au plan per­son­nel, l’année de toutes les tragédies. Sans qu’il y ait eu la moin­dre rela­tion de cause à effet, il est incon­testable que la respon­s­abil­ité qu’Antoine Gal­li­mard venait de me con­fi­er (il sait que je lui en serai tou­jours infin­i­ment recon­nais­sant) a joué le rôle d’un étrange via­tique. À pro­pre­ment par­ler ce n’est pas la col­lec­tion qui a changé ma vie puisque ma vie était meur­trie et pas loin d’être anéantie. Elle m’a sim­ple­ment per­mis de réori­en­ter une énergie qui n’aspirait plus à rien.

Quant aux raisons de la con­fi­ance que l’on m’accordait soudain, je pense qu’avec plus de dix années de Poésie sur Parole sur France Cul­ture, de nom­breux arti­cles dans Le Monde et le pilotage de la revue Car­a­vanes, je n’étais peut-être pas le plus mal placé ni le plus incom­pé­tent pour relever les défis d’une telle fonc­tion. Il me sem­ble que, pour l’assumer, il faut avant tout de la curiosité et une totale indépen­dance vis à vis des dif­férentes coter­ies, clans, clubs et autres officines d’admiration mutuelle. Surtout, aucun sec­tarisme : ten­ter d’accueillir dans sa diver­sité (et quelles que soient par ailleurs mes options per­son­nelles) l’ensemble du champ poétique.

 

Pre­mier n° de la revue CARAVANE

 

- Quelles inno­va­tions avez-vous portées au sein de cette col­lec­tion dev­enue mythique ?

Le chapitre « coups d’éclats » a déjà répon­du en par­tie à cette ques­tion. J’ajouterai la mul­ti­pli­ca­tion des antholo­gies thé­ma­tiques qui s’affranchissent du car­can arti­fi­ciel des siè­cles pour témoign­er d’expériences sin­gulières ou pour célébr­er une forme, un thème, une pas­sion. Deux vol­umes de Haiku, Les Poètes du Tan­go, L’OuLiPo, Poètes en par­tance, Poèmes à dire, Je voudrais tant que tu te sou­vi­ennes (poèmes mis en chan­sons de Rute­beuf à Boris Vian), Éros émer­veil­lé, etc…

 

 

- Une ques­tion qui, au sein de Recours au Poème, nous intrigue beau­coup, étant don­né notre pro­pre rap­port avec eux : que sig­ni­fient René Dau­mal et Le Grand Jeu pour vous, qui avez choisi d’éditer une fab­uleuse antholo­gie du Grand Jeu et avez signé une « Ascen­sion du Mont Ana­logue » au final de votre recueil L’amour extrême ?

Révolution/Révélation : en deux mots je vous dis ce que j’ai en partage avec les ado­les­cents du Grand Jeu. Je peux d’ailleurs con­tin­uer les binômes plus ou moins improb­a­bles mais foudroy­ants : Révolte/Orient – Artaud/Les Védas – Pataphysique/Métaphysique – Dérision/Absolu… Mais, j’insiste sur ce point, ce ne sont pas mes goûts qui déci­dent de la pro­gram­ma­tion. Il y avait déjà Le Con­tre Ciel de Dau­mal dans la col­lec­tion, il me sem­blait néces­saire d’accueillir Gilbert-Lecomte (c’est désor­mais chose faite avec La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent) et l’anthologie des Poètes du Grand Jeu avait pour but de réac­tiv­er plusieurs de ces poètes météores de l’entre-deux guer­res, notam­ment André Rol­land de Renéville, Artür Har­faux, Mau­rice Hen­ry, Mon­ny de Boully.

J’ai agi de la même façon avec, par exem­ple, les poètes qui par­ticipèrent à la revue L’Éphémère à la fin des années 60. Yves Bon­nefoy était représen­té par plusieurs vol­umes dans la col­lec­tion, Jacques Dupin et André du Bouchet par un seul, et Louis René des Forêts était absent. Petit à petit, j’ai don­né plus de vis­i­bil­ité à cha­cun et désor­mais, au côté de Bon­nefoy dont toutes les œuvres poé­tiques sont éditées en Poésie/Gallimard, il y a deux forts vol­umes de Dupin, trois recueils de Du Bouchet, et l’ensemble des poèmes de Des Forêts. À quoi il faut ajouter le Choix de Poèmes de Paul Celan qui fut égale­ment un inter­venant majeur dans cette revue. En procé­dant ain­si, il y a cohérence édi­to­ri­ale et rap­pel de séquences de l’histoire littéraire.

 

Pre­mier n° de la revue l’Ephémère

 

- Fêter 50 ans d’une col­lec­tion, c’est aus­si ren­dre hom­mage au tra­vail des col­lab­o­ra­teurs de l’om­bre. Pou­vez-vous nous faire entr­er dans le secret de l’ate­lier et nous racon­ter l’his­toire d’un livre, depuis la déci­sion de sa pub­li­ca­tion jusqu’à sa sor­tie sur les tables des librairies ?

Franche­ment, le secret n’est pas très grand. Chaque année en juin, je pro­pose à Antoine Gal­li­mard un pro­gramme pour l’année suiv­ante. Nous nous con­cer­tons et déci­dons ensem­ble des titres et du rythme de pub­li­ca­tion. Si l’on excepte 2016 qui, cinquan­te­naire oblige, hérite d’une pro­gram­ma­tion par­ti­c­ulière, la répar­ti­tion des ouvrages obéit, comme pour le pastis de César, à la règle des qua­tre tiers : un petit tiers de Clas­siques, un bon tiers de grands poètes étrangers con­tem­po­rains, un solide tiers de grands poètes français et fran­coph­o­nes du XX° siè­cle, et le tiers restant de con­tem­po­rains français !

Une fois la liste établie, celle que l’on appelle « mon assis­tante » alors qu’elle est la pièce maîtresse du dis­posi­tif (jadis Cather­ine Fotia­di, désor­mais Alice Nez, et Audrey Scar­bel depuis peu en ren­fort) règle avec le ser­vice juridique les prob­lèmes de droits et de con­trats (c’est vite dit, mais ça prend beau­coup de temps, spé­ciale­ment quand il s’agit d’anthologie). Ensuite, s’il faut une pré­face ou une édi­tion cri­tique, je con­tacte directe­ment un écrivain, un cri­tique ou un uni­ver­si­taire, selon les cas. Puis, le livre à rééditer (ou le man­u­scrit orig­i­nal) est pré­paré, c’est à dire annoté par mon assis­tante, avec ques­tions à pos­er à l’auteur, au maître d’œuvre ou au tra­duc­teur. Quand le texte défini­tif est fixé, un met­teur en page fait une propo­si­tion de typogra­phie (avec les poèmes, il faut choisir soigneuse­ment le corps de car­ac­tère, le nom­bre de lignes par page, la jus­ti­fi­ca­tion : la lis­i­bil­ité en dépend). Puis un cor­recteur relit un pre­mier jeu d’épreuves avant que celui-ci parte chez l’auteur, le maître d’œuvre ou le tra­duc­teur. En fonc­tion du nom­bre de cor­rec­tions, on demande un deux­ième jeu ou seule­ment les quelques feuilles litigieuses. Ente temps, j’ai fourni quelques indi­ca­tions pour la cou­ver­ture à la maque­t­tiste (actuelle­ment Clotilde Cheva­lier) et rédigé un argu­men­taire à usage des représen­tants, que je ren­con­tre une fois par mois pour leur présen­ter plus en détails les livres. Lorsque ceux-ci sont imprimés, l’attachée de presse (actuelle­ment Frédérique Romain) prend ren­dez-vous avec l’auteur, le maître d’œuvre ou le tra­duc­teur afin d’envoyer des exem­plaires aux jour­nal­istes, cri­tiques ou uni­ver­si­taires sus­cep­ti­bles de s’en faire l’écho.

 

 

- Les bou­gies seront souf­flées en mars 2016. Qu’avez-vous imag­iné comme cadeau d’an­niver­saire pour fêter ce qu’il faut bien appel­er un événe­ment éditorial ?

Un anniver­saire de cet ordre a tou­jours ten­dance à célébr­er ce qui a été accom­pli. Avec Antoine Gal­li­mard nous avons bien sûr décidé de met­tre l’accent sur la part pat­ri­mo­ni­ale de la col­lec­tion (com­ment ne pas soulign­er quel fonds excep­tion­nel est rassem­blé là), mais nous avons voulu aus­si et par­al­lèle­ment mar­quer l’attention portée aux poètes vivants et à l’extrême diver­sité de leurs écri­t­ures. C’est pourquoi douze con­tem­po­rains français et fran­coph­o­nes vont faire, si j’ose dire d’un coup, leur entrée en Poésie/Gallimard. Par ce geste sans précé­dent, nous voulons affirmer la voca­tion de la col­lec­tion qui est de met­tre au con­tact l’ensemble des grandes œuvres du passé avec celles qui, aujourd’hui, sont par­mi les plus représen­ta­tives et les plus singulières.

D’Adonis à Franck Venaille, de Chris­t­ian Bobin à Jean-Pierre Ver­heggen, de Tahar Ben Jel­loun à  Yves Bon­nefoy, Michel Butor, François Cheng, Georges-Emmanuel Clanci­er, William Cliff, Michel Deguy, Philippe Delaveau, Kiki Dimoula, Hans Mag­nus Enzens­berg­er, Lorand Gas­par, Guy Gof­fette, Pent­ti Holap­pa, Michel Houelle­becq, Philippe Jac­cot­tet, Ludovic Jan­vi­er, Alain Jouf­froy, Nuno Judice, Gérard Macé, Jean-Michel Maulpoix, Bernard Noël, Valère Nova­ri­na, Pierre Oster, Pas­cal Quig­nard, Lionel Ray, Jacques Réda, Jean Ris­tat, Jacques Roubaud, Paul de Roux, Jude Sté­fan et Ken­neth White, il y avait déjà plus de trente poètes vivants au cat­a­logue (ce qui, me sem­ble-t-il, n’est jamais assez sig­nalé ni pris en con­sid­éra­tion). Ils vont être rejoints par Olivi­er Bar­barant, Zéno Bianu, Xavier Bor­des, Jacques Dar­ras, Alain Duault, Emmanuel Hoc­quard, Vénus Khoury-Gha­ta, Anise Koltz, Abdel­latif Laâbi, Jean-Pierre Lemaire, Richard Rognet et James Sacré. Cette énuméra­tion indique à elle seule com­bi­en il impor­tait d’accueillir dans sa mul­ti­plic­ité, dans sa richesse, dans ses lignes de frac­ture aus­si, l’ensemble du champ poé­tique actuel.

    
   

- L’aven­ture ne s’ar­rête pas avec cet anniver­saire. Avez-vous une vis­i­bil­ité sur ce qui va se pass­er après cet événement ?

Si je vous dis qu’après ce sera comme avant, vous allez croire à une pirou­ette. Mais non, comme en rug­by, nous allons revenir « aux fon­da­men­taux » ! Et retrou­ver la règle des qua­tre tiers énon­cée plus haut. Ain­si, d’avril à novem­bre 2016, il y aura Gongo­ra (Fable de Polyphème et Galatée, dans une tra­duc­tion ébou­rif­fante de Jacques Ancet), Roubaud (Je suis un crabe ponctuel, Antholo­gie per­son­nelle 1967–2014), Shel­ley (La révolte de l’Islam, dans une mag­nifique tra­duc­tion de Jean Pavans) et Charles Vil­drac (Chants du dés­espéré – sans doute les poèmes les plus forts inspirés par la Grande Guerre).

Ensuite ? Qui lira verra !

 

P. S.

Cet entre­tien a été réal­isé avant la dis­pari­tion d’Alain Jouf­froy, le 20 décem­bre 2015, à Paris. J’ai dit quel avait été son rôle, il y a 50 ans, dans la mise en œuvre et la pro­gram­ma­tion ini­tiale de Poésie/Gallimard, mais sans insis­ter sur l’essentiel, c’est à dire sur son génie pro­pre de poète, de romanci­er, de cri­tique d’art, d’agitateur d’intuitions, d’effractions, de ful­gu­rances. Dans le champ mag­né­tique de la poésie vécue, Alain fut un aigu­illeur tou­jours en alerte, un accéléra­teur de tra­jec­toires hors cadre et hors norme. Il m’im­porte d’a­jouter ce salut et ce témoignage, fût-ce in extrem­is.

 

Alain Jouf­froy

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.