Sur la qua­trième de cou­ver­ture, il y a ceci : « Jan­vi­er 1970. Un soir le téléphone.
— Bon­soir, c’est Louis Aragon, je voudrais par­ler à Marc Delouze.
— C’est moi…
Je pense à une blague. Sur le point d’éclater de rire…
— J’ai bien reçu vos poèmes, je vous demande la per­mis­sion de les pub­li­er dans le prochain numéro des LETTRES français­es
Je réponds (je bafouille plutôt) :
— Bien sûr, je vous donne la permission
Je ne sais pas com­ment j’ai raccroché.
Je regarde S. : « C’était Aragon ».
Incré­d­ule. Transporté.
Une semaine passe dans un nuage de mémoire.
Le mer­cre­di suiv­ant j’achète LES LETTRES français­es, comme chaque mercredi.
Plan­té sur le trot­toir de la rue de Belleville, devant le marc­hand de jour­naux, je lis à la une mon nom… »

Voilà ce qui nous invite à ouvrir ce livre, nom­mé 14975 jours entre.
14975 jours, c’est le temps qui sépare le pre­mier recueil de ce livre, Poésies en phase ter­mi­nale écrit en 2011, et le sec­ond recueil Sou­venirs de la Mai­son des Mots, daté de 1971 et alors pré­facé par Aragon. 40 ans. 14975 jours. Le fil entre ces 40 ans, c’est le poème, bien sur, celui faisant pass­er des sou­venirs de la mai­son des mots, datés de l’époque du coup de fil d’Aragon, aux poésies en phase terminale.

Dans ce livre de 2012, la pré­face d’Aragon est repro­duite, pré­face inti­t­ulée Par manière de tes­ta­ment. Elle se situe au milieu du livre, Delouze ayant choisi d’ouvrir son opus par les poèmes de 2011, Poésies en phase ter­mi­nale, titre au sujet duquel nous ne saurons rien puisqu’aucune pré­face ne vient nous l’expliquer, au lecteur de lire et d’entendre le secret de la langue poé­tique. Aragon présente Delouze comme son tes­ta­ment. Non pas son con­tin­u­a­teur, bien enten­du, mais le poète qu’il recon­nait pour l’avenir après lui, comme un père lègue à ses enfants ses biens. Aragon nous lègue Delouze dans la boule de cristal de l’avenir poé­tique. Il l’écrit ain­si : « J’ai chez moi une col­lec­tion de pre­miers livres, que je ne prends pas dans mes mains sans une cer­taine émo­tion : et par exem­ple, ce Han d’Islande qui n’a pas de sig­na­ture, et que suit Bug-Jar­gal PAR L’AUTEUR DE HAN D’ISLANDE, car c’était pour lui mieux sign­er que de son nom ignoré, Vic­tor Hugo… C’est à côté de lui que je rangerai Marc Delouze, ce Marc Delouze-ci dont il faut appren­dre le nom, comme d’autres fois on apprit Ner­val ou Rim­baud. Ah, je vous en prie, ne dites pas que j’exagère ! N’entendez-vous pas com­bi­en j’aime ces poèmes, et qui aime exagère-t-il jamais ?

Quelque chose ici com­mence. Quelque chose dont je ne ver­rai point la fin. Mais que je me hâte de prédire, avec les dernières forces de mon âge. »

Apprend-t-on Delouze par cœur ? Con­tin­ue-t-on d’ailleurs d’apprendre Ner­val et Rim­baud par cœur ? Le poète Delouze, après cette pre­mière pub­li­ca­tion glo­rieuse, décide, se refu­sant à « faire le poète », de s’installer dans un silence édi­to­r­i­al de près de 20 ans. Il tra­vaille pour­tant, à d’autres formes poé­tiques comme les spec­ta­cles de rue, la poésie musi­cale, les fes­ti­vals de poésie.

Le chemin qui a mené de la Mai­son des Mots aux Poésies en phase ter­mi­nale, terme vio­lent pour définir l’état mori­bond des poésies est mys­térieux. Il est don­né à lire, en fil­igrane, à tra­vers ce livre d’aujourd’hui remon­tant le fil du temps comme un saumon revenant à la source de sa naissance.

Pour mesur­er l’ampleur de ce que le poète Delouze laisse enten­dre au lecteur libre et disponible, il n’est qu’à repro­duire le 1er poème de son pre­mier recueil, celui qui émut tant Aragon, et le met­tre en regard du derniers poème des Poésies en phase ter­mi­nale. Cela se passe de tout dis­cours. La poésie opère d’elle-même con­tre toute forme d’exégèse affaiblissante.

 

Je suis poète par la force des choses
Par la force des mots notre main sur les choses
Par la force des liens qui m’unissent aux choses
Pour chaque chose un lien
Pour chaque mot une main
De mul­ti­ples aspects revêt la paume et ses secrets
S’inscrivent en stat­ues comme boud­dhas énigmatiques
De théorique en théorique l’ongle a peine à tracer
La zébrure du temps qui passe

et me men­ace la fêlure des mots
comme la fragilité d’un papi­er consumé

Le 17 févri­er 1970.
A Lionel Ray
Que je ne con­nais­sais pas encore.

 

Ce soir
tan­dis que ce poème tente de s’inscrire au revers de l’image
je flotte dans l’apesanteur des anesthésies
entre un ciel sans lendemains
et la terre qui n’oublie rien

Quand le matin arrive enfin
au-dessus de moi mes mains s’ouvrent

Elles sont vides

 

Le dernier mot, celui proféré par L’Opus Incer­tum qui clos les Poésies en phase ter­mi­nale, et con­sis­tant en un abécé­daire sous forme de charnière auto­bi­ographique, sera :

Z

Le soleil est entré dans le crâne du mort.

Que ceux qui ont des oreilles entendent.

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.