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Valéry Meynadier, Le Dit d’Eurydice

Certainement un oiseau te suit, tu marches sur un tapis vert, entourée de voiles pourpres, que tu déchires à chaque pas. Ou bien, c'est toi qui suit l'oiseau Birdy, assurée d'avancer bien au-dessus des précipices. C'est cet équilibre, le vol au-dessus du vide, et la puissance de ta marche, qui édifie ton écriture. Eurydice ne dit plus l'impuissance, ne se tait que pour mieux affirmer qu'elle appartient à son histoire, la tienne, la mienne, la nôtre, et plus loin celle d'une humanité où les femmes sont devenues aussi des hommes par capillarité à force d'écriture qui recoud les déchirures de nos histoires.

Et si la figure d'Eurydice travaille toujours les inconscients, si son histoire parchemin archétypal l'enferme, la tord, l'expulse du champ des possibles, tu lui offres la vie. 

Mots qui jouxtent le fracas presque abouti, mais jamais arrivé, le poème secoue le silence, le met en demeure de cesser de dire l'avortement des possibles existences de celle qu'on tait.

 

Valéry Meynadier et Dominique Bertrand, Le Dit d'Eurydice, lecture et musique, début, Librairie Zeugma, Montreuil, le samedi 17 juin 2023.

tu me contais comment les fleurs poussent à travers les murs
& comment les murs saxifrages se fanent avec les murs

avec ta lyre à neuf cordes
& tes yeux sauvageons
tu jouais avec les éléments
terre eau air feu
à hauteur de ton enfance

moi, ton ombre sculptée
en proue

j’apparaissais disparaissais
amour

en bas de page
appui à tous tes hymnes

Eurydice remonte seule de tout enfer, de toute vie, de toute lignée, interpellée, femme, fille, mère, girons séculaires enfermés dans des girons séculaires éventrés grâce à ta poésie, ouverts, libres et fertiles, fragmentés dans ces croisements de paroles possibles, et portés par la musique de celui qui accompagne l'ouverture de cette langue apocalyptique, Dominique Bertrand. Pas Orphée, ni Eurydice,  ni ombres indues du mythe, mais incarnation d'un lien subtile entre le verbe et la musique, c'est à dire le son, et la sonorité.

entre les lignes, passe le couteau
cela fut-il dit ?
avec le sang des lettres
j'ose ma liberté

Valéry Meynadier, Le Dit d'Eurydice, Musimot, 2023, 98 pages, 18 €.

Dit de toute assertion, qui secoue le langage pour lui extirper un nom, enfin audible, parce que sorti du silence englouti dans les ténèbres, un nom sans visage, sans histoire, et sans trace, ce nom de femme sans lignée, source de sa source, origine et conséquence de toutes les autres. 

Présentation de l’auteur

Valéry Meynadier

ValérY meYnadier écrit depuis l’ailleurs un jour découvert. Sa mère partait. Où ? Ailleurs. Longtemps elle partait la mère alors l’enfant au fil des jours écrivait des lettres à l’ailleurs de sa mère. Sans savoir que son métier d’écrire était en train de commencer. Elle avait 6 ans. Ses textes parlent de l’impossible à nommer. Ils ont un air d’avant les mots. Quand les mots n’existaient pas encore. Chaque mot est pesé avant d’être posé dans la phrase. Elle n’hésitera pas à le débouter si l’écho renvoyé n’est pas juste. Elle écrit avec des mots, de la motérialité, comme elle dit. En atelier d’écriture, elle part de là, d’une lettre qui peut faire roman & qui fait mot si agencée à d’autres lettres. Elle ne manque pas d’humour. Elle travaille en maison d’arrêt, dans ce genre de milieu sans milieu, il est impératif de savoir rire de soi & du chaos environnant.

Son premier roman Ma mère toute bue - est une ode au meurtre de la mère ! Freud s’est trompé; c’est la mère qu’il faut tuer.
Son deuxième roman Centaure est l’histoire d’une femme coupée en deux, en haut, elle est humaine, en bas, animale. Autrement dit, c’est l’histoire d’une pute. Comment on devient pute ? & pourquoi les hommes achètent de la viande humaine ?
Ce livre est né d’une expérience avec les filles des rues.
Son troisième livre parle d’amour, de cet amour encore interdit en 1981, considéré comme une maladie. Divin danger est l’histoire d’une femme qui aime les femmes.

Ce tout écrit dans un genre transgenre, entre prose & poésie, jamais tout à fait l’un, jamais tout à fait l’autre. Francis Ponge appelait ça de la proésie. Oeuvrière, elle casse les genres, les mots, les rythmes…

valérY meYnadier, animatrice d’ateliers d’écriture, est aussi art-thérapeute, entre le soin & la créativité, entre la cicatrice & la signature.
Elle fait des lectures publiques & participe à des rencontres tous publics.

Thèmes : crimes en tous genres (matricide, inceste etc). Prostitution. Milieu carcéral. Alcool. Amour de tous genres, hétéro, homo etc.

Biographie © MEL.

© Crédits photos Terres de Femmes.

Bibliographie

Romans
– Ma mère toute bue, éditions du Chèvre Feuille-étoilée, 2007
– Centaure, éditions du Chèvre Feuille-étoilée, 2010
– Divin Danger, éditions Al Manar, 2017 (dessins Albert Woda)

Poésie
– Présent Défendu, éditions La villa des cent regards, 2008

Nouvelle e.book
Entre (l’arbre chez le psy) aux éditions internet fr.blurb.com 2012 avec des encres de Marie-Lydie Joffre & une préface de Pascale Amara

En revues
Traviole, Grèges, Supérieur Inconnu, Monsieur Toussaint Louverture, Etoile d’encre, Souffles…

Prix d’excellence pour la nouvelle « Que la haine repose en paix » éditée par le Forum Femmes Méditerranée de Marseille 2006

Recueil de textes de personnes détenues : Intérieur/Extérieur publié avec L’ADDA Scènes Croisées & la Maison d’arrêt de de Mende, en Lozère 2006

Recueil de textes autour des ateliers d’écriture : Balises pour un parcours d’ateliers d’écriture publié par la Région Paca & le Conseil Général Bouches du Rhône 2007

Poèmes choisis

Autres lectures

Valéry Meynadier, Le Dit d’Eurydice

Certainement un oiseau te suit, tu marches sur un tapis vert, entourée de voiles pourpres, que tu déchires à chaque pas. Ou bien, c'est toi qui suit l'oiseau Birdy, assurée d'avancer bien au-dessus [...]




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

Arnaud Le Vac, les lieux théoriques du poème, lecture de Tenir le pas gagné

Après On ne part pas (2017) et Reprenons les chemins d’ici (2019) Tenir le pas gagné : en allées et venues entre arrêt et reprise, Arnaud Le Vac reprend à la formule de Rimbaud un sens de l’inconnu et du mouvement intérieur, un questionnement de la liberté – « C’est tout mon corps qui rit et / qui danse » (p. 18).

S’il est placé sous signe du pas gagné, le livre commence par « j’aime cette vie assis / dans ce café et prenant des notes dans / un carnet quand d’autres parlent et se / taisent » (p. 7) Mais ce livre tourne autour de l’évidence essayant, par des tentatives continuées, recommençant, d’attraper et de faire sentir cet « air du temps » : « C’est dans l’air du temps comme / une évidence » (id.).

Cette évidence tiendrait, je le dis provisoirement, à deux choses liées : tendre au réel, tendre à sa propre voix dans l’écriture par la formulation de lieux théoriques qui seraient les lieux communs du monde, de la réalité et du poème. C’est encore aller vers l’intime, ou saisir ce qui cherche à se dire quand on parle et écrit, d’où la synthèse de parler et se taire. D’emblée, nous pourrions avoir affaire à une ambiguïté eu égard au poème : en irait-il d’une poésie qui restituerait un regard sur la vie ou une expérience du monde, ou encore une pensée théorique ? Il s’agirait plutôt d’une quête d’un présent de la voix, d’une présence à soi de la voix, et de regarder avec et par le poème : « Ce que l’on ne dit pas de ce que / l’on dit : le sens du sujet libre. […] D’un vivre langage qui n’a pas peur / du temps. » (p. 8) Autrement dit, l’écriture de ce livre correspond à un cheminement (des chemins d’ici, à reprendre, au pas gagné) pour approcher cet intime de la voix qui, comme le suggèrent les titres, est à regagner.

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, éditions du Cygne, 2023, 57 p., 10 euros.

On cherche ce que l’on sait et l’évidence est ce que l’on ne sait pas que l’on sait. Le rapport à l’inconnu est de cet ordre. Disons que l’inconnu et l’évidence forment le nœud gordien de ce livre. Autour duquel les formules théoriques tournent et se nouent à leur tour pour « laisser place / à la rencontre, à l’inattendu. Aux / changements permanents d’humeurs / et jeux de l’intellect » (id.). Le temps prend une valeur singulière dans cette tenue du pas gagné. Arnaud Le Vac réinvente l’expression « l’air du temps » en air des pensées, en traversée, cheminement d’une parole cherchant ses lieux théoriques. La réflexion sur la poésie, sur le langage est omniprésente et insistante, au point d’habiter totalement la vision du réel. Son livre croise le poème et l’essai, et figure le poème comme essai, au sens initial du verbe essayer et au sens d’une pensée à la recherche de sa liberté. « Air du temps » est « réalité vécue » (p. 9), « soulèvement de la / vie dans le langage » (p. 10) ou encore ceci : « Faire de ne pas faire : la poésie / s’écrit au présent. » (p. 11) Le carnet de notes rejoint l’idée de « tenir le pas gagné / à travers ces quais et ces ponts, / ces fleuves et ces berges, ces rues / et ces ruelles » – et d’égrener les noms de villes européennes (id.). On pourrait y entendre aussi l’idée d’un franchissement pour parcourir l’ici – un peu la quête du lieu et de la formule – et les lieux théoriques du poème.

En conclurait-on à une métapoésie ? Il s’agirait plutôt de la découverte de sa pensée, d’une pensée qui s’organise avec de nombreuses lectures, des poètes, des philosophes, des critiques. L’écriture est l’activité de tension vers l’écoute. D’où le pas gagné encore. Et tout se joue entre le monde et une singularité : « Quelqu’un / de singulier pour le dire. » Le singulier, entre la solitude et l’unique, fait « notre histoire / commune » (p. 12). L’enjeu est celui du poème engagé ; On l’entend par ces coupes des phrases – et souvent, cette découpe de la formule théorique –, une diction qui engage à écouter ses propres suspens, mais aussi à chercher à dire pour soi et pour autrui, à travailler le dit par le dire.

Le poème engagé l’est à plusieurs titres. S’il s’engage dans la réalité pour l’élargir, il engage également la réalité, les lecteurs dans son dire. Les poètes dont il est question dans ce livre sont repris à ce titre, pour la transformation d’une « poésie-moyen d’expression en / poésie-connaissance » (p. 13) Le carnet de lectures d’Arnaud Le Vac s’ouvre au fil du livre et du cheminement, des chemins d’ici (p. 13-18 en particulier). Et l’on sent poindre une inquiétude – une intranquillité : une rupture des assises – une tension entre une intention de réinvention de la réalité et une prise avec elle, qui ne soit ni une prise sur ni une prise dans. Les échappées dans la littérature et les arts y renvoient, comme avec Rimbaud et ce moment où surgit la rime : « La main / qui écrit, la main qui pense. / C’est tout mon corps qui rit et / qui danse. » (p. 18) Le détachement de « qui danse » peut alors se lire comme une interrogation, une question lancée à ce qui se vit comme sujet du poème. Il est vrai qu’on cherche à dire, à formuler, tous les retournements qui s’opèrent, une sorte de synesthésie intérieure à la voix : « C’est dire / ce que voit la voix, entend le / corps dans le langage et le / langage dans le corps. » (p. 20) 

Mais le livre questionne la relation au monde – question valant pour la littérature, la poésie : « la poésie, c’est le réel » (p. 21), une identification qui va jusqu’à achopper sur l’adjectif « poétique », le poétique comme qualificatif des choses du monde, par le subjectif : « Rien de plus poétique, pour moi, en / pensant à toi, que ces noms de bateaux / à quai et parmi ceux qui arrivent, / ceux qui sont en partance. » (p. 22) Le nom forme l’identification. Puis on s’en délivre par la voix, le lieu du poème, là où résonnent dans et par : « C’est autant dans / cette voix, par cette voix les ruelles / et les canaux de Venise, ces places, / ces ponts et ces quais, autrement dit, / cette lagune qui se remplit et se vide / de la mer comme ce fleuve qui coule / et déborde notre histoire et notre / culture. » (p. 24) Le mouvement de la voix conduit « arriver » et « partance », « se remplit et se vide ». L’évocation des choses appartient à la force d’une voix, qui émeut, au sens qu’elle met en mouvement.

C’est que la voix est tendue vers une déambulation, dans les lectures et les lieux de passage – le café : ce lieu où l’on s’assoit et où l’on est de passage – par quoi se dit et se vit une liberté. Le livre revient ainsi sur les rues, les canaux, les cafés, « Je suis battu par les / flots, mais ne sombre pas » (p. 36). Puis « chaque / passage est un événement en soi. » (p. 40) Plus loin encore c’est entre marcher et s’asseoir que tout se joue : « C’est Alain Jouffroy assis / à son bureau de travail, […] le / corps libre prenant la pause / attendue, prêt à accueillir / dans un cahier la danse virevoltante de la pensée » (p. 46). Arnaud Le Vac multiplie les temps d’une action de l’écriture entre s’arrêter-repartir, jusqu’au goût pour l’impasse, « ces impasses où la vie / passe et repasse, où la vie / jamais lasse s’en lasse » (p. 54) : des reprises de vie et de voix. Le parcours conduit ainsi sa propre émotion, de « regards exaltés » (p. 56) en « ta / voix et ma voix qui transforment / tous les champs du possible » (p. 57). Alors, Tenir le pas gagné se dit dans Dylan Thomas : que « tout bon poème / est une contribution à la réalité. » (p. 51)

Présentation de l’auteur

Arnaud Le Vac

Arnaud Le Vac est né en 1978 en Ile-de-France. A publié dans l’Anthologie Triages, les revues Ce qui reste, Paysages écrits, Passage d’encres III, Résonance générale. Il dirige et anime la revue le sac du semeur. Revue le sac du semeur : https://lesacdusemeur.wordpress.com/

Bibliographie

Poésie

  • Tenir le pas gagné, éd. du Cygne, 2023.
  • Reprenons les chemins d’ici, éd. du Cygne, 2019.
  • On ne part pas, éd. du Cygne, 2017.

Essai

  • Manifeste pour une poétique de la modernité vers Hugo, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Breton, Tzara, éd. du Cygne, 2021.

Publications dans des anthologies

  • « Présence éveillée », dans l’anthologie Triages, Voix unes & premières, éd. Tarabuste, 2014.
  • « Place à la vie, place à la ville », dans Génération Poésie debout, éd. Le Temps des Cerises, 2017.
  • « Les livres et les disques », dans Le Chant du cygne, anthologie 2020, vingt ans de poésie contemporaine, éd. du Cygne, 2020.

Publications en revues

  • « Brève histoire de la poésie [archive] », Ce qui reste, 2014.
  • « Ligne de partage [archive] », Paysages écrits n°22, 2014.
  • « Il n'en faut pas plus [archive] », Paysages écrits n°25, 2015.
  • « Ne pas suivre les voies ordinaires [archive] », (Alain Jouffroy), D'un corps d'écoute [archive] : entretien avec Marcelin Pleynet, Paysages écritsn°26, 2015.
  • « Je devine et j'ose [archive] », inks, Passage d'encres III, 2016.
  • « une vie humaine [archive] », Résonance générale n°9, L'Atelier du Grand Tétras, 2017.
  • « Une aventure intellectuelle vers une poétique du vivre en voix [archive] », entretien avec Serge Martin, Le sac du semeur n°3, 2018.
  • « Une aventure poétique vers une parole épiphanique du temps » [archive] », entretien avec Pascal Boulanger, Le sac du semeur n°4, 2019.
  • « Pour une poétique de la modernité vers Baudelaire [archive] », Les Cahiers de Tinbad n°8, éd. Tinbad, 2019.
  • « De pas en pas vers un passage de voix [archive] », Résonance générale n°10, L'Atelier du Grand Tétras, 2019.
  • « Hugo à l’œuvre : une modernité en action [archive] », Résonance générale n°11, Openedition Hypotheses, 2020.
  • « Pour une poétique de la modernité vers Lautréamont [archive] », Les Cahiers de Tinbad n°9, éd. Tinbad, 2020.
  • « Une expérience toujours nouvelle du langage et de la vie [archive] », (Revue) Nu(e), n° 72, Serge Ritman, 2020.
  • « Pour une poétique de la modernité vers Rimbaud [archive] », Les Cahiers de Tinbad n°10, éd. Tinbad, 2020.
  • « Le ciel dans la lumière de janvier et Quel sujet, quel corps [archive] », Poetry Sound Library, Zee Maps, 2020.
  • « Place de la Bastille [archive] », Le Génie libre n°1, 2021.
  • « Ta voix, ma voix [archive] » et « J'aime cette vie entre toutes », L'Oreille voit n°1, 2022.
  • « Faire de ne pas faire [archive] », Notre sélection de poèmes, Poèmes d'ici et d'ailleurs, Le Manoir des Poètes, 2022.
  • « À l’écart définif [archive] », Le Génie libre n°3, 2023.
  • « La question du sujet poétique et politique [archive] » et « Dans une écoute vision du monde », L'Oreille voit n°2, 2023.

Critiques[modifier | modifier le code]

  • « Trajectoire déroutée [archive] », Sanda Voïca, Poezibao, 2018.
  • « L’Impératif de la voix [archive], Serge Martin, Poezibao 2019.
  • « Cet oubli maintenant [archive] », Laurent Mourey, Recours au Poème, 2020.
  • « Itus et reditus [archive] suivi d'un entretien avec Claude Minière », Tenir à son langage, Le Club de Mediapart, 2020.
  • « L'Intime dense [archive] suivi d'un entretien avec Pascal Boulanger », Tenir à son langage, Le Club de Mediapart, 2022.

Poèmes choisis

Autres lectures

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

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Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

À la lecture des premières pages du recueil d'Arnaud Le Vac,  je m'interroge. Le texte est versifié mais il a tout d’un essai. S’agit-il d’un essai sur la poésie ? Sur la liberté ? (Mais [...]




Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte de rêve où la réalité s’étire vers ce qui la déborde, / et qui l’appelle.

Un flot de poèmes ». Ce flot, on le sent au fil de la lecture naître à la source du bleu, là où le bleu est nuit, nuit révolue, peut-être celle de l’enfance, dont l’artiste vient peindre nos yeux, nous dit le poème qui clôt le recueil, artiste devenue arpenteuse des mers subtiles de notre désir de vie et d’amour :  « vous voguez maintenant loin de nos gouffres vous voguez / sur cette mer étonnante et rassurante sur cette marée d’images / et d’eaux lisses qui apprivoisent qui apaisent / et qui donnent à la mort comme à l’amour / ce goût d’espace et de miel inachevé / car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ». Lire Regarde est une longue traversée des espaces du bleu originel, celui de ces quatre larges panneaux (« terre et pigments sur toile de lin ») occupant une double-page, intitulés Ombre (cobalt), ou Ombre (bleu paon), ponctuant le recueil des horizons mêlés de la mer et de la nuit évoquant la présence lointaine d’une lisière, quelque léger bord de lumière où se laisser glisser dans le bercement des mots : « vous retournez le bleu / dans le sens du mystère la caresse est profonde / vous ne pouvez la perdre et / lentement remonte cette langue oubliée disparue dans / nos lèvres et qui toujours recommence vos songes ». Ce flot de poèmes, c’est du cœur qu’il remonte, on le comprend, de ce que nos lèvres retiennent peut-être de notre premier cri d’enfant, dont toute notre vie l’écho résonne dans nos rêves. Cet Écho des lumières reproduit sur la page de couverture, avec ses blancheurs d’écume ou de nuage, ses zébrures on ne sait si de pluie ou de lumière, n’est-il pas écho d’une lumière d’avant le souvenir, ultime écho peut-être de la lumière dont est né le monde, et avec lui chacun d’entre nous pensant le monde ?

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde, L’herbe qui tremble, 2022, 88 pages, 20 €.

Tableaux où partout du bleu s’ouvre dans du bleu, de la forme se déploie dans la couleur, fœtus, papillon, tortue, poissons phosphorescents, micro-organismes aux complexions multiples, brume sur des marécages, danse virevoltante à la Matisse de figures sveltes, ombres agenouillées, méduses en flocons, naissance peut-être du monde dans les transparences de l’océan primitif, immémoriale main de la création :

clapotis de nuages fil tendu du rêve appuyé sur l’épaule
vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie
muette fait de vagues cercles bleus que votre main remue
depuis très longtemps
personne ne connaît la nuit aussi bien que vous
cette nuit si secrète qu’elle ressemble à la clarté

La poète, à partir des tableaux, compose ses poèmes de mots bleus, « couleur de l’âme », on se dit peut-être en état de semi-conscience, quand ce sont les doigts qui parlent avant la pensée, quand la voix est d’avant les mots : « bleu tout ce bleu … / … / et qui vient de si loin / de cette contrée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a commencé la mer ». Car Regarde est avant tout une plongée en soi-même, une quête de la première nuit, du premier rêve de la première nuit, à l’écoute de cette voix première, tôt oubliée et qu’il nous faut nous réapproprier : « j’irai dormir au fond de votre rêve / j’irai dormir au fond de votre corps disait la voix / qu’elle ne connaissait pas / mais qu’elle reconnaissait toujours ». Le bleu se fait dans ces poèmes celui de la matrice, du bruissement originel de l’arbre, de cet arbre que l’enfant au tréfonds de sa naissance caresse de ses mains : « il y a des arbres tout au fond de vos yeux il y a de grands / arbres bleus que retrouvent vos mains dans leur nid de caresses ». Le retour à l’origine est ici recommencement, comme si à travers l’œuvre plastique contemplée et s’épanouissant en mots, c’est le rêve de l’artiste que la poète venait partager, si les mots se faisaient couleur au bout des doigts de la peintre, la couleur lumière, la lumière regard : « quelque chose de nous est repris dans vos songes / quelque chose de nous tout au bout de vos mains / rattrape la lumière / recommence nos yeux ». C’est un ciel que la démiurge du bleu tend à la poète, son cœur qu’elle lui ouvre : « oui ce ciel bout à bout revenu / d’entre vos mains et d’entre les couleurs pour nous / verser son étrange musique pour nous donner son cœur ». Et ce ciel de l’amour recommencé, n’est-il pas tout simplement condition d’un futur, d’un monde où existerait un futur plus grand que nous : « vous vous enroulez au sommeil des oiseaux / et vous redevenez une aile / alors c’est vrai vous ouvrez le futur / vers ce qui le contient » ? De cette ouverture aux lointains de l’espace et du temps, c’est, par un mouvement de reflux, un sentiment d’apaisement et de bonheur qui nous revient : « tu vois là-bas tout penche vers / ce bleu dans son nid d’étincelles / tout redevient sourire sur nos / lèvres d’eau douce une à une posée sur nos cris / alors d’un coup le grand désir au large fait retour en nos mains ». Dans l’instant du soir, celui de l’infini comme de la proximité des choses, la nuit éclate et le bleu se fait chair, s’installent de nouvelles constellations de signes :

alors quand triomphe le soir vous venez ouvrir le bleu
avec vos mains ouvrir cet inépuisable du bleu
cet infatigable du bleu
et quelque chose vient heurter la nuit la déplier la défaire
la fracasser toute une chair s’enroule à nos détresses
et vient d’un coup recommencer tous les signes

Laissons pour terminer la parole à la poète : « Est-ce la brûlure elle-même qui s’est mise à rêver ? / Plus tard j’ai su par Anne que ce bleu-là avait surgi juste après la mort de son père. / Alors j’ai pensé à cette phrase de Paul Celan : / “La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mortel et du pour rien”. »

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Claudine BOHI vit entre Paris, Strasbourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de lettres et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.  Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie 

Dernières publications : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coéditions l’herbe qui tremble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  éditions l’herbe qui tremble 2022, Parfois l’un d’entre nous,  L’herbe qui tremble, 2023.

Autres lectures

Claudine Bohi, L’Enfant de neige

Le dernier recueil de Claudine Bohi, lauréate en 2019 du Prix Mallarmé, est illustré  par sept magnifiques peintures aériennes d’Anne Slacik dont la couverture elle-même. Le blanc, mêlé à des variations de bleu et [...]

La minute lecture, Claudine Bohi, Un père

Entre le questionnement et l’appel, Claudine Bohi signe dans la délicate collection du Loup bleu un bouleversant poème, une chanson lancinante et pudique en mémoire de son père. Comme [...]

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte [...]

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de [...]




Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense

Le ciel immense ne peut être que celui de l’enfance. C’’est ce que nous raconte le poète nantais Jean-Claude Coiffard (90 ans) dans un livre à la fois pétri de nostalgie et de gratitude pour ce temps vécu dans un pays au « visage d’aurore ». Et toujours dans la fidélité à René Guy Cadou.

Sous le ciel immense de Jean-Claude Coiffard, un ciel qui « brasille sous le soleil de mai », il y a un fleuve (la Loire), des roseaux, des oiseaux et, dans le jardin du poète, « l’odeur des lilas », un puits, un figuier, des abeilles et des roses à foison. C’est à ce pays-là qu’il s’adosse, univers parcouru de « nuages au long cours » et toujours, la nuit venue, illuminé d’étoiles.

C’est la voix de René Guy Cadou qui résonne, de bout en bout, dans ce livre. Jean-Claude Coiffard nous dit qu’il peut aujourd’hui écrire « son nom en lettres d’or/dans le granit du temps ». Car le monde, dit-il, « s’ordonnait sous les pas »de l’instituteur-poète de Louisfert dont le chemin de l’école était « pavé d’hortensias ». Hommage à Cadou, donc, mais aussi, au fil des pages, à Apollinaire, Nerval ou Marie-Noël, qui furent ses compagnons de route.

Mais le poète, l’âge venu, n’en finit pas malgré tout de s’interroger. « Le mot que je cherche/qui me le donnera ? ». Car comment témoigner au plus près de cette vie donnée en abondance ? « J’ai tant et tant/remonté d’eau/de mon vieux puits/j’ai tant et tant/puisé de lettres/que maintenant/je vois le fond ».

Saisi d’une forme de vertige, le poète évoque ce « vieux puits/rempli d’ombres »« délaissant le ciel/le soleil s’est noyé ».

Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense, Des sources et des livres, 139 pages, 17 euros.

Pourtant il se ressaisit bien vite. Sans doute faut-il se résoudre à partir, « mais les roses toujours », se rassure-t-il, « parleront aux abeilles ». Et loin de pouvoir prétendre tout dire de ce ciel immense avec les mots du quotidien, il affirme arriver « à l’heure/où le silence/pourra tout dire ». Et, plein de confiance, quand « la porte s’ouvrira », accéder au « pays mystérieux ».

Présentation de l’auteur

Jean-Claude Albert Coiffard

Jean-Claude Albert Coiffard est né à le 21 juin 1933, à Nantes. Poète, critique et animateur, il est responsable et animateur de l'émission "Rivages poétiques" sur Radio-Fidélité ; membre de "Poésie sur tout" et rédacteur de la revue "7 à dire"; il est également vice-président de Sac à mots édition.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

Les Cernes bleus de la nuit (Traces, 1992), Les nymphéas des songes, préface de Jean-Paul Mestas, (Les Presses Littéraires, 1999), Plein Cintre, préface de Jean-Marie Gilory, (Sac à mots édition, 2002), Manoll, Cadou : une amitié en plein coeur, essai, préface d'Yves Cosson, (Librairie bleue, 2002), Venise de Pourpre et d'Orient (éd. Brind'jonc, 2004), Ce peu d'éternité, préface de Jacques Taurand, (Sac à mots édition, 2006).

Poèmes choisis

Autres lectures

Autour des éditions La Porte.

Gaspard Hons,Quand resplendit la fleur inverse  Ce beau titre énigmatique est emprunté à Raimbaut d’Orange (1066-1121). En de très brefs poèmes de 3 , 2 voire 1 vers, Gaspard [...]

Jean-Claude Albert Coiffard, Il y aura un chant

 « il y aura un chant/envoûtant le silence/des oiseaux arrivant de plus loin que le ciel ».  Jean-Claude Albert Coiffard vit d’espérance. Né en 1933, il a aussi  l’âge de regarder dans le rétroviseur. Ce [...]

Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense

Le ciel immense ne peut être que celui de l’enfance. C’’est ce que nous raconte le poète nantais Jean-Claude Coiffard (90 ans) dans un livre à la fois pétri de nostalgie et de [...]




Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces

L’œuvre d’Alain Roussel est polymorphe. Si la poésie y occupe la première place, elle comprend aussi des romans, des récits, des nouvelles, des essais, sans compter une intense activité critique exercée à travers les nombreuses recensions que donne aussi généreusement que régulièrement à de grandes revues ce lecteur infatigable. Son écriture peut privilégier la densité d’une forme aphoristique autant que le déferlement d’une prose poétique déroulant sans ponctuations une seule phrase couvrant tout un ouvrage.

Si son clavier comporte aussi plusieurs registres et fait la part belle à l’imaginaire, à l’humour, à la cabale phonétique où l’être se mue en lettre, la liberté de jeu n’est pourtant jamais gratuite, mais toujours motivée par une profonde quête de sens.

Avec ce trentième opus, Alain Roussel, une fois encore, nous surprend et nous invite à sa table. Une entrée, un plat de résistance et le chariot des desserts. Un festin de rêve. L’ouvrage qui paraît dans la belle et bien nommée collection « Les vies imaginaires » se compose d’un poème introductif, d’une prose centrale, et d’une suite de quatre poèmes réunis sous le titre de Le vent effacera mes traces.

Lettre poème pour un amour perdu, proposé en ouverture nous prépare à la survenue du Texte impossible. Cette lettre jamais postée, comme une adresse intime à ce qui fut vécu, nous plonge dans l’état intérieur et les sombres dispositions du poète.

je traînais mon néant par les rues d’Arles
comme dans un labyrinthe sans fil d’Ariane.

Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Arfuyen, 2023, 103p. 13,5€.

Mais cette errance peut être favorable au surgissement de l’inattendu qui toujours nous devance.

ce jour-là le monde avait rêvé notre amour,
mais nous ne le savions pas encore

Le Texte impossible entremêle deux thèmes constants chez Alain Roussel qui procèdent d’une expérience fondatrice où se nouent l’amour et l’écriture. Un même vide souvent les précède, une même décharge électrique signale leur avènement, un même désir les stimule, une même jubilation les exalte, un même tourment les menace. L’un et l’autre nous initient.  Et le poète ne cesse d’explorer les liens, les parentés, les secrètes connivences qu’ils entretiennent. On pourrait croire que c’est l’amour qui suscite le langage amoureux. Pourtant, les plus beaux accents, à quelques exceptions près, jaillissent quand l’amour se perd ou qu’il est impossible comme souvent chez les troubadours. L’état de poésie est un état amoureux comme l’ont si bien chanté les poètes de l’amour courtois auquel l’auteur se réfère souvent. L’inspiration est comme un coup de foudre, une ébriété soudaine, une ivresse d’être dont la poésie comme la femme est la source et que le poème comme l’amant voudraient rejoindre.

Le Texte impossible nous conte son histoire. Peut-être celle d’un amour impossible. Et comment il s’empare de celui qui l’écrit, l’envoûte, le fascine, le conduit. Mais il est aussi le récit d’une lutte de l’écriture aux prises avec la banalité du quotidien. On l’abandonne, mais sans cesse on le reprend, à moins que cela ne soit lui qui nous reprenne. Le texte impossible questionne le réel dont il se méfie tant il échappe à la saisie du langage. Le réel se rit de nos discours. Il est là, affalé dans sa platitude insolente, me regardant de biais avec cet air de vouloir dire : Vas-y, écris, écris encore… La brûlante nudité de l’aimée ou celle du monde est inaccessible au brouillard des mots. Devant la platitude ordinaire, cette écriture est pourtant capable de faire des trouées dans le réel et de livrer des passages au fabuleux, comme celle que peut opérer la seule lettre O. C’est ça l’écriture, ça part d’un point, ça part d’une bulle, ça part de rien, ça tourne en boucle comme ce O à l’intérieur de la tête, et ce O pourrait être ta bouche mon amour dans la soudure à haute température de nos baisers… Les paroles alors peuvent aussi bien sortir par les lèvres entrouvertes d’un sac à main.

Comme toujours chez Alain Roussel, la question du langage est centrale. J’écris parce que je n’ai rien à dire… Je n’écris qu’à la condition d’interroger mon écriture, de l’expliquer à l’instant même où elle s’envole… Il y a quelque chose d’insoluble dans cette volonté d’interroger la parole par la parole… Peut-être faudrait-il brûler tous les mots pour que le non-dit se profile. Et si nous vivions à l’insu du langage ? À la fin, le texte parle de sa fin qui le guette depuis le début. Comment peut finir le texte impossible ? À quoi peut-il nous ouvrir une fois refermé si ce n’est sur le texte de la vie ?

Mais l’histoire du Texte impossible ne s’arrête pas là. Une première version de ce texte, tirée à la ronéo (agrafée, mal imprimée), a été envoyée en 1975 à quelques poètes et écrivains qui, à la surprise de l'auteur, ont suscité des réactions très favorables émanant de divers milieux, notamment de Gherasim Luca, Vincent Bounoure, Roland Barthes, René Nelli, Jacques Abeille… Il fit ensuite l'objet d'une publication confidentielle en 1980 par Pierre Vandrepote dans sa collection « inactualité de l’orage", avec de nouvelles réponses élogieuses : Joyce Mansour, Giovanna et Jean-Michel Goutier, Marianne Van Hirtum... Le texte a été profondément remanié pour la présente édition », précise l’auteur. Ce qui nous laisse deviner la place capitale qu’il occupe dans l’élaboration d’une œuvre.

Pourquoi et en quoi ce texte est-il impossible ? « Rien de plus imminent que l’impossible », déclare Victor Hugo pour nous mettre sur la piste. Mais c’est l’aveu de Jean Cocteau qui, en renversant l’adage latin, semble le mieux correspondre à l’engagement dont il est ici question : « À l'impossible, je suis tenu. » L’écriture d’Alain Roussel semble toujours obéir à cette secrète injonction qui le pousse sans cesse à l’invention. La phrase le prend par la main et le mène vers un possible qui recule. « J’écris en spirale autour d’un silence qui se dérobe continuellement, ne l’atteignant que par éclairs. »L’auteur se laisse ainsi guider par la phrase, son énergie intime, son entêtement farouche à s’accomplir. Et c’est en enroulant et déroulant ses anneaux que les méandres de cette phrase flexueuse peu à peu nous captivent.

Seul le chemin sait où il va, le premier et le plus long des poèmes qui figurent à la suite du Texte impossible, s’inscrit parfaitement dans cette perspective comme le suggère son très beau titre. Daté de 2020, il est le regard porté 40 ans après sur cette aventure. Il y est toujours question de cette rencontre amoureuse qui se confond avec celle de la langue. Si Nadjade Breton est évoquée, on pense aussi à L’amour la Poésie d’Éluard.

l’amour est la plus belle excuse de la poésie,
mais plus personne ne parle comme ça
en ce siècle à peine né et déjà vieillissant
où même les mots ne prennent plus leur envol
par les courants aériens du sens
de sombres geôliers les retiennent captifs
dans les limites ordinaires de la signification.

Dans une sorte de biographie de l’intime, l’auteur revisite le chemin parcouru. Depuis le flux et reflux d’une jeunesse ardente, les émois de l’adolescence, le frémissement des amours naissantes, le partage des amitiés vivantes autant que des lectures ardentes, les flâneries citadines ou la traversée des déserts vers les Indes intérieures autant que géographiques, un même mouvement anime la phrase d’Alain Roussel et renouvelle ses métamorphoses.

Je m’abandonnais au vent de l'écriture
Qu'il vienne du dedans ou du dehors
guidé seulement par l’étonnement et la surprise
ne jamais réécrire le même texte
ne jamais marcher dans ses propres traces.

Un vent sans cesse pousse la phrase d’Alain Roussel et la porte en avant. Une phrase toujours en quête et inquiète d’inédit. Elle explore ce qui advient dans la candeur de l’insu. Et elle acquiesce à ce qui se dérobe, au fait de ne pas savoir, à l’immensité du mystère.

La poésie a accompagné mon voyage
je ne sais rien d’elle ou si peu de choses
comme d’une femme dont on est amoureux
est-elle la lune ou le doigt qui la désigne.

Le vent de l’écriture et le vent qui effacera ses traces est-il le même ? Pourtant, le vent du regard qui les traverse dans les yeux du lecteur à nouveau les ranime, les enflamme. Un parfum s’élève de cette écriture savoureuse, parcourue de sensations où la langue de la parole se confond avec celle qui est dans la bouche pour notre intime délectation. Un festin de rêves.

Présentation de l’auteur

Alain Roussel

Il s'est intéressé très tôt à l'ésotérisme sous tous ses aspects, lisant pêle-mêle Fabre d'Olivet, Louis-Claude de Saint-Martin, Swedenborg, Éliphas Lévi, Denys l'Aréopagite, Fulcanelli, René Guénon et les grands textes orientaux (bouddhisme tch'an, soufisme, hindouisme, taoïsme). Il a découvert la poésie, en vers et en prose, vers l'âge de dix-sept ans, devenant au fil du temps un lecteur insatiable de Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Breton, Artaud, Daumal, Leiris, Michaux, Paz, Duprey, de Chazal, Pessoa, Juarroz, Munier, Bonnefoy.

Cet auteur s'inscrit dans une double démarche. D'une part, il écrit des proses poétiques resserrées, à la limite du silence, essayant de dire en quelques mots la présence, l'absence, l'attente, rôdant autour de l'innommable, de l'indicible (ces livres sont publiés chez Lettres Vives et aux éditions Cadex).

D'autre part, il écrit des récits où il peut donner libre cours à son imagination, à son humour, à son insolence, sans perdre la quête du sens qui est essentielle à toute sa démarche. En témoigne son recueil de nouvelles Que la ténèbre soit !(Éditions La Clef d’Argent) et deux romans  : "Le Labyrinthe du Singe" et "Chemin des Équinoxes", publiés chez Apogée.

Bibliographie

  • Le Poème après le naufrage, P.-J. Oswald, 1977
  • Rétropoèmes, Inactualité de l'orage, 1978
  • Les Aventures d'Aluminium, Inactualité de l'orage, 1979
  • Le Texte impossible, Inactualité de l'orage, 1980
  • Le Temps d'un train, P. Vandrepote, 1983
  • La Lettre au petit homme noir, Plasma, 1984
  • Rite pour l'aurore, Tournefeuille, 1989; rééd. Lettres vives, 1998
  • La Légende anonyme, Lettres vives, 1990
  • Il y aura toujours des gardiens de phare, Poiein, 1992
  • Fragments d'identité, Lettres vives, 1995
  • L'Ordinaire, la Métaphysique, Cadex, 1996
  • La Poignée de porte, Cadex, 1999
  • Somnifère d'indien, Wigwam, 1999
  • Sans commentaire (avec Christian Hibon), La Clef d'Argent, 2000
  • L'Œil du double, Lettres vives, 2001
  • Ils, Cadex, 2003
  • La Voix de personne, Lettres vives, 2006
  • Le Récit d'Aliéna, Lettres vives, 2007
  • La Vie privée des mots, La Différence, 2008
  • Que la ténèbre soit !, La Clef d'Argent, 2010
  • Le gardien des voyages, Pièces à conviction, 2010
  • Chemin des équinoxes, Éditions Apogée [archive], 2012
  • Petit manuel de savoir-vivre en une seule leçon, Le Cadran ligné, 2012
  • Ainsi vais-je par le dédale des jours, Éditions Les Lieux-dits, 2013
  • Le Labyrinthe du Singe, Éditions Apogée [archive], 2014
  • Le Boudoir de la langue, illustrations de Georges-Henri Morin, Pierre Mainard, 2015
  • Un soupçon de présence, Le Cadran ligné [archive], 2015
  • Le livre des évidences, avec des encres de Georges-Henri Morin, éditions des Deux Corps, 2016
  • La Phrase errante, Le Réalgar Editions [archive], 2017
  • La Vie secrète des mots et des choses, Maurice Nadeau, 2019
  • Avec Christian Hibon, Sans commentaire, éditions Pierre Mainard, 2021
  • Arachné, avec un dessin de Marie Alloy, Éditions Les Lieux-Dits (collection Le Loup bleu), 2022
  • Le texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Éditions Arfuyen,2023

Poèmes choisis

Autres lectures




La poésie à vivre – Édition de jean-Pierre Siméon

Dans ce petit volume, Jean-Pierre Siméon, talentueux avocat de la création en poèmes, nous présente une vingtaine de textes réflexifs, parfois un peu confidentiels, sur la question de la poésie, émanant de poètes pour qui la poésie est ou a été un enjeu vital.

La sélection est certes restreinte, mais cela offre un bon aperçu du faisceau de préoccupations qui furent les leurs, axé vraiment sur la vie, et non sur les spéculations théoriques. Ce sont chaque fois une poignée de pages précédée d’une mise en perspective judicieuse du poète qu’on lira, de ses ambitions, de sa façon de vivre la poésie. Nous l’avons noté, le choix de ces témoignages est judicieusement limité : si naturellement l’on y rencontre Rimbaud, Valéry, Eluard, St John Perse, Aragon, Bonnefoy, Jaccotet, il faut noter également des noms moins attendus, celui de Joe Bousquet (sans tréma SVP) qui trouve enfin une place digne de lui, mais aussi Virginia Woolf, Andrée Chédid, Rilke, Kerouac, Bianu, Velter et quelques autres. Autant de témoignages dont la diversité (en apparence) a pour source la même intuition et la même appréhension du vivre sur cette terre. A travers ces manières de « professions de foi », énoncées par inadvertance davantage que par prétention à théoriser, ce qui est le gage d’une certaine authenticité, que Jean-Pierre Siméon a extraites de telle ou telle des œuvres de ces poètes (et en fin de volume sont mentionnés les livres correspondants pour les lecteurs qui voudraient approfondir leur curiosité), domine comme ligne directrice cette idée que « la poésie est la plus haute et la plus irréductible affirmation de la vie contre tout ce qui la dément... » 

La poésie à vivre Édition de jean-Pierre Siméon, Gallimard, Coll. Folio, 3€.

Et pour cette raison, l’anthologie inclut en particulier le poème « secouant » de Charlotte Delbo « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants ». Titre singulier tant qu’on ne se souvient pas que Ch. Delbo fut une résistante déportée à Auchwitz… Bref, autant de témoignages profonds chacun à sa manière, proche du mystique chez Joe Bousquet, épique coup d’oeil sur son siècle pour St John Perse, attentif à tout ce qui est chez Bonnefoy, écologique chez Pinson, optimiste chez Bobin, et ainsi de suite. Une belle et simple suite d’introductions à l’existence telle que le faire poétique s’y insère pour lui donner librement un sens. Autant de pages qui confortent la phrase conclusive et lapidaire de Siméon dans son introduction : « Vivre en poète, c’est ne pas renoncer. »

Je remercie ici Jean-Pierre Siméon d’illustrer cette devise par ses plaidoyers permanents au service du mystère poétique qui nous tient tant à cœur.




Mylène Besson

Dès l’aube des temps, le corps fascine les artistes…  Ainsi depuis la découverte des grottes de Chauvet (33 500 ans avant notre ère), de Lascaux (21 000 – 25 000 ans), Chauvet (33 500 ans), Chabot (20 000 ans) avec ses milliers de peintures, gravures, regroupées sous l’appellation art pariétal ou rupestre, dessinées ou gravées à même la roche – le corps au gré des époques et des modes n’a cessé d’être un réservoir inépuisable pour l’imaginaire humain. Au Moyen âge, à la Renaissance, (La Vénus de Botticelli, La Belle jardinière de Raphaël ou bien encore l’Hérodote de Michel-Ange),  au XVIIIème siècle ( Jean Honoré Fragonard, Johan Heinrich Fûssli, Etienne Falconnet, Donat Nonnote), puis au XIXè, ( Edouard Manet, Paul Cézanne, Auguste Rodin) et au XXè (Fernand Léger, Pablo Picasso,  Edward Hopper,  Balthus) ;  ses multiples représentations n’ont cessé d’évoluer, avec souvent pour perspective, et sans guère d’apriori, « sa mise en valeur », qu’elle soit de nature  figurative ou abstraite.

Aussi, se re-présenter le corps, confirme une modélisation de son existant non seulement de manière organique (fait de chair et de sang), mais également apologique – corps transcendant – (Le Christ mort au tombeau, Hans Holbein Le Jeune). Or cette formulation est d’une certaine manière source d’ambigüités. Pourquoi le corps fascine t-il autant les artistes, et dans quelle mesure lui échappe t-il ? Car en effet la seule motivation de re-produire, même si elle part d’une bonne et juste intention, n’est jamais et dans de nombreux cas, que la reproduction à l’identique du – Même- féminin ou masculin. Le corps sujet du MOI, est aussi son contraire (son siège) agissant comme une condition sous-jacente à l’acte de création, comme si la seule représentation « corporelle » suffisait à réduire la distance entre le Réel et l’irréel, la vérité et le beau, le factice et le laid, le représentable et l’irreprésentable, chaque trait représentant une part de connu ou d’inconnu. Comme en témoignent par exemple à travers les siècles les nombreuses représentations du couple singulier d’Adam et Eve (Albrecht Dürer, Lucas Cranach l’ancien, Jan Bruegel), corps originellement pur, protégés dans le Jardin d’Eden, et soudain entachés du péché, corps souillés par la tentation (le délit). 

Mylène Besson est présente à la Biennale de Cachan du 11 mai au 1er juillet 2023.

Dès lors la nudité devient taboue, interdite au regard de l’Autre (la déchéance et le déni) ; le corps rentre alors dans une longue période d’agonie, en reniant ce qu’il EST, pour laisser place et logiquement à la figure du Martyr (Gabriel François Doyen, Henri Daumier). Corps lacéré, torturé, souffrant en somme, pour finalement être élevé (la grâce) et transcendé, l’un ne pouvant symboliquement fonctionner sans l’autre. Or cette juxtaposition des contraires qui n’a rien d’anodin, peut également induire en erreur le sujet regardant, « Ce qu’il voit face à lui », est-il bien « ce qui se montre « (dans tout son état) ou bien n’est-ce pas là, comme une fatalité, une déformation de son esprit, une hallucination en somme de la conscience en devenir, qui ne laisse guère de place à la sublimation, ou bien encore, la sublimation, appelle-t-elle de nouveaux paramètres de lecture, (à l’endroit comme à l’envers) susceptibles d’engager l’admiration, aussi bien que le rejet mais produisant et après coup : le ravissement intérieur. L’œil voit bien ce qu’il veut voir, sans aucun filtre, se libérant de ses entraves, et ce jusqu'à l’extase possible, (la Piéta de Van Gogh,) qui attribue à l’œuvre un puissant ascendant…

Au cœur du sujet : Le sujet lui-même…

Saluée par de nombreux écrivains et poètes de renom (Bernard Noël, Michel Butor, Arrabal, Pierre Bourgeade, Annie Ernaux entre autres) avec lesquelles elle a souvent eu de fructueuses collaborations « livresques », Mylène Besson poursuit depuis presque un demi-siècle une œuvre singulière et puissante entièrement vouée au Corps et en sa subtile mise en scène hors des sentiers battus, ne se souciant guère des règles du marché, et des tendances acquises de l’art contemporain. Œuvre intègre et intégrale, dépassant les modes, sans jamais renier ses propres aspirations et ses contingences originelles (originaires). Œuvre principalement figurative qui justifie sa raison d’être – ETRE comme socle éprouvé de l’intime conviction, réservoir atypique de l’originalité temporelle se mesurant à l’ordre du vivant ; rarement à son désordre occasionnel, qui pourrait laisser croire en amont que l’artiste ne maîtrise pas ses troubles en les refoulant. Le corps intégral : c’est dans ce sens (et dans cette direction) que l’expression picturale prend tout son sens, en restituant dans un temps différé aussi bien que présent, sa liberté, et ses contraintes d’être au Monde. Cependant que le Réel, (ce que l’on voit ou croit voir) est une indication supplémentaire, à la croisée des chemins – le décryptage de l’œuvre, dans ce qu’elle recèle d’étrangeté et de sens caché. Toute œuvre digne de ce nom, ne se laisse jamais complètement possédée, et même si le mystère n’est pas toujours présent, le retrait qu’elle opère, la nécessaire distanciation, est aussi le gage d’une possible plénitude qui définit son « cadre » - « Qui est là devant vous, avec assez d’apparence pour nous faire croire à sa soudaine venue ? Ce que l’on reconnaît tout de suite n’a pas encore été touché par le regard qui attend que quelque chose émerge de la forme ». Ainsi s’exprime Bernard Noël à propos de l’artiste. Ainsi l’apparence que le poète signifie, contingente à sa soudaine venue, interroge et presque logiquement (qui n’est pas une pirouette), la re-semblance. Ce qui semble ou ressemble n’est pas un simple fait (la réalité picturale), mais plutôt son envers, comme dans la série des Fusains (2004) qui non seulement d’occuper l’espace, mais quel espace au juste ? Susceptibles là encore d’éveiller les sens (le sens). Il n’est pas certain cependant que l’artiste ait voulu satisfaire à la vertu, qui consiste à libérer ses pulsions en laissant intact ses émotions, à moins qu’il ne s’agisse d’une vertu sacrificielle où les corps étreints, étouffants parfois, définissent plus précisément un « espace clos », dans lequel chaque corps s’aligne, et s’allonge, sans jamais vouloir se dévoiler….

Le corps Miroir et le corps Mystère….

Autrement symbolique de l’œuvre en cours, cette formidable fulgurance à déjouer les pièges qu’elle a elle-même consciemment ou inconsciemment posés. Et il y a de fait une sourde pesanteur dans l’œuvre de Mylène Besson, difficilement discernable. « L’attrait de la figure et de ce qu’elle peut revendiquer de sens au-delà de sa forme physique est toutefois pondéré par l’inclusion de détails incongrus au regard des usages ». (Patrick Longuet). Tel semble le piège en effet qui n’est pas forcément niché dans le détail incongru, car ici le détail n’est qu’une parade, un artifice – mais au-delà (ou en-deçà) des usages, l’œuvre se développe librement. Et de ce point de vue Mylène Besson, n’a cure des usages, elle les défie même, contre toute apparence académique. L’enjeu se situe ailleurs, montrer plus que démontrer, que le corps existe, pour ce qu’il EST, et non pour ce qu’on suppose qu’il soit. Et c’est toute la force intérieure de cette artiste peu conventionnelle, et qui n’aime guère se plier aux faciles convenances. Pour Mylène Besson, l’au-delà cher au critique, se traduit également par l’En-soi, en dépit des conjonctures. Ainsi d’épouser le réel à condition qu’il s’immisce dans un ailleurs à découvrir et où le corps, les corps, se meuvent sans inutile explication, sans pour autant tomber dans la « marque de fabrique » qui relève souvent de l’imposture. Mieux vaut privilégier l’authenticité, quitte à provoquer l’infortune : Alors l’Epoux, le tendre aimé, à son tour, ne veut pas disparaître, car il a déjà disparu, même s’il revient sans cesse comme un fantôme bienveillant, dont l’artiste seule face à elle-même s’est finalement accoutumée. Le deuil s’exprime toujours en filigrane. L’artiste peint le corps disparu – nu – Elle lui exprime sa gratitude d’être « toujours là ». On comprend alors que pour Mylène Besson, il n’y a pas de désenchantement, le souvenir est bien ancré, il lui subsiste… Ô mystère du dépassement.




La présence de l’absence dans Lui dit-Elle, pour un absent, d’Anne Perrin

Résumé : le recueil poétique Lui dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est taraudé par l’absence. Il est considéré comme un acte énonciatif visant toujours l’absent en interrogeant les limites du langage et mettant en question sa puissance d’exprimer l’intériorité. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer non seulement la matière voire le matériau primitif du recueil mais aussi la condition de l’écriture poétique. 

Cette absence, inhérente à la poésie moderne, se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Bref, il ne s’agit pas de définir l’absence comme le degré zéro de l’énonciation mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Les mots-clés : Présence-Absence-Vide-Blanc-Faille-Ressassement-Creux-Silence-Limites du langages- Rupture-Enonciation-

L’étude de l’absence dans la poésie  relève à priori du paradoxe, car dans le noirci de pages, le lecteur, avide de la trace écrite, ne s’attend pas à trouver des espaces vacants, qu’offre pourtant la poétesse.  Mais il s’avère bien que l’absence  est inhérente à la poésie voire à la littérature : elle hante le poème. Notre présent travail consiste à montrer que le discours poétique se trouve souvent dans l’impasse. Les mots ne peuvent pas exprimer le dedans. Qu’elle soit mode d’articulation ou thème irradiant l’absence dans Lui Dit-Elle Pour un absent habite sur multiples modes les poèmes. Il ne s’agit pas seulement de définir l’absence comme amenuisement du dire, comme un tarissement du langage, et comme le degré zéro du signifiant et de l’énonciation, mais comme une présence qui accepte de conjuguer son mouvement avec celui de l’absence.

Lui Dit-Elle Pour un absent d’Anne Perrin est son premier recueil poétique dont le socle est une rupture qui déclenche un dialogue entre un homme et une femme. Ainsi, Le recueil peut être envisagé comme un exercice de parole. Lui se détache, se décroche et elle s’attache et s’accroche. C’est via la poésie qu’elle tente de retrouver l’absent. Ainsi il s’avère que la présence de l’absence mérite d’être étudiée. Nous nous proposerons de concevoir l'œuvre d’Anne Perrin comme une œuvre de l’absence; une absence qui serait une condition de génération de l'œuvre.

Le verbe « dire » qui constitue la marque du discours du couple séparé, est le siège d’une curieuse ambivalence. En effet, en ouvrant le discours oral et en annonçant qu’une parole va être proférée, ce verbe rend compte non seulement d’une présence  plus ou moins affichée, mais aussi d’une absence voire présence d’une absence « Je me sens disparaitre absolument. J’ai le corps en abimes…Tout s’efface. Je sens que ça m’aspire… Absent de moi-même. Fantôme de mon existence »1.

 

Anne Perrin, Lui dit-elle - Pour un absent, Z4 éditions, 2018, 112 pages, 11 € 90.

Lui se laisse dominer indifféremment par ce sentiment de l’effacement de l’inexistence, due à la séparation. Les poèmes  de Lui et d’Elle abordent avec une puissance toujours renouvelée le thème de la rupture et de l’absence si  bien que cette absence constitue la matrice du recueil. Mais cet absent est fortement présent dans la mémoire de la femme « Je te songe/ Tu me ronges/ Je ne peux oublier/ Ce qui semble du passé »2 en dépit du refus de la réconciliation, de la décision de non-retour qui sont exprimés d’une manière littérale prosaïque « Je ne veux plus rien savoir de ta vie. Je ne veux plus entendre parler de toi. Je veux que tu dégages. Je veux que tu me foutes la paix. Je ne peux plus rien de ce que tu veux. Je ne veux pas que tu t’acharnes. Je ne veux plus que tu m’écrives. JE NE VEUX PLUS. »3. Lui appréhende bien qu’il faut cesser de courir après quelque chose qui appartient déjà au passé. 

Il y a dans le recueil deux écritures différentes, comme si Anne Perrin, cette technicienne de théâtre, recourait à cette double écriture qui met en scène deux personnes qui se sont aimées et qui sont séparées. Dans ce contexte Patrick Devaux parle d’un double style, l’un est prosaïque, l’autre est littéraire, poétique

Lui est parti mettant fin à la vie amoureuse du couple et laissant la femme seule, en proie au chagrin et à la douleur.  L’absence pèse beaucoup sur la femme au point qu’elle est habitée par le fantôme et le spectre poétique de son bien-aimé. La rupture est une épreuve qui comporte son lot de souffrances et de vide existentiel. Plus l’amour est intense plus les stigmates de la séparation sont inévitables. Le couple est unique et rien ne peut le remplacer. Quand tout s’écroule, la femme  sombre dans le gouffre infernal de la solitude, éprouve le sentiment d’abandon ; elle n’imagine pas survivre sans l’autre, l’horizon s’obscurcit, la vie perd sa saveur. Cela va sans nous rappeler « Un seul Être vous manque et tout est dépeuplé ». Lors d’une peine d’amour c’est la femme qui est quittée qui subit le choc et tombe dans la détresse.  C’est via la poésie qu’on fait face à la douleur et qu’on peut la surmonter.

La poésie d’Anne Perrin est un jeu entre présence et absence. Il est une sorte de vide que Lui et Elle éprouvent et qui suscite l’envie de la réconciliation. Le manque de l’autre a un impact sur la femme délaissée hantée par ce mouvement-le désir-vers Lui qui lui fait défaut. C’est ce creux qui permet à la poétesse d’écrire.

Le vide induit par l’absence de la personne aimée témoigne aussi en creux d’une forme de présence au monde, une présence qui s’énonce certes à partir de ce qui n’est plus mais où ce qui n’est plus appartient à un passé qui n’est pas dépassé donc qui résiste à l’oubli. L’absence ne multiplie pas la distance au contraire elle conduit à la proximité.

Il y a dans Lui Dit-elle pour un absent un moment où l’on garde le silence, un moment sans mot qui s’oppose à celui de ce verbe « dire ». L’expression de l’inexistence, due à la séparation, résiste à la poétesse, manque toujours au filet du langage « Dans le silence de la nuit. Je voulais te dire quelque chose, un je ne sais quoi »4. La poétesse ne dit pas ce qu’elle voudrait dire. Elle écrit donc en mot et en silence de sorte que la poésie semble être l’expérience de ratage ; la poétesse rate son objet en écrivant car elle ne trouve pas le mot exact qui peint son état d’âme. En effet, ce qu’elle exprime, éprouve à la séparation échappe au dire car cette intériorité  qu’il veut exprimer  échappe aux filets du langage poétique.

 Ce vide,  qui est un cadre pour un discours absent, semble être la condition de l’écriture. Par ce qu’Anne Perrin n’a rien à dire, elle laisse errer sa plume sur la surface blanche de la page. Bref, Il est toujours une part d’indicible, quelque chose d’intraduisible  et de tu dans tout poème. L’absence, dans le processus de création d’une œuvre poétique littéraire, ou, plus en général, artistique joue une fonction primordiale. Elle constitue le soubassement de l’œuvre. Donc elle est inhérente à la poésie voire à la littérature. L’absence est le moteur du poème qui permet à l’écriture de révéler ce qui n’est plus, en transgressant le noirci du recueil. Ainsi nous pensons que la thématique fondamentale dans Lui Dit-Elle Pour un absent, est effectivement ce qui se passe lorsque le langage fait défaut, lorsque le nom est sur le bout de la langue et ne franchit pas les lèvres, lorsque au lieu des vers, on a un trou, un vide qui paradoxalement réfère à une présence blanche5 ou fragile6. Cela nous rappelle la poésie de Pascal Quignard « la main qui écrit est plutôt une main qui fouille le langage qui manque »7 le nom sur le bout de la langue, « Nous sommes une langue qui n’est pas installée dans la bouche mais qui vacille sur le bout de la langue, qui cherche sur les lèvres à jamais ce qui ne s’y trouve pas. Penser, c’est chercher des mots qui font défaut »8.

 Anne Perrin veut dire que l’écriture poétique pactise avec l’absence que les mots signifient et veulent dire ce qui leur manque parce que dès que « ce sens est créé, il est voué à la mort par son approche de l’absence définitive »9 puisque le mot écrit  ne peut jamais atteindre la chose qu’on veut exprimer ; le mot n’existe que dans la mesure où il n’est pas chose, où il est absence de chose. Il parait que tout mot manque sa chose, son objet. Il est toujours quelque chose qui manque.

La poésie d’Anne Perrin ne dit pas toujours. Elle peut se trouver face à une impasse puisque le mot rate la chose qu’il veut nommer de sorte que le discours est toujours réducteur. Dire ou écrire un mot c’est faire disparaitre la chose car le mot représente l’objet dans son absence. Ainsi le langage en général et notamment le langage poétique ne désigne que l’absence. « Les mots, nous le savons, ont le pouvoir de faire disparaitre les choses, de les faire apparaître en tant que disparues, apparence qui n’est que celle d’une disparition, présence qui, à son tour, retourne à l’absence »10. Selon Blanchot, écrire permet de rendre présent ce qui est absent et dont l’écriture prend la place.  Ce qui devient création poétique, ce qui se transforme en poésie, en page écrite, n’existe plus, donc, concrètement, à l’extérieur de cette page, hors des mots que le poète ou la poétesse  a choisis pour reconstruire son recueil.

Les mots de la poétesse ne se doivent pas servir à désigner quelque chose ni à donner voix à personne, mais ils ont leurs fins en eux –même. Comme le signifiant qui renvoie toujours à un autre signifiant, le ce à quoi la parole réfère –le soi, le vécu, le monde- est évacué ou plutôt évidé. Le dit poétique, ne (re)présente rien mais (se)présente dans son absence. Le recueil  est ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas. L’œuvre poétique, un aveu de manque, n’est qu’absence, ressassement, et silence. 

Il s’avère que ce qui importe dans la poésie d’Anne Perrin, qui est conçue comme une  communication poétique, c’est d’entendre ce qui n’est pas exprimé, car le discours en général et notamment le discours poétique porte en lui tous les mots qu’il ne dit pas, et parce que c’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire.

La poétesse donne corps à un abstrait dans la mesure où l’absence se matérialise sous maintes formes sur la plan typographique (point de suspension, le blanc). Ce blanc typographique11 ne constitue pas une faille du discours, mais il est l’équivalent de la présence de l’absence. Ecrire l’absence, c’est ne pas noircir la page, c’est désirer la transparence. L’écriture d’Anne Perrin est teintée de blancheur et de transparence. Toutefois il faut souligner que l’écriture « blanche » chez Anne Perrin n’est pas à confondre avec l’écriture blanche et minimaliste que Barthes a utilisée pour qualifier celle de Camus e de Blanchot qui évoque la monotonie, la platitude, le peu de rhétorique, le peu de style et le peu de la manifestation de la subjectivité. Si le blanc domine la trace écrite c’est parce que l’espace creux, les zones vides, semblent être la condition de l’écriture poétique voire de la littérature, et sur le plan énonciatif (les pronoms personnels absents lui et elle).

Il s’avère que dans la poésie d’Anne Perrin il n’y a de prédication que d’absence. Ceci suscite notre curiosité : Quel est le rôle du thème de l’absence dans l’écriture poétique d’Anne Perrin ? L’écriture de l’absence, dans le recueil ne devient pas source de tarissement, mais se fait génératrice, puisqu’elle part de la donnée d’un manque, d’un creux profond et apparemment impossible à colmater, pour déclencher une création poétique qui vise à mettre fin à l’absence, afin de pouvoir, d’une certaine façon, renouer la relation amoureuse. Ainsi La poésie, c'est le vecteur qu'elle utilise pour tenter de le retrouver.

C’est ce qui est absent qui est omniprésent dans les poèmes (il, elle, le mot qui dit la souffrance…). A l’instar d’Orphée, la poétesse évoque ce qui n’est plus. C’est le manque de l’autre, du mot adéquat…qui semble constituer la matière voire le matériau primitif du recueil. La poésie est nostalgique par excellence. La perte, le manque sont essentiels pour créer le poème. Force est de souligner que cesser d’entretenir une relation amoureuse ne signifie pas que tout s’efface car ce qui disparait revient. Rompre avec ce qu’on aime échappe à l’oubli de sorte qu’on ne guérit pas d’une rupture ; ce qui est absent est fortement présent. Il n’y pas d’absence, mais présence de l’absence.

Si on pense l’absence comme une omniprésence, c’est que l’absent n’est pas loin, il est toujours là, il est partout « parce que partout il y a toi »12 car l’oubli est impossible et la mémoire est plus tenace que la disparition. L’absent nous escorte, fait partie de nous non pas parce que le passé survit au présent mais parce que il vit en nous pour l’éternité « Toujours dans la nuit/ Il y aura ce phare/ De ton image/ J’en garderai/ Comme le souvenir/Qui jamais ne s’éteint »13.

Les « absences » appartiennent à la constitution du recueil, dont elles ne peuvent être séparées ou isolées, à moins de prendre le risque de sombrer dans le vide absolu ; ce sont en quelque sorte des absences présentes, même si les marques de leur présence sont indirectes.

Ceci signifie qu’il n’y a d’absence qui ne requière les signes d’une présence, par laquelle elle n’est pas une pure absence.  C’est ce blanc typographique qui nous dit le froid de glace, la vie blanche que la femme séparée mène. Quant aux mots qui échappent aux filets du langage poétique, ils occupent une certaine place non seulement entre les vers et au-delà de ce que ceux-ci énoncent expressément. 

Conclusion :

L’écriture de l’absence ne se borne pas à démontrer que le sentiment causé par la rupture est inexprimable mais elle  met en question le langage et interroge ses limites. En effet, L’incapacité de dire s’explique d’une part par le fait que ce qui émane de l’intérieur demeure indicible et d’autre part par l’insuffisance et les limites du langage.

Force est de constater aussi qu’il est impossible d’exprimer l’impact de la fêlure causée par la rupture. Car la description du for intérieur brisé par la séparation échappe aux filets du langage poétique. Mais il faut souligner que l’absence est imputée aussi à la nature du langage. Le recueil donc interroge les limites du langage et met en question sa puissance d’exprimer l’intériorité.

Connaître une œuvre poétique, c’est appréhender ce dont elle dit sans le dire. En effet, une analyse véritable doit rencontrer un jamais dit, un non-dit initial. Elle vise l’absence d’œuvre qui est derrière toute œuvre, et la constitue. Si le terme structure a un sens, c’est dans la mesure où il désigne cette absence. L’œuvre existe surtout par ses absences déterminées, par ce qu’elle ne dit pas, par rapport à ce qui n’est pas elle. Mais les poèmes, par incapacité de révéler le for intérieur, cachent, apparemment,  quelque chose, qui se manifeste dans son absence et donc disent sans dire  tout ce qu’ils veulent dire. Le langage particulièrement poétique est d’abord et irréductiblement rapport à autrui comme le soulignait Jacques Derrida. La poésie engage la responsabilité du sujet parlant dans ses rapports avec cet autre qui est absent. On peut envisager ainsi le recueil poétique comme un acte énonciatif visant l’absent. 

Il reste à dire que faire de l’absence le paradigme du recueil semble être un signe de la modernité en poésie. La poésie moderne tend vers son essence, son origine, son amont : le silence voire l’absence qui précède la verve poétique. Ecrire un poème pour ces poètes de l’absence c’est comme a signalé Quignard dans Le vœu du silence, c’est « Parler en se taisant, parler en silence, ouvrir la bouche sans ouvrir la bouche, ne pas desserrer les lèvres et communiquer cependant aux mains le mouvement qui d’ordinaire s’imprime sur les lèvres, s’enfoncer dans le silence tout en demeurant dans le langage, etc. – tout cela c’est en effet ‘écrire’ »14. Il en découle que l’absence signale apparemment une faille dans le langage poétique, mais en réalité avec cette faille, Anne Perrin bâtit une poésie fondée sur une écriture à partir des limites du langage.

Il reste à dire que les poètes modernes ne visent pas dans leurs œuvres la complétude. Ils se servent dans leurs poèmes d’un minimum de mots pour aboutir au maximum de signification. C’est une paresse ou défaillance préméditée en vue d’engrosser le lecteur. Enfin la lecture de l’absence est un autre champ d’investigation qui peut être abordé dans une perspective herméneutique, constitue un projet de recherche qui est ambitieux. 

Notes

[1]Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, Z4 Editions, p.42

[2] Ibid., p.61.

[3] Ibid., p.39.

[4] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.62

[5] Anne Perrin, Lui-Dit Elle Pour un absent, op.cit., p.54

[6] Ibid., p.43.

[7]Pascal Quignard). Pascal Quignard le solitaire : rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, les Flohic, coll. « Les Singuliers », 2001, p.13.

[8] Ibid., p.102.

[9] Maurice Blanchot, La part du feu, Gallimard, 1949, p.34.

[10] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p.45.

[11] Anne Perrin, Lui Dit-Elle Pour un absent, op.cit., p31, 36, 56,57, 67,73, 88

[12] Anne Perrin, Lui Dit-elle Pour un absent, op.cit., p.58.

[13] Ibid., p.2.

[14] Pascal Quignard, Le vœu du silence, Fata Morgana, 1986, p.28.

Présentation de l’auteur

Anne Perrin

Anne Perrin est née le 15 mars 1966 à Genève. Technicienne de théâtre, assistante de réalisation, auteure et réalisatrice de films, elle obtient son diplôme de l’Ecole Supérieure des Arts Visuels de Genève en 1991. La nouvelle The Nana a été publiée dans un recueil Le dos de la cuiller aux éditions Paulette en novembre 2013, à  Lausanne. 

Bibliographie

Tu la baises, Z4 Editions, coll. Bleu Turquin, octobre 2019, 148 p.-, 14 euros

Cet amour-là, jacques Flament, 2020.

De l'amour ou presque, jacques Flament, 2020.

Lui dit-elle, Pour un absent, Z4 éditions.

Poèmes choisis

Autres lectures




Cécile A. Holdban, Kaléidoscope, Tapis de chiffons

 Kaléidoscope, un « Tapis de chiffons » pour temps de pandémie

« Une polyphonie visuelle et écrite ». C’est ainsi que Cécile A. Holdban définit le beau petit livre publié par les éditions de l’Atelier des Noyers, qui restitue son projet en collaboration avec 172 poètes. Elle les avait contactés lors de la pandémie, au moment du confinement lors du printemps 2020, leur proposant de lui livrer un simple vers de poésie (sur ce moment particulier) qu’elle se chargerait ensuite d’illustrer à sa manière. Aujourd’hui nous avons entre les mains un superbe objet/livre où s’exprime tout le talent d’artiste et de poète de Cécile A. Holdban.

Le défi n’était pas mince. Cécile A. Holdban avait pris le parti d’illustrer chaque vers sur un support pour le moins original : un sachet de thé. S’inspirant du titre d’un livre du Hongrois Sándor Weöres (Tapis de chiffons), elle a d’abord envisagé un projet collectif qui pourrait  prendre corps  sur une grande surface (en assemblant les sachets de thé sur un drap) puis, deux ans plus tard, le projet a pris forme dans un petit livre au format à l’italienne où sont repris, page par page, chaque vers et chaque illustration correspondante.

Variant les technique picturales – aquarelles, crayons, pastels, encres, acryliques – recourant aussi bien à des motifs abstraits que figuratifs, l’artiste nous propose aujourd’hui ce merveilleux Kaléidoscope de « temps de détresse » (comme le dirait Hölderlin). « Chacun est libre d’y entreprendre son propre cheminement. Ce kaléidoscope est aussi un labyrinthe », note Cécile A. Holdban.

Cécile A. Holdban, Kaléidoscope, Tapis de chiffons, L’Atelier des Noyers, 20 euros.

« Il appartient à chacun de tisser son propre fil d’Ariane ». Une chose est sûre : le monde confiné vibre sous son pinceau et sous la plume des poètes. On pourrait dire, reprenant le titre d’un livre de Jean Pierre Nedelec, que « Le monde était plein de couleurs » durant cette pandémie. Paradoxe de cette période grise et terne, souvent douloureusement vécue mais qui a aussi permis de se réapproprier autrement le monde. A commencer par le silence qui trouve ici un écho chez de nombreux poètes. « Les mots gonflés de silence comme une sève explosive », écrit Françoise Ascal. « Parfois, j’ai envie de dire oui au silence, alors j’écris », affirme pour sa part Isabelle Alentour.

Ecrire. Dieu sait si le confinement a encouragé cette pratique (on pense notamment à La baie vitrée de Yvon Le Men aux éditions Bruno Doucey). « Le matin, je tire de l’écriture la preuve que je vis », énonce Frédérique Germanaud. « J’écris pour soustraire un peu de feu à l’orage », confie Lionel Gerin. Et puis il y a les oiseaux dont on redécouvre le chant. « Ma fenêtre, un passereau/une passerelle » (Jean-François Agostini). « Et dans la haie, le vol endormi des alouettes »(Bertrand Runtz). La pandémie limitant les déplacements, on redécouvre les bienfaits du jardin « dans l’odeur de la menthe » (Christian Bulting) ou ceux de la nature qui explose avec « Pâques à l’extrême d’un bourgeon » (Françoise Matthey).

Les 172 poètes réunis par Cécile A. Holdban (par ordre alphabétique) sont majoritairement français, mais ils peuvent aussi être belges, hongrois, italiens, québécois, suisses ou américains… Poètes connus ou méconnus, réunis avec bonheur dans ce Kaléidoscope. Il y a  là Denise Desautels, Jean Rouaud, Gérard Pfister, Jos Roy, Thierry Gillybœuf, Valérie Rouzeau, Yves Prié, Jean-Claude Caër, Howard McCord, Christian Viguié, François Rannou, Alain Kervern, Cécile Guivarch, Jean Lavoué, Laure Morali, Angèle Paoli, Béatrice Marchal, Estelle Fenzy… Voilà quelques noms (bien connus) relevés parmi d’autres. Sans oublier Cécile A. Holdban, elle-même poète. « Les gouttes seraient l’alphabet pour écrire l’arc-en-ciel », écrit-elle.

Présentation de l’auteur

Cécile A. Holdban

Elle est peintre et écrivain, lauréate du prix Yvan Goll (2017) et du prix Calliope du Cénacle Européen (2017), est également traductrice et coéditrice de la Revue Ce qui reste, une revue en ligne de littérature et d’art contemporains. Elle anime une chronique littéraire sur Aligre FM radio.

Elle pratique peinture et écriture en les faisant dialoguer : les liens et transmissions entre les différentes formes d’arts sont au cœur de son travail. Son univers de création se fonde sur ces rapports synesthésiques. Il s’enrichit de l’observation et de l’imaginaire de la nature, entre paysage visible et invisible, d’une écoute et d’une attention au vivant, aux contes et mythes.

Elle collabore par ses peintures,  poèmes, traductions et articles à de nombreuses revues, anthologies et ouvrages collectifs variés. Elle aime aussi s’associer à d’autres créateurs ou écrivains dans des publications, revues et livres d’artistes. Elle a fait l’objet de deux expositions personnelles en France et participe régulièrement à des expositions collectives et des festivals, et anime régulièrement des masterclasses et ateliers de création, d’écriture et expression plastique.

Cécile A. Holdban

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Derniers ouvrages publiés

Premières à éclairer la nuit, récit, Arléa, janvier 2024

Toutes ces choses qui font craquer la nuit, textes et peintures, Exopotamie, 2023

Osselets, dessins et poèmes, Le Cadran Ligné, Saint- Clément, 2023

Kaléidoscope, 173 poètes contemporains mis en image pendant le confinement, l’Atelier des Noyers, Dijon, 2023

Jacques Bibonne, une vie en peinture (collectif, texte de contribution au catalogue ) éditions Le temps qu’il fait, Bordeaux,  2023

Pierres et berceaux, dessin et poèmes, Potentille, Nevers, 2021.

Toucher terre, Arfuyen, Paris, 2018

Silence, photographies d’Anne Lise Broyer, poème de Cécile A. Holdban, Sous les glycines, Paris, 2016.

Poèmes d’après suivi de La route de sel, Arfuyen, Paris, 2016.

Quelques traductions :

John Keats, La poésie de la terre ne meurt jamais, édition traduite et annotée par Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf, Poésis, 2021

Howard Mc Cord, Poèmes Chamaniques, édition établie, traduite et annotée par Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf, La Part Commune, 2021

Virginia Woolf, Le Paradis est une lecture continue, traduction et présentation de Cécile A. Holdban, La Part Commune, Rennes, 2019.

Virginia Woolf, Ainsi parlait – Thus Spoke, dits et maximes de vie choisis, traduits de l’anglais et présentés par Cécile A. Holdban, édition bilingue, Arfuyen, Paris, 2019.

Sándor Weöres, Filles, nuages et papillons (Lányok, lepkék, fellegek), poèmes choisis et traduits du hongrois par Cécile A. Holdban, Érès Po&Psy, Toulouse, 2019.

Dezső Kosztolányi, Venise, traduction du hongrois et préface de Cécile A. Holdban, Cambourakis, Paris, 2017.

Attila József, Le Mendiant de la beauté, Le Temps des Cerises, Paris, 2014, poèmes traduits du hongrois par Francis Combes, Cécile A. Holdban et Georges Kassai.

DÉCOUVRIR

Site de la Revue Ce qui reste – Journal quotidien de son travail de peintre sur Instagram

Mail : mcguichard@outlook.com

Autres lectures

Un nid dans les ronces de Cécile A.Holdban

     Voici un recueil de haïkus, mais pas seulement de haïkus. Les tercets de Cécile A.Holdban sont fidèles à l’esprit et aux règles du fameux genre poétique japonais mais s’en échappent aussi [...]

Cécile A. Holdban : Toucher terre

La poésie de Cécile A. Holdban touche à l’intime mais demeure en permanence auréolée d’une forme de mystère. La poète creuse l’énigme de la vie.  « Il restait une fleur/sur terre/pour l’éclairer », écrit Cécile A. [...]

Cécile A. Holdban, Kaléidoscope, Tapis de chiffons

 Kaléidoscope, un « Tapis de chiffons » pour temps de pandémie « Une polyphonie visuelle et écrite ». C’est ainsi que Cécile A. Holdban définit le beau petit livre publié par les éditions de l’Atelier des Noyers, [...]

Cécile A. Holdban, Premières à éclairer la nuit

Faire parler quinze femmes poètes du XXe siècle dans des lettres (imaginaires) adressées à des êtres chers : un projet original et surtout ambitieux que l’autrice, poète et peintre, Cécile A. Holdban a réalisé [...]




Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel

L'adverbe au pluriel, qui revient comme un leitmotiv, signifie que la narratrice de ces poèmes occupe nombre d'angles qui lui permettent de vivre en soi, en lieu et place des autres, dans une perception aiguë du réel : la place infirme des femmes, les plaies engrangées, le passage du temps.

La voix âpre de ces poèmes en prose n'évacue pas le chagrin ni le doute ni la solitude ; à rebours, elle met l'être dans l'intime posture d'un défi à ce qui se déroule, à "ce qui marque les choses".

Le temps nous expose et nous largue, où sommes-nous, dans ce temps distendu, informe ?

Au "icis" pluriel correspond le multiple des femmes, plurielles, diverses, différentes qui "entament la lente progression du désir qui se tisse au fil des histoires" (p.24).

La poète "déshabitée", "au nom égaré", pose nombre de questions prégnantes sur sa place, sur l'être, sur le temps ("le monde recommence quelques fois").

Cette poésie, lucide phénoménologie du quotidien, enregistre les pulsations entre soi et l'autre du monde : "Les choses ont une âme. Elles portent la fragilité du monde".

Danielle Fournier, Icis, je n’ai pas oublié le ciel, Les Lieux-Dits Cahiers du Loup bleu.

Hymne à la maison que l'on porte en soi - regard, réserve, prospection -, le poème de Danielle Fournier illumine par ses questionnements et la beauté des mots qu'ils véhiculent.

Présentation de l’auteur

Danielle Fournier

Danielle Fournier, est une poète, romancière et essayiste québécoise, née à Montréal le 

Elle a publié en France Projet d'un amour, entre autres choses, occidental (Brandes), Dans le roc, la blessure du vent (Aumage) et Je reconnais la patience de l'arbre (Tarabuste). De plus, elle a codirigé l'anthologie Lignes de métro (VLB éditeur), qui réunissait des écrivains de Belgique, de France, du Québec et de la Suisse, ainsi qu'un numéro de la revue Estuaire (Jour de marché) dont le thème était « Le chant des villes », et qui a donné lieu à un spectacle à Paris dans le cadre du Printemps des poètes, en 2006. Plus récemment, elle a fait paraître « Rêver Québec » dans la revue L'Arbre à paroles (Belgique).

Danielle Fournier a participé à de nombreux événements en lien avec la poésie au Québec et à l'étranger. Elle a été écrivaine en résidence à Saorge, en France (au printemps 2004), poète invitée par le Printemps des poètes à Grasse et à Saorge (au printemps 2004 et en 2008) et invitée à la Semaine de la Francophonie à Gênes (toujours au printemps 2004). L'été de la même année, son écriture a fait l'objet d'une présentation d'Annie Leclerc suivie d'une lecture à la Maison des écrivains à Paris. Écrivaine invitée en Hongrie, aux Universités Pázmany Péter, Piliscaba, Pécs et Szeged (à l'automne 1998, puis en 2004), elle a aussi enseigné et présenté son travail en Roumanie, à Iasi, Galati et Konstanza. De plus, elle a été invitée par La Traductière, festival franco-anglais de poésie dirigé par Jacques Rancourt dans le cadre du Marché de la poésie, au Printemps des poètes et aux Parvis poétiques (été 2005). En 2007, elle a pris part au Festival de poésie de Namur et de Bron, puis, à l'automne, elle a prononcé une conférence sur la littérature des femmes au Québec à la Technische Unive

Bibliographie

Poésie

  • Les mardis de la paternité, ou, Le regard appris, Montréal, Éditions Triptyque, 1983, 107 p. (ISBN 978-2-89031-009-4)
  • Objets, Montréal, Éditions VLB, 1989, 107 p. (ISBN 2890053768)
  • Personne d'autre que l'amour, Montréal, Éditions du Noroît, 1993, 68 p. (ISBN 2-89018-252-5)
  • Langue éternelle, Montréal, Éditions du Noroît, 1998, 71 p. (ISBN 2-89018-404-8)
  • Ne me dis plus jamais qui je suis, Laval, Éditions Trois, 2000, 96 p. (ISBN 2-89516-014-7)
  • Dans le roc, la blessure du vent, suivi de, Montréal est une peau de femme, Paris, Aumage éditions, 2002, 56 p. (ISBN 2-9517955-4-8)
  • Poèmes perdus en Hongrie, Montréal, Éditions VLB, 2002, 148 p. (ISBN 2-89005-811-5 et 9782890058118)
  • Il n'y a rien d'intact dans ma chair, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 2004, 85 p. (ISBN 2-89006-720-3)
  • Je reconnais la patience de l'arbre, Saint-Benoit-du-Sault, Tarabuste, 2008, 86 p. (ISBN 978-2-84587-165-6)
  • Effleurés de lumière, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 2009, 146 p. (ISBN 978-2-89006-831-5)
  • Abandons, Montréal, Éditions Triptyque, 2020, 82 p. (ISBN 9782898010835)

Récits

  • L'Empreinte, Montréal, Éditions VLB, 1988, 127 p. (ISBN 2890053407)
  • Le chant unifié, Montréal, Leméac, Coll. Ici l'ailleurs, 2005, 145 p. (ISBN 2-7609-6513-9)

Nouvelles

  • Celle qui marchait sur la pointe des pieds, Montréal, Éditions Leméac, 2019, 101 p. (ISBN 9782760947948)

Essais

  • Lecture nouvelle de quelques romans québécois suivi de Réflexion sur la féminité dans le récit et de l’Étranger hétérodiégétique et homothétique, Montréal, AQPC, Collège Jean-de-Brébeuf, 1995.
  • Dire l'autre, Montréal, Éditions Fides, 1988, 68 p. (ISBN 2-7621-2042-X)

Collaborations

  • De ce nom de l'amour : une sorte d'écho et de vertige, Danielle Fournier et Louise Coiteux, avec les photographies de Daniel Beauregard, Montréal, Éditions Triptyque, 1965, 107 p. (ISBN 978-2-920602-02-1)
  • Lignes de métro, sous la direction de Danielle Fournier et Simone Sauren, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 2002, 203 p. (ISBN 2-89006-676-2 et 9782890066762)
  • Iris, Danielle Fournier et Luce Guilbaud, Montréal, Éditions de L'Hexagone, 2012, 113 p. (ISBN 978-2-89006-913-8)

Prix et honneurs

  • 1993 - Récipiendaire : Prix Joseph-S.-Stauffer
  • 2003 - Récipiendaire : Prix Alain-Grandbois (Pour Perdus en Hongrie)
  • 2005 - Finaliste : Prix du Gouverneur général (Pour Il n'y a rien d'intact dans ma chair)
  • 2010 - Finaliste : Le Grand prix Quebecor du Festival international de la Poésie (Pour Effleurés de lumière)
  • 2010 - Finaliste : Prix du Gouverneur général (Pour Effleurés de lumière)

Poèmes choisis

Autres lectures