Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

Par |2023-06-21T10:25:09+02:00 21 juin 2023|Catégories : Arnaud Le Vac, Critiques|

Arnaud Le Vac, les lieux théoriques du poème, lec­ture de Tenir le pas gagné

Après On ne part pas (2017) et Reprenons les chemins d’ici (2019) Tenir le pas gag­né : en allées et venues entre arrêt et reprise, Arnaud Le Vac reprend à la for­mule de Rim­baud un sens de l’inconnu et du mou­ve­ment intérieur, un ques­tion­nement de la lib­erté – « C’est tout mon corps qui rit et / qui danse » (p. 18). 

S’il est placé sous signe du pas gag­né, le livre com­mence par « j’aime cette vie assis / dans ce café et prenant des notes dans / un car­net quand d’autres par­lent et se / taisent » (p. 7) Mais ce livre tourne autour de l’évidence essayant, par des ten­ta­tives con­tin­uées, recom­mençant, d’attraper et de faire sen­tir cet « air du temps » : « C’est dans l’air du temps comme / une évi­dence » (id.).

Cette évi­dence tiendrait, je le dis pro­vi­soire­ment, à deux choses liées : ten­dre au réel, ten­dre à sa pro­pre voix dans l’écriture par la for­mu­la­tion de lieux théoriques qui seraient les lieux com­muns du monde, de la réal­ité et du poème. C’est encore aller vers l’intime, ou saisir ce qui cherche à se dire quand on par­le et écrit, d’où la syn­thèse de par­ler et se taire. D’emblée, nous pour­rions avoir affaire à une ambiguïté eu égard au poème : en irait-il d’une poésie qui restituerait un regard sur la vie ou une expéri­ence du monde, ou encore une pen­sée théorique ? Il s’agirait plutôt d’une quête d’un présent de la voix, d’une présence à soi de la voix, et de regarder avec et par le poème : « Ce que l’on ne dit pas de ce que / l’on dit : le sens du sujet libre. […] D’un vivre lan­gage qui n’a pas peur / du temps. » (p. 8) Autrement dit, l’écriture de ce livre cor­re­spond à un chem­ine­ment (des chemins d’ici, à repren­dre, au pas gag­né) pour approcher cet intime de la voix qui, comme le sug­gèrent les titres, est à regag­n­er.

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gag­né, édi­tions du Cygne, 2023, 57 p., 10 euros.

On cherche ce que l’on sait et l’évidence est ce que l’on ne sait pas que l’on sait. Le rap­port à l’inconnu est de cet ordre. Dis­ons que l’inconnu et l’évidence for­ment le nœud gor­di­en de ce livre. Autour duquel les for­mules théoriques tour­nent et se nouent à leur tour pour « laiss­er place / à la ren­con­tre, à l’inattendu. Aux / change­ments per­ma­nents d’humeurs / et jeux de l’intellect » (id.). Le temps prend une valeur sin­gulière dans cette tenue du pas gag­né. Arnaud Le Vac réin­vente l’expression « l’air du temps » en air des pen­sées, en tra­ver­sée, chem­ine­ment d’une parole cher­chant ses lieux théoriques. La réflex­ion sur la poésie, sur le lan­gage est omniprésente et insis­tante, au point d’habiter totale­ment la vision du réel. Son livre croise le poème et l’essai, et fig­ure le poème comme essai, au sens ini­tial du verbe essay­er et au sens d’une pen­sée à la recherche de sa lib­erté. « Air du temps » est « réal­ité vécue » (p. 9), « soulève­ment de la / vie dans le lan­gage » (p. 10) ou encore ceci : « Faire de ne pas faire : la poésie / s’écrit au présent. » (p. 11) Le car­net de notes rejoint l’idée de « tenir le pas gag­né / à tra­vers ces quais et ces ponts, / ces fleuves et ces berges, ces rues / et ces ruelles » – et d’égrener les noms de villes européennes (id.). On pour­rait y enten­dre aus­si l’idée d’un fran­chisse­ment pour par­courir l’ici – un peu la quête du lieu et de la for­mule – et les lieux théoriques du poème.

En con­clu­rait-on à une métapoésie ? Il s’agirait plutôt de la décou­verte de sa pen­sée, d’une pen­sée qui s’organise avec de nom­breuses lec­tures, des poètes, des philosophes, des cri­tiques. L’écriture est l’activité de ten­sion vers l’écoute. D’où le pas gag­né encore. Et tout se joue entre le monde et une sin­gu­lar­ité : « Quelqu’un / de sin­guli­er pour le dire. » Le sin­guli­er, entre la soli­tude et l’unique, fait « notre his­toire / com­mune » (p. 12). L’enjeu est celui du poème engagé ; On l’entend par ces coupes des phras­es – et sou­vent, cette découpe de la for­mule théorique –, une dic­tion qui engage à écouter ses pro­pres sus­pens, mais aus­si à chercher à dire pour soi et pour autrui, à tra­vailler le dit par le dire.

Le poème engagé l’est à plusieurs titres. S’il s’engage dans la réal­ité pour l’élargir, il engage égale­ment la réal­ité, les lecteurs dans son dire. Les poètes dont il est ques­tion dans ce livre sont repris à ce titre, pour la trans­for­ma­tion d’une « poésie-moyen d’expression en / poésie-con­nais­sance » (p. 13) Le car­net de lec­tures d’Arnaud Le Vac s’ouvre au fil du livre et du chem­ine­ment, des chemins d’ici (p. 13–18 en par­ti­c­uli­er). Et l’on sent poindre une inquié­tude – une intran­quil­lité : une rup­ture des assis­es – une ten­sion entre une inten­tion de réin­ven­tion de la réal­ité et une prise avec elle, qui ne soit ni une prise sur ni une prise dans. Les échap­pées dans la lit­téra­ture et les arts y ren­voient, comme avec Rim­baud et ce moment où sur­git la rime : « La main / qui écrit, la main qui pense. / C’est tout mon corps qui rit et / qui danse. » (p. 18) Le détache­ment de « qui danse » peut alors se lire comme une inter­ro­ga­tion, une ques­tion lancée à ce qui se vit comme sujet du poème. Il est vrai qu’on cherche à dire, à for­muler, tous les retourne­ments qui s’opèrent, une sorte de synesthésie intérieure à la voix : « C’est dire / ce que voit la voix, entend le / corps dans le lan­gage et le / lan­gage dans le corps. » (p. 20) 

Mais le livre ques­tionne la rela­tion au monde – ques­tion valant pour la lit­téra­ture, la poésie : « la poésie, c’est le réel » (p. 21), une iden­ti­fi­ca­tion qui va jusqu’à achop­per sur l’adjectif « poé­tique », le poé­tique comme qual­i­fi­catif des choses du monde, par le sub­jec­tif : « Rien de plus poé­tique, pour moi, en / pen­sant à toi, que ces noms de bateaux / à quai et par­mi ceux qui arrivent, / ceux qui sont en par­tance. » (p. 22) Le nom forme l’identification. Puis on s’en délivre par la voix, le lieu du poème, là où réson­nent dans et par : « C’est autant dans / cette voix, par cette voix les ruelles / et les canaux de Venise, ces places, / ces ponts et ces quais, autrement dit, / cette lagune qui se rem­plit et se vide / de la mer comme ce fleuve qui coule / et débor­de notre his­toire et notre / cul­ture. » (p. 24) Le mou­ve­ment de la voix con­duit « arriv­er » et « par­tance », « se rem­plit et se vide ». L’évocation des choses appar­tient à la force d’une voix, qui émeut, au sens qu’elle met en mouvement.

C’est que la voix est ten­due vers une déam­bu­la­tion, dans les lec­tures et les lieux de pas­sage – le café : ce lieu où l’on s’assoit et où l’on est de pas­sage – par quoi se dit et se vit une lib­erté. Le livre revient ain­si sur les rues, les canaux, les cafés, « Je suis bat­tu par les / flots, mais ne som­bre pas » (p. 36). Puis « chaque / pas­sage est un événe­ment en soi. » (p. 40) Plus loin encore c’est entre marcher et s’asseoir que tout se joue : « C’est Alain Jouf­froy assis / à son bureau de tra­vail, […] le / corps libre prenant la pause / atten­due, prêt à accueil­lir / dans un cahi­er la danse vire­voltante de la pen­sée » (p. 46). Arnaud Le Vac mul­ti­plie les temps d’une action de l’écriture entre s’arrêter-repartir, jusqu’au goût pour l’impasse, « ces impass­es où la vie / passe et repasse, où la vie / jamais lasse s’en lasse » (p. 54) : des repris­es de vie et de voix. Le par­cours con­duit ain­si sa pro­pre émo­tion, de « regards exaltés » (p. 56) en « ta / voix et ma voix qui trans­for­ment / tous les champs du pos­si­ble » (p. 57). Alors, Tenir le pas gag­né se dit dans Dylan Thomas : que « tout bon poème / est une con­tri­bu­tion à la réal­ité. » (p. 51)

Présentation de l’auteur

Arnaud Le Vac

Arnaud Le Vac est né en 1978 en Ile-de-France. A pub­lié dans l’Anthologie Triages, les revues Ce qui reste, Paysages écrits, Pas­sage d’encres III, Réso­nance générale. Il dirige et ani­me la revue le sac du semeur. Revue le sac du semeur : https://lesacdusemeur.wordpress.com/

Bib­li­ogra­phie

Poésie

  • Tenir le pas gag­né, éd. du Cygne, 2023.
  • Reprenons les chemins d’ici, éd. du Cygne, 2019.
  • On ne part pas, éd. du Cygne, 2017.

Essai

  • Man­i­feste pour une poé­tique de la moder­nité vers Hugo, Baude­laire, Lautréa­mont, Rim­baud, Mal­lar­mé, Apol­li­naire, Bre­ton, Tzara, éd. du Cygne, 2021.

Publications dans des anthologies

  • « Présence éveil­lée », dans l’anthologie Triages, Voix unes & pre­mières, éd. Tara­buste, 2014.
  • « Place à la vie, place à la ville », dans Généra­tion Poésie debout, éd. Le Temps des Ceris­es, 2017.
  • « Les livres et les dis­ques », dans Le Chant du cygne, antholo­gie 2020, vingt ans de poésie con­tem­po­raine, éd. du Cygne, 2020.

Publications en revues

  • « Brève his­toire de la poésie [archive] », Ce qui reste, 2014.
  • « Ligne de partage [archive] », Paysages écrits n°22, 2014.
  • « Il n’en faut pas plus [archive] », Paysages écrits n°25, 2015.
  • « Ne pas suiv­re les voies ordi­naires [archive] », (Alain Jouf­froy), D’un corps d’é­coute [archive] : entre­tien avec Marcelin Pleynet, Paysages écritsn°26, 2015.
  • « Je devine et j’ose [archive] », inks, Pas­sage d’en­cres III, 2016.
  • « une vie humaine [archive] », Réso­nance générale n°9, L’Ate­lier du Grand Tétras, 2017.
  • « Une aven­ture intel­lectuelle vers une poé­tique du vivre en voix [archive] », entre­tien avec Serge Mar­tin, Le sac du semeur n°3, 2018.
  • « Une aven­ture poé­tique vers une parole épiphanique du temps » [archive] », entre­tien avec Pas­cal Boulanger, Le sac du semeur n°4, 2019.
  • « Pour une poé­tique de la moder­nité vers Baude­laire [archive] », Les Cahiers de Tin­bad n°8, éd. Tin­bad, 2019.
  • « De pas en pas vers un pas­sage de voix [archive] », Réso­nance générale n°10, L’Ate­lier du Grand Tétras, 2019.
  • « Hugo à l’œuvre : une moder­nité en action [archive] », Réso­nance générale n°11, Openedi­tion Hypothe­ses, 2020.
  • « Pour une poé­tique de la moder­nité vers Lautréa­mont [archive] », Les Cahiers de Tin­bad n°9, éd. Tin­bad, 2020.
  • « Une expéri­ence tou­jours nou­velle du lan­gage et de la vie [archive] », (Revue) Nu(e), n° 72, Serge Rit­man, 2020.
  • « Pour une poé­tique de la moder­nité vers Rim­baud [archive] », Les Cahiers de Tin­bad n°10, éd. Tin­bad, 2020.
  • « Le ciel dans la lumière de jan­vi­er et Quel sujet, quel corps [archive] », Poet­ry Sound Library, Zee Maps, 2020.
  • « Place de la Bastille [archive] », Le Génie libre n°1, 2021.
  • « Ta voix, ma voix [archive] » et « J’aime cette vie entre toutes », L’Or­eille voit n°1, 2022.
  • « Faire de ne pas faire [archive] », Notre sélec­tion de poèmes, Poèmes d’i­ci et d’ailleurs, Le Manoir des Poètes, 2022.
  • « À l’écart définif [archive] », Le Génie libre n°3, 2023.
  • « La ques­tion du sujet poé­tique et poli­tique [archive] » et « Dans une écoute vision du monde », L’Or­eille voit n°2, 2023.

Critiques[modifier | modifier le code]

  • « Tra­jec­toire déroutée [archive] », San­da Voï­ca, Poez­ibao, 2018.
  • « L’Impératif de la voix [archive], Serge Mar­tin, Poez­ibao 2019.
  • « Cet oubli main­tenant [archive] », Lau­rent Mourey, Recours au Poème, 2020.
  • « Itus et red­i­tus [archive] suivi d’un entre­tien avec Claude Minière », Tenir à son lan­gage, Le Club de Medi­a­part, 2020.
  • « L’In­time dense [archive] suivi d’un entre­tien avec Pas­cal Boulanger », Tenir à son lan­gage, Le Club de Medi­a­part, 2022.

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Laurent Mourey

Lau­rent Mourey, né en 1974, agrégé de Let­tres Mod­ernes et doc­teur en Lit­téra­ture française, pro­fesseur de Let­tres en lycée. Il est l’auteur d’une thèse con­sacrée à la récep­tion de Mal­lar­mé dans la poésie française après 1945, autour de Bon­nefoy, Deguy, Maulpoix et Meschon­nic. Il écrit des arti­cles sur la poésie du XXe siè­cle, en par­ti­c­uli­er sur J. Ancet, P. Jac­cot­tet, G. Luca, B. Noël, B. Var­gafitg. Trois livres de poèmes pub­liés : D’Un œil, le monde, l’Atelier du grand tétras, 2012, C’est pourquoi vol­er, Con­tre-allée, 2014, Cet oubli main­tenant, éd. du Cygne, 2020.
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