Gwen Garnier-Duguy, fon­da­teur du site Recours au poème, a reçu le prix Yvan-Goll 2020 pour son recueil Enterre la parole (Édi­tions de Cor­levour). Le prix ne lui a été remis le ven­dre­di 10 juin dernier, sur la grande scène du Marché de la Poésie. À cette occa­sion, il a pronon­cé ce dis­cours que Recours au poème et lui-même souhait­ent faire partager aux lecteurs de notre revue.

Le 2 octo­bre 1920 Yvan Goll signa un poème inti­t­ulé LE TORSE DE L’EUROPE. Il se ter­mine ainsi :

« Mais dans mille ans, peut-être, vien­dra un poète, un nou­v­el homme d’amour.
Il grat­tera de ton socle le men­songe du Temps,
Il retrou­vera sous l’uniforme d’airain ton cœur oublié :
Car tes meur­tri­ers oublièrent de tuer le cœur : ils l’ignoraient !
Alors ton sang se répan­dra comme un jet d’eau, jadis enseveli.
Il don­nera le signe de nou­velle vie, et ce sera une auréole rouge sur le monde !
Alors, Torse, tu recom­menceras à vivre, homme, ancien chef d’œuvre de Dieu !
Qu’importeront alors tes bras, tes mains coupés !
Qu’importeront toutes nos paroles et nos révolutions !
Toi qui pos­séderas ton cœur,
Frère immor­tel, tu seras heureux. »

 

Au regard de ce poème qui relève d’une forme d’Annonciation, je voudrais soulign­er le fait que le prix qui vient de m’être remis, en 2022, fut attribué à mon livre en 2020. 

Gwen Gar­nier-Duguy, Enterre la parole, suivi de La nuit Phoenix, Let­tre et post­face de Jean Mai­son, 2019, 17 €.

Ce para­doxe tem­porel est très instruc­tif car il révèle un état his­torique par­ti­c­uli­er, un état du monde à par­tir duquel nous avons appelé un autre monde. La pandémie nous a mon­tré notre con­di­tion à bout de souffle.

Cette expres­sion, à bout de souf­fle, n’est pas seule­ment une métaphore. Elle con­tient une vérité à la let­tre : aus­si la sit­u­a­tion du monde dom­iné par l’espèce humaine, serait le miroir que l’Homme pro­jette sur la nature. Le monde n’est-il alors l’image que de ce que nous par­venons ou non à inté­gr­er en nous-mêmes ? La sit­u­a­tion de ces deux dernières années me force à penser dans ce sens, elle nous force peut-être à élever notre con­science et met­tre en accord notre pen­sée et nos actes pour entr­er dans une har­monie vivante ?

Il y a donc un moment charnière, ce moment défi­ni par le coro­n­avirus insti­tu­ant l’année 2020 comme l’année offi­cielle d’un change­ment de paradigme.

Pour­tant, cet autre monde appelé « le monde d’après » sem­ble ren­voy­er à quelque chose qui est en train d’advenir, lente­ment, secrète­ment, à pas de colombes, et que porte en elle-même la poésie. Par ces mots, « le monde d’après », nous dis­ons que nous espérons quelque chose qui mar­querait une rup­ture avec les con­di­tions imposées par le matéri­al­isme exclusif épuisant le souf­fle des êtres. Ce matéri­al­isme, nous l’avons vu par les déci­sions poli­tiques pris­es par les dif­férents gou­verne­ments du monde, con­tient à tra­vers ses appli­ca­tions une struc­ture qu’il ne peut plus cacher mal­gré ses efforts de dis­sim­u­la­tion, une struc­ture fon­da­men­tale­ment autori­taire, absol­u­ment intolérante et aveu­gle à ce qui n’est pas lui. Lorsque, en fan­farons, nous avons pris l’habitude de dire que par notre action, nous com­bat­tons, nous nous abu­sons. Nous ne com­bat­tons pas : nous sommes com­bat­tus. Nous nous défendons con­tre quelque chose qui veut notre mort. Julian Fre­und a dit : « Vous croyez que c’est vous qui allez définir à qui vous faites la guerre et à qui vous ne la faites pas. En fait c’est celui qui vous fait la guerre qui vous définit et qui vous empêche de cul­tiv­er votre jardin. » Je tiens cette cita­tion d’un maître qui me l’a enseignée, l’un des plus grands pein­tres vivants, Rober­to Mangù, Don Rober­to dont l’esprit pic­tur­al a inspiré ces quelques mots.

L’œuvre d’art, nous le savons, ne con­naît pas le pro­grès. En cela elle n’appartient pas à notre moder­nité. Elle en est pro­tégée et par­ticipe à son émancipation.

Tout ce qui nous importe désor­mais avec ce que cette crise nous révèle, c’est d’être au bon niveau de con­science. Une parole, issue d’une pen­sée, est d’abord d’être une langue intérieure. Son expres­sion est sa for­mu­la­tion extéri­or­isée, donc notre pro­jec­tion intérieure sur le monde. Le monde mon­di­al­isé serait la pro­jec­tion du désir d’unité de notre être. L’asservissement que nous faisons subir à la nature incar­n­erait notre peur incon­sciente de notre nature dont nous ne par­venons pas à regarder la pro­fondeur en face. Et cette angoisse générée par notre fini­tude pro­duirait cette fuite en avant tech­nologique défi­ant les lim­ites de la mort avec ce fan­tasme tran­shu­man­iste pro­je­tant sur le monde son rêve de vie éter­nelle. L’Histoire de cette moder­nité ne serait l’histoire que de notre inac­com­plisse­ment, d’une frus­tra­tion emprun­tant vio­lence, mal­hon­nêteté, souf­france pour nous don­ner à nous-même l’illusion que nous vivons vraiment.

Alors la pen­sée poé­tique comme signe d’intégration de ce qui chaque jour nous met au défi de dépass­er notre ani­mal­ité pour élever notre être dans une ver­ti­cal­ité d’Homme.

Que sig­ni­fie désor­mais la parole des poètes depuis ce que nous pou­vons appel­er main­tenant la Généra­tion de 2020 ?

La poésie est con­sub­stantielle à l’être humain.  Le poème est cette part de nous-mêmes inal­ién­able aux vio­lences de l’empire tech­no-cen­tré. Il est la part de nous-mêmes en désir de faire corps avec notre con­science. Il est, le poème, la part la plus naturelle de notre com­plex­ion sur­na­turelle, la part fémi­nine désireuse de danser avec nous. Ce que cache la for­mule « le monde d’après », c’est une élé­va­tion, non pas du sen­ti­ment de vivre, mais de la vie elle-même au cœur de nos exis­tences. Le poème nous écrit en per­ma­nence. À nous de l’emprunter pour lui don­ner la forme de nos vies accom­plies. Parce que : nous sommes de verbe. Aus­si sou­venons-nous : nous relevons du Poème. Voilà notre iden­tité qui vient de se rap­pel­er à notre bon sou­venir par cette pandémie nous révélant notre vis­age. La généra­tion de 2020 aura la respon­s­abil­ité d’inventer le mythe du retourne­ment ontologique, d’assumer le retour à la Foi, à la Beauté et de revendi­quer le Merveilleux.

Notre « jardin » doit être cul­tivé à tout prix. Cette res­pi­ra­tion que notre cœur réclame, c’est la Poésie même, dans toutes ses expres­sions, qui peut l’apporter à une human­ité en attente d’un saut quan­tique intérieur, celui de l’Espérance. Cette pandémie, comme le poème de Goll, porte une annon­ci­a­tion : celle de la sor­tie, à échelle mon­di­ale, de notre état d’esclave Égyp­tien jusqu’alors accep­tée, celle de la tra­ver­sée de notre mer rouge intérieure.

Aus­si, chers amis, ne lais­sons pas le Poème mourir en nous. Cul­tivons-le en le lisant. Il est la racine pro­fonde du meilleur d’aujourd’hui, la porte de toutes les con­quêtes anthro­pologiques. Avec lui, les bras coupés, les mains coupées dont par­le Goll, sont en train de bourgeonner.