Toute l’équipe de Recours au poème vous remer­cie pour cette année de fidél­ité et de partage en Poésie, et vous offre ce con­te d’Eric Pit­stouley, mes­sage d’amitié et d’espoir. Nous vous souhaitons une belle année 2021, et espérons plus que jamais que nous res­terons unis autour de ce feu incan­des­cent qu’est le poème.

C’était le dernier châ­taig­nier au bout du champ de maïs, juste avant la descente qui mène au tor­rent par­mi bouleaux, hêtres et toutes sortes de broussailles.

On prévoy­ait une tem­pête pour le same­di. « Accrochez-vous ! Plus que trois semaines avant d’être bonnes à ramass­er ». Toutes les châ­taignes s’é­taient passé le mot. Sauf une petite qui s’en fichait royale­ment. Cas­ta, voilà son nom. La seule à  être restée verte :

— Que tu tombes ou pas, per­son­ne ne voudra de toi !

Cas­ta s’en moquait, elle ne partageait pas leur ambi­tion de finir rôties dans une belle page de jour­nal, à côté des prési­dents et des vedettes de ciné­ma. Et je ne dis rien des plus belles et char­nues, présélec­tion­nées pour le grand pâtissier Halanoix, pre­mier prix depuis 35 ans du Mar­ron glacé de la Foire intercommunale !

La tem­pête, qui s’ap­pelait Jules-Édouard, dura la journée et une par­tie de la nuit. La grande châ­taign­eraie plus haut sur la colline (classée AOP, four­nisseur offi­ciel de S.M. le Prince-héri­ti­er de Syl­davie) fut rav­agée. Lamen­ta­tions & regrets éternels !

Mâchées et impro­pres à la con­som­ma­tion, les poli­tisées s’en prirent au réchauf­fe­ment cli­ma­tique en hurlant « plus jamais ça ! ». Les mod­érées firent con­tre mau­vaise for­tune bon cœur :

Adieu pres­tige et ors… nous finirons dans le ven­tre d’un san­gli­er, lequel entr­era si tout va bien dans la com­po­si­tion d’un boudin raffiné.

Rêvez, pau­vres naïves ! cinglait un per­fide quar­teron de glands tombés sur la petite route en même temps qu’elles… juste avant que tous ne fussent écrabouil­lés par les très larges pneus du camion des pompiers.

Ironie du sort, Cas­ta qui se fichait de la tem­pête fut la seule à rester à sa branche. Elle regar­dait avec envie la route en pente :

En roulant, jusqu’où pour­rai-je aller ? Loin de ces vieilles pleureuses en tout cas !

Elle se bal­ança à droite, à gauche, encore et encore. Au pre­mier petit coup de vent, hop ! Elle atter­rit une trentaine de mètres plus bas.

Deux jours après, avec le retour du soleil, les promeneurs vin­rent ramass­er les châ­taignes mange­ables. Cas­ta y échap­pa. Sauf un enfant, aus­sitôt stop­pé par sa maman : « Pas les vertes, t’ai-je dit ! »

Du fond du sac des ricane­ments montaient.

La nuit vint, Cas­ta était seule au milieu de la petite route.

Une voiture man­qua l’écras­er. Un drôle de gros ani­mal poilu la huma et la laissa.

Un jour pas­sa, puis d’autres. Le same­di suiv­ant la petite châ­taigne n’avait pas bougé d’une brindille.

Le temps lui parais­sait long. Elle regret­tait même sa branche d’où elle avait cou­tume d’ad­mir­er les grands vais­seaux de nuages d’un bout à l’autre du ciel. Tan­dis qu’à terre, à part des insectes mangeurs de crottes et les sala­man­dres jaunes, ça man­quait d’animation.

 

Et voici qu’un beau matin doré, une chan­son réson­na depuis l’en­trée du sous-bois. Un air de ban­dit, pas mal de gros mots.

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Mais musi­cal. La musique redonna de l’e­spoir à notre chère petite châ­taigne qu’un prov­i­den­tiel ray­on de soleil ren­dit éblouis­sante et désir­able. Un enfant ? Un mau­vais garçon. Et que fait un mau­vais garçon quand il ren­con­tre une châ­taigne sur son chemin ? Shoot­er dedans ! Et comme il avait quelques notions de foot, Cas­ta se retrou­va à douze mètres de là, tou­jours sur la route. Se prenant au jeu notre vilain drôle reshoo­ta une dizaine de fois sans que son pro­jec­tile ne s’é­carte de la bande asphaltée de plus en plus étroite et sin­ueuse au fur et à mesure qu’on s’ap­prochait de la riv­ière. A chaque choc de la Nike con­tre sa bogue verte Cas­ta voy­ait des étoiles, des tas d’é­toiles qui tour­naient qui tour­naient. Mais qu’est-ce qu’elle aimait ça ! Quant au môme, ses oreilles réson­naient (mal­gré ses gros écou­teurs blancs) de hour­ras de olas comme s’il avait été à l’a­vant aux côtés de Maradona.

Au dernier lacet, son pro­jec­tile pas­sa entre deux arbres, en hau­teur mais pas trop haut, sans rien touch­er, dans un silence sidéré. Le mau­vais garçon cou­rut alors les bras lev­és, tri­om­phale­ment, se self­isant en train de faire des checks aux arbres, embras­sant vir­ile­ment un gros chêne qui por­tait le numéro 10.

Dans son euphorie, il ne vit pas la vieille branche qui ram­pait sous les feuilles sèch­es et se prit un mythique gadin. Son nez se plan­ta dans un champignon putré­fié bour­ré de vers gros  comme des penne rigatte.

Il se traî­na jusqu’au niveau du pont. Cas­ta s’y trou­vait. Le morveux asti­coté voulut lui faire pay­er l’hu­mil­i­a­tion qu’il venait de subir (d’au­tant que son smart­phone avait con­tin­ué à le filmer et qu’il était déjà référencé dans les bêtisiers du monde entier). Il te lui décocha un de ces coups de pied !

Mais ça fit sim­ple­ment plouf. Rien que plouf. Et même pas mal.

Wouaw, je flotte, se dit-elle.

Pour voir du pays, elle vit du pays. Des arbres couchés dans l’eau par la tem­pête débités par des hommes indi­go dans un fra­cas fumant de tronçon­neuses. Des vach­es, des tracteurs, des pêcheurs à la ligne. D’autres pêcheurs avec une toile de tente et une lampe (ça c’est la nuit), d’autres tracteurs avec des phares qui labourent et aucun homme au volant, des vach­es dont les cornes bril­lent sous la lune puis d’autres vach­es, sans cornes.

Et même plus de vache du tout mais un grand hangar éclairé H24… qui fait bling qui fait clac, qui fait meuh parfois.

Plus loin un renard presque invis­i­ble, car la lune s’é­tait couchée, un tracteur embour­bé sec­ou­ru par un autre tracteur. Puis encore des pêcheurs, sans lampe. Le jour s’é­tait levé.

Cas­ta trou­vait tout cela instruc­tif. Jusqu’au moment où un sil­ure l’avala et lui fit faire la cul­bute avec une foule de petits et moyens pois­sons. C’é­tait une grotte glu­ante, on trou­vait des vieux hameçons rouil­lés, des piquets de tante, un réchaud à gaz et même la main d’un pêcheur agrip­pée à sa ligne. Au moment où les parois mus­clées s’av­isèrent de broy­er tout ce monde, la châ­taigne fit sa forte tête — sa forte pique — et fila la nausée au grand car­nassier qui dégo­b­il­la encore plus vite qu’il n’avait avalé.

 

Et c’est repar­ti ! Ini­tiale­ment chue dans un petit cours d’eau nom­mé Lou­vail­lon, elle rejoignit le flot plus dense du Bar­bouil­loux. Le défile­ment des activ­ités rurales, d’in­struc­tif lui devint ennuyeux. Par bon­heur, elle sym­pa­thisa avec une carotte qui avait sauté d’une remorque au pas­sage d’un pont.

Joyeuse et dis­erte avec sa coif­fure verte dressée, elle réen­chan­ta ce voy­age. D’une jeune bergère qui ren­trait ses mou­tons avant  la pluie, la petite carotte  coquette  fai­sait  une  future  miss France, « si seule­ment elle se met­tait du fard par ici et des pail­lettes par là ».  Sa  joie  sautil­lante  redonna  des  couleurs flashy à ce monde hiver­nal. Sauf que, cul­tivée en serre, elle trou­vait l’eau trop froide.

Un jour je rejoindrai les mers du sud.

Pour faire quoi ?

À la serre il y avait un vieux Maro­cain employé aux engrais, il m’a sou­vent dit qu’en­fant il plongeait nu dans des vagues chaudes !

Mais il me sem­ble que les courants dom­i­nants vont nous entraîn­er vers le nord, cor­rigea la petite châtaigne.

Des courants ? C’est quoi les courants ? Moi je vais vers les mers du sud, pas vers les courants, protes­tait la carotte que sa crois­sance hors-sol avait privée de quelques fondamentaux.

Plus loin, le Bar­bouil­loux se jette dans l’Au­ve­zou et presque aus­sitôt dans la pais­i­ble et large Rétoire qui méan­dre sur une ving­taine de lieues avant de mêler ses eaux boueuses au cristallin Sémil­lan (descen­du de reliefs enneigés qu’une fois grim­pée sur les épaules de son amie la châ­taigne aperce­vait au bout des champs).

 

Cette réu­nion de deux cours d’eau con­sid­érables prend le nom de Daronne qui fend fière­ment un vaste bassin viti­cole, hor­ti­cole et plein-d’autres-choses-cole avant de bâiller généreuse­ment en un estu­aire vis­i­ble dit-on depuis l’espace.

Là, une usine nucléaire prend de grandes quan­tités d’eau pour refroidir son réac­teur ce qui a pour effet d’élever la tem­péra­ture de plusieurs degrés. La carotte écervelée s’ap­procha s’approcha :

Je me ferais bien un petit ham­mam. Attends-moi, je reviens vite, dit-elle en admi­rant l’é­pais panache de vapeur blanche qui s’él­e­vait des gross­es chem­inées au dessus de l’usine.

Hé ! Gare à ta peau si fine ! Si j’en crois tous les fils élec­triques qui par­tent d’i­ci, ça doit être hyper chaud dedans !

Mais n’ayant pas gran­di sur un arbre, la gen­tille carotte igno­rait ce qu’est un fil élec­trique. Elle se lais­sa porter vers la grande bouche pseu­do-ther­male de l’u­sine et fut avalée. Sur­gis­sant du panache de vapeur, un cor­moran se léchant le bord du bec dit en rigolant que ça sen­tait bon la soupe, et qu’il avait enten­du dire par des pêcheurs que les pois­sons sont meilleurs cuits au court-bouillon.

Bougre d’id­iot, lui répon­dit sa cor­morane qui avait les pieds sur terre (si on peut dire), tu sais bien que Lévi-Strauss con­sid­ère que manger cuit est la prin­ci­pale spé­ci­ficité des humains ! Tu veux donc renon­cer à ton iden­tité animale ?

Cas­ta vit peu après sa com­pagne de route recrachée par l’u­sine, chauve, cuite, et donc moins bavarde. Un vaste bro­chet (dit bro­chet pot-au-feu à cause de son régime à 50%végétarien) s’en régala, sans doute moins féru d’ethno­gra­phie que les oiseaux de mer. Cas­ta voulut sauver son amie en se faisant avaler elle aus­si. Mais moins naïf que le sil­ure, le bro­chet l’en­voya balad­er d’un coup de queue.

 

De plus en plus large le fleuve était à présent cou­vert de vagues et de longs dessins écumeux. Cas­ta avançait en pas­sant d’un tour­bil­lon à l’autre. C’est alors que le cor­moran la saisit du bout du bec pour l’of­frir à sa chérie :

Regarde cher amour, je t’ai trou­vé une gâterie crue.

Tout ces piquants, réflé­chit-elle, ce ne serait pas le virus

qui décime l’hu­man­ité ? Débarrasse‑t’en au plus vite !

Mais tu dis­ais que nous ne sommes pas des humains !

Et le principe de pré­cau­tion, c’est pour les chiens ?

Mais les chiens sont des carnivores…

Tu me fatigues avec tes « mais » !

 

Tout en se chamail­lant, ces deux-là s’é­taient bien éloignés des côtes. Cas­ta fut larguée sur le pont d’un grand navire qui filait vers l’Asie en pas­sant par le Cap de Bonne-Espérance.

Qu’avez-vous ramassé ? deman­da le com­man­dant de bord   à un marin qui parais­sait très intrigué.

Regardez, Mon­sieur, c’est à croire que le monde ne tourne pas rond ! Des châ­taig­niers se sont-ils mis à pouss­er sur les nuages ?

C’é­tait très éton­nant en effet.

Comme il avait besoin de ses deux mains, le com­man­dant la mit dans la poche poitrine de sa chemise blanche aux nom­breux galons. Les hommes d’équipage por­taient un regard amusé sur la petite bosse à picots et Cas­ta les voy­ait sourire à tra­vers le tis­su translucide.

D’où viens-tu, toi ? de quelle forêt au bord de quelle falaise ? lui demandait le com­man­dant quand le tra­vail lui lais­sait un bref répit.

Dev­enue son fétiche, elle le suiv­ait partout. Poste de com­man­de­ment, écran de con­trôle, grésille­ment des com­mu­ni­ca­tions radio, rien de la vie de l’im­mense bateau ne lui fut épargné. C’est dans les mains de ce Pacha un peu poète qu’elle apprit la mort du vrai Maradona. Même qu’il échap­pa une larme sur elle.

Un soir qu’il face­ti­mait avec ses petits-enfants :

Regardez ce qu’une sirène m’a don­né leur dit-il.

Oh qu’elle est jolie, dis, Cap’tainpapé, tu nous la ramèn­eras ! On la met­tra avec tous les tré­sors dans notre cof­fre de pirate !

Après chaque voy­age il leur rame­nait un objet inattendu.

Cas­ta aurait bien voulu paraître à leurs yeux autrement que comme une chose, mais com­ment faire ? Posée au creux de la grosse main ridée, elle essayait de se mon­tr­er sous son meilleur jour et si elle avait su par­ler le lan­gage des humains, croyez-moi qu’elle aurait racon­té son his­toire pour faire encore plus rêver les enfants !

Car elle avait déjà com­mencé à les aimer et se voy­ait bien con­tin­uer sa vie dans cette cham­bre cou­verte de posters de bateaux…

Mais voilà, la vie est semée d’im­prévus. Un jour que l’équipage s’é­tait massé à bâbord pour regarder les baleines, le com­man­dant en se pen­chant lais­sa échap­per Cas­ta dans les flots.

Pile dans l’évent d’une baleine ! Cette dernière ressen­tit une cha­touille au niveau res­pi­ra­toire, mais elle l’at­tribua aux inévita­bles rhu­ma­tismes de son grand âge. Cas­ta fut très triste en imag­i­nant la peine de l’of­fici­er et de sa petite famille, puis elle se dit qu’ils oublieraient, et finit par se con­va­in­cre qu’elle était une vraie aven­turière, trop jeune et intrépi­de pour s’attacher.

C’é­tait une baleine saltim­banque qui recher­chait les lieux où des groupes d’hu­mains vien­nent de loin pour admir­er son fameux souf­fle. De ces endroits sous les feux des pro­jecteurs, les igno­bles bra­con­niers se tenaient à l’écart !

Elle(s) fu(ren)t bien­tôt au large du Mozam­bique, à Tofo. Des bar­ques rem­plies de jeunes Blancs chevelus allaient au plus près du grand mam­mifère marin con­duites par des Noirs mus­clés et souri­ants. À cause des piquants de Cas­ta que l’hu­mid­ité ambiante avait ren­dus sou­ples, le souf­fle jail­lis­sait de l’évent en dessi­nant des formes vaporeuses rigolotes. Au début, la baleine craig­nait que son jet ember­li­fi­co­teux ne fasse dimin­uer le nom­bre de spec­ta­teurs. Elle sec­oua la tête, hocha le men­ton, deman­da à son maque­reau-impre­sario de ladébar­rass­er de ce qui n’é­tait pour elle qu’une crotte de nez. Mais le pois­son d’af­faires avait le nez creux…

Souf­fle souf­fle, souf­fle de tra­vers. Et de plus en plus de spec­ta­teurs flot­tants venaient applaudir et mitrail­laient de leurs smart­phones les élu­cubra­tions vaporeuses de la grand-mère des baleines (New-York Times du 22 décem­bre). Des sur­feurs français postèrent des clichés très rap­prochés et artis­tiques en par­lant du cadeau de Noël de la baleine plas­ti­ci­enne. Ce fut un buzz phénomé­nal. Les réser­va­tions afflu­aient, plus un seul lodge de libre, les prix s’en­volaient. On enten­dit même des rumeurs de prix Nobel (de quoi ? à qui ?).

Le suc­cès aurait pu dur­er ain­si, mais le cha­touil­lis au niveau de l’évent devint insup­port­able. Ayant reçu une édu­ca­tion vic­to­ri­enne (née quelque part entre Salomon et la Nou­velle- Guinée) la baleine ten­ta par tous les moyens de retenir son envie d’éternuer. Mais ça mon­tait ça mon­tait jusqu’à ce qu’une inde­scriptible gri­mace venue de son tré­fonds n’ar­rache de sa masse majestueuse quelque chose d’af­freux qui fait penser au TéraChaos qui défonce la terre hor­i­zon­tale et déglingue le ciel vertical :

— A(râââââââ)T(trrrrggh)CHOU(ouaoouououou)M !

Non seule­ment la bar­que, mais aus­si les pail­lotes s’esca­gassèrent dans la palmeraie der­rière la plage. Un thonier japon­ais par­tit à recu­lons comme un boxeur vers ses cordes et  alla s’écras­er con­tre les falais­es de Mada­gas­car. Les nuées de ce jour cou­vert furent chas­sées aux qua­tre coins du Paci­fique (cau­sant des orages inopinés sur la  Cordil­lère  des  Andes, l’Ever­est et le Golfe persique).

Le souf­fle pro­je­ta Cas­ta jusqu’aux orbites sidérales, là où des tas de bid­ules à antennes font du ping-pong ondu­la­toire avec les data-cen­tres de toute la Terre. Elle croisa le Car­tographe en chef de Google, le Vam­pirov par lequel le Krem­lin sur­veil­lait jusqu’aux puces dis­si­dentes dans la toi­son des martres sibéri­ennes, le Nasus­lib­er­a­tor, adoubé par le Pen­tagone, qui humait infati­ga­ble­ment tous, mais tous les courants d’air de toutes les régions du monde, en analy­sait les mil­lions de fra­grances et pesti­lences, et four­nis­sait aux par­fumeurs et aux fab­ri­cants de savons des études de marché à l’hectare près. Elle croisa aus­si le Bigestoubib chi­nois qui sur­veil­lait l’ap­pari­tion de nou­veaux virus jusque dans les marchés des plus petits vil­lages les plus oubliés. Bon, elle croi­sait aus­si d’autres satel­lites plutôt rigo­los… mais même avec ces derniers, Cas­ta évi­tait d’en­gager la conversation.

C’é­tait un monde foi­son­nant et silen­cieux, l’ex­act con­traire du petit bout de route où elle avait gran­di. Son plus grand plaisir, c’é­tait d’ad­mir­er de dessus les grands vais­seaux de nuages qui font le tour de la terre en s’ef­filochant, en s’agrégeant.

— Mers du nord, mers du sud, tout en un seul coup d’œil. Le monde est si grand et je suis si seule, se dis­ait-elle quand des inter­ludes cafardeux ponc­tu­aient sa contemplation.

Et elle eut une pen­sée émue pour son amie la petite carotte bouillie.

Quand elle regar­dait vers l’ar­rière, c’é­tait encore et encore des grappes de galax­ies. Loin­taines, muettes.

Soudain la par­tie noc­turne de la terre fut ponc­tuée de feux d’ar­ti­fice. Cas­ta comp­ta les jours et les semaines qui avaient passé depuis son départ, elle com­prit que le monde venait de chang­er d’année.

Pile à cet instant pré­cis, vint à pass­er la Sta­tion orbitale européenne. Et fig­urez-vous qu’une soute s’ou­vrit pour évac­uer le sapin de Noël avec ses boules mul­ti­col­ores et ses guir­lan­des scin­til­lantes. Il y avait même une crèche accrochée au tronc.

Notre petite châ­taigne, qui com­mençait à se sen­tir fatiguée et isolée sociale­ment, s’y glis­sa, entre l’âne et le bœuf. Les autres per­son­nages présents, dont un petit bébé, étaient très beaux. Le plus vieux d’en­tre eux qui tenait un bâton fleuri lui rap­pelait le com­man­dant de bord. Ce dernier avait dû trou­ver un autre petit tré­sor à ramen­er à ses petits-enfants… Elle eut un gros pince­ment en pen­sant aux sommes d’af­fec­tion qu’elle aurait don­nées à cette mar­maille chaleureuse. Bien sûr, là haut, elle n’é­tait pas mal entourée, mais c’é­tait comme un théâtre. De plus : pour qu’il y ait dia­logue, elle devait jouer tous les rôles, sans jamais per­dre l’e­spoir que tout ce petit monde fini­rait par s’animer et lui don­ner véri­ta­ble­ment la réplique.

Le sapin fit deux ou trois tours de Terre, puis un courant stel­laire s’empara de lui et l’emmena scin­tiller, avec crèche et châ­taigne, au delà du sys­tème solaire …

Le mir­a­cle que Cas­ta attendait se pro­duira-t-il ? Peut-être lorsque ils accos­teront sur une planète avec des collines arborées et des rivières.

Voilà une autre his­toire qu’il me faudrait des années-lumière pour con­naître et vous raconter.

°°°

Éric Pis­touley

écrit en décem­bre 2020

à l’intention de ma famille et de mes amis