De la problématique de la mémoire dans la création poétique surréaliste d’André Breton : Mythe ou réalité ?

Par |2023-03-06T08:29:32+01:00 1 mars 2023|Catégories : André Breton, Essais & Chroniques|

INTRODUCTION

Le Sur­réal­isme, terme employé pour la pre­mière fois par Guil­laume Apol­li­naire dans Les Mamelles de Tirésias1, a été insti­tué en mou­ve­ment artis­tique par André Bre­ton, à par­tir de 1924. Il s’est con­stru­it autour d’un cer­tain nom­bre de dogmes esthé­tiques par­mi lesquels le déni total de la mémoire. Cette instance psy­chique, on le sait, con­voque les sou­venirs, trans­pose les réminis­cences, véhicule des académismes et une édu­ca­tion apprise et éprouvée. 

Cette instance psy­chique, on le sait, con­voque les sou­venirs, trans­pose les réminis­cences, véhicule des académismes et une édu­ca­tion apprise et éprou­vée. Autant de choses que le Sur­réal­isme réprou­ve, les imputant au compte d’un monde qui a échoué dans sa voca­tion à édi­fi­er l’être. L’écrivain sur­réal­iste pré­tend donc renon­cer à la fac­ulté mémorielle, s’il ne la nie pas. Dans ce sens, il ne s’agirait, dans l’acte d’écriture, que de don­ner sens et valeur au présent et à l’avenir par des formes artis­tiques hardies d’outrage con­tre les formes du passé et promptes à « réin­ven­ter la vie ». Con­crète­ment, le sur­réal­isme, sous la houlette de Bre­ton, invente des tech­niques de créa­tion ayant pour voca­tion d’évincer les phénomènes mémoriels de l’art. Ce sont : l’écriture automa­tique, le som­meil hyp­no­tique, le hasard objec­tif, etc. On peut, à juste titre, se préoc­cu­per de savoir si la mémoire a été véri­ta­ble­ment et défini­tive­ment boutée hors des straté­gies scrip­turaires des sur­réal­istes ou si elle s’est insi­dieuse­ment fau­filée entre les lignes de leur art poé­tique, pour­fen­dant ain­si une dis­po­si­tion doc­tri­nale ; des mar­ques de la sur­vivance mémorielle sem­blant se trou­ver incrustées à tra­vers des procédés fig­u­raux et énon­ci­at­ifs, en plus de quelque pré­somp­tion afférente à la métrique clas­sique. Pour inté­gr­er l’épineuse prob­lé­ma­tique de l’hypothétique inter­ven­tion de la mémoire dans l’écriture sur­réal­iste, nous avons recou­ru à André Bre­ton, sa fig­ure cen­trale, du reste.

Por­trait d’An­dré Bre­ton © Vic­tor Brauner.

D’où le sujet suiv­ant : « De la prob­lé­ma­tique de la mémoire dans la créa­tion poé­tique sur­réal­iste d’André Bre­ton : Mythe ou réal­ité ? »  L’objectif pour­suivi est de savoir si André Bre­ton, chef de file du mou­ve­ment et fer­vent néga­teur de la mémoire, réus­sit son pari nihiliste à l’égard de cette instance psy­chique ou si, mal­gré tout, celle-ci s’impose incon­sciem­ment ou irréversible­ment dans l’effusion de son art.

Notre hypothèse est qu’André Bre­ton pro­duirait un art qui s’efforcerait d’ostraciser les ingré­di­ents de la mémoire sans, toute­fois, y par­venir dans l’absolu. Du coup, les straté­gies antimé­morielles et celles rel­e­vant de sa survie génèr­eraient des valeurs esthé­tiques en passe d’enrichir son art. Et comme matière illus­tra­tive d’analyse, l’étude élit les recueils Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau. La prob­lé­ma­tique qui sous-tend l’ensemble de la réflex­ion est la suiv­ante : com­ment la mémoire qui, prin­cip­ielle­ment, est   révo­quée hors du champ de l’art sur­réal­iste bré­tonien, s’y retrou­ve comme per­tinem­ment dif­fus ? Quelles sont les strat­a­gèmes poé­tiques qui per­me­t­tent de faire fonc­tion­ner cette dou­ble démarche ? Le Sur­réal­isme de Bre­ton serait-il, en défini­tive, un des­sein d’utopie sur la ques­tion pré­cise du phénomène mémoriel ?

Pour dérouler la réflex­ion, trois her­méneu­tiques seront con­vo­quées. Ce sont : la psy­ch­o­cri­tique, l’intertextualité et la poé­tique. La pre­mière est la con­cep­tion méthodologique de Charles Mau­ron et con­siste à quêter les traces de l’inconscient psy­chique d’un auteur dans son texte, eu égard aux images obsé­dantes qu’il y sème. Ici, cette cri­tique per­me­t­tra d’apprécier si le flux con­tinu des images dont use Bre­ton n’a aucun rap­port avec la mémoire ou si, au con­traire, il en porte la trace. L’intertextualité, elle, se conçoit comme « une rela­tion de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, éidé­tique­ment et, le plus sou­vent, par la présence effec­tive d’un texte dans un autre » (Gérard Genette, 1982, p.8). Elle servi­ra à étudi­er la pra­tique inter­textuelle, c’est-à-dire la référence à d’autres textes ou auteurs comme rel­e­vant, plus ou moins, d’une impli­ca­tion du mémoriel. La poé­tique, pour sa part, s’entendrait comme « la recherche des lois (générales) per­me­t­tant de ren­dre compte de la total­ité des œuvres (par­ti­c­ulières). » (Mau­rice Del­croix et Fer­di­nand Hal­lyn, 1987, p.11). En un mot, la poé­tique, en tant que théorie lit­téraire usuelle, se résumerait à l’examen des pistes thé­ma­tiques et formelles des textes de Bre­ton, sous le rap­port de leurs com­plex­ités tech­niques, fig­u­rale­ment inven­tives, et métriques, imputa­bles ou non à l’hypothèse d’un phénomène mémoriel.

Le tra­vail s’articule en trois par­ties dialec­tique­ment inter­con­nec­tées. La pre­mière inti­t­ulée « de la mémoire comme d’un mythe dans la poésie de Bre­ton » con­sis­tera à indi­quer les signes textuels qui fondent en théorie la pro­scrip­tion de la mémoire dans la créa­tion poé­tique de Bre­ton. La deux­ième, « De l’impossible alié­na­tion de la mémoire chez Bre­ton » se con­sacr­era, en revanche, aux indices de la présence obstinée de la mémoire dans l’art du poète-idéo­logue français. La troisième, quant à elle, inti­t­ulée « Dédire et dire la mémoire : les enjeux d’une (im)posture », situera les enjeux du presqu’inédit ‘’Absence/présence’’ du mémoriel dans l’écriture du maître du surréalisme.

André Bre­ton, Clair de Terre, L’U­nion libre, lec­ture de poème en ligne. Auguste Vertu.

  1. DE LA MEMOIRE COMME D’UN MYTHE DANS LA POESIE DE BRETON

La mémoire a été l’objet d’un traite­ment vari­able dans les dif­férentes instances de la sci­ence et de la con­nais­sance, et ce, depuis les travaux inau­gu­raux d’Hermann Ebbing­haus2.Nous ne fer­ons pas l’inventaire des con­cep­tions assez diver­gentes sur la ques­tion mais, délibéré­ment, nous nous limi­tons à des approches qui restituent l’entité abor­dée  sous un angle opérant. Si les Behav­ior­istes3 nient toute idée de mémoire, lim­i­tant la vie de l’homme à son com­porte­ment et non à une intéri­or­ité qui col­lecte et struc­ture des sou­venirs, les ten­ants de l’approche struc­turale4 de la mémoire admet­tent, eux, son exis­tence et la scindent en deux sous-caté­gories. Ce sont : la mémoire volon­taire et la mémoire involon­taire. Cha­cune jouit de spé­ci­ficités iden­ti­fi­ables grâce à un tra­vail défini­toire. Selon Gilles Deleuze (1998, p.47) :

La mémoire volon­taire va d’un actuel présent à un présent qui « a été », c’est-à-dire à quelque chose qui fut présent et qui ne l’est plus. Le passé de la mémoire volon­taire est donc dou­ble­ment relatif : relatif au présent qu’il a été, mais aus­si relatif au présent par rap­port auquel il est main­tenant passé. Autant dire que cette mémoire ne saisit pas directe­ment le passé : elle le recom­pose avec des présents.

Cette déf­i­ni­tion appelle au moins trois con­séquences. Pri­mo, la mémoire volon­taire dépend con­comi­ta­m­ment de la volon­té et de la con­science de celui qui se rap­pelle une infor­ma­tion. Secun­do, elle est util­i­taire car elle aide celui qui se sou­vient à faire revenir des sou­venirs pour un besoin immé­di­at. Ter­tio, cette mémoire ne « saisit pas directe­ment le passé » mais « le recom­pose ». Autrement dit, les sou­venirs ne sont pas resti­tu­ables dans leur entièreté ; ils com­por­tent des vides qui, chez l’artiste, seront comblés, recom­posés par le geste de créa­tion : fic­tion, images et ton.

La mémoire involon­taire, pour sa part, comme son nom l’indique se passe de l’intelligence et de la volon­té du sujet qui se rap­pelle le passé. Elle est tou­jours déclenchée par une ou plusieurs sen­sa­tions provenant des organes de sens. Jacques Zéphir (1990, pp.152–153) dira, à cet effet, que « le point de départ du sou­venir involon­taire est […] une sen­sa­tion oubliée qui se réveille, fraiche et active, ce qui soulève de proche en proche, jusqu’au fond de notre incon­scient, les sou­venirs de notre vie passée ».

La mémoire, telle qu’on vient de la voir, peut être au départ de la mys­tique de la créa­tion. Mar­cel Proust en est l’apologue avéré. Dans ses livres, en effet, le temps qu’il croit per­du est retrou­vé grâce au tra­vail mémoriel. A tra­vers l’expérience de la madeleine, notam­ment, il mon­tre com­ment la mémoire involon­taire est généra­teur d’écriture. Pour lui, le plus impor­tant dans la vie d’un homme demeure, « le passé dont les choses gar­dent l’essence et l’avenir où elles nous inci­tent à le goûter de nou­veau. » (Mar­cel Proust, 1954, p.885).

Bre­ton, au con­traire de Proust, s’évertue à effac­er la mémoire. Pour y par­venir, il procède de plusieurs manières. Par­mi celles-ci, on peut citer l’abstraction de la vie antérieure par l’écriture automa­tique, le désor­dre scrip­turaire, reflet d’une impres­sion de folie, et les actants amnésiques.

André Bre­ton, Sur le route de San Romano, lec­ture par l’au­teur, Poème.

I.1.  La vie antérieure récusée par l’écriture automatique

La vie antérieure, c’est celle qui se sou­vient du passé, de l’enfance et de l’adolescence comme d’autant de phas­es con­tribu­tives à l’édification de l’être. Générale­ment, les poètes sont réputés pour la den­sité de leur vie antérieure dont ils com­mu­niquent rétro­spec­tive­ment les con­tours au lecteur par la magie du lan­gage imagé.

Chez Bre­ton, au con­traire, la vie antérieure est dévoyée par la pra­tique de l’écriture automa­tique. En tant que per­for­mance scrip­turaire pul­sion­nelle immé­di­ate et en sit­u­a­tion, non régen­tée par le dik­tat de la Rai­son, l’écriture automa­tique est un pré­texte pour   décon­necter l’art du passé. Il s’agit d’un automa­tisme qui con­fie et con­fine la des­tinée de l’écriture au mou­ve­ment du sty­lo et de la main, sur le sup­port graphique choisi par l’artiste, sans retour ou recours au décor antérieur de l’être et aux expéri­ences qui s’y sont cristallisées. André Bre­ton, (1966, pp.104–105), écrit :

Je répète qu’écrivant ces lignes, je fais momen­tané­ment abstrac­tion de tout autre point de vue que poé­tique […] Je me borne à indi­quer une source de mou­ve­ments curieux, en grande par­tie imprévis­i­bles, source qui, si l’on con­sen­tait une pre­mière fois à suiv­re la pente – et je gage qu’on l’acceptera- serait, à ébran­ler des monts et des monts d’ennui, la promesse d’un mag­nifique torrent. […]

Le poète est claire­ment en phase de per­for­mance ou d’effusion créa­trice, dans un strict rap­port au présent comme l’attesterait le par­ticipe présent (« écrivant ces lignes »). Les métaphores aqua­tiques (« source », « tor­rents ») plaident pour une écri­t­ure flu­ide, au flux con­tinu, gage d’identification de l’écriture automa­tique. Faire « abstrac­tion de tout », en tant qu’enjeu de cette écri­t­ure in situ, est l’indicateur d’un nihilisme glob­al qui, sur un plan psy­chologique, fig­ure une pos­ture de l’oubli ou de la néga­tion de toute antéri­or­ité. Ain­si, les sou­venirs d’enfance sont-ils volon­taire­ment ostracisés (André Bre­ton, 1966, p.115) :

Un musi­cien se prend dans les cordes de son instrument
Le pavil­lon Noir du temps d’aucune his­toire d’enfance
Abor­de un vais­seau qui n’est encore que le fan­tôme du
sien.

Le déter­mi­nant « aucune » ain­si que le lex­ique du deuil (« noir », « fan­tôme ») par­ticipe d’une volon­té d’effacer toutes les traces de l’enfance, indice vec­to­riel du passé qui vit en l’adulte. C’est aus­si sous la forme d’une attaque en règle con­tre le con­te qu’André Bre­ton ruine la chaine du temps et se mon­tre sans con­ces­sion pour le passé.

Par déf­i­ni­tion, le con­te est un réc­it imag­i­naire dont les évène­ments sont sen­sés s’être déroulés à une époque plus ou moins loin­taine. Selon toute vraisem­blance, l’évocation du con­te est une sub­li­ma­tion du passé loin­tain, avec son corol­laire baude­lairien de roy­aume de l’enfance, ancrage du sou­venir que le poète du sur­réal­isme s’impose d’oblitérer : « Si, l’esprit désem­brumé de ces con­tes qui, enfants, fai­saient nos délices tout en com­mençant dans nos cœurs à creuser la décep­tion ». La métaphore adjec­ti­vale (« l’esprit désem­brumé de ces con­tes ») est un pro­pos à charge qui place le con­te, genre apo­logue du passé, sous l’axe d’un inhib­i­teur tox­ique de l’esprit. Ici, « délices » et « décep­tions » jouent le même rôle syn­tax­ique de com­plé­ment d’objet direct. Ceci pour mieux met­tre en par­al­lèle la dual­ité nocive d’un genre qui séduit mais déçoit autant que le passé dont il est le lau­da­teur   ou le thu­riféraire con­sacré.    

I.2. Actants et impres­sion d’amnésie

L’amnésie est une perte de la mémoire con­séc­u­tive à un trau­ma­tisme ou à une mal­adie quel­conque. L’amnésique, celui qui souf­fre de cette mal­adie, est igno­rant de lui-même et de son his­toire. Bre­ton génère des actants — per­son­nage, nar­ra­teur — qui subis­sent à volon­té cet état pathologique. Dans l’extrait suiv­ant, le per­son­nage mis en scène fini par per­dre la mémoire :

       L’histoire dira
Que M. de Noz­ières était un homme prévoyant
Non seule­ment parce qu’il avait économisé cent
Soix­ante-cinq mille francs
Mais surtout parce qu’il avait choisi pour sa fille un
Prénom dans la pre­mière par­tie duquel on peut
démêler psy­ch­an­a­ly­tique­ment son programme
La bib­lio­thèque de chevet je veux dire la table de nuit
N’a plus après cela qu’une valeur d’illustration

Mon père oublie quelque fois que je suis sa fille
L’éperdu (André Bre­ton, 1966, p.152).

La tra­jec­toire exis­ten­tielle glob­ale du per­son­nage nom­mé M.Nozières appelle une cer­taine dual­ité sur la ques­tion de la mémoire. D’une part, on iden­ti­fie des évène­ments reflé­tant une forte con­cen­tra­tion de l’activité mémorielle et, d’autre part, on assiste à la fail­lite de celle-ci au prof­it de l’amnésie. La phase de con­cen­tra­tion du mémorielle s’exprime par des expres­sions con­no­tant la logique math­é­ma­tique (« économisez cent soix­ante-cinq mille francs »), le libre-arbi­tre («il avait choisi pour sa fille un prénom »), le sens de l’anticipation (« un homme prévoy­ant », « son pro­gramme »), l’archivage/conservation du savoir « bib­lio­thèque »). L’amnésie, elle, inter­vient, par la suite, et tient, pour sa part, dans un énon­cé qui bal­aie ou anni­hile tout évène­ment antérieur :

Mon père oublie quelque­fois que je suis sa fille
  L’éperdu

Ici, le rat­urage de la mémoire procède de ce que le per­son­nage oublie même ce qui ne devrait pas l’être : l’existence de son pro­pre enfant. Ce black-out sem­ble total car il ruine un rela­tion­nel nor­male­ment immuable, en l’occurrence, le lien parental.

La fail­lite de la mémoire peut être con­sid­érée, en out­re, à la lumière de la lex­ie « l’éperdu » qui, inso­lite­ment, se sub­stitue au   nom du per­son­nage. Cette lex­ie con­tient, en effet, des sèmes tels que /déboussolé/ désemparé/ sans repères /sans passé/. Ces sèmes vident le per­son­nage de toute assise men­tale appuyé sur une capac­ité à se sou­venir. La sub­sti­tu­tion de l’étiquette de politesse et de noblesse ‑Mon­sieur- par un sim­ple sub­stan­tif péjo­ratif — l’éperdu- dévoile égale­ment une inten­tion satirique. Cet aris­to­crate amnésique incar­ne un vieux monde résol­u­ment débous­solé et sans repères.

On pour­rait égale­ment pren­dre cause de l’effet hyper­bolique généré par la nature notoire­ment exces­sive de l’oubli pour dire qu’il existe une forme d’inclination médi­cale du pro­pos et de l’intention de Bre­ton. En effet, c’est bien, et con­tre toute attente, le prénom de sa pro­pre fille que le per­son­nage a vu s’effacer de sa mémoire. Cette lacune mémorielle induit la mal­adie de Parkin­son. Décrite en 1817 par James Parkin­son, cette patholo­gie neu­rologique dégénéra­tive chronique,affecte le sys­tème nerveux cen­tral et provoque des trou­bles pro­gres­sifs dont le plus indis­posant est la perte des capac­ités cog­ni­tives de type mémoriel. C’est dans le pro­longe­ment de l’impression d’amnésie parkin­son­ni­enne qu’on peut situer cet autre extrait : 

On ne sait rien ; le trèfle à qua­tre feuilles s’entrouvre aux rayons de la 
lune, il n’y a plus qu’à entr­er pour les con­stata­tions dans la maison 
vide (André Bre­ton, 1966, p.53).

La mai­son vide, ici, est une métaphore adjec­ti­vale ren­voy­ant à la dégénéres­cence   men­tale, au trou de mémoire qui fait que « l’on ne sait rien ».

André Bre­ton, Je reviens, Auguste Vertu.

I.3. Une impres­sion d’asile psy­chi­a­trique par le désor­dre scripturaire

En con­sid­érant la mémoire comme une struc­ture, Richard Atkin­son et Richard Shiffrin5 dev­inaient son fonde­ment résol­u­ment ordon­né, sa marche logique et procé­du­rale dans le traite­ment des infor­ma­tions. Autrement dit, logique, ordre et cohérence, sont des indices de la mémoire. Ces indi­ca­teurs struc­tural­isants qui s’illustrent comme estampe du mémoriel sont bafoués chez Bre­ton. Pour y par­venir, il fait par­ler des fous, c’est-à-dire des malades qui, par déf­i­ni­tion, ont per­du tout con­tact avec la logique ou la con­science des évi­dences matéri­al­istes. Habitué à arpen­ter les allées des asiles de fous – il est médecin psy­chi­a­tre -, Bre­ton calque son écri­t­ure sur la décrépi­tude men­tale de ceux-là qu’il côtoie quo­ti­di­en­nement dans le cadre pro­fes­sion­nel. L’écriture bre­toni­enne appelle ain­si une sorte de désor­dre qui sonne le glas de la logique, surtout, lorsque le dis­cours poé­tique est assuré par un nar­ra­teur dont le pro­pos ressem­ble à celui d’un aliéné men­tal. Dans le poème « Vig­i­lance » (1966, pp.137–138), on croirait enten­dre par­ler un fou :

A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la cham­bre où je suis étendu
Et j’y mets le feu
Pour que rien ne sub­siste de ce con­sen­te­ment qu’on m’a arraché
Les meubles font alors place à des ani­maux de même
Taille qui me regar­dent frater­nelle­ment …j’entre invis­i­ble dans l’arche.

Le som­nam­bu­lisme, en tant qu’acte de mobil­ité incon­sciente durant le som­meil, insin­ue, à par­tir de la pre­mière phrase, un désor­dre psy­chologique. Tout autant que les inco­hérences du dis­cours du locu­teur (« je ») illus­trent une forme de trou­ble men­tal à l’image de l’instant où il se « dirige vers la cham­bre où il est éten­du ». Logique­ment, aucune per­son­ne ne peut être, à la fois, en mou­ve­ment (« je me dirige ») et en posi­tion sta­tique (« je suis éten­du »). On est en face vraisem­blable­ment d’un pro­pos de déli­rant. Le locu­teur est même sujet d’hallucinations comme en déno­tent les méta­mor­phoses subites des objets en êtres vivants (« Les meubles font alors place à des ani­maux de même/ Taille qui me regar­dent frater­nelle­ment… »).  La méta­mor­phose s’effectue, ici, à l’aide de l’expression « font place à » qui est, tout à la fois, un élé­ment tropique. Autrement dit, les êtres changent d’aspects, passent d’un règne à un autre grâce au change­ment de sens des mots. Dans l’esprit du poète, les sèmes / ani­mé /, /vivant/, /mobile/, /féroce / de « ani­maux » con­t­a­mi­nent les sèmes /inanimé /, /inerte /, /immobile /non féroce/ de « les meubles ». On est pris dans le tour­bil­lon d’un ren­verse­ment de la logique, preuve que les bases rationnelles de l’esprit du poète sont sabor­dées. Le boule­verse­ment de l’ordre va plus loin puisque les ani­maux vont, à leur tour, se méta­mor­phoser en êtres humains par le truche­ment de la per­son­ni­fi­ca­tion for­mée à l’aide de l’adverbe « fraternellement ».

La ruine de la mémoire et, par ric­o­chet, sa relé­ga­tion au sim­ple rang de vue de l’esprit dans l’écriture de Bre­ton, se fonde sur des appa­rats formels, dis­cur­sifs, fig­u­raux et psy­chologiques, indé­ni­ables. En ce sens, on peut dire que ce poète s’accorde à la ligne de con­duite offi­cielle du mou­ve­ment qu’il a créé. Mais, est-ce tou­jours le cas ? La réponse à cette ques­tion exige l’évaluation d’autres paramètres de l’art de Bre­ton. Ceux-ci, nous allons le voir, vont édul­cor­er l’idée de départ. Autrement dit, le mémoriel pour­rait être une pra­tique dans l’approche scrip­turaire et psy­chologique des textes de Breton.

 

II. DE L’IMPOSSIBLE ALIENATION DE LA MEMOIRE CHEZ BRETON

En marge des atti­tudes niant la mémoire, il existe sur le ter­rain de l’investigation lan­gag­ière bre­ton­ni­enne, un tracé mémoriel qui s’enclenche forte­ment par une matéri­al­ité que sup­por­t­ent, sans coup férir, les pra­tiques inter­textuelles, les toponymes et l’intrusion de la métrique classique.

II.1. Les pra­tiques inter­textuelles chez Bre­ton : des indices du mémoriel 

Toute pra­tique inter­textuelle résulte du sou­venir volon­taire ou involon­taire d’un texte ou d’un auteur antérieure­ment lu par le scrip­teur du texte à appréci­er. Il s’agit, donc, de la reprise, de la réadap­ta­tion ou de l’extrapolation d’un matéri­au énon­ci­atif et esthé­tique déjà util­isé.  Les phénomènes inter­textuels observés chez Bre­ton sont les mar­ques probantes de col­lu­sion entre son art et le mémoriel.  Sa poésie porte, en effet, les traces des noms et des œuvres dont il se sou­vient. Les dédi­caces, les références ono­mas­tiques et des bribes de textes d’autres auteurs insérés dans ses textes à lui, en seraient les repères.

Gérard Genette (1987, p.120) définit la dédi­cace comme « l’hommage d’une œuvre à une per­son­ne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre ». L’hommage dédi­ca­toire procède d’un type de rap­port humain direct ou indi­rect, sen­si­ble ou intel­lectuel insti­tué entre celui qui écrit –  le dédi­ca­teur- et celui à qui il rend hom­mage –le dédi­cataire. Bre­ton est cou­tu­mi­er des dédi­caces, et ses dédi­cataires sont de plusieurs ordres. On y retrou­ve ses col­lab­o­ra­teurs au sein du mou­ve­ment sur­réal­iste: « SAINT-POL-ROUX » (p .35),« Georges de Chiri­co » (p.37), « Ben­jamin Péret » (p.47), « Fran­cis Picabia » (p.58) « Paul Elu­ard » (p. 63), « Robert Desnos » (p.66), « Man Ray » (p.69), Louis Aragon (p. 67).A tra­vers eux, le poète enseigne sub­rep­tice­ment l’histoire de son mou­ve­ment. Ces noms aux­quels il se sou­vient et à qui il rend hom­mage rap­pel­lent, en effet, que le sur­réal­isme fut pan artis­tique : Chiri­co et Picabia sont pein­tres, Man Ray est pho­tographe tan­dis qu’Aragon, Elu­ard, Péret, Desnos et Saint-Pol-Roux sont des poètes.

Bre­ton joue aus­si du sou­venir, et donc de la mémoire, par la con­vo­ca­tion de l’onomastique d’auteurs célèbres des XVII, XIX et XXe siè­cles dans ses dédi­caces. S’y retrou­vent : « RIMBAUD » (p.26), « Paul Valéry » (p.28), « Baude­laire » (p.38), « Ger­main Nou­veau » (p .38), « Bar­bey d’Aurevilly » (p .38), « Pierre Reverdy » (p .38), « Lautréa­mont » (p .147), « Le mar­quis de Sade » (p.165). En les sor­tant de l’ornière du passé ou de la con­tem­po­ranéité pour les régur­giter dans la trame de son texte, Bre­ton pose un acte de mémoire qui n’est pas anodin.  Il per­met, selon toute vraisem­blance, à son lecteur, de vis­iter l’iconographie des fig­ures majeures qui ont influ­encé le sur­réal­isme. C’est un aveu à peine voilé de ce que le Sur­réal­isme n’est pas né ex nihi­lo. Cette école ingère, digère et régénère des axiomes théoriques, des pra­tiques, des pos­tures mar­ginales déjà pro­mus par des francs-tireurs de l’art et des idées. Il y a, donc, dans tout le proces­sus inven­tif sur­réal­iste, un recours et une recon­struc­tion d’un exis­tant formel et thé­ma­tique plus ou moins antérieur. Bre­ton ne peut donc pas nier être une per­son­ne à l’abri de l’impact de la mémoire, et dans les actes posés au quo­ti­di­en, et dans l’instance de création.

Une autre vari­ante du style dédi­ca­toire chez Bre­ton est le dédi­cataire-per­son­nage d’œuvres. Ici, l’hommage est ren­du à des “êtres de papiers”. Ain­si a‑t-on le texte « POUR LAFCADIO » (p.27). Per­son­nage de Les Caves du Vat­i­can6 d’André Gide, Laf­ca­dio assas­sine gra­tu­ite­ment un pas­sager du train en le pro­je­tant hors d’un wag­on. Le meurtre de cet incon­nu relève philosophique­ment de l’acte gra­tu­it et du libre-arbi­tre. Par­ti­san, lui-même, de cette approche gra­tu­ite des choses, Bre­ton salue, en Laf­ca­dio, un mod­èle. La majus­cule dans la gra­phie de son nom serait une preuve typographique de cet hom­mage voulu grandil­o­quent. Par ailleurs, en se rap­pelant l’action de ce per­son­nage de roman, Bre­ton syn­thé­tise intel­ligem­ment poésie, fic­tion romanesque et philosophie.

Le greffage même de ce per­son­nage de roman dans un texte poé­tique, par son incon­gruité et son car­ac­tère inat­ten­du, parait être une métapho­ri­sa­tion de la tech­nique du col­lage. Bre­ton le con­fesse à la fin du poème « Pour LAFCADIO », il écrit (1966, p.27) :

Mieux vaut laiss­er dire
Qu’André Breton

 receveur de contribution
de Con­tri­bu­tions Indirectes
s’adonne au collage
en atten­dant la retraite  

L’expression « André Breton…s’adonne au col­lage » indique très claire­ment le par­ti pris du poète pour le col­lage. L’anadiplose, (« receveur de Contributions/de con­tri­bu­tions Indi­rectes », ren­force l’impression de col­lage car, dans cette fig­ure de con­struc­tion, c’est le dernier mot d’un vers qui est repris et, donc, en quelque sorte, col­lé au début du vers suiv­ant. On va voir, à présent que le rap­pel, dans son écri­t­ure, des noms d’endroits notoires, est la preuve d’une incli­na­tion mnésique.

II.2. Toponyme et phénomènes mnésiques

La car­togra­phie des lieux de la ville de Paris imprègne les écrits du poète étudié. Ses textes con­ti­en­nent ain­si des indices référen­tiels chargés des réminis­cences de ses expéri­ences déam­bu­la­toires dans la cap­i­tale française. Si les lieux et les sit­u­a­tions sont réal­istes à la base, il n’en demeure pas moins qu’ils sont trans­mutés par la pul­sion fig­u­rale et poé­tique. Soit l’extrait suivant :

J’étais assis dans le mét­ro­pol­i­tain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remar­quée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regar­dant : « vie végé­ta­tive », j’hésitai un instant, on était à la sta­tion tro­cadero, puis je me lev­ai, décidé à la suiv­re. (André Bre­ton, 1966, p. 39).

« Le mét­ro­pol­i­tain » est une abrévi­a­tion de “chemin de fer mét­ro­pol­i­tain” et désigne le métro de Paris. Une allitéra­tion en /a/ est vis­i­ble dans le pas­sage ci-après : « J’étais assis dans le mét­ro­pol­i­tain en face d’une femme que je n’avais pas autrement remarquée, lorsqu’à l’arrêt du train elle se leva et dit en me regardant. Cette fig­ure microstruc­turale pro­duit un effet ryth­mique suivi. Ce long enchaine­ment sonore peut faire penser à la forme de l’engin mécanique dans lequel se déroule la scène. Le geste uni­forme de se lever (« elle se leva » /, « je me lev­ai ») crée un effet har­monieux qui rompt le face-à-face ten­du entre les deux pas­sagers du mét­ro­pol­i­tain. Le Tro­cadéro, quant à lui, désigne un endroit du XVIe arrondisse­ment parisien où se dres­sait un château imposant du même nom.

On peut citer aus­si cet extrait :

Au bas de l’escalier, nous étions avenue des Champs-Elysées, mon­tant vers l’Etoile où d’après Aragon, nous devions à tout prix arriv­er avant huit heures. Nous por­tions cha­cun un cadre vide. Sous l’Arc de Tri­om­phe, je ne songeais qu’à me débar­rass­er du mien.

Le pas­sage ci-dessus foi­sonne de références toponymiques qui prou­vent que Bre­ton puise son inspi­ra­tion dans sa cul­ture urbaine. Ici, il se balade sur les « Champs-Elysées » comme en attes­tent les expres­sions de mou­ve­ment telles que « mon­tant », « vers », « arriv­er ». Les « Champs-Elysées », réputée être la plus belle avenue du monde, est local­isée à Paris. De même, « L’Arc de tri­om­phe » est un mon­u­ment parisien renom­mé. Nous avons-là des référents incon­tourn­ables de la cul­ture française, en général, et de son archi­tec­ture, en par­ti­c­uli­er. Au total, le poète désigne des endroits notoires de Paris. Il les con­nait et les recon­nait, s’en sou­vient comme spon­tané­ment et les faire vivre et revivre machi­nale­ment par le biais d’un des­sein textuel presqu’intuitif.  C’est égale­ment par l’usage de la prosodie qu’on prend acte de ce qu’il est por­teur de stig­mates de sa cul­ture, de l’enseigne d’un ressou­venir systématique.

II.3. Réminis­cence de l’esthétique clas­sique : métrique et rythme

Chez Bre­ton, le passé et le sou­venir demeurent vivaces grâce à la recon­duc­tion et à la repro­duc­tion de procédés essen­tiels de la poésie clas­sique. Les tech­niques ver­si­fi­ca­tri­ces dont il use prou­vent que l’argument esthé­tique de la table rase et de l’oubli des antécé­dents cul­turels, n’opèrent pas tou­jours. Son esthé­tique est arrimée, bien des fois, à l’art ancien et offi­ciel. Attar­dons-nous, à présent, sur la métrique et la rythmique.

La métrique est l’art de la con­struc­tion des mètres ou vers. Elle résulte essen­tielle­ment de tech­niques dont l’apogée théorique et pra­tique se situe à l’âge clas­sique. Qu’ils soient longs (alexan­drin, hendéca­syl­labe, déca­syl­labe) ou courts (octo­syl­labe, hep­ta­syl­labe, hexa­s­yl­labe, pen­ta­syl­labe, tétra­syl­labe, dis­syl­labe, tri­syl­labe…), les mètres ont une charge ryth­mique. Bre­ton con­voque et use de ces tech­niques comme d’un cap­i­tal ancien dont il faut tir­er prof­it pour struc­tur­er la forme poé­tique. Le texte « PIECE FAUSSE » (André Bre­ton, 1966 ; p.47) est trib­u­taire de l’actualisation d’un héritage métrique. Y abon­dent plusieurs mètres courts :

André Bre­ton, L’air de l’eau, Auguste Vertu.

                                           Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de /Bo/hêm(e) = octo­syl­labe

                                           Du/ va/s(e) en/ cris=tétra­syl­labe

                                            Du/ va/s(e) en/ cris=tétra­syl­labe

                                             Du/ va/s(e) en = tri­syl­labe

                                              En/ cris/tal=tri­syl­labe

                                              Du/ va/s(e) en/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=octo­syl­labe

                                              Bo/hêm(e)=dis­syl­labe

                                              Bo/hêm(e)=dis­syl­labe

                                              En/ cris/tal/ de/ Bo/hêm(e)=hexa­s­yl­labe

                                              Bo/hêm(e )=dis­syl­labe

                                              Bo/hêm(e )=dis­syl­labe

                                              Bo/hêm(e )=dis­syl­labe

                                                            (…)

Le poète varie son souf­fle par l’usage d’une métrique hétérogène. Le rythme est rapi­de et léger ; l’impression qui se dégage est ludique et joyeuse.  Ces impres­sions sont ren­for­cées par l’apocope de « cristal » aux vers 2 et 3. Il y a apoc­ope car le mot « cristal » devient « cris » par tron­ca­tion de sa sec­onde syl­labe « tal ». L’effet de bondisse­ment léger et joyeux se ren­force davan­tage avec la répéti­tion de « Bohème » aux vers 10, 11 et 12. En con­di­tion­nant les vers courts à sug­gér­er une atmo­sphère guillerette, le poète se met au dia­pa­son de ce qui est admis de tra­di­tion sur ces vers à savoir qu’ils con­vi­en­nent « par­faite­ment à cer­taines poésies légères. » (Mau­rice Gram­mont, 1965, p. 46). La même idée est reprise par l’aphorisme qui dit : « A mètre court (…) sujet léger » (Brigitte Bercoff, 1999, p.62).

III. DEDIRE ET DIRE LA MEMOIRE : ENJEUX D’UNE IM(POSTURE )

A ce stade de notre analyse, il appa­rait clair que la com­plex­ité du mémoriel   est de mise chez Bre­ton. D’une part, il cède à l’appel des sirènes sur­réal­istes de l’inflation nihiliste du mémoriel et se l’impose comme démarche esthé­tique. D’autre part, les actes et agisse­ments de sa mémoire affleurent et édul­corent sa pos­ture pre­mière. On pour­rait sup­put­er sur ce que recèle la négation/existence de la mémoire chez cet écrivain. 

 III.1.  Valeurs du rejet du mémoriel : cathar­sis, visions médi­cales et renou­velle­ment de l’art

Au XXe siè­cle7, la con­science humaine, envis­agée à l’échelle col­lec­tive ou indi­vidu­elle, est entachée par la vision ter­ri­ble de l’horreur de la guerre, de la shoah et des pogroms. Tout rap­port avec le sou­venir, tout report du sou­venir parait trau­ma­ti­sant. C’est pour oubli­er ces meur­tris­sures, ou pour ne plus les cou­ver dans les strates de son être, que Bre­ton rejette la mémoire. L’oubli ou le nihilisme, par rap­port à toute con­struc­tion men­tale antérieure, sert à asep­tis­er son esprit des débris, des peurs et des blessures qui enfreignent le renou­velle­ment courageux et la régénéres­cence humaine. La mémoire, pour le con­texte et pour Bre­ton, est juste un boulet qui tire vers le bas les élans opti­mistes de l’être. Elle dis­tille une sorte de puan­teur et de décon­fi­ture morale. Sa déné­ga­tion ressem­blerait, donc, à une cathar­sis conjuratoire.

Par rap­port à la créa­tion artis­tique même, le déni du mémoriel ressem­ble à   une astuce pour éviter de sign­er un pacte avec la tra­di­tion. Il s’agit, en mimant l’amnésie et la folie, de se don­ner les moyens de se désaf­fil­i­er des héritages prosodiques et métriques. Bre­ton ne veut pas que son art soit une réc­i­ta­tion presqu’irraisonnée des théories, gen­res et formes clas­siques. Il veut con­cevoir l’inspiration comme un bouil­lon­nement intérieur immac­ulé où les argu­ments du passé, de la vie antérieure cessent d’exercer leur tyran­nie sur les sens. L’esprit du poète se veut une page blanche où s’inscrira la disponi­bil­ité de nou­velles tech­niques (re)créatives. L’oubli, c’est-à-dire la faille et la fail­lite de la mémoire, est, au regard de ce qui précède, l’acte psy­chologique révo­lu­tion­naire de mise à mort du classicisme.

L’amnésie et la folie esthétisées chez Bre­ton8 procè­dent, sous un autre angle,  de l’intrusion des  sci­ences médi­cales dans l’esthétique lit­téraire. Mon­sieur de Noz­ière qui oublie, con­tre toute attente, le nom de sa pro­pre fille,répond d’une symp­to­ma­tolo­gie parkin­soni­enne. De même, le nar­ra­teur du poème « Vig­i­lance » (pp.136–137) ren­tre dans les sché­mas d’un délire som­nam­bulique à se promen­er en dor­mant, et de la pyro­manie à met­tre le feu à son logis.

III.2. Valeurs des sur­vivances du mémoriel: les inus­ables déter­min­ismes et le choc des valeurs de l’être en Bre­ton 

Bre­ton est habité, mal­gré lui, par le sou­venir, le passé et l’histoire (lit­téraire). Il y a, dans les instances de sa psy­cholo­gie créa­trice, une dis­po­si­tion de retour en arrière, à l’invocation et à l’actualisation d’un arrière-pays peu­plé par une cul­ture, des idées et des impres­sions. La mémoire n’est donc pas totale­ment occultée. Elle fait plus que résis­ter et impacte le jail­lisse­ment et la saveur de sa poésie. Quoiqu’haï, le mémoriel s’invite et se dévoile. Les tech­niques cen­sées l’annihiler n’y parvi­en­nent pas totale­ment. En s’incrustant de la sorte, la mémoire s’illustre dans toute sa com­plex­ité et pose une équa­tion de désaveu sur l’axiome sur­réal­iste de “réin­ven­ter la vie”. Bre­ton est soumis à l’énergie de la pra­tique mémorielle et du déter­min­isme men­tal. Son art sem­ble, en effet, inca­pable de se forg­er à par­tir d’un nihilisme absolu. Il tend à s’inspirer tou­jours d’un exis­tant formel ou thé­ma­tique. Même lorsque le nihilisme est voulu, entretenu, plan­i­fié et théorisé, il sub­siste tou­jours les traces d’un passé vu ou entre­vu, des réminis­cences de choses vues, de pra­tiques formelles avérées. En clair, « aucun homme ne peut donc se sépar­er de son passé. Ce passé fait par­tie de lui ; exacte­ment comme nul ne peut dire que son sang soit, chaque jour, un sang nou­veau. » (Pierre Daco, 1965, p.165).

En out­re, on peut con­sid­ér­er que le mémoriel résume toute la force d’un con­flit des valeurs entre le poète-Bre­ton, l’homme-Breton et le psy­chi­a­tre-Bre­ton. La fer­veur et la flamme de la révo­lu­tion poé­tique pousse le poète à nier la mémoire et à inven­ter toute une gamme de tech­niques scrip­turaires pour l’anéantir. Mais, l’homme est bien obligé d’admettre que ladite instance est incon­tourn­able dans le fonc­tion­nement de l’être, encore plus, dans l’activité de créa­tion. Cette com­plex­ité con­stat­able, en bien des points de son art, érige la mémoire en un objet d’étrange curiosité que le psy­chi­a­tre se délecte à étudi­er avec toute la rigueur sci­en­tifique. La com­plex­ité découlant du traite­ment de la mémoire chez Bre­ton, est salu­taire car elle est un point d’ancrage à une réflex­ion sur le renou­velle­ment des instances du psy­chisme humain et de la créa­tion poé­tique au XXe siècle.

CONCLUSION

La mémoire est une instance psy­chique com­plexe dont André Bre­ton fait un usage artis­tique, pour le moins, orig­i­nal, aux fins d’optimiser la charge esthé­tique de son art. Dans la doc­trine poé­tique sur­réal­iste bre­ton­ni­enne, en effet, il est offi­cielle­ment ques­tion de musel­er la mémoire par des automa­tismes scrip­turaires, l’accumulation de procédés calqués sur l’amnésie, la folie et des actants sans passé. Toute­fois, l’extinction souhaitée du mémoriel ne s’en trou­ve pas véri­ta­ble­ment de mise, à l’aune de sa créa­tion lit­téraire. Le recours à des inter­textes, le rap­pel des noms de lieux réels ain­si que l’usage d’une métrique clas­sique induisent l’implication de la mémoire dans son art. L’une et l’autre des pos­tures sont por­teuses de sens. Si, d’un cer­tain point, l’ostracisation de la mémoire, procé­dant d’une volon­té d’oublier les trau­ma­tismes d’une époque vio­lente, de façon telle à ini­ti­er des canons sin­guliers pour une inspi­ra­tion ou une pra­tique poé­tique nou­velle, paraît salu­taire, de l’autre, la sur­vivance observ­able du mémoriel révèle que, dans l’être intérieur de Bre­ton, l’homme, le poète et le psy­chi­a­tre, cohab­itent aisé­ment, sans heurt, donc. Pris dans la défer­lante auda­cieuse de son mou­ve­ment, il s’est effor­cé d’anéantir la mémoire. S’il n’est pas par­venu à ses fins, c’est bien parce que la mémoire reste un allié de tout poète même lorsque celui-ci le voue aux gémonies. Non effi­cience et effi­cience du mémoriel chez Bre­ton analysée, ici, à l’aide des her­méneu­tiques con­vo­quées restitue, très claire­ment, la com­plex­ité du tra­vail de créa­tion poé­tique.  

Bib­li­ogra­phie

BERCOFF(Brigitte), La Poésie, Paris, Hachette, Col­lec­tion Hachette Supérieure, 1999.

BRETON (André), Mont de piété, Clair de Terre, Le Revolver à cheveux blanc, L’air de l’eau, Paris, Gal­li­mard, 1966.

DACO(Pierre), Les Tri­om­phes de la psy­ch­analyse, Verviers (Bel­gique), Gérard et Co, 1965.

DELCROIX (Mau­rice) et HALLYN (Fer­nand), Intro­duc­tion aux études lit­téraires, Paris, Ducu­lot, 1987.

DELEUZE (Gilles), Proust et les signes, Paris, Quadrige/PUF, 1998.

GENETTE (Gérard), Palimpses­tes, Paris, Seuil, 1982.

GENETTE (Gérard), Seuils, Paris, Seuil, 1987.

GRAMMONT (Mau­rice), Petit Traité de ver­si­fi­ca­tion française, Paris, Armand Col­in, 1965.

PROUST (Mar­cel), A la Recherche du temps per­du, Paris, Gal­li­mard, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, 1954.

ZEPHIR (Jacques), « Nature et fonc­tion de la mémoire dans à la Recherche du temps per­du » in Philoso­phie, Vol­ume 2, Paris, 1990.

 

Notes

[1] Guil­laume Apol­li­naire qual­i­fie ce texte de « drame sur­réal­iste » et l’achève en 1917.

[2]Her­mann Ebbing­haus (1850–1909).  Philosophe alle­mand sou­vent con­sid­éré comme le père de la psy­cholo­gie expéri­men­tale de l’apprentissage.

[3] Le behav­ior­isme désigne une école d’études de la psy­cholo­gie créé aux Etats-Unis par John Broad­us Wat­son. Con­sid­érant que la mémoire est soumise à une absence totale de mod­éli­sa­tion, le behav­ior­isme con­teste toute étude intro­spec­tive et expéri­men­tale de la mémoire.

[4] Ce sont Richard C. Atkin­son, Richard Schiffrin, Neal Cohen, Lar­ry Squire … Leurs travaux diver­gent sur plusieurs points mais ont en com­mun de pos­tuler, d’une part, à une exis­tence de la mémoire en tant qu’objet d’étude et, d’autre part, de sa prob­a­ble structuration.

[5] Richard C. Atkin­son et Richard Shiffrin sont deux émi­nents pro­fesseurs améri­cains de psy­cholo­gie. Ils ont pro­posé un mod­èle de mémoire en 1968.

[6]André Gide, Les Caves du Vat­i­can (1914).

[7] C’est aus­si le siè­cle de Bre­ton et de son mou­ve­ment, le Surréalisme.

[8] N’oublions que Bre­ton est médecin psy­chi­a­tre de formation.

Présentation de l’auteur

André Breton

André Bre­ton, né le Auteur des livres Nad­ja, L’Amour fou et des dif­férents Man­i­festes du sur­réal­isme, son rôle de chef de file du mou­ve­ment sur­réal­iste, et son œuvre cri­tique et théorique pour l’écri­t­ure et les arts plas­tiques, font d’An­dré Bre­ton une fig­ure majeure de l’art et de la lit­téra­ture française du xxe siècle.

© Crédits pho­tos Asso­ci­a­tion Ate­lier André Breton.

Bibliographie

Poésie et récits

  • 1919 : Mont de piété (1913–1919), avec deux dessins d’An­dré Derain, Paris, édi­tions Au sans pareil, coll. Littérature
  • 1920 :
    • Les Champs mag­né­tiques, avec Philippe Soupault, écrits en 1919
    • S’il vous plaît, avec Philippe Soupault, théâtre
    • Vous m’ou­blierez, sketch
  • 1923 : Clair de terre
  • 1924
    • Les Pas perdus
    • Pois­son soluble
  • 1928 : Nad­ja ; réédi­tion 1963
  • 1929 : Le Tré­sor des jésuites, en col­lab­o­ra­tion avec Louis Aragon
  • 1930 :
    • Ralen­tir travaux, en col­lab­o­ra­tion avec René Char et Paul Éluard
    • L’Immaculée con­cep­tion, en col­lab­o­ra­tion avec Paul Éluard
  • 1931 : L’U­nion libre
  • 1932 : Le Revolver à cheveux blancs
  • 1934 :
    • L’Air de l’eau
    • Point du jour
  • 1936 : Au lavoir noir
  • 1937 :
  • Le Château étoilé
    • L’Amour fou
  • 1940 : Fata mor­gana
  • 1943 : Pleine marge
  • 1944–1947 : Arcane 17
  • 1946 : Young cher­ry trees secured against hares / Jeunes cerisiers garan­tis con­tre les lièvres
  • 1947 : Signe ascen­dant
  • 1948 :
    • Mar­tinique, charmeuse de ser­pents, avec des dessins d’An­dré Masson
    • La Lampe dans l’horloge
  • 1949 : Au regard des divinités
  • 1954 : Adieu ne plaise
  • 1959 : Con­stel­la­tions, 22 textes en écho à 22 gouach­es de Joan Miró
  • 1961 : Le La

Essais

  • 1924 : Man­i­feste du sur­réal­isme ; aug­men­té de la Let­tre aux voy­antes (en 1929)
  • 1924 : Les Pas per­dus 
  • 1926 : Légitime défense
  • 1928 : Le Sur­réal­isme et la Pein­ture ; dernière édi­tion revue et aug­men­tée de 1965
  • 1930 : Sec­ond man­i­feste du Surréalisme
  • 1932 : Mis­ère de la poésie
    • Les Vas­es communicants
  • 1934 : Qu’est-ce que le surréalisme ?
  • 1935 : Posi­tion poli­tique du surréalisme
  • 1936 : Notes sur la poésie, en col­lab­o­ra­tion avec Paul Éluard
  • 1938 :
    • Tra­jec­toire du rêve
    • Dic­tio­n­naire abrégé du surréalisme
  • 1940 : Antholo­gie de l’hu­mour noir ; édi­tion aug­men­tée 1950
  • 1945 : Sit­u­a­tion du sur­réal­isme entre les deux guerres
  • 1946 : Pro­lé­gomènes à un troisième man­i­feste du sur­réal­isme ou non, précédé d’une réédi­tion des deux Man­i­festes
  • 1947 :
    • Yves Tan­guy
    • Ode à Charles Fourier
  • 1949 : Fla­grant délit
  • 1952 : Entre­tiens avec André Parin­aud, retran­scrip­tions d’en­tre­tiens radiodiffusés
  • 1953 : La Clé des champs, recueil d’es­sais pub­liés entre 1936 et 1952
  • 1954 : Du sur­réal­isme en ses œuvres vives
  • 1957 : L’Art mag­ique, en col­lab­o­ra­tion avec Gérard Legrand, réédi­tions 1992 et 2003

Correspondance

  • édité par Jean-Michel Gouti­er, Let­tres à Aube (1938–1966), Paris, Gal­li­mard, coll. « Blanche », , 174 p.
  • Let­tres à Simone Kahn (1920–1960), édité par Jean-Michel Gouti­er, Paris, Gal­li­mard, coll. « Blanche », 2016 
  • Let­tres à Jacques Doucet (1920–1926), édité par Éti­enne-Alain Hubert, Paris, Gal­li­mard, coll. « Blanche », 2016
  • André Bre­ton et Ben­jamin Péret, Cor­re­spon­dance 1920–1959, présen­tée et éditée par Gérard Roche, Paris, Gal­li­mard, 2017.
  • Cor­re­spon­dance avec Tris­tan Tzara et Fran­cis Picabia 1919–1924, présen­tée et éditée par Hen­ri Béhar, Paris, Gal­li­mard, 2017.
  • André Bre­ton et Paul Élu­ard, Cor­re­spon­dance 1919–1938, présen­tée et éditée par Éti­enne-Alain Hubert, Paris, Gal­li­mard, 2019, 458 p.
  • André Bre­ton et Simone Debout, Cor­re­spon­dance 1958–1966, suiv­ie de « Mémoire. D’André Bre­ton à Charles Fouri­er : la révo­lu­tion pas­sion­nelle » & de « Rétro­spec­tions », par Simone Debout, édi­tion établie, annotée et présen­tée par Flo­rent Per­ri­er, avec le con­cours d’Ag­nès Chekroun, Paris, Édi­tions Claire Paul­han, coll. « Tiré-à-part », 2019, 288 p.

Poèmes choi­sis

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Oswald Hermann Kouassi

Doc­teur KOUASSI Oswald Her­mann est Maître de Con­férences en Poésie française à l’Université Alas­sane Ouat­tara de Côte d’Ivoire. Ses travaux por­tent sur la poésie française mod­erne et post­mod­erne. Il étudie les axes esthé­tiques au fonde­ment de la moder­nité et insiste, par­ti­c­ulière­ment, sur le dépasse­ment dialec­tique apporté à cette moder­nité par des créa­teurs post­mod­ernes enclins à une totale dé(re)construction de l’art poé­tique. Il est l’auteur de plusieurs pub­li­ca­tions parues dans des revues africaines ain­si que dans des ouvrages collectifs.

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