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Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire

Marc Alyn rêvait jeune « d’une poésie verticale, toujours en marche ». Son vœu est exaucé. Qui mieux que les forêts peut rendre compte des « ressources infinies du Temps » ? Surtout lorsque, « domaniales », leur titre de propriété appartient à tout le monde ?

Comme le suggèrent le titre du livre et ses trois mouvements : « Forêts voyageuses », « Avant-postes de la mémoire » et « Marcheur des aubes violettes », il s’agit pour le poète de vivre le temps sous toutes ses dimensions, dont celle de l’espace, la mémoire étant perçue conjointement comme une marche dans le Temps et comme une vastitude à explorer, verticales et horizontales d’un même arbre.

Les forêts nous ressemblent, aussi voyageuses que nous. Les arbres « marchent » « en route vers les confins ». Ce compagnonnage dynamique a valeur d’interrogation sur ce que nous faisons au temps et sur ce qu’il fait de nous. Le traverse-t-on comme une forêt ou se laisse-t-on traverser par lui ? Que nous laisse-t-il et que lui laissons-nous ?

L’arbre, décrit comme un « inlassable pérégrin » porteur de « l’écriture initiale », est l’intercesseur qui conduit le « rêveur des sous-bois » à « la porte du temps ». Grâce à lui, le poète partage l’expérience physique et métaphysique de la « Durée » tout en vivant la forêt comme une géographie mentale, une « demeure onirique ». Les forêts, l’arbre, « orphique labyrinthe », assurent le passage vers d’autres espaces, ceux de « l’Image », de la pleine vision qui ramène à la vie, tel un phénix « monarque des braises ». Cette métaphore revient à plusieurs reprises dans le recueil, symbole du désir ardent. L’oiseau de feu, pour peu que sa flamme soit pure et non incendiaire à l’instar du vaniteux Érostrate destructeur du temple d’Artémis, offre une « seconde enfance », dans une sorte de résurrection permanente où se retrouvent paysages et êtres familiers.

Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire, La rumeur libre, mai 2023, 136 pages, 17 euros.

Le poète, au contact des forêts, redevient l’enfant qu’il était, avide de mystère, émerveillé par le « cœur fertile de la rose ».  « Je suis arbre », écrit-il. C’est donc un retour aux origines, les siennes, mais aussi à celles, immémoriales, du monde qu’il nous donne à vivre. Les « siècles effarés » se mêlent aux paysages aimés, vignes et oliviers, ceux des Crémats, non loin d’Uzès où vécut longtemps Marc Alyn. (Le lecteur averti de sa vie et de son œuvre reconnaîtra aisément les lieux et événements évoqués.) Et c’est au tour du poète de s’interroger sur son propre temps sous l’écorce.

Le poète est un être toujours « entre deux éveils ». « Entaille irrécusable », il est biface sur son « entre-seuil », tel le dieu Janus, appartenant à deux temps, deux lieux, cet « outre-ciel » commun à tous. Canopées entrelacées, le présent peut se conjuguer au passé et la mémoire aux « battements ressuscités du cœur cosmique ». Car, au fil de la marche, le temps, présent, passé, nomadise au cœur des « branches inextricables des réminiscences » : âges, pays, paysages, expériences fondatrices, mirages, incandescences, illuminations, quête d’absolu, alphabets, signes, écriture… associés dans une sorte d’« incipit de l’éternité ». Le futur est convoqué lui aussi, comme interrogé à rebours par le « passeur des songes à venir », car tout s’inverse sur les chemins de la Mémoire, dans une remontée à la source. Le temps et l’espace se tricotent dans tous les sens : avant/après, haut/bas, dessus/dessous, ici/ailleurs, visible/invisible, la conscience poétique voyage à sa guise « par la fenêtre du rapide ».

On retrouve dans ces 96 poèmes ce qui fait la singularité de l’écriture de Marc Alyn. Déjà on dénombre dans les trois sections 30, 36 et 30 poèmes. Le lecteur pourra s’amuser à interpréter ces nombres selon la symbolique qui lui convient, la lecture étant magie elle aussi. La pensée ésotérique, chère à l’auteur, « bête et ange à la fois », est très présente car le « soleil alchimiste » garde ses entrées dans la « Chambre verte des voyances ». Le mot « prophéties », si on y songe, ne contient-il pas le mot « poésie » ?

Si les poèmes s’offrent sur la page de façon verticale et aérée, chacun, à l’image d’un arbre, brille avec densité et éclat. L’écriture, précieuse et diamantée, est sculptée avec précision. « Affranchi(e) du carcan des lexiques », elle possède ses luxuriances et ses ruptures de ton, ses écarts d’humour : « les morts bruts/de décoffrage/ne savaient sur quel pied danser ». Elle s’amuse à détourner les mots : « pèlerin aux pieds nus/s’acheminant vers le temple d’Encore», à associer le dissemblable : « Le Temps casseur d’assiettes / et de tours de Babel ». La liberté est grande entre la flamboyance des « vocables irradiés » à même la forge et les espiègleries de l’autodérision. L’enfantine fantaisie miroite, soleilleuse, entre les feuilles.

Le poète, qui est un érudit, allie dans ses vers les mythologies égyptienne, celtique, gréco-romaine, judaïque, chrétienne jusqu’au tarot divinatoire, tant tout fait sens dans la « chambre de l’imaginaire », du signe cabalistique dûment codifié au bec de l’oiseau frappant au carreau. Renaissant chaque fois à lui-même, ce « Veilleur / du Temps circulaire » voyage dans toutes les cosmogonies, depuis la Terre jusqu’aux lointaines galaxies, accordé à la grande roue de l’Univers. On s’avance avec lui dans la forêt des symboles, des légendes, des époques, le regard à hauteur de ramures, d’horizons et d’astres. Nombreux sont ses « mots de passe ». Nombreux ses entrelacs de sens, tours et détours, qui se donnent ou se dérobent au fur et à mesure qu’on pérégrine avec lui.

« À pas de racines et d’aubiers », c’est toute l’histoire humaine qui se met en marche en cercles concentriques sous les semelles du poète, le cœur des arbres rejoignant à des années-lumière, comme dans une sorte de dendrochronologie cosmique, les « vents stellaires », et les « collisions astrales ».

La poésie de Marc Alyn est une poésie de haut lignage à souffle d’épopée (on remarquera l’emploi fréquent de majuscules). Elle s’efforce depuis ses débuts « de soigner le temps par l’espace » afin de « se rencontrer ailleurs sous d’autres traits, faute de réussir à se perdre » (Revue Phœnix n° 1, janvier 2011).

Et c’est assez, pour le poète, d’entrer dans la Mémoire des forêts.

∗∗∗

Extrait 

Ai-je vraiment vécu
ou fus-je une fumée
entre les doigts du scribe,
cendre et semence
dans le vent ?

Sans cesse
obstinément
j’ai fait choix du non-être
pour m’approprier
le chant d’un merle de passage
ou d’un rai de soleil.

Aussi préférais-je me tenir immobile
dans la Mansarde natale de la Mémoire
où un poste à galène
m’informait du changement d’adresse
de Dieu.

(Page 84, in Avant-postes de la mémoire)

Présentation de l’auteur

Marc Alyn

Marc Alyn, né le 18 mars 1937 à Reims, en Champagne, reçoit vingt ans plus tard, le prix Max Jacob pour son recueil Le temps des autres (éditions Seghers). Auparavant, il avait fondé une revue littéraire, Terre de feu, et publié un premier ouvrage, Liberté de voir à dix-neuf ans. Ses poèmes en prose, Cruels divertissements (1957) seront salués par André Pieyre de Mandiargues, tandis que l’auteur doit revêtir l’uniforme et partir pour l’Algérie en guerre. De retour à Paris, en 1959, il donne articles et chroniques aux journaux :  Arts, La Table Ronde et le Figaro littéraire parallèlement à des essais critiques sur François Mauriac, Les Poètes du XVIe siècle et Dylan Thomas. En 1966, il fonde la collection Poésie/Flammarion  où il révèlera Andrée Chedid, Bernard Noël, Lorand Gaspar, publiant ou rééditant des œuvres de poètes illustres : Jules Romains, Norge, Robert Goffin, Luc Bérimont. Sa création personnelle s’enrichit alors d’un roman, Le Déplacement et de deux recueils : Nuit majeure et Infini au-delà, qui reçoit le Prix Apollinaire en 1973. 

A partir de 1964, il s’éloigne volontairement de Paris et vit dans un mas isolé, à Uzès. De ce port d’attache au milieu des garrigues, il accomplit de nombreux voyages en Slovénie (où il traduit les poètes dans deux anthologies, et étudie les vers tragiques de Kosovel), à Venise, puis au Liban où il rencontrera la femme de sa vie, la poétesse Nohad Salameh, qu’il épousera des années plus tard. De ses périples marqués par la guerre à Beyrouth, naîtra sa trilogie poétique Les Alphabets du feu (Grand Prix de poésie de l’Académie française) laquelle comprend : Byblos, La Parole planète, Le Scribe errant.

Revenu enfin à Paris, Marc Alyn connaîtra de douloureux problèmes de santé (cancer du larynx) qui le priveront quelques années de l’usage de sa voix. Contraint de substituer l’écrit à l’oralité, l’auteur entreprend alors une œuvre où la prose prédomine, sans perdre pour autant les pouvoirs du poème. Le Piéton de Venise (plusieurs fois réédité en format de poche), Paris point du jour, Approches de l’art moderne inaugurent une série d’essais fondés sur la pensée magique irriguée par l’humour :  Monsieur le chat (Prix Trente Millions d’amis), Venise, démons et merveilles. Notons enfin les poèmes en prose : Le Tireur isolé et les aphorismes, Le Silentiaire, Le Dieu de sable et Le Centre de gravité. En 2018, paraissent les mémoires de Marc Alyn sous le titre : Le Temps est un faucon qui plonge (Pierre-Guillaume de Roux).   

 

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Mérédith Le Dez, Alouette

Combien d’alouettes faut-il pour alléger ses fantômes et renouer avec la vie ? Le sang d’une seule peut-il suffire « dans la gorge du matin » ? C’est à un long chemin contre la perte, contre la peur, auquel nous assistons dans ce recueil d’inspiration autobiographique, organisé en 24 chants précédés d’un préambule, une longue traversée des saisons sur un vol d’alouette, hautement chahutée par la vie, jusqu’à en mourir.

 J’ai marché si longtemps / J’ai marché dans mon oubli.

 

Ainsi s’ouvre le recueil sur une sentence prophétique attribuée à un vagabond de passage « aux yeux sarrazins » en route pour un lointain « finistère » (la Bretagne est partout présente dans le recueil jusque dans l’homonymie avec la fleur de blé noir). Et c’est la même errance sans réponse que connaît la narratrice sur « la nuit sans clé ». La poésie elle-même perd toute figure entre « miz du » et « miz kerzu », les mois noirs de la langue bretonne.

Miraculeuse alouette. Il suffit un jour de redire le mantra pour que les choses s’accomplissent, que la saison redonne une clé de « joie neuve », « je pouvais marcher /et je marchais encore / je marchais / dans mon oubli ». La poète n’est plus seule sur la route : avec elle chemine un être aimé des abeilles et des pieds d’alouette. Mais bientôt la fameuse phrase sert d’obole à celui qui s’en va « en barque sur le fleuve ».

Mérédith Le Dez, Alouette, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, février 2023. Bourse Gina Chenouard de création de poésie de la SGDL 2022.

S’ensuit au fil des années une série d’épreuves alternant destruction et résurrection. Le paysage a beau changer, ce sont les mêmes soubresauts, les mêmes ressacs. Pauvre alouette à qui rien n’est épargné mais qui revient, toujours, légère et tenace. Car, si fragile soit-elle, elle sait se faire phénix « sur la page blanche / d’un poème retrouvé ». Et la vie recommence, la mer rebrasse les mondes dans « la joie jubilante / de l’oiseau merveille ». Jusqu’à ce que. Alors résonne à nouveau la fameuse phrase : il faut continuer de marcher dans son oubli, « dévoré d’ombre et de clarté » et, qui sait, renaître au chant revenu.

La langue tenue et sensible de Mérédith Le Dez, sculptée, architecturée, avec ses subtils reliefs lexicaux et grammaticaux, ses échos entre les mots, ses discrètes références littéraires, ses reprises, ses images fortes entre terre et mer, sait tresser la longue corde des saisons et des âges : souvenirs, douleurs, joies, désirs, perte, déréliction, résurrection. L’alouette, chaque fois, accompagne la route, son chant devenu force de vie, envers et contre tout. On remarquera dès le début du poème la récurrence de termes liés au cheval comme si la vie était toujours en retard d’un galop sur le vol de l’oiseau.

On referme le livre, bousculé par les heurts, les drames, les obstacles, avec la volonté dans les jambes d’aller nous aussi « à travers le monde », une alouette au cœur, à jamais irrésolue.

Chante, belle alouette, autant que tu peux. À toi seule tu rééquilibres le monde.

Extraits :

 

XVII

L'air était de sel
le temps était de sable
le ciel était chemise
battant pavillon blanc

Alouette
une voix montait
algue nouée
d'entre les coquillages
frayant inexorable
sa pure traversée

Une voix
comme un arbre
constellé de lichen
rayonne dans l'ombre
après la mort

Et racine prenait
inscrite par les veines
dans le corps agrandi
l'allure des lianes
obscures

des brunes lianes
rêvant toujours sous la mer
aux forêts pétrifiées.

XXIV (dernier fragment)

Il faut aller

alouette cornaquée

par l’invisible.

Présentation de l’auteur




Jacques Ibanès, Hokusai s’est remis à dessiner le Mont Fuji

Chacun au Japon se doit d’atteindre

son sommet une fois au moins dans sa vie

jusqu’à toucher le magma pétrifié

au bord du cratère redouté. /…/

On l’aura reconnu, ce « cœur battant du monde », le célèbre Mont Fuji, immortalisé à jamais par les pinceaux d’Hokusai (1760-1849).

Jacques Ibanès, musicien, chanteur, poète, « voyageur de l’âme », nous invite « dans la pointe aiguisée du présent » à suivre les traces du « Vieux Fou de dessin » qui toute sa vie célébra la montagne sacrée sous différentes formes, différents angles, différentes couleurs. Une ascèse pour dire « l’essence des choses ». Un chemin de vie.

 

Dans ses estampes il était devenu très fort

il donnait à entendre le clapotis

d’ailes des oies qui naviguent

et celui des cigognes à couronne rouge

lors des grandes migrations. /…/

Jacques Ibanès, Hokusai s’est remis à dessiner le Mont Fuji, dessins aquarellés d’Anne-Marie Jaumaud, L’An Demain éditions, mai 2020, 78 pages, 8 euros.

L’espiègle Fuji se mérite. « Monde flottant », il change sans cesse selon l’heure, la saison, la lumière, le point de vue… Nombreux sont ceux qui s’y aventurent : tout un manège de pèlerins, de marchands, de paysans, d’artisans, de fonctionnaires se pressent à ses flancs, soit pour le travail, soit pour la contemplation. Faune et flore elles-mêmes chantent la gloire de la montagne « avec déférence ». C’est que le Fuji, à l’âme facétieuse, en impose. Entre sérénité et dévastation, il aime rappeler à chacun que « tout est illusion ». C’est un mont philosophe, un refuge pour les sanctuaires shintoïstes, un lieu de méditation à la perfection conique idéale.

Couleurs, perspectives, le peintre Hokusai, souligne Jacques Ibanès, restitue la nature du « mont-volcan »par tous les sens, l’ouïe, la vue, le toucher… car il le ressent physiquement comme partie intégrante de lui-même. Il se reconnaît dans « ses crevasses, ses effondrements », l’homme et la montagne ayant fini par se confondre. Mêmes rides, même « fiévreuse intensité », même cérémonial, chacun saluant l’autre au petit matin.

Outre les cinq sens, pour peindre « l’empereur des cimes » et la vie quotidienne qui s’y joue, le sage convoque les quatre éléments : « les pétales de la neige », « les typhons brûlants d’été », « les bourrasques d’hiver », « les déflagrations sismiques »... Le Fuji, en soi, est une totalité, une présence, un mythe.

Le grand maître, à l’instar de son mont vénéré, a fini par se voir de partout, tant son influence a été grande sur la peinture orientale et occidentale qu’il a su concilier. (Pensons à Van Gogh, Gauguin, Monet, Sisley… à la passion de l’époque pour le japonisme.) Dès sa publication en 1830, la série d'estampes de paysage intitulée Trente-six Vues du Mont Fuji connut un succès fulgurant.

« Comment oublierait-on Fuji ? » Comment oublierait-on Hokusai qui le magnifia avec humilité jusqu’à la fin de sa vie ? Le poète Jacques Ibanès et l’artiste Anne-Marie Jaumaud nous donnent à revivre, dans une alliance très intime, cette « pérennité » à l’œuvre parmi nous, avec le même souci que le peintre : nous « laisser guider par la déesse / de la beauté et du bonheur ».




Aurélie Foglia, Comment dépeindre

La poète et artiste peintre Aurélie Foglia rend compte dans son dernier livre d’une triple expérience : celle d’une poète qui écrit sur l’acte d’écrire, d’une peintre sur celui de peindre (quels liens entre les deux ?), enfin d’une femme victime d’articide de la part de son compagnon violent.

Comment commencer un tel  livre ? Dans son ordre chronologique des quatre saisons (À la manière de ma main / Avoir à voir / Peindre avec la langue / Vous désarticulées) ou bien à rebrousse-temps ? Pour moi qui ai tendance à lire d’abord dans le désordre, je débuterai cette note par la dernière saison (pages 109 à 203) qui occupe la plus grande partie de l’ouvrage. On remarque d’ailleurs que la pagination s’arrête à la page 199, les derniers poèmes n’étant pas foliotés. Est-ce une erreur de maquette ou un choix signifiant comme si les feuilles restaient désormais sans repères ?

Dans cette quatrième partie intitulée « Vous désarticulées », avec son accord au féminin, l’auteur s’adresse à ses toiles comme à ses enfants. 

Aurélie Foglia, Comment dépeindre, Éditions Corti, novembre 2020, 208 pages, 19 euros.

Que s’est-il passé dans la vie de l’artiste ? Une note explicative nous le précise en toute fin : son compagnon, prédateur violent, a en son absence détruit toute son œuvre, soit 150 toiles. Un articide-féminicide car la peintre et ses créations sont charnellement liées, indissociables l’une de l’autre. Un prédateur sait toujours où porter ses coups, son but étant la mort de sa proie.

Ne reste au bout du compte du « massacre » que la seule œuvre qu’il connaisse : « l’œuvre de la violence ». Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un crime, par démantèlement et dépossession. Faut-il être un artiste, un poète, pour le comprendre ? La police, la justice ont minimisé l’impact de l’articide sur sa victime, comme certaines personnes de son entourage : « heureusement tu / es saine et sauve / ce sont tes toiles / qui ont trinqué / ce ne sont que des toiles / après tout... » Les œuvres sont de la chair, du sang, du temps, de l’amour, elles vivent comme des « enfants du bout des doigts », comment l’ignorer ? Quelle est cette société où l’on tolère autant de violences à l’égard des femmes ? Où ce n’est pas si important « après tout » ? Faut-il attendre que la femme perde la vie pour que l’on intervienne ?

 

un pan d’œuvre est mort
de mon vivant

le corps atteint
se replie et se tait

un arbre à qui on a
arraché ses bourgeons

quand on touche à l’œuvre
l’œuvre crie

c’est plus fort que moi

 

Cette métaphore de l’arbre n’en est pas une, on le comprend en reprenant le livre à son début. Le lien de la peintre-poète avec l’arbre est organique, consubstantiel. Son nom même Foglia ne signifie-t-il pas qu’elle est feuille ? Le rapport est intime, ontologique. L’arbre, pérenne, silencieux, profus dans ses formes et couleurs, est source, lumière, vie, ressource inépuisable. Il est là depuis la nuit des temps, présence tutélaire que la main heureuse ne peut asservir.

 

les arbres sont mes aiguilles
pinceaux mètres étalons
échelles béquilles
/…/

 

Aurélie Foglia peint les arbres avec son corps, à mains nues, au plus près de la matière et des éléments, comme dans un retour aux origines de l’humanité. Seule la toile-paroi est l’interface. Il lui faut dépeindre, désapprendre à peindre comme on désapprend à écrire pour retrouver la source vive du surgissement, son point d’émergence. Elle recherche l’instant premier qui permet la libre création, désentravée de tout.

 

ma pratique remonte

à l’époque où l’homme avait plus
de mains

s’en remettait aux rites avant de
ses corps

tapis dans ses viscères à l’image de
la touffeur dehors

pour conserver l’animation ma-
gique des ombres sur les parois à
nu

d’une caverne

 

Cette expérience directe et intense de la peinture est particulièrement émouvante car elle dit la réappartenance à soi-même, au monde, à ses éléments, à son histoire. Plus rien n’est séparé. La main caresse, devient musique, main d’harmonie, de don et non de prédation.

La bouche aussi est une « cave ». C’est elle le lieu premier de la poète, qui précise : « je ne suis pas / peintre à l’origine ». Sa peinture, toute instinctive, relève du geste. Elle avance sans intellect, sans mots, − pour leur échapper peut-être − dans un jaillissement libre comme l’est celui du poème. Ce dernier est un arbre sur la page, filiforme et aéré dans ses ramures, filtrant sa lumière goutte à goutte. Il se cherche, se sculpte à son rythme, crée son espace, voudrait se « peindre avec la langue ». On le voit, arbres, poèmes, peintures sont étroitement liées dans une même énergie vitale. Ils procèdent du même rituel sauvage, dépourvu de nom car il ne sait ce qu’il cherche, toute trace créant son chemin, son inconnu jubilatoire libre de toute attache.

Les mots, eux aussi, sont libérés de leurs attaches. Ils frayent sur la page directement, sans l’aide des liens grammaticaux traditionnels, comme les couleurs qui, juxtaposées en touches sur la toile, changent de valeur au contact l’une de l’autre. Dans la création, tout s’interpénètre, mots, couleurs, matière, corps en un même acte d’amour, une même quête d’absolu : « le jaune est la couleur du jouir. »

L’auteur use dans ses vers de coupes signifiantes, un mot en contenant un autre que la césure inattendue éclaire tout à coup. Le mot n’est pas seul mais pris dans un réseau de sens qu’il fait entendre par divers procédés lexicaux, une façon de rappeler que tout sur cette terre a partie liée, les arbres comme les humains, comme leur langage. Alors on lit, on relit, on revient en arrière sur la fine « marquèterie » pour capter un autre reflet, une autre vibration. « Où êtes-vous / mes arbres ar- / rasés ». Un mot dit toujours plus qu’il « n’en a l’art ». Et s’il est impuissant à dire, il se renouvelle : «  langue coupée / d’avoir vu l’invoyable » ou se réinvente : « je doigts / faire de la toile une page ».

Mots mobiles comme les couleurs qui jouent ensemble, s’appellent en miroir, mots qui excèdent leur rôle commun pour se mêler à leur guise dans la fluidité de la langue, la spontanéité originelle. Et sur la page l’œil aussi se fait mobile comme la main sur la toile. Le titre lui-même « comment dépeindre », question ou assertion, joue sur différentes épaisseurs sémantiques : comment décrire l’acte de peindre, celui d’écrire, comment faire abstraction de tout ce que l’on sait pour atteindre la nudité du surgissement, comment raconter le crime et le deuil, comment vivre sans peinture, amputé de soi ?

Souhaitons à Aurélie Foglia de retrouver l’énergie pure de ses mains, pour l’amour des arbres, des mots et des couleurs. Et que justice lui soit rendue.

Pour connaître les œuvres d’Aurélie Foglia : http://www.a-foglia.com/

Pour participer au collectif contre l’articide créé par Aurélie Foglia et Maud Thiria :

 https://www.fabula.org/actualites/collectif-contre-l-articide_100014.php

 

Présentation de l’auteur

Aurélie Foglia

Aurélie Foglia est maître de conférences à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle et poète. Sous le nom d’Aurélie Loiseleur, elle a consacré ses premiers travaux de recherche au romantisme.

Sa thèse a donné lieu à un livre, L’Harmonie selon Lamartine, utopie d’un lieu commun (Champion, 2005), et elle a consacré de nombreux articles à Hugo, Vigny, Baudelaire, Flaubert, Rimbaud ou Verlaine, entre autres. Elle est l’auteure d’une “Histoire de la littérature du XIXème siècle” dans la collection 128 (Armand Colin, 2014).

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Thierry Radière, Entre midi et minuit,

Thierry Radière, auteur d’une œuvre importante en poésie, romans, nouvelles, récits et essais, publie un livre-somme en trois parties, un triptyque plutôt tant tout est lié, relié sur un même fil de vie. Le poète dans ce recueil trois-en-un entreprend d’élucider, avec précision et ténacité, ce qui constitue la trame intime de sa vie : lire, écrire, vivre, une tresse aussi indissociable que l’air, le souffle et les poumons.

Le premier ensemble, riche de quelque 115 pages, intitulé Poèmes totémiques, fait écho à tous les poètes, hommes et femmes, lus, aimés qui ont laissé une trace durable sur sa plaque hypersensible de lecteur. Chacun d’eux, accompagné de son dédicataire, se dresse sur le seuil, compagnon bienveillant, ouvreur de piste, propagateur d’ondes ou magicien des visions. Tous unis sur « le petit cahier intérieur » dans une conversation qui se prolonge par-delà le temps et l’espace, étrange « proximité » comme si leur chair, leur âme étaient passées d’un bloc dans celles de leur lecteur. Car, pour Thierry Radière, la poésie est une énergie qui circule, qui donne sens et vie à ce qui est perçu. Lire, c’est entrer dans la tête de l’autre, dans tout son être, coins et recoins, dans son aura, unique. C’est le ressentir de l’intérieur, être changé par lui de façon intime, profonde. Priorité à l’émotion − ce mouvement au fond de soi − les mots lus vivent en lui comme des êtres à part entière, leurs cellules imprégnant son sang, sa chair, jusqu’à le constituer au même titre que tout le reste. « Où sont les heures intermédiaires / celles où on est à la fois / homme femme enfant animal / tout naturellement / entre les minutes diluées / et les repas à venir ? » Le poète est un être éminemment poreux, diffracté, éparpillé en un « gigantesque puzzle » où cohabitent tous les événements, tous les êtres du jour ou de la nuit comme autant de « bribes d’existence » qui remontent à la surface sans ordre particulier sinon la vie qui les capte. Car le temps de l’écriture est autre : il chamboule les frontières communes, les abolit.

Thierry Radière, Entre midi et minuit, poésie, La Table Ronde, mars 2021, 336 pages, 17 euros.

Ainsi, dans ce premier ensemble, se côtoient sans souci de dates des poètes d’hier et d’aujourd’hui, connus, moins connus, peu importe puisque, nourris de la même énergie vitale, ils forment la même tresse. Lire, aimer, est-ce autre chose que créer ? Qu’« aller de totem en totem / et de les faire tenir debout / du mieux possible » ?

Le poète, « secrétaire » de lui-même, parle avec beaucoup de lucidité de cette alchimie secrète qu’est l’écriture. Et s’ouvre le second ensemble « Je n’aurais pas pu voir », pages 127 à 240. Les mots, les siens, ceux des autres, donnent à voir, à vivre, permettent de ne pas, de ne plus mourir. Les mots savent de nous davantage que nous ne savons d’eux, on peut leur faire confiance. Ils flottent au bord de la conscience puis remuent, petits poissons entre deux eaux, avant de nager en liberté sur la page. Tous participent de « cette fascination pour la magie / dont j’essaie de comprendre les tours / assis à mon bureau / ligne après ligne / texte après texte / aussi déterminé / et nonchalant/ qu’un lapin blanc / échappé du haut chapeau / d’un prestidigitateur étranger. » Car le poète, aveugle-né qui a appris à « s’adapter le plus poétiquement / qui soit » se reconnaît dans chacun d’eux, tous l’aident « à voir plus clair », menus grains de lumière qu’il peut à sa guise faire danser au bout de ses doigts.

L’écriture possède son rituel, son lieu, son heure, son attitude. Son temps est à l’image du sentiment : « élastique » : « Il sera bientôt minuit / avant même d’avoir été midi / parce qu’écrire / c’est se perdre dans le temps / c’est en trouver un autre / jamais visible au bas de l’écran. »

Le titre dit assez ce qu’est le geste : un rite initiatique naturel, devenu solaire au mitan de la vie, mots de « plein jour », de « midi », heure où la lumière est à son zénith, heure de la pleine conscience, de l’ouverture grand champ après le long apprentissage des années, l’endurance acquise, moment le plus propice au croisement des antennes sensorielles et du savoir-faire.

Le poète, tel un éternel maçon aux « joues heureuses », le sait, ne s’inquiète pas, l’œuvre est en cours et se prolongera jusqu’à « minuit », terme du compagnonnage, âge de la sagesse conquise. Point de métaphysique ou de dogme ésotérique dans cette appréhension du monde mais le temps travaillé, juste lui, qui humblement fait son œuvre de la « première heure » à « la tombée de la nuit ». L’imaginaire peut voguer entre souvenirs et réalités, présences et absences, le tout est de « rester maître » dans son laboratoire à rêves. Le but : « absolument comprendre » ce qui pousse à créer, être en somme « mieux vivant ». Ou la poésie-la vie, comme une construction de soi-même, le meilleur moyen de faire advenir le monde en soi, qui n’existerait pas autrement. Une œuvre œuvrée doublement. Une durée.

Dans « J’avais déjà dit un jour », troisième ensemble, le poète peut tout redire car tout est toujours nouveau. Il peut emprunter les mêmes trains, péniches, voitures ou avions, enjamber les mêmes ponts, parcourir les mêmes routes, revoir le même film, tout a changé car lui-même a changé. Et le voyage ne peut finir pour l’aventurier de soi pris dans ses rêveries. Il ne va nulle part ailleurs qu’au fond de lui-même, point de fuite illusoire, inatteignable mais qui le guide sur la pellicule en cours. Depuis sa « cabane d’enfant sauvage » jusqu’à son bureau-vigie qui fait acte de résistance, « le cinéma intérieur » peut continuer de partager en douceur ses fantasmagories « Entre midi et minuit ».

Aucune effusion de style chez Thierry Radière qui écrit « sans prétention », « sans paillettes », aucune envolée lyrique mais des mots simples, justes, sans masques ni « mascarade », qui résonnent au plus près des sensations. Des mots que l’on reconnaît. Nul vocable savant ou alors en clin d’œil amusé comme ce « postprandial » qui clôt gaillardement un déjeuner dominical. «Tout est là sans discours / ni cravate ni robe de soirée / avec des contours et un relief / si parlants / qu’on en oublierait/ sa langue maternelle.»

Aussi, yeux fermés après la lecture du livre de Thierry Radière, ai-je moi-même oublié ma propre langue pour entrer dans la sienne et ajouter un dédicataire aux « poèmes totémiques » d’ouverture. Que leur auteur voie dans ce sillage impromptu l’une des innombrables traces qu’inscriront ses poèmes dans l’âme de leurs lecteurs.

À Thierry Radière

De la page qu’il lit à celle qu’il écrit
tout se multiplie démultiplie
c’est une cellule pas comme les autres
une du cœur (du cœur du cœur)
reliée à tout le reste
un organisme vivant à longs cils
qui vibre fusionne ramifie
il n’y peut rien il est né comme ça
− et même d’avant −
pour dire ce qui importe
les voyages improbables à dos d’étoile
ou de pince à linge les bribes de rien
choses menues ou grands soleils
qui tournent dans le ventre
à la vitesse de comètes
ou de tortues oubliées
tout cet indicible qu’il aime
soudain transvasé
renouvelé − intact.

Marilyse Leroux

 

Présentation de l’auteur

Thierry Radière

Thierry Radière est né en 1963 dans les Ardennes. Il écrit, roman, nouvelle, autofiction, poésie, et publie en revues et webzines.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

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Thierry Radière, Entre midi et minuit

Auteur d’une petite trentaine d’ouvrages, poésie, romans, nouvelles, récits, essais, Thierry Radière,  n’est pas forcément de ceux que l’on remarque d’emblée, en raison d’une discrètion, qui vaut pour une distanciation volontaire, mais sereine, [...]

Thierry Radière, Entre midi et minuit,

Thierry Radière, auteur d’une œuvre importante en poésie, romans, nouvelles, récits et essais, publie un livre-somme en trois parties, un triptyque plutôt tant tout est lié, relié sur un même fil de vie. [...]




Aline Recoura, Scènes d’école

Choses vues, choses vécues, le titre est explicite : nous voici plongés dans le quotidien d’une école maternelle en banlieue parisienne, grande section. Entrées, sorties, cour, classe, dortoir, cantine, enfants, parents, grands-parents, frères, sœurs, personnel enseignant, professeurs ou ATSEM (agent territorialisé d’école maternelle), c’est d’un univers complet dont il est question dans ces pages.

Chaque scène croque un moment, une situation, un fait, petits en soi mais grands par ce qu’ils donnent à voir de l’arrière-plan social et humain. C’est que l’école, ce lieu protégé, est un organisme relié à son quartier, à la ville, à la société, au monde tel qu’il est. Tout y entre de plain-pied ou par effraction, le travail, la pauvreté, le manque de repères, les familles séparées, le défaut de soin, l’habitat vétuste, la drogue, la violence, le terrorisme, sans oublier la pandémie… mais aussi les sourires, le plaisir d’apprendre, d’être ensemble, les petites attentions, gâteaux, objets faits main, cartes de remerciement, mots d’enfants, émotions, bons sentiments qui tiennent chaud au corps et à l’âme. Tout cohabite dans ce monde en réduction qu’est l’école, le laid, le beau, le lourd, le léger, les bobos, les petits bonheurs, les grandes douceurs, l’ennui, la joie, les pleurs, la solitude, les bagarres, l’entraide, les jolis gestes. En somme, une « vie à hauteur d’enfant », aussi diverse et mouvementée qu’un tambour de machine à laver.

 /…/
Ouverture de l’école
tous les cœurs sont
déjà bien pleins
remplis de soucis bien plus tenaces
que le contenu de leur tube de colle
bien assis devant leur table
ils devront pour quelques heures
laisser au fond de leur gros cartable
les souvenirs du soir et du matin
pour certains c’est possible
pour d’autres moins. 

 

Aline Recoura, Scènes d’école, Le Lys bleu éditions, février 2021, 114 pages, 12 euros.

Malgré tout ce qu’ils charrient en eux du monde extérieur, les « enfants des tours » restent des enfants avec leurs jeux de rien, leurs babioles enfouies dans les poches, leurs désirs confus, leurs attentes, leurs remarques inattendues, « petits dragons magiques » qui s’étonnent de leur haleine dans le froid matinal, d’un « mouchoir en papier / blanc / givré » oublié sur le bitume. On suit leur apprentissage, chanter, danser, compter, modeler, semer, dessiner… tous uniques dans leur histoire, leur parcours, leur nom d’ici et d’ailleurs, unis dans un même lieu, une même activité, une même langue.

 

Couper les fruits
dire leurs noms
rêver en douce
d’un doux potager
pour y planter
toutes les graines
d’un alphabet de vie.

 

À ces scènes collectives et individuelles croquées sur le vif, s’ajoute une série de courts portraits très attachants : Imad, « fleur de lexique », Valida, fillette escargot « qui dort dans sa coquille », Yassine, « poisson rouge dans son bocal », Matala, « baoboab à palabres », Dounia, princesse des mille-et-une nuits au nez qui coule, Manelle à la « faim chagrine »… On les voit, on les sent, toutes et tous, habités de leur histoire et de leur devenir.

La maîtresse dans tout cela ? (Eh oui, 95 % de femmes dans le métier, jongleuses à plusieurs vies.) Elle est un repère, une présence qui rassure, qui aide aussi jusqu’à outrepasser parfois les limites de sa charge : « y’a des actes / on est obligé de les faire en cachette ». Comment ne pas vêtir un enfant démuni, comment ne pas lui donner les crayons de couleur dont il rêve ? Pourtant la vie la malmène elle aussi, parfois elle n’a plus envie de se lever, d’obéir mais elle y retourne, elle sait qu’on compte sur elle. Comme ses collègues, elle fait ce qu’elle peut sur le grand navire qui tangue, qu’elle essaie de maintenir à flots coûte que coûte. Tous sur le même bateau, dit-on. Heureusement la poésie sauve, qui, entre deux creux, donne à vivre les beautés essentielles :

Tout est grand
quand on est petit
même une coccinelle
qui se promène
le long de la fenêtre.

 

On l’aura compris, le regard est à la fois lucide et tendre, bienveillant dans son essence, même si « dans le ventre / la nausée du gâchis », tout finit par passer « jusqu’à la prochaine fuite ». Par chance, au-dessus des tours et de la cour de récré, « ça a des pieds les nuages ». Oui et même ils « prennent leur temps ». Confiance chevillée au corps. Simplicité, tendresse. Sens de ce qui compte. Mesure humaine.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Aline Recoura

Aline Recoura est enseignante. Pendant 10 ans elle fait partie du collectif SlamÔféminin avec lequel elle créée deux spectacles pour le festival d’Avignon. Depuis 2 ans, Aline Recoura est membre du collectif Les déméninges. Elle contribue à de nombreuses revues (numériques et papiers) de poésie en envoyant des poèmes. ( Cabaret, Lichen, Cosaques des Frontières, L'intranquille, Nouveaux Délits, Comme en poésie, Traversées, Traction Brabant, Verso, De la bouche à l'oreille, Terre de femmes, Les amis de Thalie, Météor...)

40 jours 40 vies, Cabaret Hors-série 6
Banlieue Ville, La lucarne des écrivains, décembre 2020
Scènes d’école Photo de classe, Le Lys Bleu, janvier 2021
Cardio poèmes éditions du Petit Rameur, février 2021

Poèmes choisis

Autres lectures

Aline Recoura, Scènes d’école

Choses vues, choses vécues, le titre est explicite : nous voici plongés dans le quotidien d’une école maternelle en banlieue parisienne, grande section. Entrées, sorties, cour, classe, dortoir, cantine, enfants, parents, grands-parents, frères, sœurs, [...]




Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recouvre ce terme d’éloge, genre poétique qui relevait autrefois de la louange et du chant funèbre, revisité par la modernité (Pierre Oster, René Char, Guy Goffette…), revivifié par l’enfance, cet âge d’or élevé au rang de mythe où se revit le temps non séparé. Le poète Nimrod s’approprie le genre à sa manière dans un recueil salué en 2020 par le prix Apollinaire.

Une blessure « originelle », « abyssale », ouvre le recueil : la perte de la langue maternelle, la langue kim parlée par une peuplade minoritaire au sud du Tchad, pays natal de Nimrod. Double exil pour le poète car il s’agit pour lui d’une langue doublement interdite : langue orale trop rare pour lui permettre la transmission et langue trop écrite (car biblique) pour la littérature perçue comme un blasphème par la rigoriste religion protestante.

/…/
je suis nu et j’ai froid
interdit en moi-même
comme une bille qu’on débite.

 

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature, Le Manteau & la Lyre Obsidiane, 2020, diffusion Les Belles Lettres, 110 pages, 14 euros.

Désormais le cœur offrande n’ira plus « aux dieux mais à la patrie sans rivages où piano marchent les filles. »

Plusieurs périodes rythment ce recueil rassemblé en cinq mouvements sous un titre rimbaldien (cf. l’exergue, l’éloge consistant aussi à dire ce que l’on doit à qui.) La lumière salvatrice qui nourrit les poèmes témoigne d’un rapport sensible au monde et à ses éléments. Arpenteuse, voyageuse, elle unit tout : la joie, la tristesse, les époques, de l’enfance à aujourd’hui, les espaces, de l’Afrique à l’Europe (Tchad, Côte d’Ivoire, France), les régions, de la Normandie à l’Ardèche, les paysages, sables et forêts, villes et campagnes, la végétation, baobabs, rôniers, acacias et châtaigniers… Qu’y a-t-il de changé ? Au bord de la Seine, «  L’air et la lumière sont les mêmes en dépit de la sécheresse qui prévaut dans mon pays. »

Des textes en prose se mêlent aux poèmes, des vocables rares aux accents persiens tels ces « oiseaux allusifs » voisinent avec des mots plus quotidiens, certains à la pointe amusée, d’autres ouvertement critiques sur l’état du monde. L’éloge, qui est le genre de la libre revivification, permet de vivre l’écart entre ailleurs et ici, entre hier et maintenant, entre le oui et le non et, s’il ne le comble pas, il en révèle la pleine étendue, une « illusion ou intuition qu’on se fait après coup des matières mythiques, volubiles. »

La nature, de toujours, est un refuge pour le poète, un immense « réservoir d’amour » qui lui permet de « Marcher toujours au plus intime du voyage », le poète, comme le puits pour la lune, étant « sa chambre d’échos ». Avec elle, le monde lui est rendu en ami souverain. Consolatrice, rassurante lorsque tangue le navire, elle détourne des « jérémiades », du « goût de la plainte ». C’est elle la langue mère, nourricière, qui embarque l’homme et l’enfant dans ses voiles.

 /…/
Je barre vers la lumière
Convaincu de bâtir
Avec un matériau chaotique. 

Entre exil et nostalgie, la quête de l’enfance est celle d’un âge à jamais perdu, perte du « vrai lieu » que le poète n’a de cesse de retrouver dans ses pérégrinations : « Certains jours de flânerie, mon enfance remonte par des chemins entravés. »

Malgré cette détresse fondatrice, le poète se tient toujours « au matin du monde », son enfance lui est « sans cesse redonnée avec sa rasade de soleil » car partout son amour le devance, écrit-il. Tel est le pouvoir de la création, salut spirituel au monde et à la vie, capable de réinventer les mondes avec leurs flots de sensations, leur présence ineffable, inépuisable, à jamais réactivée par le pouvoir des mots-lumières.

Qui dit éloge dit retour aux origines, à l’origine, dans un élan qui porte et magnifie. Tension entre fulgurances et silences, permanence et immanence, néant et communion, effacement et célébration, la lumière-poésie donne à voir un monde lointain et proche à la fois. « Je t’ai attendue et tu es venue, tempérance du temps, amertume qui enfin prends eau ». Tous sens et éléments convoqués, le poète, « nu au seuil le soir », se situe au croisement de l’élémentaire et du vivant. Il porte une attention aiguë à ce qui l’entoure, fleuve, arbres ou insectes. Son souffle est celui de l’émerveillement. Ainsi la rose peut-elle réunir sous une même épitaphe le père disparu et son fils qui pense à sa future fin.

Et ce rêve de fleurs sur la tombe disparue
Fleurs séchées    leur absence persistante
Et moi qui refuse l’évidence
D’un rêve de fleurs sur la tombe disparue.

Rien d’antique ou de funèbre dans cet éloge. Il ne s’agit pas de pleurer le monde perdu mais de le ressusciter, de le revivifier au contact du présent, quelles que soient ses réalités, agréables ou douloureuses. La poésie, nourrie de pertes et d’acquis, connaît, comme la lumière, l’ombre de la mort. Elle est le lien qui dure entre les morts et les vivants, tout le vivant. Et c’est ce qui rend l’éloge si attachant : cette superposition de l’enfant et de l’adulte dans un même lieu, une même sensation comme si le temps magicien mêlait ses êtres, ses chemins, ses lumières dans une même alliance « pourpre et or ».

 Mon cœur d’adulte arpente mon cœur d’enfant comme si le second était le père du premier – son guide, son proche parent. 

Rutilances et chatoiements, Nimrod écrit une langue sensitive ciselée aux éclats diamantins. Une noblesse intérieure, toute princière, s’allie à une douceur de regard, à un cœur de bois tendre qui se sait proche du gouffre. Rien de grandiloquent dans son éloge – l’emphase serait un risque car le fleuve est « toujours en excès sur les mots » – mais un lyrisme désirant allié à une prosodie libre, aux notes incantatoires, une distance bienfaisante qui permet l’accord.

/…/
par la parole la vue le toucher
j’espère la beauté
sa trace au fond de moi
une âme à la remorque du soleil. 

 

Présentation de l’auteur

Nimrod

Nimrod Bena Djangrang, plus connu sous le nom de plume de Nimrod, né le à Koyom au Tchad, est un poète, romancier et essayiste.

Il a poursuivi ses études supérieures à Abidjan en Côte d’Ivoire, où il a enseigné dans les collèges et lycées. Docteur en philosophie (1996) et rédacteur en chef de la revue Aleph, beth (1997-2000), Nimrod vit aujourd’hui en France, à Amiens où il enseigne la philosophie à l’Université de Picardie Jules-Verne

Il reçoit en 2008 le prix Édouard-Glissant, destiné à honorer une œuvre artistique marquante de notre temps selon les valeurs poétiques et politiques du philosophe et écrivain Édouard Glissant : la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, celle des imaginaires, des langues et des cultures.

En décembre 2020 il reçoit le prestigieux prix Apollinaire pour son recueil Petit Éloge de la lumière nature.

Poésie

Pierre, poussière, Obsidiane, 1989, Prix de la vocation en poésie 1989.

Passage à l’infini, Obsidiane, 1999, Prix Louise-Labé.

En saison, suivi de Pierre, poussière, Obsidiane, 2004.

Babel, Babylone, Obsidiane, poème, 2010, Prix Max-Jacob 2011.

L’Or des rivières, Actes Sud, sept récits poétiques, 2010.

Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, éditions Bruno Doucey, 2016, Prix de poésie Pierrette-Micheloud 2016.

J'aurais un royaume de bois flotté : anthologie personnelle, 1989-2016 , éditions Gallimard, coll. « Poésie », n°522, 2017.

Nébuleux trésor, peintures de Giraud Cauchy, Forcalquier : Archétype, 2018.

Petit éloge de la lumière nature, Obsidiane, 2020.

Romans et récits

Les Jambes d’Alice, Actes Sud, roman, 2001

Bourse Thyde Monnier de la Société des gens de lettres.

Le Départ, Actes Sud, roman, 2005.

Le Bal des princes, Actes Sud, roman, 2008

Prix Ahmadou-Kourouma et prix Benjamin-Fondane.

Un balcon sur l’Algérois, Actes Sud, 2013.

L’enfant n'est pas mort, éditions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2017.

Gens de brume, Actes Sud, coll. « Essences », 2017.

La Traversée de Montparnasse, éditions Gallimard, coll. « Continents Noirs » , 2020

Essais

Tombeau de Léopold Sédar Senghor, Le Temps qu’il fait, 2003.

Léopold Sédar Senghor, monographie cosignée avec Armand Guibert, Éditions Seghers, coll. « Poètes d'aujourd'hui », 2006.

La Nouvelle Chose française, Actes Sud, 2008.

Alan Tasso d'un chant solitaire, Beyrouth, Les Blés d'or, coll. « Estetica », 2010.

Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d'une vie, Obsidiane, 2013.

Léon-Gontran Damas, le poète jazzy, À dos d'âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

L'Eau les choses les reflets : la peinture de Claire Bianchi, Claire Bianchi, 2018.

Pour la jeunesse

Rosa Parks, non à la discrimination raciale, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008.

Aimé Césaire, non à l'humiliation, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2012.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

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Jean-Claude Touzeil, Yvon Kervinio, Prendre l’air

Si vous ne connaissez pas les publications de l’Aventure Carto dirigées par Yvon Kervinio, le talentueux photographe breton, visitez son blog, les différents sites du net qui présentent son travail et procurez-vous ses albums. Yvon, infatigable collecteur d’images, aime travailler avec les poètes, les associer à ses projets, les photographier aussi.

Jean-Claude Touzeil, qui a déjà accompagné plusieurs ouvrages d’Yvon Kervinio dont le régalant Vox populi en 2018, récidive en janvier dernier avec un opus sur le cirque : « Prendre l’air », un titre fort à propos en ces temps de réclusion forcée.

Le confinement

on le jette aux oubliettes

je sors prendre l’air

Jean-Claude Touzeil, Yvon Kervinio, Prendre l’air, L’Aventure Carto éditions, janvier 2021, 64 pages, 10 euros.

Yvon Kervivio, qui pratique le reportage, a photographié le monde du Cirque pendant vingt-cinq ans, de 1990 et 2017, un monde passionnant, de haute exigence, qui souffre en ce moment de ne pouvoir se produire.

Entrent en piste dans cet album une trentaine d’artistes circassiens d’envergure internationale, issus des différents continents : acrobates, jongleurs, trapézistes, dompteurs, clowns, prestidigitateurs, équilibristes, monocyclistes… Seuls ou en groupes, femmes, hommes et enfants, ils sont tous photographiés en plein spectacle, au sommet de leur art. L’instantané est net, précis, de haute volée.

Autant de poèmes que de photos. Le poète, souffle suspendu, ne cherche pas à rompre le précieux équilibre qu’il a sous les yeux. Il opte pour de courts tercets, proches du haïku. Tension, précision, surtout ne pas se rater. On reconnaît sa patte facétieuse qui, sans redondance, oscille entre humour et émotion. Le décalé, c’est sa pirouette à lui.

 

Sous le chapiteau

l’accolade au vieux lion

plus léger que l’air

 

On ne peut actuellement sortir de chez soi mais il est permis d’acheter son ticket d’entrée, modeste, pour ce cirque-là et de trembler au spectacle, tel un enfant émerveillé.




Louise Dupré, Anouk Van Renterghem, Roses

Après Carnet Ocre* paru en avril 2018, l’éditrice de l’Atelier des Noyers, Claire Delbard, publie dans sa collection Carnet de couleurs un nouveau petit bijou de sensibilité et de délicatesse intitulé Roses.

C’est la plasticienne Anouk Van Renterghem qui associe une nouvelle fois son talent à la poésie de Louise Dupré dans une fertile complicité. La patte de l’artiste se fait douce et énergique à l’image de la couleur dont il est question.

Le pluriel du titre pourrait faire penser à première vue à la reine des fleurs mais non, bien que celle-ci soit présente en signe d’espérance parmi les autres beautés du jardin « qui tiennent tête à la réalité ». Dans ce carnet poétique, Louise Dupré continue d’explorer une couleur dans toutes ses nuances : le rose.

 

Louise Dupré, Anouk Van Renterghem, Roses, collection Carnets de couleurs, éditions L’Atelier des Noyers, avril 2020, 52 pages, 10 euros.

Ce dernier, sous ses différents vocables, n’est pas une teinte mièvre placée là pour faire joli, mais une présence vivace et volontaire, qui possède son énergie propre, qui sait accorder douceur et douleur sans rien effacer.

 

Le rose ne trahit pas
la douleur
il l’apprivoise, la rend
supportable
et tu peux poursuivre ta route
presque sereine
en refermant 
tes premiers tombeaux.

 

C’est le rose de l’amour, de la vie qui repart, « une chanson du cœur / qui piaffe / dans sa cage », celui des livres de l’enfance avec ses rêves interdits, de la féminité qui se cherche à l’ombre des mots, celui des ongles vernis aussi qui fait contrepoint à « l’opacité de ciels / sans fenêtres » et conjure « le battement affolé / de la terre ». 

Chaque souvenir a son revers, chaque touche de rose aussi. Il colore les plaies originelles, les blessures secrètes, les désespoirs du cœur, et, une fois le sang apprivoisé, maquillé, il ouvre des chemins d’innocence et de résistance, « minuscule victoire / sur la nuit », une façon de surmonter tout ce qui fait mal, en soi, autour de soi.

 

Tu ne pourras jamais
abolir les haines
aux quatre coins du monde
et pourtant tu essaies
de maquiller le rouge
impitoyable
qui embrase les drapeaux.

 

Louise Dupré fait partie de cette « généalogie / des femmes / qui n’ont jamais renoncé ». Aussi continue-t-elle, vaillante dans la détresse, de « marcher / les yeux tournés vers l’intérieur »  en faisant confiance aux « petites consolations lovées dans les boucles du poème ». Suivons-la, rose au cœur.

Note

*(Cf. revue Texture http://revue-texture.fr/d-un-livre-l-autre-2019.html).

Présentation de l’auteur

Louise Dupré

 

Poète, romancière et essayiste, Louise Dupré a publié une vingtaine de titres, qui lui ont mérité de nombreux prix et distinctions. Sont parus aux Éditions du Noroît les recueils de poésie Noir déjà (1993), Tout près (1998), Une écharde sous ton ongle (2004) et Plus haut que les flammes (2010), qui a obtenu le Grand Prix Québecor du Festival International de la Poésie de Trois-Rivières et le Prix de poésie du Gouverneur Général du Canada. Elle a aussi publié des livres d’artiste, les romans La memoria (1996) et La Voie lactée (2001), ainsi que le recueil de nouvelles L’été funambule (2008), tous chez XYZ éditeur. Le texte théâtral Tout comme elle (Québec Amérique, 2006) a été mis en scène par Brigitte Haentjens en 2006. Elle vient de publier le récit L’album multicolore chez Héliotrope. Plusieurs de ses livres ont été traduits en anglais. Une trentaine de ses textes ont été également traduits dans plusieurs langues. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec. 

Autres lectures

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Pierre Dhainaut, Une porte après l’autre après l’autre, suivi de Quatre éléments plus un

« Il y eut un ciel » /…/ « continuer… » Entre l’ouverture et la fermeture de son recueil, le poète Pierre Dhainaut retrace « une épreuve limite » qui l’a mené de l’absolue nudité à la ré-appartenance à soi-même et au monde.

Le titre dit assez le cheminement de reconquête, porte après porte, modeste et phénoménal à la fois, depuis la première suite intitulée « À la merci du cœur » jusqu’à la quatrième « Quatre éléments plus un ».

Tout débute en hiver sur un lit d’hôpital où le poète se retrouve nu, abandonné, survivant emprisonné en lui-même avec « Rien à quoi / s’accrocher dans / la poitrine le temps / a le temps / de tomber. » Seuls restent le souffle ténu, les battements du cœur fragile, la douleur. La poésie elle-même a déserté les lieux « sous le masque à oxygène », elle souffre d’« absence d’air ». Elle ne sauve de rien, juste laisse-t-elle le poète retourner à l’origine de toute parole.

Après la vie reliée à un cathéter vient le temps du lent réapprentissage qui passe en premier lieu par la reconquête des sens : l’ouïe, la vue… Les couleurs peu à peu reviennent au bord de « la marche du seuil si bleue ».

Pierre Dhainaut, Une porte après l’autre après l’autre, suivi de Quatre éléments plus un, éditions Faï fioc 2020, 76 pages, 10 euros.

Poèmes du souffle court, balbutié (quatre vers et peu de mots, cailloux posés pas à pas), la parole avec « l’embellie de mars » se redresse légèrement dans la deuxième suite « Verticale d’instants » (six vers au corps frêle qui essaient de tenir debout, le poème devant lui aussi « tenir bon »). Dès lors chaque détail de la vie minuscule devient vital : une pie qui sautille, un chat qui dort, un arbre, un lilas, un enfant qui joue, une épaule, il y a « tant de passages » vers l’unité retrouvée, vers cet « or qui coule » et revivifie les veines…

 

Les herbes,
les pierres
les nuages,
un seul
monde
à dire,
en croissance,
en gloire.

 

Priorité aux vibrations, à la libre résonance, les mots font leur retour petit à petit « sans savoir », comme le lilas du printemps qui par contagion colore la couverture du recueil. De la lettre au mot, du mot à la phrase, le langage patiemment se reconquiert et avec lui le « goût de l’énigme ». Chaque mot est à retracer dans ses courbes premières « comme à l’école». Le poète doit tout ré-apprendre, tout re-cartographier pour se sentir à nouveau  inclus dans un « nous » qui le relie au monde.

 

L’inconnu
commence
où vont les mouettes
à l’intérieur 
des terres.

 

Dans cette troisième suite « Lexique réinventé » (avec retour aux 5 vers), les mots sont vécus comme des particules d’énergie vitale, des quanta, aurait dit Guillevic, qui libèrent les « verrous », ouvrent le sens vers un horizon qui s’agrandit « à perte de vue » jusqu’au ciel, jusqu’à la mer.

 

Le livre,
la gorge, 
tout se dénoue,
la nuit se charge
du courant d’air.

 

Liens dénoués, souffle plus ample, place à la reconquête des quatre éléments : l’eau « à la proue de l’haleine », l’air qui « n’en aura jamais fini », le feu pour « le relais des paroles », la terre toujours « de connivence » et enfin ce « plus un » annoncé dans le titre : le poème qui conjugue à lui seul tous les sens, la poésie demeurant ce qu’elle est par essence, un souffle en suspens, conditionnelle comme tout arbre confié à l’avenir.

 

Nous publierions un poème
comme on plante un arbre
sur la berge d’un fleuve, nous aurions plusieurs vies
pour l’accomplir, toucher terre
dans l’élan, incarner, rayonner,
continuer…

 

« Le poème nous met au monde », écrivait Guillevic, puisse-t-il nous y remettre lorsque tout semble perdu. L’écriture de Pierre Dhainaut, de l’extrême point nu à la pleine transparence, rapporte avec délicatesse, justesse et précision une expérience fondatrice de renaissance, un passage où la poésie, goutte à goutte décantée, se donne aussi pure que la neige, aussi fragile qu’un rai de lumière, aussi forte qu’une attente.

Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhainaut est né à Lille en 1935. Avec Jacqueline, rencontrée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa carrière de professeur).

Après avoir été influencé par le surréalisme (il rendit visite à André Breton en 1959), il publie son premier livre, Le Poème commencé (Mercure de France), en 1969.

Rencontres déterminantes parmi ses aînés : Jean Malrieu dont il éditera et préfacera l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bonnefoy auxquels il consacrera plusieurs études.

Déterminante également, la fréquentation de certains lieux : après les plages de la mer du Nord, le massif de la Chartreuse et l’Aubrac.

Une anthologie retrace les différentes étapes de son évolution jusqu’au début des années quatre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mercure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Introduction au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Levées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Éditions des vanneaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de littérature francophone Jean Arp) et Vocation de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plupart sont dédiés aux petits-enfants. Plus récemment encore : une "autobiographique critique", La parole qui vient en nos paroles (éditions L'Herbe qui tremble, 2013) et Rudiments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité critique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nombreuses collaborations avec des graveurs ou des peintres pour des livres d’artiste ou des manuscrits illustrés, notamment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gregory Masurovsky, Yves Picquet, Isabelle Raviolo, Nicolas Rozier, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À consulter : la monographie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Éditions des vanneaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) préparé par Judith Chavanne en 2010.

© Crédits photos Maison de la Poésie Jean Joubert.

Poèmes choisis

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