Pierre Emmanuel appelait sur lui l’anonymat – « l’anonymat que je partage avec tous » dis­ait-il un matin sur France Cul­ture – et non la gloire – qu’il n’a pour­tant cess­er de rechercher pour la mieux repouss­er une fois là. Le poète s’imagina deux jours durant min­is­tra­ble, dans les jours qui suivirent immé­di­ate­ment l’investiture d’un autre François, Mit­ter­rand, au lende­main donc du 21 mai 1981. Qui le sait encore en 2016 ? J’y reviendrai en conclusion.

Pour moi, Pierre Emmanuel fait par­tie de ces grandes poètes, de ces grandes voix de notre pays, qui n’ont sans doute pas eu le des­tin qu’elles auraient pu avoir et qui, un siè­cle après leur nais­sance, restent bien trop mécon­nues, pour ne pas dire incon­nues par tant de nos conci­toyens et en par­ti­c­uli­er des jeunes qui délais­sent l’histoire en général, l’histoire de la lit­téra­ture et de la poésie plus encore.

  

Toute sa vie, Pierre Emmanuel fut un homme de l’universel, com­bat­tant d’abord le fas­cisme et le nazisme, puis après la guerre le racisme et l’antisémitisme ; il fut un ardent défenseur des Refuznik. Com­bat­tant enfin et partout l’indifférence, l’injustice. Par­mi ses amis, on comp­tait des chré­tiens ortho­dox­es et protes­tants, des juifs, des musul­mans, des boud­dhistes, des francs-maçons, des athées. L’hindouisme aus­si le cap­ti­vait et l’on sait l’admiration qu’il por­tait à un véri­ta­ble mys­tique catholique, le père Jules Mon­chanin, qui vécut près de vingt ans en Inde. L’un des aspects les plus fasci­nants d’une per­son­ne, résidait pour lui, dans la fac­ulté de celui qui va au plus loin dans la ren­con­tre avec une autre cul­ture, une autre civil­i­sa­tion, une autre reli­gion, tout en restant soi.

   

Par­lons un peu de poésie. Dans les années 1970, il devint le poète de puis­santes fresques épiques : La nou­velle nais­sance, Jacob, Sophia, Tu, jusqu’à son dernier livre, Le grand œuvre, paru quelques semaines avant sa mort en sep­tem­bre 1984, à l’âge de soix­ante-huit ans. Ses œuvres en prose, La Face humaine, Le monde est intérieur, Auto­bi­ogra­phies, ne sont pas moins habitées par un souf­fle puis­sant, uni­versel et frater­nel. Depuis sa mort, c’est un édi­teur suisse, L’Âge d’Homme, qui, en 2003, a accep­té de pub­li­er ses Œuvres poé­tiques.

 

À par­tir de 1945, Pierre Emmanuel devint le chef des ser­vices anglais puis améri­cains de la Radiod­if­fu­sion française, jusqu’en 1959. Cette année-là, il organ­isa à Lour­marin, sous l’égide du Con­grès pour la lib­erté de la cul­ture et de son fon­da­teur, Michael Jos­sel­son, une réu­nion d’intellectuels européens avec des poètes et des écrivains espag­nols muselés par Fran­co. Ce col­loque fut pour Pierre Emmanuel un véri­ta­ble trem­plin. Il entra alors au Con­grès pour la lib­erté de la cul­ture, dont il fut tour à tour directeur lit­téraire puis secré­taire général adjoint, jusqu’à la réor­gan­i­sa­tion de ce qui prit alors le nom, en 1967, d’Association inter­na­tionale pour la lib­erté de la cul­ture, où il fit un tra­vail de haute valeur. Il en devint le directeur puis le prési­dent jusqu’en 1975, date à laque­lle le prési­dent de la République, Valéry Gis­card d’Estaing, lui pro­posa la prési­dence de l’Institut nation­al de l’audiovisuel, tout juste créé, qu’il occu­pa durant un man­dat de cinq ans.

 

Pierre Emmanuel est un poète que l’on peut qual­i­fi­er d’existentialiste chré­tien, mais à vrai dire, on a tout à per­dre à vouloir le qual­i­fi­er. Sa voix, son souf­fle, sa prestance, son charisme, son car­ac­tère par­fois toni­tru­ant, car­ac­téri­saient le poète der­rière l’homme qui impres­sion­nait. L’homme et le poète fai­saient un tout car à la puis­sance du verbe cor­re­spondait le tem­péra­ment tor­ren­tiel de l’être de chair et d’os. Ses colères homériques, son goût pour les hon­neurs en même temps que sa fac­ulté à s’en démet­tre quand son sens de l’honneur ou du devoir accom­pli était trompé, son hor­reur du culte de la per­son­nal­ité, sa gen­til­lesse, son sourire affectueux, tout cela par­tic­i­pait de l’homme qu’il était.

Pour ten­ter de saisir un tant soit peu son tem­péra­ment vol­canique, son amour immod­éré des femmes, ses dif­fi­cultés, aus­si, à être père, il faut se sou­venir de son arrache­ment pre­mier. Issu de par­ents pau­vres qui s’étaient instal­lés aux États-Unis, il naît à Gan dans le Béarn, mais aus­sitôt né, aus­sitôt aban­don­né par sa mère et son père qu’il ne rever­ra que trois ans plus tard, quand ils le fer­ont venir. Sa mère fini­ra aliénée. Le voici con­fié à sa tante et à sa grand-mère mater­nelles, avec lesquelles il par­le le béar­nais. Puis il passe trois ans out­re-Atlan­tique avant d’être une fois encore coupé de ses par­ents et ren­voyé en France pour sa sco­lar­ité. À dix ans, il est con­fié à l’un de ses oncles qui vit à Lyon, dans l’espoir d’en faire un bon ingénieur, après l’apprentissage du grec et du latin. Il est un élève bril­lant chez les Lazaristes et se pré­pare naturelle­ment aux grandes écoles. En Math­é­ma­tiques supérieures, son pro­fesseur, l’abbé Larue, lui révèle le monde de la poésie. La jeune Par­que de Valéry, L’après-midi d’un faune de Mal­lar­mé sont les pre­miers poèmes qu’il entend. Puis Pierre Jean Jou­ve devient son maître : une ren­con­tre des­ti­nale, une révéla­tion pour le jeune Noël Mathieu.

 

En 1938, à 22 ans, il com­pose son pre­mier poème, « Christ au tombeau », qu’il signe Pierre Emmanuel : il est enfin né. Quand il relit son texte, il ne le com­prend plus. Pen­dant la guerre, qu’il passe à Dieule­fit, il ren­con­tre l’œuvre trag­ique de Hölder­lin et écrit plusieurs textes et poèmes inspirés par lui.

Il a voulu renaître du sein à la fois matriciel et éro­tique, où la mort a sa place aus­si, de toutes les femmes qu’il a aimées. Et son œuvre poé­tique est con­stru­ite sur cette dichotomie, là même où la sym­bol­ique chris­tique prend toute sa place.

Cha­cun l’a dit, Pierre Emmanuel est un poète des élé­ments, poète des­ti­nal comme le fut Hölder­lin. « Com­ment naître en vérité à nous-mêmes ? », telle est la ques­tion des ques­tions, comme l’écrit Anne-Sophie Con­stant qui, sous le titre La sec­onde nais­sance[1], pub­lie une antholo­gie aus­si pré­cieuse qu’intensément vécue à tra­vers la spir­i­tu­al­ité toute matricielle du poète qui écrivait lui-même : « Heureux celui que met au monde ce qu’il dit. » (Tu, O.C. 2, 592)  

Ain­si Pierre Emmanuel est-il rebelle en toute chose, dans chaque acte de sa vie. Au début des années 1950, il part plusieurs mois aux États-Unis faire une tournée de con­férences. À Bran­deis Uni­ver­si­ty, il se lie d’amitié avec Claude Vigée, poète juif alsa­cien (Claude André Strauss, comme lui, changea de nom en devenant poète durant son exil améri­cain, fuyant les nazis). Ils se retrou­vent à Paris dans les années 1980, après que Claude Vigée a fait son alya (retour ou éty­mologique­ment mon­tée) en Israël, pour y enseign­er à l’Université Hébraïque de Jérusalem. L’un et l’autre sont les amis d’un directeur de presse catholique hors du com­mun, Robert Mas­son, qui dirige France Catholique et qui demande à Pierre Emmanuel d’y écrire une page par semaine – ce que celui-ci fera pra­tique­ment jusqu’à sa mort. Claude Vigée par­ticipe aus­si à l’hebdomadaire sur la sug­ges­tion de Pierre Emmanuel.

Son œuvre impor­tante con­duit Pierre Emmanuel à se présen­ter et à être élu à l’A­cadémie française en 1968. Mais le 29 novem­bre 1975, lorsque l’A­cadémie élit Féli­cien Marceau, con­damné par con­tu­mace dans son pays d’o­rig­ine, la Bel­gique, pour avoir col­laboré avec l’oc­cu­pant nazi durant les pre­mières années de la guerre, Pierre Emmanuel est bien le seul à démis­sion­ner avec panache de la noble insti­tu­tion – celle pré­cisé­ment dont on ne démis­sionne pas -, mal­gré quelques vagues promess­es de démis­sion comme celle de Jean Gui­t­ton. Qu’il me suff­ise de citer ici ces quelques lignes de sa let­tre de démission :

Ce juge­ment n’est pas affaire de lit­téra­ture, mais de con­science. Je ne me per­me­ts pas de douter de celle de M. Féli­cien Marceau. Celui-ci trou­va en France un asile, puis il reçut notre nation­al­ité. Je ne m’élève ni con­tre l’hos­pi­tal­ité qu’il reçut, ni con­tre sa nat­u­ral­i­sa­tion elle-même. […] [J]e me regarderais comme infidèle à la parole humaine et au sou­venir de ceux qui, pour l’amour d’elle et de sa vérité, ont péri dans l’Eu­rope de Hitler, si j’ac­cep­tais cette élec­tion et cette majorité comme le veut tou­jours la coutume.

Il se définis­sait lui-même comme « l’exote de l’Académie française in part­ibus infi­deli­um », comme il me l’a écrit en rajout à sa dédi­cace d’un poème dédié à Léopold Sedar Sen­g­hor[2], à l’attention de ce dernier que j’ai ren­con­tré le jour de son élec­tion, le 2 juin 1983. Emmanuel avait ajouté : « Pour Léopold Sedar Sen­g­hor qui sera élu sans ma voix. »

Cer­tains se sou­vi­en­nent peut-être qu’il avait en effet annon­cé à l’Académie qu’il ferait une appari­tion excep­tion­nelle pour le vote du prési­dent-poète séné­galais. Une lev­ée de boucliers de la part des académi­ciens fit qu’il renonça à son idée. Que fut dure pour lui, ce jour-là, sa démis­sion de 1975 ! Mais je voudrais le redire ici. Beau­coup n’ont jamais com­pris Pierre Emmanuel que comme un éter­nel démis­sion­naire. Il n’en est rien. Que l’on se sou­vi­enne que seize ans durant – de 1959 à 1974 — il tra­vail­la au Con­grès pour la lib­erté de la cul­ture, qui devint en 1967 l’Association inter­na­tionale pour la lib­erté de la cul­ture, et dont il fut tour à tour directeur puis prési­dent jusqu’en 1974 sans du tout en démis­sion­ner, comme Rose­lyne Chenu, présente par­mi nous, peut en témoign­er. S’il démis­sion­na de la prési­dence de l’Institut nation­al de l’audiovisuel en 1979, c’est sans doute d’abord parce qu’il savait qu’il ne serait pas recon­duit dans ses fonctions.

Depuis sa mort, son nom, mal­gré de mag­nifiques spé­cial­istes uni­ver­si­taires dont cer­tains furent de ses amis proches, tels François Livi, la chère Anne-Sophie Con­stant, Ginette Adam­son ou d’autres comme Eve­lyne Frank et Anne Simon­net,  n’a cessé de déclin­er. On doit le regret­ter sans l’accepter pour autant comme une sorte de fatal­ité, d’inexorable. Non. C’est pourquoi, lors de son dis­cours de récep­tion à l’A­cadémie française, jeu­di 28 jan­vi­er, Alain Finkielkraut n’a pas non plus eu un mot pour ce poète incon­nu de lui (quel dom­mage !) qui, seul con­tre tous, avait refusé l’élec­tion de Féli­cien Marceau. Pour­tant, Finkielkraut con­naît l’im­por­tance de la mémoire, l’im­por­tance de la dénon­ci­a­tion, encore et tou­jours, de l’abom­i­na­tion de la Shoah comme de tout anti­sémitisme. Mais le jour où cette mémoire fut trop lourde à porter, il a fait celui qui ne savait pas, pas­sant sous silence l’acte courageux de son aîné de trente-trois ans. Sa fille Cather­ine Car­li­er comme moi-même, que le non-hasard avait placé côte à côte sous la Coupole, nous ne pou­vions tout à fait l’accepter. Elle avait aus­si tenu (comme je le fis) à écrire à Finkielkraut pour faire anam­nèse de Pierre Emmanuel, espérant qu’il en tiendrait compte. Mais voici le rire du des­tin au silence de Finkielkraut : le voici désor­mais frap­pé comme lui du sceau de « l’immortalité », com­pagnon­nage par-delà la mort.

 

Son Poète fou a été mon pre­mier livre de lui, reçu comme un choc à la veille de notre pre­mière ren­con­tre – à mon frère François de Saint-Cheron et à moi-même – en sa dou­ble qual­ité de poète d’abord, et aus­si, ce 16 juin 1976, de prési­dent de l’Institut nation­al de l’audiovisuel. Mal­raux avait ren­du la ren­con­tre pos­si­ble en nous écrivant une let­tre nous intro­duisant auprès de lui. Emmanuel avait asso­cié à cette ren­con­tre le poète et scé­nar­iste Jean Les­cure, son ami de longue date et con­seiller au ser­vice de la recherche de l’Ina. Nous voulions alors rassem­bler les grands dis­cours de Mal­raux pour l’histoire. D’autres le fer­ont. Au lieu de cela, une véri­ta­ble ami­tié naquit entre le poète de Sophia et nous deux.

Mon pas­sage au judaïsme mater­nel (j’allais dire matriciel, car en fait ma mère, toute juive qu’elle fût, n’avait pas l’ombre d’une cul­ture juive), recou­vré à la Noël 1983, ne l’avait pas lais­sé indif­férent, lui que le des­tin juif fasci­nait. Elie Wiesel, celui qui – avec Emmanuel Lev­inas et Claude Vigée − m’a ouvert les portes de la mémoire juive et auquel j’ai con­sacré plus d’un livre, plus d’un col­loque, lui avait adressé en 1974 un exem­plaire de sa can­tate Ani Maamin. A song lost and found again – Un chant per­du et retrou­vé[3], avec cet envoi : « Pour Pierre Emmanuel – qui a vu Jacob devenir Israël, avec admi­ra­tion. Elie Wiesel. » Jacob avait paru trois ans plus tôt, dont le poème inau­gur­al est une puis­sante sym­biose entre la physique et la poésie :

 

           Avant le commencement
           Avant le nénuphar de l’origine
           Avant l’hélice des typhons cyclopéens
           Avant le bâille­ment de l’ombre qui s’évide
           Avant le coup de gong sur le tym­pan du vide
           Avant la danse des phos­phènes dans le rien
           Avant
           L’inimaginable sus­pend de l’énergie
           Dans le non-fig­uré, le rares­cent, le dense
           Dans l’involution de l’être qui n’est pas
           Dans le germe dont le Néant est le principe
           Dans la semence dont le fruit est le néant
           Il dort
           Dieu un
           Ubiq­ui­té sans lieu et sans couture
           Le Nul miroir de l’Un et l’Un miroir du Nul
           […]
           Com­mence­ment : le Tout n’est tout Un qu’en image
           Le Nul miroir de l’Un et l’Un miroir du Nul. (op. cit., 3–7)

 

Dans Sophia, paru en 1973, Emmanuel retrou­ve l’immense thé­ma­tique du féminin, qui ne l’a d’ailleurs jamais quit­té, ni dans ses poèmes chris­tiques ni dans ses grandes fresques cos­miques. Han­té, habité, tran­scendé par le féminin comme Baude­laire a pu l’être, il écrit dans Sophia un « Hymne à la déesse », où nous lisons ce vers :

 

La pointe du sein nu c’est l’étoile du soir
Et l’homme qui reflue ô femme sur tes plages
Répand la voie lac­tée. Toute mesure tient
Dans la paume, le rond de l’épaule. (ibid., 230)

 

Dans sa trilo­gie des années 1978–1980, Le Livre de l’homme et de la femme, né de son aven­ture pas­sion­nelle avec une somptueuse jeune femme de quelque trente-cinq ans sa cadette, il fait dia­loguer les deux amants en trois temps, chaque temps mar­quant le titre d’un livre : Una ou la mort la vie, Duel, L’Autre. Les drames ou tragédies ne man­quent pas sur ce schème épique par excel­lence et l’on peut penser, par­mi tant d’autres exem­ples lit­téraires, au Com­bat de Tan­crède et de Clorinde, géniale­ment mis en musique par Monteverdi.

           Quand sont-ils pour la pre­mière fois
           Con­joints non plus à la façon des bêtes
           Mais par les yeux qui soudain dis­ent Toi
           Tout évi­dents tout éton­nés de l’être
           Quand ont-ils vu l’un dans l’autre qu’ils sont
           Ish son Isha née de lui et lui d’elle

Quand ont-ils su (s’il fut pareil commencement)
Qu’en cha­cun d’eux leur même chair en est d’autant
Plus autre afin que l’orbe entier de leur étreinte
Ceigne le Vide entre eux que de son ven­tre emplit
Leur féconde unité innom­brable en son fruit. (ibid., 916)

 

L’incessante quête de l’Être en son unité aus­si éro­tique que spir­ituelle entre l’homme et la femme − comme il le chante si bien : « ish son isha née de lui et lui d’elle »[4] − en fai­sait un rhap­sode croy­ant jusqu’en son doute le plus indi­ci­ble. À l’occasion de la sor­tie de La vie ter­restre (Seuil, 1976), il avait par­lé à France Cul­ture du « non-sens absolu de l’existence qui est telle­ment vis­i­ble, telle­ment écla­tant ». Puis il pour­suiv­ait, habité par la transcendance :

 

Ce non-sens absolu de l’existence, je le perçois comme un scan­dale. Je ne peux pas vivre dans un univers où l’homme est si peu de chose, enfin est tou­jours en train de nier sa pro­pre réal­ité, ou se trou­ve tou­jours en sit­u­a­tion d’être nié, et pour moi être présent, c’est juste­ment le con­traire : c’est essay­er, en homme ordi­naire, et dans l’anonymat que je partage avec tous, de don­ner un peu de sens à tout cela. D’où la foi, qui est affir­mée comme chré­ti­enne, mais on pour­rait tout sim­ple­ment dire que c’est la foi dans le sens.[5]

 

Un mois avant sa mort paraît Le grand œuvre. Cos­mogo­nie, son ultime poème de 400 pages, mar­qué  à la fois par un accent socra­tique face à la vie et à la mort qui approche, et par un accent beethovénien face aux inter­ro­ga­tions finales. Es muss sein, cela doit être ain­si, serait la dernière parole du vol­canique Lud­wig van Beethoven. Ajou­tons la part chré­ti­enne d’Emmanuel, mais Beethoven aus­si se dis­ait chré­tien. Un tel génie peut-il vrai­ment être d’une Église, d’une paroisse, d’une seule foi ? La cos­mogo­nie emmanuéli­enne s’ouvre sur la syl­labe san­skrite OM, qui sym­bol­ise l’absolu. Ten­dons l’oreille :

 

           L’amant qui rêve mordil­lant les seins superbes de l’aimée
           Il sent un océan de lait lui ourler le pour­tour des lèvres
           Ain­si le Soi en son som­meil lorsqu’une bouche lui éclôt
           Est-il pareil au nou­veau-né qui ne sait pren­dre au sein encore. (ibid., 1004)

 

Dans Hymne à l’homme et à la femme, Éros et Thanatos se parta­gent superbe­ment le chant :

 

           Mourant de même mort leur mort n’est pas la même.
           En elle et lui le monde meurt différemment.
           Elle c’est l’eau en ronds immenses s’annulant
           Lui leur cen­tre s’y annu­lant pour les émet­tre. (1127)

 

Puis tout à coup, le des­tin frappe à la porte de la con­science, à la porte de la vie, comme chez Goya, Beethoven, Kaf­ka. Dans son « Hymne au Père », qui nous saisit, Pierre Emmanuel ouvre un poème par LA question :

 

           Pourquoi la Vie ?
           Pourquoi, Père, as-tu don­né la vie ?
           Toi qui es éter­nelle­ment Toi le Vivant Te suffisant
           As-Tu voulu (l’as-Tu voulu ?) Te con­cevoir comme Principe
           Et que de Toi le temps jail­lisse avec et sans commencement
           Jail­lisse parce que la Vie inex­haustible­ment sort d’elle-même
           […]
           Pourquoi la Vie ?
           Nul vivant, Père, ne le demande avant l’homme
           Aucun n’entre en con­tes­ta­tion en devenant la question
           L’homme a voulu (l’a‑t-il voulu ?) être vivant hors de ton Être. (1056–1057)     

 

Ques­tion pre­mière, ultime ques­tion. Pierre Emmanuel aura apporté à la poésie française du XXe siè­cle une voix à nulle autre sec­onde, âpre, révoltée, mais frater­nelle, hum­ble mais ferme car elle tient du fer­ment, du morti­er. Elle est une échelle de Jacob qui tan­tôt monte de bas en haut, tan­tôt descend de la tran­scen­dance à l’immanence et à l’anonymat uni­versel. Je dirais qu’il y a indis­cutable­ment quelque chose du mys­ti­cisme échevelé de Bloy et de celui, plus poli­tique, de Péguy qui est passé chez Emmanuel. 

Dans l’un de ses derniers livres, Une année de grâce[6], Pierre Emmanuel inti­t­ule son pre­mier chapitre : « Mémoires d’un ancien min­is­tra­ble ». C’est une reprise de l’article qu’il avait écrit en juin 1981 pour l’hebdomadaire France Catholique, que dirigeait alors Robert Mas­son, un homme de dia­logue et de grande valeur humaine qui, nous l’avons sig­nalé, lui avait con­fié une page par numéro depuis 1979.

Dans ce texte de cinq pages, Emmanuel racon­te com­ment, juste après l’investiture de François Mit­ter­rand le 21 mai 1981, son nom était apparu dans Le Quo­ti­di­en de Paris et sur quelques ondes de radios comme pos­si­ble prochain min­istre de la Cul­ture, sans qu’il n’en sût rien. Dès l’information répan­due, une dizaine de per­son­nes, par­mi lesquelles « un ancien préfet en disponi­bil­ité, plusieurs énar­ques, un prési­dent de quelque chose, un illu­miné auteur d’un plan pour l’Harmonie par la Cul­ture, et ce tou­jours-jeune écrivain dont l’un des tal­ents est d’informer bruyam­ment le monde de sa pro­pre renom­mée », lui avaient téléphoné, tous lui pro­posant leurs ser­vices quand il serait nom­mé rue de Val­ois. François Mit­ter­rand n’avait cepen­dant jamais eu l’intention d’y nom­mer celui qui, pour­tant, entre les deux tours de l’élection, avait ral­lié ses rangs con­tre Valéry Gis­card d’Estaing. Racon­tant cet épisode avec humour et une bonne dose de déri­sion, Pierre Emmanuel réflé­chit sur l’ambition et la van­ité : « Deux ou trois jours durant, je me suis jugé d’autant plus mal que je me savais la proie impuis­sante d’un fan­tasme de van­ité à l’état pur. »

Puis, se reprenant, il ajoute, dans un mélange de réal­isme mais aus­si d’une pal­pa­ble décep­tion, ne pas avoir été choisi, lui, Pierre Emmanuel, par le prési­dent de la République pour accom­plir enfin ce qu’il rêvait d’accomplir depuis qu’il avait été prési­dent de la Com­mis­sion du VIe plan.

Dans une tirade où revient qua­tre fois l’anaphore « présidé par moi », il fait le bilan de toutes ses prési­dences, où il n’a pas réus­si à vain­cre les obsta­cles posés par l’administration, avec cet accent dés­abusé qu’on lui con­naît. Mais un porte­feuille min­istériel aurait bal­ayé tout cela d’un revers de main. S’il est vrai que le poète avait une éti­quette de droite, tout en lui optait pour un gaullisme de gauche qu’il trou­va, faut-il croire, chez Chirac.

Un dernier mot. Aujourd’hui à Pau, nous avons bien con­science que ces poètes, ces écrivains que l’on con­sid­ère comme majeurs au  20e siè­cle, nous en sommes les passeurs et cer­tains d’entre nous, tant que le sang coulera dans nos veines, nous avons la lourde respon­s­abil­ité d’en être encore les témoins. Il dépend donc de nous que la jeunesse ne les oublient pas, que la jeunesse les décou­vre à son tour, au risque sinon qu’ils som­brent dans l’oubli. Nous ten­tons, cha­cun où nous sommes, de faire qu’ils con­tin­u­ent à semer dans les con­sciences à naître quelque chose de ce qu’ils apportèrent de plus noble à leurs contemporains.

 

Si plus d’une insti­tu­tion – fût-elle celle chargée des Com­mé­mora­tions nationales sous la houlette des Archives de France, fût-elle le min­istère de la Cul­ture ET de la Com­mu­ni­ca­tion, fût-elle encore l’Académie Française ! – oublia tout sim­ple­ment le nom de Pierre Emmanuel l’année de son cen­te­naire, heureuse­ment d’autres, qu’ils soient édi­teurs, respon­s­ables cul­turels et par­fois poli­tiques, comme la ville de Pau, s’en sou­vin­rent. Je voudrais juste citer Frédéric Brun qui, dans son antholo­gie man­i­feste, Habiter poé­tique­ment le monde[7], fit une place hon­or­able à notre poète.

 


[1] Textes choi­sis et présen­tés par Anne-Sophie Con­stant, Paris, Albin Michel, « Espaces libres », 2016.

[2] Let­tre à trois poètes de l’hexa­gone, in : Elé­gies majeures suivi de Dia­logue sur la poésie fran­coph­o­ne, Paris, Seuil, 1979.

[3] New York, Ran­dom House, 1974.

[4] Ish et Isha sont les deux mots pour dire l’homme et la femme dans la Torah hébraïque. Vers tiré de sa trilogie.

[5] Par­ti-pris, avec Jean Paugam, France Cul­ture, 27 octo­bre 1976, red­if­fu­sion in : « Hom­mage à Pierre Emmanuel », France Cul­ture, 29 sep­tem­bre 1984, Ina.

[6] Seuil, 1983.

[7] Poe­sis, 2016.

 

 

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