TRANSFERTS

(en écho à l’œuvre Dif­fer­ent Trains  de Steve Reich)

1.America—Before the War

 

The sun’s moved to Jer­sey, the sun’s behind Ho-
boken.
    Cov­ers are clink­ing on type­writ­ers, roll­top desks
are clos­ing ; ele­va­tors go up emp­ty, come down
jammed. It’s ebbtide in the down­town district,
flood in Flat­bush, Wood­lawn, Dyck­man Street,
Sheepshead Bay, New Lots Avenue, Canarsie.
    Pink sheets, green sheets, gray sheets, FULL
MARKET REPORTS, FINALS ON HAVRE
DE GRACE. Print squirms among the shop-

worn office­worn sag­ging faces, sore fingertips,
aching insteps, stron­garm men cram into subway
express­es. SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA
RECOVERS PEARLS, $800,000 ROBBERY.
    It’s ebbtide on Wall Street, flood­tide in the
Bronx.
    The sun’s gone down in Jersey. 
—JOHN DOS PASSOS, Man­hat­tan Transfer.

 

 Le soleil s’en est allé vers Jer­sey. Le soleil est
der­rière Hoboken.

Les cou­ver­cles des machines à écrire décliquent, 
les rideaux des bureaux se rabat­tent.
 Les ascenseurs
mon­tent vides, redescen­dent bondés.
 La marée
descend dans le quarti­er des affaires et monte à Flatbush,

Wood­law, Dyck­man Street , Sheepshead 
Bay, New Lots Avenue, Canarsie.

 Feuilles ros­es, feuilles vertes, feuilles grises.
« CÔTÉ DU MARCHÉ, RÉSULTAT FINAL
 DES
COURSES AU HAVRE DE GRÂCE. »
 Les jour­naux pal­pi­tent sous les vis­ages penchés, fatigués 
par la vie de mag­a­sin et de bureau.
 Bouts de doigts 
douloureux, pieds endo­loris, homes aux bras 
robustes entassés dans les métros express.

« SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA RETROUVE 
SES PERLES. VOL DE $$ 800x000. »
Marée basse à Wall Street. Pleine mer au Bronx.
Le soleil s’est couché der­rière Jersey

 — JOHN DOS PASSOS, Man­hat­tan Transfer.
[I]((Traduction Mau­rice-Edgar Coin­dreau, Paris, Gallimard,1928.)

 

 

Tou­jours cet homme, à tra­vailler, en face de moi ;
il ne regarde pas la pluie, ces hachures
sur la vit­re, qui brouil­lent le paysage,
la cam­pagne, ce soir…
est-ce un vis­age, ce reflet qui s’y super­pose sur la vit­re noire ?
est-ce un paysage réel, pour fil­er ainsi,
comme une pellicule
qui se con­sume et part en nuages d’encre ?

Dans la salle de pro­jec­tion, suite
en noir et blanc d’images mouchetées, som­bres, rayées,
décalées maintenant,
L’homme qui rit,
l’enfant,
la neige, ses pieds nus,
son rire fixe,
dans la douleur même, et la peine,
la machine s’emballe,
la bande crisse, fond, se crispe, se tord,
l’écran est mangé par la lumière
le film a pris feu…

Vers le Sud, vers l’Ouest ; il refait la route de son enfance,
autre­fois de New York à Chicago,
un des­tin con­fié aux roues ;
en sens con­traire à ceux qui fuyaient vers le sud,
ou qui pro­gres­saient vers l’ouest ;
et les hobos, quel manque décidait leur fuite,
com­ment s’accrochaient-ils
au train-destin
et à son bat­te­ment régulier ?

En route, les pistes qu’on aban­donne se dispersent,
et les cris ne sont plus ceux d’animaux,
traqués dans le désert ou les montagnes,
mais ceux du vent dont la vitesse mul­ti­plie la puissance.

Les ani­maux se sont cachés, loin
des pistes, loin des rails qui mènent
aux con­cen­tra­tions humaines
— cer­tains cap­turés, tués, mangés,
ou bien élevés en cap­tiv­ité, tor­turés, mutilés —
où les êtres se ren­con­trent, tra­vail­lent, se multiplient,
dans la mis­ère et la répétition.

Cepen­dant, sur la tapis­serie, pré paci­fié semé de fleurs,
les ani­maux sourient :
licorne et lap­ins, oiseaux…

Il y a une direc­tion : que signifient
ces noms de villes
pour celui qui les dit :

— Chica­go, New York 

quand la voix
et la mémoire résonnent-elles ?
Quel est leur écho maintenant ?
… mesur­er ces ondes

Sur tes genoux, ce livre, le tracé des lignes,
tis­sage des vies, cartes raturées, pliées, usées par
ces allers-retours
tra­ver­sant le paysage
– mais de part et d’autre des voies
vit tout ce qui échappe au tracé rectiligne
du côté des bois, du côté des montagnes
et des sources ;
quelle vie s’y réfugie encore ?

Le courant de ce fleuve ne fait plus bat­tre cette nou­velle terre
indus­trielle, il ne donne plus vie ni ivresse,
ni ne per­met l’a­ban­don au voyage
vers le delta, puis le golfe,

Sur ton chemin de chaque jour (que sig­ni­fie chaque jour ?),
quelle vari­a­tion dans la répétition ?
Des trains dif­férents mènent à tra­vers les orages,
voir pass­er ne per­met pas de comprendre…
sur place, sif­flets du progrès,
les rails, et ce bat­te­ment syncopé…
Direc­tions : d’un point à un autre,
emportés par l’expansion,
pou­vait-on envis­ager alors… ?
aller vers plus de bon­heur, peut-être…
com­ment le soleil luit-il
aujourd’hui, ou
pleut-il ?
… demain…
mais toi,
es-tu deux fois le même ?

La voie,
est déjà tracée, coupée dans les forêts, dans la pierre,
dans la terre et dans les vies d’hommes ;
et nous y avançons vers cette dissolution,
cette fin,
dans les larges rues, entre les bâtiments
plus ou moins dens­es selon les reflets
sur le verre ou le métal,
ou le pas­sage des nuages ;

… à l’assaut des hau­teurs, mais tou­jours dans la lumière variable
et le vent,
venu de la mer,
en cette île pacifiée
qui reçoit et qui donne, où la moin­dre contradiction
n’est pas, à Bryant Square,
la tor­sion de ses branch­es d’arbres sur les raies ver­ti­cales noires et blanches
des buildings,
ou ces grues, au loin, qui mon­tent plus haut encore
et, de leur mou­ve­ment, déploient le ciel, les parcs, leurs ombrages,
et les églis­es ouvertes sur la rue pas­sante s’illuminent
dans le soir.
et la foule va à pied,
par­mi les vit­rines éclairées…

Voici de minus­cules cadeaux japonais,
ces fruits nou­veaux, plus sucrés, artificiels
qui fondent sur les lèvres comme le baiser
des fleurs
et ces brassées, en sous-sol, dans la pénombre
du restaurant,
et l’élancement des branches
disposées,

mais tout cela n’est que sou­venirs d’avant,
(sou­viens-toi, ce masque de papier)
— d’avant l’accélération, le danger —
qui voy­a­gent et s’échangent : paroles, let­tres, cartes postales, photographies,
voici une nou­velle année où
le pro­grès nous a menés…
Crys­tal Palace et Chrysler Building…
nous sommes bien après l’insouciance…
et nous montons,
‑Empire State Building
tout en haut, pour voir
la foule naufragée, en bas,
ou bien visi­tons le musée
où clig­note la maque­tte, un grand jouet :
on peut tourn­er autour de cette ville miniature,
le temps passe et la nuit et la journée alter­nent, elle s’éclaire,
puis s’as­sombrit, trem­blante de vie électrique ;

Réfugiés sur ces bords
du monde
ou sans abri,
aveugles,
nous nous heur­tons con­tre les parois,
– ô rivage amer,
qui avait dans la bouche le goût d’une promesse, dans
l’autre langue.

Où faut-il être pour voir encore
se suc­céder les soleils et les nuits ?
Naufragés,
naufragés à la Nou­velle-Orléans, naufragés
à New York,
naufragés au cœur de la foule
et non plus seule­ment sur l’île écartée des voies maritimes,
naufrage advenu en cha­cun de nous ;
porosité des parois, des tissus,
girou­ettes sen­si­bles aux cris, aux éclats des
phares,
hommes,
animaux
main­tenant ren­dus fous…

un kan­gourou se dresse, l’œil
agran­di et la mâchoire ouverte, figé
par le fais­ceau dans la nuit
qui l’a arrêté…

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