La Rumeur Libre pour­suit la pub­li­ca­tion des œuvres “théâ­trales” d’Eugène Durif. Théâ­trales, c’est-à-dire faites pour être dites, que ce soit une pièce de théâtre ou non ; on trou­ve un peu de tout dans ce vol­ume : ten­ta­tives ou poèmes pour la scène, chan­sons, entrées  et vers et prose se mêlent  dans le même texte… Que retenir ? Eugène Durif est de son époque qui a con­nu la fin des idéolo­gies, à savoir le tri­om­phe sans partage de l’une d’en­tre elles, le cap­i­tal­isme pour ne pas la nom­mer dans sa ver­sion libérale (encore un mot détourné !). C’est le temps de la désil­lu­sion : pour en rester au pre­mier texte de ce tome, Comme un qui par­le tout seul, il faut citer le sort lit­téraire fait à Rosa la rouge , “… Sur une pique, / la tête de Rosa Lux­em­bourg brandie / par un groupe joyeux chan­tant / L’In­ter­na­tionale sur un air rêveur / de fox-trot ou de valse déglin­guée” (p 12).  Il ne s’ag­it plus de chang­er le monde ou de trans­former la vie (on recon­naît là les deux remar­ques de Marx et de Rim­baud) mais de. Seule­ment voilà, Eugène Durif ne va pas plus loin. Après de, une vir­gule et l’on passe à autre chose. C’est la société du spec­ta­cle que dénonce Durif, et le tri­om­phe de l’in­di­vid­u­al­isme : l’hu­man­ité est en pleine déliques­cence. Et ça ne va pas sans vio­lence ver­bale, sous sa plume… Les didas­calies accentuent l’o­ral­ité théâ­trale du texte.

 

 Eugène Durif essaie de débus­quer le non-dit, le non-appar­ent quitte à ne pas être pré­cis lui-même car le réel résiste, quitte à se déplac­er con­tre vents et marées : “quand les pro­fes­sion­nels de la proféra­tion ont décrété, eux qui savent, qu’il n’é­tait pas de mise que cela soit dit” (p 38). C’est finale­ment la rai­son d’être du théâtre qu’in­ter­roge Eugène Durif tout en prenant par­ti con­tre le théâtre de la repro­duc­tion (com­ment l’ap­pel­er autrement ?). Il ne faut dès lors pas s’é­ton­ner des clichés proférés par les per­son­nages ni des  “paroles inachevées, éclatées, morcelées, retournées sur elles-mêmes, per­dues, effacées dans le moment même de leur proféra­tion, ou de leur chu­chote­ment” (p 83). Nous voilà loin du bien dit ou de la pose… Ou com­ment le réel envahit la prose théâ­trale… C’est que le monde est un tohu-bohu général­isé, le théâtre (le texte théâ­tral) cherche à y voir clair (cf Le ban­quet des aboyeurs). Il faut remar­quer qu’Eugène Durif fait précéder ses textes d’ex­pli­ca­tions dans lesquelles il donne le la : des textes ont été repris de nom­breuses fois avant d’être pub­liés ou mis en scène mais Eugène Durif avoue : “Ce n’est pas l’en­vie qui me manque de les repren­dre encore et encore quand ils me revi­en­nent par la scène ou le livre” (p 99). Comme s’il fal­lait à tout prix être au plus près du bor­del originel.

 

 

 La didas­calie ini­tiale de “Con­ver­sa­tion sur la mon­tagne” mon­tre bien tant la dif­fi­culté de l’en­tre­prise que la volon­té de Durif de ne pas être plaisant ni con­sen­suel : “Être con­damné à vivre chaque instant tout le présent et tout ce qui s’é­coula et ne put jamais devenir du temps. Cet avorte­ment du temps, y a‑t-il plus grande souf­france ? Et tout l’e­sprit à la fin n’est qu’une puan­teur…” (p 175). Som­bre poésie inad­mis­si­ble qui con­fine à la recherche d’un silence qui tou­jours fuit… L’i­talique se mêle au romain sans que l’on sache s’il s’ag­it encore vrai­ment de didas­calie : le texte lui-même n’a jamais été aus­si proche du théâtre sans en être vrai­ment, il s’ag­it plutôt de poésie ou de dia­logue, la dif­férence de car­ac­tère d’im­primerie mar­quant la dif­férence de locu­teur… C’est la dif­fi­culté de la récep­tion du texte qui est ain­si mise en évi­dence. Dif­fi­culté par­al­lèle à celle de penser et de par­ler : “La pen­sée, j’ai longtemps espéré l’ap­procher. J’ai bien fail­li… Ne man­quaient que les con­di­tions idéales” (p 185). Ce texte est très visuel, très phonique aus­si : “folies de théâtre et tirs à blanc” (p 190). Et si ce dia­logue n’é­tait qu’un long mono­logue puisant ses racines dans la soli­tude ? Le théâtre serait alors de pro­duire du texte déjouant l’im­pos­si­bil­ité de dire, la con­tour­nant… Et ce n’est pas un hasard, non  plus, si le titre en rap­pelle un autre, celui du “Ser­mon sur la montagne” …

 Mais Eugène Durif ani­me aus­si des ate­liers d’écri­t­ure avec ce que l’on appelle pudique­ment des publics défa­vorisés, des pen­sion­naires de CAT. L’au­teur et l’édi­teur offrent à la curiosité du lecteur de ce vol­ume des notes écrites pen­dant ces ate­liers. L’ensem­ble est assez hétérogène quant à la forme mais inter­roge sérieuse­ment la fonc­tion du théâtre dans notre société. Et il n’est pas anodin que ce soit juste­ment ceux que la société prive de parole ou n’é­coute pas  qui posent ces ques­tions. Eugène Durif revient sur le prob­lème : “Ils se demandaient, me demandaient sans cesse, mais com­ment cela va-t-il devenir du théâtre. Et est-ce que cela peut vrai­ment devenir du théâtre ?” (p 225). Voilà la ques­tion que se posaient ceux qui s’es­sayaient à écrire pour le théâtre. Au lecteur de trou­ver des débuts de réponse dans ces essais…

 Roger Dex­tre dans son avant-pro­pos à “Paroles écrites” remar­que en sub­stance que l’im­por­tant n’est pas d’écrire pour être joué(s) mais de pren­dre la parole. Car “la vie est un com­bat, l’écri­t­ure aus­si” (p 300) : l’im­por­tant alors est de par­ler. Les poèmes écrits par cer­tains, qu’ils soient en vers ou en prose, valent bien d’être dits sur scène même s’ils ne sont pas de véri­ta­bles œuvres d’art. Et peut-être l’un de ces appren­tis-écrivains trans­formera-t-il l’es­sai ? Avec “Le Coup de pied de l’ange”, Eugène Durif explique que le théâtre c’est d’abord et avant tout un choix dans le réel que l’on veut don­ner à voir sur la scène, et ce, dès l’écri­t­ure. Mais il ne faut pas oubli­er qu’il s’adresse en pri­or­ité aux pen­sion­naires d’un CAT… À moins que le but du théâtre ne soit d’es­say­er de par­ler mot à mot (p 405). Très pré­cisé­ment. Et dans ce reg­istre ‑les com­man­des de CAT‑, Eugène Durif donne à lire ses repérages et ses pre­mières notes pour l’écri­t­ure d’un texte théâ­tral qui fut pub­lié par Actes Sud Papiers et mon­té… Ain­si la boucle est-elle bouclée : de l’écri­t­ure des sta­giaires aux notes pris­es par l’auteur…

 

Eugène Durif prou­ve qu’il est pos­si­ble d’écrire autre chose que ce que l’on entend à la télévi­sion ou voit sur les boule­vards parisiens… De laiss­er la place à de mul­ti­ples expéri­men­ta­tions, mal­gré l’hétérogénéité des textes ici rassemblés…

image_pdfimage_print