A la lec­ture d’un poème du livre récem­ment pub­lié dans la col­lec­tion Poésie /Gal­li­mard, Fig­ures qui bougent un peu,  et autres poèmes, de James Sacré, je pen­sai écrire à par­tir de la for­mule qui me vint à l’esprit : cog­i­to sacréen. Je m’aperçus, lisant plus tard la juste pré­face d’Antoine Emaz, que celui-ci avait déjà employé l’expression ! La référence à Descartes étant évi­dente dans le poème en ques­tion, cette for­mule tombait peut-être sous le sens. Elle per­met néan­moins d’aborder frontale­ment la sin­gu­lar­ité de la poésie de James Sacré. Car sous son apparence de naïveté et son air de ne pas trop y touch­er, voilà une poésie qui pense…et qui sait qu’elle pense. Il s’agit même d’une poésie qui pense la poésie, sachant qu’elle pense la poésie ! Une vraie poésie réflex­ive, comme c’est sou­vent le cas égale­ment, par exem­ple, pour les poèmes de Nuno Judice. Aucune théorie toute­fois n’émergera, car ce n’est pas la voca­tion du poème que de théoris­er ! Et Sacré sem­ble bien se méfi­er de la rai­son « philoso­phante » (j’ose ce néologisme)…

      Le poème dont il est ques­tion, le pre­mier de Réflex­ion sur un paysage améri­cain au loin com­mence ain­si : « je suis quelque chose qui pense mal mais peut-être que c’est pas pos­si­ble de penser bien. ». A pre­mière vue cela ressem­ble à de l’ironie vis à vis du poète, cette « chose qui pense mal », à de l’ironie vis-à-vis du philosophe qui croit sou­vent savoir qu’il pense bien, alors que « c’est pas pos­si­ble de penser bien ». Ce qui finale­ment est ras­sur­ant pour le poète qui pour­rait se tar­guer de n’avoir, lui au moins, pas l’illusion de penser bien ! Con­traire­ment au philosophe que le con­cept four­voie loin des paysages et de la musique…Mais « c’est pas une façon de me ras­sur­er que je dis ça : parce que com­ment savoir ce que c’est penser bien si on pense mal ? »  Aucune extéri­or­ité en effet pour con­naître  la vraie valeur de la pen­sée s’il y a au fonde­ment la cer­ti­tude de penser mal ! Mais pourquoi une telle cer­ti­tude quant à ce « penser mal » ? Chez Descartes, la cer­ti­tude immé­di­ate porte sur la pen­sée (qui ne peut pas être qual­i­fiée tant que l’hypothèse d’un mau­vais génie (un trompeur infi­ni) n’est pas lev­ée, et que le monde est mis entre par­en­thès­es…). J’ai des pen­sées, dit Descartes, mais je ne peux me pronon­cer sur leur vérité ou leur faus­seté. La tâche de la philoso­phie sera l’effort pour penser bien par la dis­si­pa­tion des illu­sions grâce à l’usage de ce « bon sens qui est la chose la mieux partagée du monde » à con­di­tion d’en faire un bon usage. Sacré ne remet pas en ques­tion la cer­ti­tude pre­mière : être « une chose qui pense ». Il ajoute seule­ment un juge­ment de valeur immé­di­at : « une chose qui pense mal ». Mais il ne s’en tient pas là. Et l’on se rend compte que le poète n’est assuré­ment pas aus­si naïf qu’il le laisse générale­ment enten­dre. Il a l’hésitation pen­sive, et par­fois une assur­ance dif­fi­cile à dis­cern­er der­rière le mou­ve­ment hési­tant à l’apparence chao­tique ? « et peut-on seule­ment dire avec assur­ance que je pense mal ? », ce qui ramène à la cer­ti­tude du cog­i­to sans qual­i­fi­catif… Et « penser bien est-ce que ça implique qu’on le sache ? ». « La vérité est à elle-même sa pro­pre mar­que, et celle du faux », dis­ait Spinoza !

      Et si l’incertitude du « penser mal » était la force pro­pre du poème ? Et si l’hésitation pen­sive avec ses ques­tion­nements fausse­ment naïfs nous entraî­nait vers les ques­tions puis­santes de ces Chemins qui ne mènent nulle part pour repren­dre le titre du livre de Hei­deg­ger ? L’incertitude du « penser mal », une éthique ? L’hésitation pen­sive, une méth­ode ? James Sacré procède par un tâton­nement dans les mots sim­ples. Il provoque des césures de la pen­sée. La logique est mal­menée, les mal­adress­es sont feintes. Cette poésie n’est rien moins que naïve. Elle opère des sail­lies dans la langue, au cœur d’un quo­ti­di­en sou­vent monot­o­ne, d’un réel sou­vent attris­tant. La pen­sée rudoie la langue, la pen­sée s’agace…et par­fois une pen­sée sagace émerge, ou bien une beauté inso­lite ! On a envie d’évoquer l’inspecteur Colum­bo lorsqu’ il sem­ble pren­dre con­gé du sus­pect, hésite, se retourne vers lui et lui ren­voie le ver­dict qui l’accable !

     Posons, à titre d’hypothèse, cette incer­ti­tude du « penser mal » au fonde­ment de la poésie de James Sacré. Hypothèse féconde peut-être pour la poésie en général… Prenons le poème Réflex­ion sur un paysage améri­cain au loin : cela n’est peut-être rien d’autre, pour l’exprimer de façon syn­thé­tique, qu’une pen­sée musi­cale de pein­tre qui écrit des poèmes. Cet « au loin » ne sem­ble pas être le loin­tain pour la per­cep­tion visuelle, mais pour la vision par la mémoire. Le poète n’est pas face au paysage. Il invoque,  voire con­voque des traces mnésiques en un chaos de mots qui cherchent à la fois la musique et la fig­u­ra­tion sans par­venir tout à fait ni à l’une ni à l’autre…Le poème par­fait serait peut-être celui qui n’aurait plus besoin des mots…mais alors il n’y aurait plus de poème. Voilà pourquoi il y a tou­jours « un mot mal effacé dans le reste de couleur ». Car il s’agit bien de com­pos­er le paysage à par­tir de frag­ments de mémoire, d’éclats de visions. Il y a dans ces espaces de la Nou­velle Angleterre des hangars défaits qui ne tien­nent que par des planch­es ban­cales avec des tach­es de restes de pein­ture. Ces hangars sont perçus de l’autoroute qui crée les « paysages » inédits de prés et de hangars défaits. Mais un de ces hangars peut tout aus­si bien être, si l’on se tient à l’intérieur, face à son ouver­ture,  le cadre ban­cal des planch­es tachées qui con­tient le tableau, le paysage, cette inven­tion du regard…

      Mal­gré son aspect par­fois rur­al ou cham­pêtre, la poésie de Sacré est aux antipodes du nat­u­ral­isme. Réfléchissant à l’art de dire musi­cale­ment la vision, le poème est cette inca­pac­ité à la musique et à la pein­ture, qui pense, sans con­cept, par quelques notes et touch­es, plutôt chao­tiques, l’inachevé ou l’infini de la vision. La nature n’est toute­fois pas occultée : « dessin d’herbe ». Le poème intrique la nature et l’art…On se déplace de l’espace naturel à l’espace du tableau, puis de l’espace du tableau à l’espace du poème dans la page (qui, sinon, serait blanche). Il y a même une archi­tec­ture de l’espace du poème qui est tout sauf gra­tu­ite, mal­gré l’autodérision mali­cieuse de l’auteur : « je sais bien, ces chan­tourne­ments typographiques, oui… » 

        Comme un cer­tain nom­bres de ses con­tem­po­rains Sacré refuse de nier totale­ment la place du lyrisme dans ses poèmes, mais c’est un lyrisme pour le moins « cri­tique » pour repren­dre la thé­ma­tique de Jean-Michel Maulpoix. Le chant est sobre, dépourvu de grandil­o­quence aus­si bien que de cha­toiements : une petite musique pas facile, en fin de compte ! Vers la musique est ori­en­té le très pudique et très bel ensem­ble Une enfant silen­cieuse, sur la mort d’une petite fille. Il s’agit, par esquiss­es suc­ces­sives, d’approcher le scan­dale de l’innommable. C’est pourquoi l’auteur prévient : « Peu de bruit nous reste dans l’oreille et tu ne proposes/Aucune mélodie qu’on pour­rait con­naître par cœur. » Il y a quelque chose de défini­tive­ment douloureux chez James Sacré, ce qui vient de l’empathie peut-être.

        Pour résumer la ques­tion de la forme et du fond chez Sacré, indis­so­cia­bles, ain­si que du para­doxe de sa com­plex­ité tant lis­i­ble, Antoine Emaz écrit : « Si la poésie de Sacré est com­plexe, elle n’est pas com­pliquée dans son abord ; le lecteur ne s’interroge pas sur ce que le poète veut dire, il le dit, en clair. Nous sommes en face d’un jeu sub­til de formes, d’écriture, qui ne gêne pas la saisie du sens. Cette poésie impose une langue, évidem­ment, mais ce n’est pas une langue qui exclut ; elle accueille, d’abord. »

        L’apport de James Sacré et la syn­thèse de ses héritages et de ses famil­iar­ités pour­raient être for­mulés de la sorte : des « cor­re­spon­dances » (Baude­laire) impar­faites, inachevées comme le sont toutes les ten­ta­tives humaines de saisir, entre per­cep­tion et pen­sée, y com­pris les plus artis­tiques ; un « lyrisme (très) cri­tique » (Maulpoix), et une « poéthique » (Pin­son) de l’habitation mod­este du monde en poème, « le par­ti-pris des choses » (Ponge) mais enchevêtrées dans la pen­sée en un chant hésitant !

image_pdfimage_print