Con­sacré en pre­mier lieu à Éric Chevil­lard, ce riche numéro fait une place impor­tante à Jean-Louis Gio­van­noni, Esther Teller­mann, José Car­los Bercera et Paul Louis Rossi. Une richesse due à la qual­ité des études et surtout à la pro­fondeur des entre­tiens avec ces poètes.

Le dossier Gio­van­noni com­mence par un long entre­tien avec Gisèle Berk­man, laque­lle l’in­ter­roge sur le « tra­vail d’évide­ment » qui fait la force de son écriture :

(…) un motif cen­tral chez moi, qui est celui de la pres­sion de la mul­ti­tude. Il s’ag­it là d’un motif que je décline con­stam­ment, que je ressens avec une inten­sité toute physique. Cette mul­ti­tude est l’ob­jet même de L’Élec­tion, avec cette idée que, dès qu’on dit un mot, on tait d’autres mots, que, dès qu’un être vient au monde, c’est au prix d’une mul­ti­tude d’autres qui ne naîtront jamais. la poésie est liée chez moi à cette han­tise du déferlement (…)

Une poésie qui, pour Chris­tine Cail­lon, « par­le de la façon dont nous cher­chons à artic­uler notre présence au monde, entre repli et ouver­ture, entre solid­ité et porosité d’un moi en inces­sante con­struc­tion (…) en essayage », qui dit « au plus près », qui tente d’aller « vers le déplace­ment, se faire bal­let avant que la fig­ure, la pen­sée ne s’imposent »…

Après avoir racon­té dans quelles con­di­tions il a ren­con­tré Jean-Louis Gio­van­noni, Arno Berti­na, sous l’ap­parence bon­homme d’une con­fi­dence, place le poète dans le champ lit­téraire actuel : « (…) son humour (…) un des traits mar­quants de sa poésie – peu de poètes sont capa­bles d’aller sur ce ter­rain, qui décoiffe trop les têtes apprêtées pour les lau­ri­ers ou le sculp­teur. Four­cade, Cadiot, Nova­ri­na, Venaille… Ils ne sont pas nombreux ».

Porosité et humour : Jean-Louis Gio­van­noni nous tend un miroir gri­maçant, comme dans ce jour­nal d’une punaise de lit :

 

Cachée, attends que la lumière décline

Revi­en­nent tou­jours au lit (…)

Ai piqué qua­tre-vingt-dix fois. Alignées par trois ou qua­tre. Sur bras. torse et poitrine. Moitié à l’un, le reste – com­bi­nai­son ouverte.

Suis équipée. Ros­tre. Comme tube allongé. Avec deux entrées. L’une injecte salive. Anesthésie. L’autre coule fluide.

C’est daté d’avril 2013, il me sem­ble qu’à la même péri­ode, un mag­a­zine sci­en­tifique avait fait un dossier sur cet ani­mal par­a­site. Une écri­t­ure au plus près du monde.

*

Le poème, selon Esther Teller­mann, inter­roge, ouvre à une énigme. D’où le peu de place qu’il lui est accordée dans notre moder­nité. Celle-ci veut les réduc­tions, les éti­quettes, son exhi­bi­tion­nisme veut des répons­es, des caté­gories. Dans la ter­ra incog­ni­ta qu’est la langue, l’écrivain oublie son iden­tité pour en faire réson­ner le mul­ti­ple. Ce qu’Yves Di Man­no exprime ain­si dans son arti­cle : « en ces temps d’in­di­vid­u­al­isme forcené elle renoue avec l’une des dimen­sions les plus loin­taines du chant, con­trari­ant la notion d’au­teur (…) au béné­fice de la parole errante qui lui impose sa dictée ».

Il sem­ble que ce « mul­ti­ple » touche autant à la richesse de l’univers :

Buis­sons

archi­tec­tures

    de la mémoire

j’a­pu­rais l’espace

    de notre odeur

en à‑plat voulus

figer les coquillages

et les embruns

voulus en vous

    redevenir

    océan.

… qu’à la diver­sité humaine men­acée par la dis­crim­i­na­tion, la haine, la tor­ture dont la banal­i­sa­tion aujour­d’hui par l’im­age est par­tie prenante de la bar­barie. Poésie où j’en­trete­nais les / à pics     au bord / des villes qu’é­touffe / la soif.

« On croit sim­ple­ment lire alors que nous voici engagés sur le théâtre des opéra­tions », dit de cette œuvre Bernard Noël.

Jean-Bap­tiste Para définit l’écri­t­ure d’Es­ther Teller­mann comme une « impul­sion poé­tique {qui} sem­ble inté­gr­er ici des instances con­traires : celles de la frac­ture, du heurt, de la béance abrupte, et celles de la con­struc­tion, de la suture, du tis­sage ». De ce copieux dossier d’é­tudes cour­tes et pré­cis­es, tout est à garder.

*

« Une célébra­tion dépouil­lée, où la mag­nif­i­cence de la vie sem­ble minée à l’a­vance par sa pro­pre destruc­tion » écrit José Manuel Pin­ta­do. de la poésie de José Car­los Bercera (1936–1970)

sans feux de navigation,
sans escorte, sans radar,
sans savoir qui sont
ceux qui ont quit­té la table(…)

Langue, selon Coral Bra­cho, qui « coule comme une riv­ière souter­raine, chargée d’une inces­sante énergie et d’un souf­fle qui nous enveloppe et nous entraîne dans son épais­seur hypnotique (…) » :

là où eut lieu la bataille
une porte grince,
une voix de femme
par­le con­fusé­ment de proxénétisme,
quelqu’un s’as­soit sur un lit
et ordonne le silence, chh,
chh, chh…

*

Dédié aux dessins de Véronique Fla­hault, L’usure et le temps est un poème réflexif de Paul Louis Rossi qui s’at­tache « avec des mots sim­ples, choi­sis et dis­tribués dans l’or­dre (…) à provo­quer chez le lecteur une sen­sa­tion équiv­a­lente à celle du regard sur le dessin ». Faisant altern­er des vers et de la prose, l’au­teur con­stru­it de sen­si­tives et (pas si) tran­quilles miniatures :

(…)

Une femme comme sor­tie de l’écume

des flots et des vagues les seins nus le

sexe très noir se pré­cip­ite sur le couple

 

tente de décrocher

         la main

             droite de

                       l’homme.

 

*

Enfin, on ne nég­lig­era pas ce long poème, peu con­nu, de Hölder­lin :  Émi­lie avant le jour de ses noces. Écrit en 1799, il s’ag­it d’une idylle, poésie de genre, « réc­it ou roman sur Émi­lie », per­son­nage pure­ment fic­tif, com­mandée au poète par l’édi­teur Steinkopf pour un « agen­da pour les femmes cultivées ».

Les nommes-tu ombres ceux que j’aime ?
Alors que je n’é­tais plus une enfant, alors que je m’éveillai
À la vie, alors qu’à neuf mon œil au ciel
S’ou­vrait à la lumière, mon cœur
Se mit à bat­tre pour le beau ; et je le trou­vai proche ;
Com­ment le nom­mer main­tenant qu’il n’est plus
Pour moi ? Lais­sez ! Je peux aimer les morts,
Les loin­tains ; et le temps n’a pas rai­son de moi.

Avant que débute sa tra­duc­tion, Fer­nand Cam­bon fait remar­quer la chose suiv­ante qui dit tout l’in­térêt à retrou­ver ce texte : « ce qui ne peut man­quer de frap­per, c’est com­ment le poète a su se couler, sans aucun effort appar­ent, dans la sen­si­bil­ité vibrante d’une jeune femme ».

Cette porosité aux êtres et au monde que les poèmes dits « de la folie » lais­seront s’épanouir.

 

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