Le très beau numéro de mai 2013 de la revue Europe pro­pose deux dossiers sur W.G. Sebald et Tomas Tranströmer.

De nom­breuses facettes de l’œuvre de Sebald y sont analysées et mis­es en valeur. L’auteur d’un arti­cle s’intéresse à la poésie, l’autre au temps et à l’Histoire… La revue pro­pose aus­si plusieurs témoignages (de l’éditrice de Sebald en France, de l’un de ses tra­duc­teurs et de collègues).

Le dossier s’ouvre sur une con­ver­sa­tion avec W.G. Sebald lui-même, au sujet de la lit­téra­ture et de la pho­togra­phie. Car W.G. Sebald, dans la plu­part de ses ouvrages, écrit à par­tir de pho­togra­phies trou­vées ici et là, par­fois dans de vieux livres où elles avaient été insérées et oubliées, par­fois dans des albums de famille. Il par­le de « l’incroyable appel qui s’élève de ces images ; une demande adressée à celui qui les regarde, qui le somme de racon­ter ou bien de s’imaginer ce qu’on pour­rait racon­ter ». W.G. Sebald a sou­vent imag­iné. Telle­ment bien imag­iné ! Muriel Pic a sans doute rai­son de voir dans l’usage que Sebald fait des pho­togra­phies un moyen de « réen­chanter le monde ». La pho­togra­phie « déjoue l’irrémédiable de la perte », en effet.

Une sec­onde con­ver­sa­tion, avec l’historien François Har­tog cette fois, per­met de soulign­er l’importance du rap­port au temps de W.G. Sebald. Le temps ren­voie à l’enfance passée en Alle­magne, aux heures som­bres entourées de silence. Cela peut expli­quer en par­tie la volon­té de W.G. Sebald de tra­vailler à par­tir de pho­togra­phies d’ailleurs : elles sont des traces du passé et sont le point de départ de véri­ta­bles enquêtes.

Ser­gio Chejfec, auteur argentin dont l’œuvre est égale­ment tra­ver­sée par les thèmes de la mémoire et de l’histoire, souligne, lui, celui de l’errance. Elle lui sem­ble être l’un des fils con­duc­teurs de l’œuvre de W.G. Sebald. Ruth Klüger insiste aus­si sur ce point. Elle écrit : « Le nar­ra­teur n’est pas seul à ne jamais trou­ver le repos. La plu­part des per­son­nages de ses his­toires sont per­pétuelle­ment en mouvement.»

Au fil des pages, il est ques­tion d’autres auteurs, que W.G. Sebald lisait, admi­rait. Citons ici Franz Kaf­ka et Thomas Bern­hard. Comme ceux de Kaf­ka et de Bern­hard, les per­son­nages de Sebald sont sou­vent seuls et mélancoliques.

Mais comme le rap­pelle très juste­ment Lucie Cam­pos, focalis­er sur un seul point, même s’il est cen­tral – par exem­ple la mélan­col­ie – serait faire vio­lence à l’œuvre et com­met­tre une erreur. Ne voir en Sebald qu’un être mélan­col­ique serait nier par exem­ple son amour des con­trastes. On pour­rait dire la même chose de Kaf­ka et de Bern­hard d’ailleurs. Les trois auteurs savent être drôles – déli­cate­ment, déli­cieuse­ment – quand ils abor­dent le pire. Et Lucie Cam­pos par­le juste­ment de ce qui, chez Bern­hard, attire Sebald : « une légèreté dans la gravité ».

Emmanuel Bou­ju va dans le même sens – celui de la coïn­ci­dence des opposés – lorsqu’il traite de l’humour présent dans les textes de celui qui s’est avant tout intéressé à l’histoire cat­a­strophique de l’Europe. Emmanuel Bou­ju donne plusieurs exem­ples de cet humour sin­guli­er, un humour né de la « col­li­sion entre deux cadres de référence ». Citons-en un. Celui tiré d’un texte inti­t­ulé « Il ritorno in patria » (dans Ver­tiges). Il y est ques­tion du con­seil aux usagers du métro lon­donien : « Mind the gap », qui sig­ni­fie « Atten­tion à la marche » mais peut devenir « Réfléchissez au gouffre ».

Si la poésie, comme le rap­pelle Lucie Taïeb, a occupé une place mar­ginale dans l’écriture de W.G. Sebald (trois recueils tout de même parais­sent entre 1992 et 2002, le dernier étant donc posthume), elle a joué un rôle essen­tiel dans sa vie. Il a lu et relu les poètes. Paul Celan, par exem­ple. La poésie était pour lui une échap­pée. Jo Catling, qui fut une col­lègue et une amie de W.G. Sebald, explore ses bib­lio­thèques. Si on y trou­ve beau­coup moins de livres issus de la lit­téra­ture anglaise con­tem­po­raine que des lit­téra­tures alle­mande, autrichi­enne et française, les œuvres des poètes anglais y sont bien présentes : Stephen Watts, Anne Beres­ford et Michael Hamburger.

Le dossier Tomas Tranströmer est certes moins épais mais tout aus­si intéres­sant. Et néces­saire. Car en France, mal­gré son prix Nobel (en 2011), le poète sué­dois reste mécon­nu. Pour­tant, Tomas Tranströmer est né en 1931 et a pub­lié son pre­mier recueil à l’âge de vingt-trois ans. Après une rapi­de présen­ta­tion de l’auteur, on entre d’ailleurs dans son univers grâce au car­net de voy­age que Tomas Tranströmer a écrit alors qu’il avait seule­ment vingt-deux ans. Il s’est alors ren­du au nord de la Suède, pays lapon, « sur les ter­res de la mélan­col­ie ». Suiv­ent six poèmes inédits, puis le témoignage de Staffan Berg­sten qui a écrit un por­trait du poète.

Renaud Ego est l’un des rares en France (avec son fidèle édi­teur, le Cas­tor astral, et son tra­duc­teur Jacques Out­in) qui con­nais­saient déjà l’auteur sué­dois avant son prix Nobel. On lui doit la post­face à l’édition des Œuvres com­plètes (Le Cas­tor astral, 1996 ; Poésie / Gal­li­mard, 2004). Il explique ain­si – non sans humour – notre igno­rance : « la poésie n’a plus aucune place dans la presse où elle est reléguée au rang d’aimable curiosité ou de sur­vivance archaïque comme le sont la char­rette à bras et la danse bigoudène », avant de citer quelques phras­es de jour­nal­istes – et là, cela devient moins drôle. Ces dernières rap­pel­lent les sar­casmes lus ici et là quand le Nobel fut décerné à Her­ta Müller, en 2009. Plusieurs jour­nal­istes et cri­tiques lit­téraires étaient égale­ment tombés des nues. « Qui est cette Her­ta Müller ? » Bruno Corty, jour­nal­iste au Figaro, avait car­ré­ment affir­mé : « Seules les fémin­istes se réjouiront ». Mesquin ! Et affligeant. Car cela sig­ni­fie que, quand ils ne con­nais­sent pas un auteur, la plu­part des jour­nal­istes et cri­tiques français en déduisent qu’il est très sec­ondaire. Ne serait-il pas plus logique qu’ils se réjouis­sent d’avoir à décou­vrir un univers qu’ils n’ont pas encore exploré ?

Les choses sont bien dif­férentes dans les mon­des anglo-sax­on et ger­manique. En Alle­magne, les grands quo­ti­di­ens don­nent à lire chaque semaine des textes de poètes con­tem­po­rains, quand les nôtres ne se sou­vi­en­nent du mot « poésie » qu’à l’occasion de la paru­tion de quelques pages de Michel Houellebecq.

Il se tient debout devant une montagne.
C’est davan­tage une coquille d’escargot qu’une montagne.
C’est davan­tage une mai­son qu’une coquille d’escargot.
Ce n’est pas une mai­son, mais cela a beau­coup de chambres.
C’est indis­tinct mais subjuguant.
Il naît de cette coquille, et elle naît en lui.
C’est sa vie, c’est son labyrinthe.

Renaud Ego s’arrête sur cette image du labyrinthe, et nous explique la manière dont Tomas Tranströmer s’y ori­ente : à l’aide de ses sens.

Pierre Grouix rap­pelle un con­seil don­né par le poète, celui de « lire entre les lignes » – les textes mais aus­si le monde. Et Pierre Grouix dresse une liste de lieux où le poète s’est ren­du, sur les cinq con­ti­nents, en soulig­nant « l’amour par­ti­c­uli­er et pré­coce pour l’Afrique ».

Il est ques­tion, ici et là, de la musique, parce qu’elle joue un rôle cen­tral dans la vie de Tomas Tranströmer, qui est aus­si pianiste (un pianiste hémi­plégique, con­damné à jouer de la main gauche depuis un AVC, en 1990).

Pour tout ren­seigne­ment sur la revue Europe :

http://www.europe-revue.net/

 Je cit­erai un extrait du très long poème inti­t­ulé Schu­ber­tiana, qui ne fig­ure pas dans la revue Europe. En espérant que ce pas­sage don­nera envie à ceux qui ne l’ont pas encore lue de décou­vrir cette poésie.

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